Introduction

p. 13-15


Texte intégral

C’est dans l’explication des faits, et non dans leur simple constatation, que résident les enseignements de l’Histoire. Il ne suffit pas de constater que l’Angleterre et la France se sont dressées constamment l’une contre l’autre pour en conclure que leur hostilité revêt un caractère traditionnel et permanent... Il convient de rechercher quels ont été les motifs profonds de la rivalité, en quoi ils ont été assez puissants pour lui donner son caractère séculaire, de rechercher si ces motifs subsistent ou non... de rechercher si d’autres motifs, non moins profonds et non moins puissants, ne se sont pas substitués aux premiers, de nature à engendrer le rapprochement et à donner naissance à une alliance, à un combat côte à côte sur ces mêmes champs de bataille où les voisins, si ardemment, s’étaient jadis affrontés1.

1Tels sont les propos de Jean Albert-Sorel à la fin des années quarante. Les relations entre la France et la Grande-Bretagne, souvent difficiles, toujours fascinantes, font apparaître les liens immuables qui unissent les deux pays : un besoin l’un de l’autre, pour s’affirmer, pour se valoriser ; ces deux anciennes puissances coloniales, désormais puissances moyennes au statut bientôt régional, doivent rechercher dès le lendemain de la guerre un nouveau cadre d’association.

2La réflexion commune des deux pays sur les problématiques de sécurité européenne est historiquement fort récente. La France et la Grande-Bretagne mènent en effet pendant des siècles des politiques européennes sinon concurrentes, du moins totalement indépendantes l’une de l’autre. La coopération est très ponctuelle (alliance de fait entre 1716 et 1731 face aux menaces autrichiennes et espagnoles), la concurrence voire l’affrontement fut plus souvent la règle.

3En effet, la politique britannique en Europe est caractérisée par la volonté d’assurer un équilibre général sur le continent, en empêchant l’émergence d’une puissance continentale dominante, dont le contrôle économique de l’Europe non seulement empêcherait la libre importation des marchandises britanniques, mais donnerait à ladite puissance les moyens de concurrencer la Grande-Bretagne, dans le contrôle des routes de commerce avec les colonies de l’Empire. Cette politique est portée à son paroxysme lors de l’épisode napoléonien, où la Grande-Bretagne finance la quasi-totalité des coalitions opposées à l’extension de la domination française sur l’Europe, et intervient même militairement sur le continent ouest-européen, ce qu’elle ne fera plus avant un siècle.

4Cette politique amène donc la Grande-Bretagne à s’opposer régulièrement à la France, pays aspirant au leadership en Europe continentale face aux puissances allemandes ou autrichiennes.

5La réflexion commune sur les problématiques de défense européennes ne va finalement débuter que lorsque la France ne semble plus à même, à partir du milieu du XIXe siècle, de constituer la puissance dominante de l’Europe continentale. La France, pour des raisons démographiques et économiques, se voit en effet distancée par la puissance allemande (devenue en 1913 la deuxième puissance économique du monde)2, qui représente désormais aux yeux des Britanniques la menace principale à l’équilibre européen (et également à sa domination navale). L’acte fondateur de la nouvelle politique diplomatique britannique en Europe est bien entendu l’Entente cordiale de 1904, qui place de fait les questions de sécurité en Europe de l’Ouest au centre des relations entre la France et la Grande-Bretagne. L’Entente cordiale répond en effet formellement aux problèmes coloniaux entre les deux pays, mais est établie en fonction de la situation européenne et de la montée en puissance de l’Allemagne. Il s’agit donc là de la formalisation d’une collaboration de la France et de la Grande-Bretagne sur les problématiques de défense européenne (qui sera poursuivie par la Triple Entente entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie visant principalement le danger allemand). Pour Churchill, alors First Lord of the Admiralty, la France a maintenant a tremendous weapon (to) compel our intervention, c’est-à-dire, we have all the obligations of an alliance without its precise definitions3.

6L’alliance franco-britannique se renforce pendant le premier conflit mondial, où plus de 700 000 Britanniques meurent sur le sol français dans la guerre commune contre l’Allemagne. La France et la Grande-Bretagne partagent, à la fin de ce conflit, le leadership de fait sur le continent européen, alors que la puissance allemande semble durablement amoindrie, et que la Russie ne constitue plus pour quelques années une puissance de premier rang en Europe. Or, malgré leur position enviable en 1919, la France comme la Grande-Bretagne ne semblent pas vouloir assumer leur nouveau statut, et ne peuvent empêcher jusqu’en 1939 la montée des périls sur le continent, politique dont la sanction ultime sera le déclenchement du second conflit mondial. L’échec du co-leadership franco-britannique sur le continent (dont la politique d’appeasement de Londres souvent endossée par Paris représente l’échec le plus patent) amène Londres et Paris à s’interroger avant même la fin du deuxième conflit mondial sur la nouvelle architecture de sécurité en Europe.

7Élément essentiel et actuel des relations entre la France et la Grande-Bretagne, la défense européenne – et l’évolution, si l’on ose dire, vers une politique européenne de défense commune – peut donc être considérée comme le miroir des rapprochements et divergences des deux pays dans leur vision respective de l’édification européenne, parce qu’elle touche en effet aux notions essentielles de souveraineté nationale et ses multiples corollaires (contrôle démocratique, délégation de souveraineté), indépendance nationale tant politique que militaire, leadership européen, choix économiques.

8L’Europe de la défense est en effet un aspect fondamental de la construction et du développement de l’Europe unie, ainsi que de la scène internationale dans laquelle l’Europe tente d’affirmer son rôle.

9L’étude des perceptions françaises et britanniques relatives au problème de défense européenne recouvre une apparente contradiction : les deux pays, situés à l’extrême ouest du continent européen, disposent d’un système politique et économique analogue, partagent une même communauté de valeurs politiques ou philosophiques, et ont des intérêts diplomatiques et de sécurité qui se recoupent. Ces deux pays ont néanmoins une approche différente des enjeux et modalités d’une politique de défense européenne.

10Dès lors, apparaît la problématique fondamentale du sujet : pourquoi deux pays européens aux valeurs et aux intérêts communs ont-ils eu pendant si longtemps, et particulièrement dans la période ici étudiée, une perception différente des objectifs et des modalités de mise en œuvre d’une sécurité européenne commune ?

Notes de bas de page

1 J. Albert-Sorel, Histoire de France et d’Angleterre, la rivalité, l’entente, l’alliance, Paris, Éditions françaises d’Amsterdam, 1950, p. 12.

2 J. Carpentier, F. Lebrun (dir.), Histoire de l’Europe, Paris, Seuil, Points Histoire, 1990, p. 356.

3 Foreign Office, Survey of Anglo-French Relations, 17 mai 1945, in PRO/FO371/49068.


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