Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Il est rare qu’un ouvrage tiré d’une thèse de doctorat en Histoire contemporaine établisse avec tant de talent un lien aussi fort entre le fond et la forme. L’auteur explique fort bien la nécessité de ce lien. Son ambition, à travers l’étude des rapports entre la France et l’URSS entre 1958 et 1964, est de livrer une réflexion méthodologique qui aille à l’essentiel et à l’existentiel de ce qu’est une « relation bilatérale ». De quoi celle-ci est-elle faite et quelle est sa substance ? Sert-elle à quelque chose, a-t-elle un sens dans le système international, est-il valide d’y consacrer une recherche ? Après tout, il n’est pas sûr que l’étude de la relation entre deux pays soit la meilleure perspective possible pour comprendre la complexité des relations internationales. Le choix d’un tel sujet de thèse, trop classique, pourrait être une solution de facilité, plus adaptée aux exigences de l’exercice académique que pertinente au plan de la méthodologie.
2Thomas Gomart prouve le contraire. Se plaçant dans la belle tradition historiographique de Pierre Renouvin et de Jean-Baptiste Duroselle, il écrit une histoire globale de la relation franco-soviétique, tenant compte non seulement de tous ses aspects – politiques, stratégiques, économiques, sociaux et culturels – mais aussi de toutes les échelles et de tous les niveaux : les relations entre les deux États, les rapports entre les petits groupes, les liens entre les deux sociétés. Faisant appel, d’autre part, aux apports des autres sciences sociales, il s’interroge sur le fonctionnement de la relation bilatérale comme sous-système de la globalité internationale. Certes, l’appétit de l’auteur est démesuré et il a tenu à dévorer à belles dents une masse considérable de documents dont la variété rend compte de la diversité des approches : archives diplomatiques – françaises et russes – archives d’entreprises, archives économiques, bancaires, policières, littéraires, artistiques, associatives, partisanes, communistes, municipales, et autres. La difficulté était de mettre à la fois en récit et en analyse intelligible un aussi grand volume de données d’origines multiples. C’est là que la forme est intervenue au secours du fond.
3Thomas Gomart a conçu sa recherche et écrit son livre comme on monte un film. Il lui a fallu faire des choix, sélectionner des angles, effectuer des repérages. Pour opérer des jeux d’échelles entre macro- et micro-histoire, il joue sur les focales, alterne gros plans sur de Gaulle ou Khrouchtchev, portraits de groupes sur les intellectuels ou les militants, grands angles et travellings sur les jumelages de villes entre les deux pays. Pensée comme une œuvre, cette thèse a l’avantage de donner lieu à un livre fort agréable à lire ; elle aurait pu avoir l’inconvénient de donner une préséance à la dimension esthétique sur la rigueur scientifique. Il n’en est rien, car la sélection des images, des éclairages et des focales n’a pas prédéterminé les questionnements ; au contraire, Thomas Gomart a veillé à frotter ses problématiques au contact de ses sources, avant de choisir ses angles, même si ces choix ont précédé le moment de l’écriture. Précisément, c’est au fur et à mesure de la recherche que le sujet – la relation entre la France et l’URSS – s’est d’abord converti en problématique – qu’est-ce que la bilatéralité des relations ? –, puis transformé en « angle » d’ouverture sur un plan plus large : qu’est-ce que nous apprend la relation franco-soviétique sur les relations internationales, sur le monde, sur une époque ?
4Tout d’abord, l’auteur nous montre comment la relation est une construction, avec ses acteurs « d’en haut » au niveau politico-diplomatique, ses acteurs intermédiaires, ses acteurs « d’en bas » et ses vecteurs. Il analyse aussi les différentes formes de dissymétrie du rapport franco-soviétique, dissymétrie entre une superpuissance et une puissance moyenne, entre deux régimes, entre les relais d’influences installés chez l’un et chez l’autre. Ce rapprochement entre les deux pays s’effectue à la faveur de la détente, de la volonté gaullienne d’indépendance par rapport à l’allié américain et du souhait soviétique de créer de la discorde dans l’alliance atlantique. Mais il paraît plus significatif qu’effectif, plus riche en signes et postures qu’en effets, actes et résultats. Du coup, la relation bilatérale, conditionnée par l’existence des relations de chacun des deux avec un « troisième larron » ou un quatrième, en l’occurrence l’Allemagne et les États-Unis, reflète, active et réactive à la fois, le fonctionnement de tout le système international marqué par la compétition Est-Ouest. Toutes ces interactions expliquent la chronologie et les deux types de détente entre Paris et Moscou : une « détente amorcée » jusqu’à 1960, puis une « détente grippée » à partir de cette date, avec un réchauffement à partir de 1963, au moment où de Gaulle, déçu par la politique allemande, prend de la distance par rapport à la construction européenne et se lance dans la grande politique mondiale qui passe d’abord par une politique classique d’équilibre européen à l’échelle de tout le continent.
5La « relation d’en bas » entre la France et l’URSS ne connaît pas nécessairement les mêmes infléchissements chronologiques. D’une façon générale, elle s’intensifie pendant toute la période. Thomas Gomart montre clairement comment la détente a réellement existé à la base, avec d’un côté une curiosité de la société soviétique pour le mode de vie occidental (d’où la réussite de l’exposition française à Moscou en 1961), et de l’autre, « une mode soviétique » en France, bien illustrée par l’effet Gagarine, les succès du cinéma soviétique, le triomphe des tournées des chœurs de l’Armée rouge et l’écho de la chanson de Gilbert Bécaud, Nathalie (1964), dont les paroles mettent en communion, le « joli nom » de la « guide », la place Rouge, le tombeau de Lénine et la révolution d’octobre. Ce qui était possible et typique à l’époque ne le sera plus, dix ans plus tard, après l’effet Soljenitsyne.
6Assurément, les années 1958-1964 sont marquées pour une partie de la société française par le phénomène Khrouchtchev. L’analyse par Thomas Gomart du voyage de ce personnage en France (1960) est un modèle du genre, dans la mesure où l’auteur met en perspective, dans un même « plan », la double relation, celle « d’en haut »– les aspects diplomatiques du voyage officiel – et celle « d’en bas », le rapport du dirigeant soviétique avec les différents milieux français. Cette « soviétomania » en France dure relativement peu de temps après son limogeage en 1964. La thèse de Marie-Pierre Rey, qui traite de la période suivante, montre comment, paradoxalement, les relations diplomatiques, politiques et économiques s’intensifient – c’est l’apogée de la détente –, alors que les relations intersociétales se figent, que l’opinion française se montre plutôt indifférente et que l’image de l’URSS se dégrade à partir de l’invasion de Prague en 19681.
7Le lecteur trouvera bien d’autres richesses dans le présent ouvrage, en même temps qu’une véritable réflexion sur le double ressort de la détente : est-elle, au niveau diplomatique, la continuation de la guerre froide par d’autres moyens ? est-elle le résultat de nouvelles relations entre deux sociétés qui s’ouvrent l’une à l’autre ? L’historien a le devoir de croiser lecture politique et lecture socio-culturelle. Se contenter de la seconde, c’est risquer de se montrer naïf en laissant de côté les stratégies de pouvoir et de puissance des décideurs du moment. Se limiter à la première, c’est ignorer les « forces profondes » qui laissent des traces dans la durée. De ce point de vue, Thomas Gomart assume bien son métier d’historien du temps présent, en mesurant dans sa conclusion, d’une façon très stimulante, le poids de la mémoire des années de Gaulle-Khrouchtchev sur le déroulement de la relation franco-russe aujourd’hui.
Notes de bas de page
1 M.-P. Rey, La tentation du rapprochement, France et URSS à l’heure de la détente (1964-1974), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 330-332.
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