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Malaise dans la temporalité

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Paul Zawadzki

Temps du travail et désœuvrement

Le problème du temps en psychologie du travail

Yves Clot

Testo integrale

  • 1 J. Curie. V. Hajjar, « Vie de travail, vie hors-travail. La vie en temps partagé. », in C. Levy-Leb (...)

1Ce qui suit portera sur les vécus psychologiques du temps. Les enquêtes conduites en psychologie du travail montrent à quel point les interférences de temporalité sont constitutives de la vie des sujets1. Le temps n’est homogène que pour le gestionnaire. Pour ceux qui travaillent, les temps de la vie se percutent, se multiplient éventuellement, mais ne s’additionnent pas. Le temps de chacun se construit ou se détruit à l’intersection de temporalités distinctes qui souvent rivalisent et au mieux s’épaulent.

Temps personnel, temps impersonnel

2On insistera en particulier sur la fonction psychologique d’une temporalité sociale spécifique : le travail. On cherchera à comprendre pourquoi c’est justement dans ce qu’elle a de plus impersonnel qu’elle joue un si grand rôle dans la vie psychologique personnelle.

  • 2 Y. Clot, J.-R. Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), Rapport de recherche. APST-CNAM-MIRE (Minis (...)
  • 3 Y. Clot, La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 1999.

3Et on commencera par cette remarque d’un chômeur, tirée d’une enquête conduite pour le Ministère du Travail2 : « On passe son temps à penser à ce qu’on ne peut plus faire ». La psychopathologie du travail est coutumière de ce genre de ruminations intérieures : l’activité empêchée, contrariée est source d’une impuissance à agir, d’une amputation du pouvoir d’action très largement « mise en souffrance ». Ne pas pouvoir faire se révèle souvent la source d’une fatigue bien plus grande que de faire3. C’est pourquoi le désœuvrement est si dangereux pour le sujet. Car il ne consiste nullement à ne rien faire mais à ressasser son impuissance à des coûts subjectifs démesurés.

4Ce qu’on ne peut plus faire. Comment l’entendre ? Bien sûr il s’agit du temps vidé de ce à quoi il a fallu renoncer dans l’activité personnelle. Mais il s’agit aussi de beaucoup plus. En un sens le temps des chômeurs est devenu aussi trop personnel. Comme ils le disent, ils ne parviennent plus à « sortir de leurs pensées ». Ce qu’on ne peut plus faire c’est justement s’inscrire dans les temporalités impersonnelles du travail. C’est sortir de soi afin de faire œuvre utile. Le désœuvrement c’est la chute dans une temporalité strictement subjective. C’est la perte de l’impersonnalité du temps.

La fonction psychique du travail

  • 4 Ibid.
  • 5 J. Bruner, « Meyerson aujourd’hui : quelques réflexions sur la psychologie culturelle », in Écrits (...)
  • 6 H. Wallon. Principes de psychologie appliquée, Paris, Armand Colin, 1930. p. 11.

5Or cette impersonnalité du travail est peut être au principe de sa fonction psychologique4. On peut se demander si la fonction psychologique du travail ne réside pas précisément dans la rupture qu’il introduit entre les « préoccupations » personnelles du sujet et les « occupations » sociales dont il doit s’acquitter. C’est ainsi, en tout cas, que nous comprenons la formule utilisée par Bruner : le travail est « l’activité la plus humaine qui soit »5. C’est dans la même perspective qu’on doit, selon nous, interpréter la définition du travail à laquelle était parvenu H. Wallon dans un chapitre consacré à la psychologie du travail à l’intérieur de son ouvrage de 1930 : « Le travail est une activité forcée. Ce n’est plus la simple réponse de l’organisme aux excitations du moment, ni celle du sujet aux sollicitations de l’instinct. Son objet reste étranger à nos besoins, tout au moins immédiats, et il consiste en l’accomplissement de tâches qui ne s’accordent pas nécessairement avec le jeu spontané des fonctions physiques ou mentales »6.

6Le travail a quelque chose d’impersonnel qui assure la constance de sa fonction sociale par-delà les individus qui l’occupent. Ce qui fait la fonction psychologique du travail c’est, paradoxalement, d’être cet objet étranger à nos besoins immédiats qui ne s’accorde pas directement à notre activité.

  • 7 I. Meyerson, Écrits, Paris. PUF, 1987.

7Le travail requiert la capacité de faire œuvre utile, de prendre et de tenir des engagements, de prévoir avec d’autres et pour d’autres quelque chose qui n’a pas directement de lien avec soi7. C’est en quoi, selon nous, il offre hors de soi une éventuelle réalisation de soi grâce, précisément, à son caractère structurellement impersonnel, non immédiatement « intéressé ». Il propose la rupture entre les « préoccupations » personnelles du sujet et les « occupations » sociales dont il doit s’acquitter. Elles seules lui permettent de s’inscrire dans un échange où les places et les fonctions sont nommées et définies indépendamment des individus qui les occupent à tel moment particulier.

  • 8 H. Hirata, « Restructuration industrielle et division sexuelle du travail. Une perspective comparat (...)

8Les rythmes centrifuges du travail social comme ses solidarités impersonnelles et techniques s’interposent entre les « préoccupations » du sujet. En s’y réalisant, ces rythmes lui prêtent une indépendance à l’égard des autres, ils le protègent contre les soustractions du réel. Grâce à la rencontre qu’ils imposent au sujet avec un objet régi par d’autres normes que les normes subjectives, ils le rendent à lui-même. Le travail est démarcation d’avec soi-même, inscription dans une autre histoire : une histoire collective cristallisée dans des genres sociaux en général suffisamment équivoques et discordants pour que chacun doive « y mettre du sien » et sortir de soi. On sait le rôle que le travail a joué dans la métamorphose de la vie privée des femmes et même dans l’investissement scolaire des filles, en pluralisant les univers sociaux de leur existence, même au prix de nouvelles épreuves8. On sait aussi ce qu’endurent trop de jeunes privés de ces épreuves, confrontés aux incidences psychopathologiques d’un désœuvrement qui est une « simplification » drastique de la vie, même s’il n’est jamais pure inaction.

  • 9 H. Eckert, « Centralité du travail ou centralité du salariat ? », in Le travail à l’épreuve du sala (...)
  • 10 Ibid., p. 56
  • 11 H. Wallon, La vie mentale, Paris, Messidor, 1982 [1938]. p. 203.

9On peut dire, qu’au travail, le sujet est bien l’obligé d’une tradition qui le surplombe. Ce n’est d’ailleurs pas propre au travail salarié. Eckert a récemment repris, par exemple, les analyses de Malinowski sur le jardinage des Trobriendais9. Cette société s’organise sur une parenté matrilinéaire d’où découlent des devoirs du frère à l’égard de la sœur dès que celle-ci est adulte et mariée. L’homme se trouve dans l’obligation, non de travailler directement pour lui-même, mais d’entretenir sa sœur et les enfants de celle-ci. C’est une obligation impérieuse, selon Malinowski. Elle est remplie en raison du fait que le moindre manquement place l’homme dans une situation qui lui attire l’opprobre. Il est au ban de la vie sociale et économique s’il s’y soustrait, car sa propre subsistance lui est assurée par le jeu même de la réciprocité. 11 tire d’ailleurs son prestige social de cette activité qui ne se rapporte pas directement à lui-même et qui pourtant est l’occasion principale de « l’expression de soi », selon Eckert10. En un sens, ce genre d’obligations éclaire la nature de ce que nous appelons la fonction psychologique du travail. Les « obligations » contemporaines sont bien différentes mais elles n’échappent pas à cette loi de réciprocité que le travail impose à chacun : pouvoir « contribuer par des services particuliers à l’existence de tous, afin d’assurer la sienne propre »11.

  • 12 P. Malrieu, « Psychologies génétiques, psychologie historique », Journal de psychologie normale et (...)

10Ce consentement, qu’on ne confondra pas avec un renoncement à soi mais qu’on verra plutôt comme l’adoption par le sujet d’une contenance symbolique, marque son inscription parmi ses semblables, dans la chaîne des générations, par la médiations des œuvres à poursuivre (objets, institutions, histoires, territoires, techniques, langages) ; non sans lui faire courir le risque de prendre part aux pires aliénations mais en lui donnant aussi l’occasion — à saisir — de s’en défaire. Ces œuvres à poursuivre « lestent » le sujet. Elles sont, pour reprendre une formulation de Malrieu, « l’homme en dehors du sujet »12. On peut comprendre alors l’impact psychique pathogène de toutes les situations sociales de désœuvrement. C’est un mot qu’il faut prendre à la lettre si l’on veut expliquer pourquoi le chômage, en un sens, sépare le sujet de l’homme en lui interdisant de jouer son rôle dans le renouvellement et la transmission du patrimoine des générations, privant d’adresse et de destinataire son activité subjective ; le dispensant, contre son gré, de s’acquitter des devoirs grâce auxquels il pourrait s’assurer qu’il n’est pas superflu.

Le temps aliéné

11A l’inverse, le travail n’est pas en soi implication dans une œuvre. L’analyse récente d’une réorganisation dans une société de conseil, liée à la réduction du temps de travail, peut permettre d’y réfléchir. Pour caractériser la réussite de l’opération, l’un des responsables de cette société pouvait parler de « l’externalisation de la respiration ». Et de fait, il n’est pas rare de rencontrer aujourd’hui des situations dans lesquelles l’intensification du travail est « acceptée » par les salariés en échange d’une diminution du temps passé à travailler. Au nom, finalement, de la compensation qu’on pourra trouver dans la croissance du temps libre. Or, il semble bien qu’on se retrouve alors pendant le travail — pour filer la métaphore de la respiration — en apnée psychique. Le temps vécu dans la période de travail ne l’est plus pour lui-même mais pour le temps « libre » à venir. La passivité psychique y est endurée à l’aide des attentes mobilisées par l’activité future. Le sens de l’action s’en trouve différé. Quand le temps libre vient, il doit non seulement réparer d’abord longuement les conséquences de ce renoncement à soi, mais il doit préparer peu à peu le retour à ce sacrifice de la subjectivité, laissant peu de place à une activité personnelle paradoxalement hantée par le travail. Il n’est donc pas vécu non plus directement pour lui-même mais habité par un autre temps. Comme le temps du travail, il ne parvient pas à trouver son sens en lui-même, sa signification se trouvant toujours déplacée dans des temporalités rivales. Et de fait, le présent est mal vécu. Il est à la merci des autres temps. Aucun des temps de la vie ne peut du coup offrir ses ressources à un autre. Chacun d’eux sert d’autres temps que lui-même.

  • 13 Y. Clot dir, Avec Vygotski, Paris, La Dispute, 1999.

12Alors que la santé consiste précisément à pouvoir mobiliser dans chaque temps de l’existence les ressources des situations vécues dans tous les autres, ici le risque existe, à l’inverse, qu’il soit à leur service. La mobilisation subjective se nourrit de pouvoir transformer les expériences vécues et les temps vécus en moyen de vivre d’autres temps et d’autres expériences13. Si, tout le contraire de moyens à réinvestir, les temps vécus deviennent des entraves à surmonter, la circulation psychique du temps peut se trouver interdite et celui-ci suspendu. Alors, le passé et le futur eux-mêmes peuvent devenir des obstacles, indisponibles pour le présent. Pire, ils peuvent se muer en obsession du présent. Cette obsession qui empêche de vivre le présent pour lui-même à l’aide des autres temps se signale fréquemment par le sentiment de n’avoir jamais le temps. C’est que les temps sont refermés sur eux-mêmes, chacun n’étant plus que l’aliénation de l’autre. Chaque temps vécu s’érige en obstruction pour vivre d’autres temps. Il n’est plus ressource et ces juxtapositions rivales sont sans doute l’une des sources de cette insignifiance du vécu si communément partagée aujourd’hui. L’immobilisation prend le pas sur la mobilisation psychologique.

Temps de travail, temps libre, temps mort

13On conviendra qu’on est loin alors des espoirs du temps libre. Mais c’est paradoxalement parce que la fonction psychologique du travail s’est perdue. Quand le travail n’est plus un milieu de vie ouvert à l’inattendu des échanges autour d’épreuves sociales partagées mais activité subie, il déleste le sujet. Il le désœuvré souvent au moment même où il lui impose une suractivité. On ne craindra pas ici de regarder l’intensification du travail comme une forme de désœuvrement psychique, le sujet ne trouvant plus au travail le moyen de développer son expérience vitale. Le travail peut donc perdre sa fonction psychologique sans que le travailleur ne perde son travail. Mais le temps libre n’est alors bien souvent qu’un dédommagement trompeur. Les malheurs du chômage le montrent assez : le temps libre peut se transformer en prison temporelle. Peut-être alors la liberté du temps doit-elle gagner le travail afin que le temps libre ne soit pas un temps mort.

Note

1 J. Curie. V. Hajjar, « Vie de travail, vie hors-travail. La vie en temps partagé. », in C. Levy-Leboyer. J.-C. Spérandio dir., Traité de psychologie du travail, Paris, PUF, 1987. p. 174-180.

2 Y. Clot, J.-R. Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), Rapport de recherche. APST-CNAM-MIRE (Ministère de l’emploi et de la solidarité), Paris, 1997.

3 Y. Clot, La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 1999.

4 Ibid.

5 J. Bruner, « Meyerson aujourd’hui : quelques réflexions sur la psychologie culturelle », in Écrits en hommage à I. Meyerson, Paris, PUF, 1996, p. 201.

6 H. Wallon. Principes de psychologie appliquée, Paris, Armand Colin, 1930. p. 11.

7 I. Meyerson, Écrits, Paris. PUF, 1987.

8 H. Hirata, « Restructuration industrielle et division sexuelle du travail. Une perspective comparative ». Revue Tiers Monde. XXXIX (1998). p. 381-402 ; M. Maruani dir., Les nouvelles frontières de l’inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail. Paris, La Découverte, 1998 : L. Scheller, Les bus ont-ils un sexe ? Les femmes machinistes : approche psychodynamique de la division sexuelle du travail à la RATP, Paris, Département du Développement de la RATP. 1996 ; A. Spain. L. Bedard, L. et L. Paiement, « Le travail au féminin : une quête de sens », Psychologie du travail et des organisations, 3 (1997), p. 74-88 : J.-P. Terrail, La dynamique des générations, Paris. L’Harmattan, 1995.

9 H. Eckert, « Centralité du travail ou centralité du salariat ? », in Le travail à l’épreuve du salariat. P. Bouffartigue, H. Eckert dir.. Paris. L’Harmattan. 1997. p. 51-71.

10 Ibid., p. 56

11 H. Wallon, La vie mentale, Paris, Messidor, 1982 [1938]. p. 203.

12 P. Malrieu, « Psychologies génétiques, psychologie historique », Journal de psychologie normale et pathologique, 3 (1978), p. 266.

13 Y. Clot dir, Avec Vygotski, Paris, La Dispute, 1999.

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