Introduction
p. 9-20
Texte intégral
1En ce début de xxie siècle, les syndicats éprouvent de plus en plus de difficultés à influer sur le cours des mutations économiques, sociales et politiques. Dans les luttes, lors des négociations collectives, la plupart peinent à trouver leurs marques.
2C’est à leurs lisières, voire depuis d’autres rivages, qu’a ainsi émergé un mouvement altermondialiste dont ils commencent seulement à grossir les rangs sans jamais y tenir le premier rôle ni réussir à y entraîner la totalité de leurs forces1. Une telle situation surprend quiconque se souvient des ambitions et stratégies internationalistes qu’affichaient jadis leurs prédécesseurs. L’échec serait patent si l’évidence des acquis sociaux et des positions gagnées en un siècle ne venait le contredire. Dresser un bilan se révèle plus compliqué si l’on modifie les critères et les références chronologiques. Comparer la période actuelle avec les années 1960-1970 revient à souligner le recul du poids et des capacités d’initiative syndicales. Il peut tout autant amener à noter l’existence, en sens inverse, de coopérations et de convergences transnationales impensables aux grandes heures de l’État-nation et de la guerre froide. De ce point de vue, le remarquable élargissement des affiliations à la Confédération européenne des syndicats survenu en moins d’une décennie laisse entrevoir des perspectives inédites de coordination et d’interventions communes2.
3 En tout état de cause, le tableau a peu à voir avec l’avenir que pouvaient espérer Victor Griffuelhes, Tom Mann ou Karl Legien. Déjà valable dans les années 1990, ce constat n’était pas étranger aux recherches conclues par la publication, en 1997, d’un ouvrage consacré à L’Invention des syndicalismes3. Il s’agissait alors de se pencher, au moyen d’une démarche comparative étendue à l’Europe occidentale, sur la phase décisive de cristallisation de la « forme-syndicat » à travers la construction militante d’une communauté imaginaire de type nouveau. L’un des principaux apports de ce travail fut de malmener la vulgate qui, trop ajustée au cadre national, gênait la reconnaissance de modèles transnationaux – unioniste, d’action directe, centralisé et socialiste – inégalement distribués d’un pays à l’autre, mais aptes à intégrer la part des logiques locales et professionnelles. Malgré la force des déterminismes, le futur des syndicalismes européens demeurait ouvert. Sans doute l’est-il encore un siècle plus tard.
Définition d’un espace-temps syndical
4Le souvenir des expériences vécues et leurs héritages pèsent lourd, en premier lieu ceux des jours meilleurs à l’aune desquels s’étalonnent les jugements. Tout concourt à ce qu’en matière de syndicalisme, la notion d’essor s’accorde aux décennies 1960-1970 plutôt qu’aux incertaines Trente Glorieuses quand le présent relève du déclin. Ce contraste, accentué ou simplifié par une proximité grosse d’effets d’optique, a paru justifier un examen critique de la période d’apogée supposé des années 1960-1985. Le bornage n’allait pas de soi, mais il était entendu, lorsque le projet a pris corps, qu’il se situerait dans le prolongement problématique et méthodologique du travail entrepris sur l’invention des syndicalismes.
5Convaincus que l’exploration proposée contribuerait à mieux éclairer la situation actuelle des syndicalismes européens, nous souhaitions nous inscrire dans le temps long du devenir des modèles identifiés au début du xxe siècle. Quels rapports ont-ils entretenu avec ceux – chrétiens ou communistes – forgés ultérieurement et enracinés avec un bonheur inégal dans l’ouest du vieux continent ? Comment chacun d’entre eux s’est-il adapté aux mutations des sociétés occidentales de l’après Seconde Guerre mondiale et aux étapes de la construction européenne ? Dans quelle mesure ont-ils infléchi le cours de ces changements ? Ainsi formulé, le questionnement recoupait celui de la « convergence » des sociétés d’Europe occidentale, à propos de laquelle Hartmut Kaelble a montré combien, en dépit de confirmations sociales et démographiques, elle demeurait faible dans le domaine des relations professionnelles4.
6Pour des raisons de relative homogénéité socio-économique, le choix de l’espace de référence suscita moins de débat, une fois admis que ses contours seraient à géométrie variable au gré des thèmes, des travaux disponibles et des chercheurs mobilisés. A l’usage, on peut regretter l’abandon du contrepoint américain, envisagé comme antidote à la tentation d’un eurocentrisme indifférent à la circulation des idées et des pratiques5.
7La notion d’apogée et son repérage chronologique, gros d’enjeux interprétatifs6, ont davantage alimenté la discussion, y compris pendant le colloque de novembre 2002. Devant l’évidence des décalages nationaux, régionaux et de branches, il fut décidé de tailler large, quitte à déborder de l’apogée stricto sensu, pour inclure les moments de basculement, puis de reculs. Le choix fut d’autant mieux assumé qu’il invitait à raisonner en terme de processus et autorisait un déplacement symétrique vers l’amont. Ce dernier glissement ne sera pas systématiquement exploité, tant est grande la propension à privilégier les temps les plus proches du présent, au risque d’estomper les dynamiques des années 1960. L’option longue, 1960-1985, avait toutefois l’avantage de permettre, outre l’insertion des conséquences du premier choc pétrolier de 1973, la prise en compte de phénomènes socioculturels relevant d’un autre régime de temporalité7.
Les grandes heures des syndicalismes européens
8Est-il pertinent, dans un tel cadre, de parler d’apogée jusque dans le titre de l’ouvrage ? Nous n’ignorons pas les objections émises à son encontre et en partageons quelques-unes. Qui contestera que les syndicalismes européens aient pu connaître auparavant d’autres périodes fastes, cependant qu’une partie se maintiendra à un haut niveau après 1985. Chacun sait, par ailleurs, que le terme d’apogée, emprunté à l’astronomie, s’applique aussi à la description de mouvements cycliques. Au reste, les angles de visées et les thèmes des différents chapitres se chargent de nuancer ce que le vocable a d’abrupt et d’uniformisant. La remarque vaut pour la variété des situations territoriales ou professionnelles examinées. Elle renvoie aussi aux contradictions de la période que pointe l’expression « d’apogée paradoxal » employée à propos d’un syndicalisme enseignant dont les percées institutionnelles viennent compenser les déperditions d’adhérents. L’exemple rappelle que l’on ne saurait s’en tenir au seul critère du nombre des affiliés. À la hausse, le total de ceux-ci, toutes professions confondues, se chiffre en millions. Les taux de syndicalisation dépassent partout 20 % avec des pointes au-dessus de 50 % pour une moyenne de 40,6 % en 1980 contre 33,7 % en 19898. Si l’audience et la puissance des syndicats découlent de leur caractère durable d’organisations de masse, les « pactes sociaux » de l’après-guerre entrent également en ligne de compte. Traductions institutionnalisées des compromis keynésio-fordiens liant production et consommation de masse à d’incessants gains de productivité, ils impliquent une représentation des travailleurs. L’État social, expérimenté dans une Europe qui en demeure la terre d’élection, entraîne, certes, les pouvoirs publics à prendre la relève des structures protectrices créées par le mouvement ouvrier. Mais la substitution procède rarement de l’exclusion. Souvent conviés à l’administration des organismes de sécurité sociale, des syndicats bénéficient, à l’occasion, d’une délégation de gestion des systèmes obligatoires d’assurance-chômage. Qu’elles relèvent du néo-corporatisme, du paritarisme ou du tripartisme, ces responsabilités installent les cadres syndicaux, élus ou non, au cœur d’instances, conventionnelles ou réglementaires. Elles les érigent simultanément en acteurs de la redistribution ou de la prévention, les associent à la concertation, sinon à l’élaboration, des politiques économiques et sociales ayant trait aux revenus, à l’emploi, à la formation, à l’aménagement du territoire, etc.
9Ces positions de pouvoir, quelquefois antérieures à la Seconde Guerre mondiale, font des syndicats les partenaires, légitimes et obligés, des employeurs comme des pouvoirs publics. Qu’il y ait loin, parfois, de la fonction reconnue, de la loi ou de l’accord aux pratiques est une autre question que le présent ouvrage entreprend d’aborder. Quoi qu’il en soit, dans leur diversité, les syndicalismes européens des années 1960-1985 se distinguent aussi bien de leurs devanciers – ou successeurs – continentaux que de leurs homologues contemporains des États-Unis et du Japon. Ainsi la période se singularise-t-elle, à l’ouest du vieux continent, par la conjonction décisive d’une authentique force numérique et d’une présence, nouvelle par sa généralisation, aux multiples échelons et institutions du social. Rien n’y échappe complètement : entreprises, branches, structures nationales interprofessionnelles, étatiques et para-étatiques...
10L’évolution participe de la pacification des relations professionnelles et de l’intégration dans les systèmes sociopolitiques nationaux. En dehors même des jeux compliqués propres aux situations de pluralisme, le statut d’interlocuteur quasi officiel a des effets en retour. Au fil des ans, certaines ambitions transformatrices des centrales paraissent hors de portée ou obsolètes cependant que les tactiques et les pratiques s’infléchissent. Ce qui rejaillit sur leur « image » auprès des syndiqués, des salariés ou d’une opinion prompte à s’inquiéter des contreparties, réelles, occultes ou fantasmées, des relations nouées avec les partis de gouvernement. Des vents contraires perturbent néanmoins le mouvement. Le « surplus d’utopies »9 de l’époque suscite la montée, inégale, d’une vigoureuse contestation sociale10. En témoignent les discours et les statistiques de grèves, fussent-elles « sauvages », mais encore l’aggiornamento de confédérations chrétiennes dont le relatif « gauchissement » libère des réserves de combativité et fluidifie les frontières intersyndicales. Les manifestations les plus acrimonieuses de la division s’atténuent, des rapprochements mobilisateurs s’esquissent sur fond de reflux des préventions héritées de la guerre froide et d’antagonismes idéologiques ou confessionnels. On se gardera d’une lecture exclusivement « syndicale » et européenne d’un véritable « cycle de mécontentement international » qui, étalé sur la décennie 1966-1976, ébranle l’ensemble des modes de domination aux quatre coins du monde11. Sollicités, interpellés, aux avant-postes ou bousculés, les syndicalismes européens figurent au nombre des acteurs majeurs dont l’étude paraît aussi indispensable à la compréhension de leur rôle ultérieur qu’à celle du sens et des enjeux des mutations en cours.
Les syndicalismes face aux défis d’une époque
11Qu’elles endossent l’option réformiste des politiques de présence dans les rouages étatiques ou se réclament d’une tradition de lutte et d’un projet de transformation sociale, les centrales visent l’amélioration des conditions d’existence des salariés. L’époque, précisément, s’y prête. Le quasi-plein emploi, l’augmentation concomitante des revenus directs et indirects, la couverture des risques de la vie..., modifient en profondeur la condition salariale. Si la subordination à l’employeur subsiste, ses formes se « civilisent », corsetées par une série de garanties collectives, conventionnelles, réglementaires ou législatives sur lesquelles les syndicats ont plus que leurs mots à dire. Concrètement, la précarité et l’arbitraire régressent, tandis que disparaît, pour la première fois sur le continent, une pauvreté de masse encore bien visible dans les années 1950.
12Cette avancée historique coïncide avec l’achèvement du formidable effort consenti pour une reconstruction prolongée en « modernisation » assez avide d’équipements lourds pour qu’un économiste ait pu la qualifier « d’accumulation primitive du capital »12. Si l’accès aux nouveaux biens et services se paie au prix du surmenage et d’une débauche d’heures supplémentaires, l’entrée dans la « société de consommation » change peu à peu les modes de vie. Les reclassements affectant la hiérarchie des postes de dépenses des ménages l’enregistrent, à l’instar de l’attention prêtée au temps libre et aux loisirs, prélude à l’exigence renouvelée en fin de période d’une réduction de la durée du travail13. Alors que la vigueur retrouvée de la conflictualité sociale dément l’hypothèse d’un évanouissement des antagonismes de classes, les progrès intervenus couplés aux perspectives d’ascension sociale, fût-ce par enfants interposés, brouillent d’anciens clivages. L’extension du salariat, partout prédominant au sein de la population active, concourt à son hétérogénéité. Elle fragilise la cohésion que lui donnait jadis une armature ouvrière toujours forte, mais moins massive qu’autrefois et elle-même en voie de diversification.
13Là réside l’un des défis lancés à des syndicats que leur histoire, leur implantation, leurs pratiques et cultures rattachent de mille façons au monde ouvrier et usinier. Pour l’essentiel, l’augmentation du total des actifs s’effectue du côté des services marchands ou publics, gros employeurs de femmes dont l’arrivée massive sur le marché du travail précipite la recomposition du salariat14. À l’intérieur des entreprises industrielles, la part des « cols blancs » grandit, tandis que le développement des chaînes de montage accroît celle des ouvriers spécialisés au détriment des ouvriers professionnels, terreau traditionnel du militantisme syndical. La classe recrute toujours plus aux confins, ruraux et étrangers, de ses noyaux stabilisés. La mécanisation et l’automatisation des systèmes productifs imposent, par ailleurs, de disposer, à l’autre pôle des compétences, de contingents accrus de techniciens et d’ingénieurs, ces « cadres », dotés d’une réelle visibilité sur la scène sociale française15 et européenne.
14Le remue-ménage socioprofessionnel se double d’une mobilité géographique qui, à son tour, malmène les bases territoriales de référence, estompe ou trouble maints critères d’appartenance et d’identification au profit des plus robustes et vivaces d’entre eux : culturels, ethniques et nationaux. Portés à passer outre, sinon à les nier, au nom de l’unité de la classe ouvrière dont les militants n’ignorent pas, quand ils s’en inspirent, qu’elle procède plus d’une démarche stratégique que de l’évidence. Si le volontarisme syndical favorise l’intégration des nouveaux venus, les segmentations et les repères élémentaires reprennent le dessus dans la seconde moitié des années 1970. L’inexorable montée du chômage durcit la concurrence sur le marché du travail. La flexibilité, exigée par des employeurs en position de force, fait rejouer les vieilles lignes de faille du salariat au détriment des femmes, des jeunes, des immigrés... Propice aux replis et aux fermetures corporatistes et nationales, l’évolution compromet la constitution des larges fronts interprofessionnels aux fondements des structures confédérales et des coopérations transfrontalières.
15D’autres mutations, pour parties distinctes des précédentes et d’ordre socioculturel, se révèlent déterminantes. L’une d’elles se joue dans les écoles, les collèges, les lycées et les universités. Si elle ne suffit pas à abolir les inégalités, la massification en cours aide à la transgression des barrières sociales. Pour les jeunes issus des milieux populaires, l’étape capitale de la socialisation tend à s’effectuer hors des ateliers, loin des valeurs et des habitus ouvriers dont l’acquisition se confondait jusque-là avec celle de savoir-faire mis à mal par les bureaux des méthodes et l’accélération des innovations techniques. L’itinéraire et les diplômes scolaires se substituent aux apprentissages dans la construction des identités individuelles et collectives. Ils participent de cette « culture jeune » qui, à défaut d’une parfaite cohésion, ne se définit pas moins en rupture avec le monde des adultes, ses hiérarchies, ses certitudes et ses organisations16. Scission paradoxale quand, s’agissant des syndicats, elle grossit la vague de critique sociale, non dépourvue d’ambiguïtés, qui emporte nombre de lycéens et d’étudiants de la seconde moitié des années 1960 et du début des années 1970. Elle n’est pas sans écho parmi les jeunes embauchés dans les ateliers et les bureaux. La sensibilité dont elle témoigne est davantage associée aux lieux et moments de loisirs ou de consommation qu’à ceux du travail et de la production. Par-là, elle annonce l’irruption sur le devant de la scène sociale de thèmes qui, parfois accordés aux plus vieux combats du mouvement ouvrier – la paix –, procèdent aussi d’un regard renouvelé sur la société et le monde – le féminisme ou l’écologie.
16Loin de les contrarier, le lent processus de substitution du « nous » par le « je » stimule l’éclosion d’aspirations qui, débordant du strict terrain politique et social, touchent aux domaines de la vie privée et de la sexualité. Ces derniers ne sont pas les plus familiers aux syndicats dont le gros des adhérents et des dirigeants ne songent guère à s’émanciper des normes traditionnelles, voire s’en réclament haut et fort.
17Ces décalages, générateurs de malentendus et d’incompréhensions dommageables, concourent à l’ébranlement de croyances et de loyautés fondamentales, indice supplémentaire de l’épuisement des modes de transmission des héritages historiques. La sape atteint les projets utopiques et mobilisateurs dont les exigences en matière d’engagement total cèdent le pas – en fin de période et lorsque le militantisme subsiste – aux formes plus distanciées de l’idéalisme pragmatique17. Quel que soit l’angle de vue retenu, beaucoup des défis lancés aux syndicalismes européens des années 1960-1985 les placent en face de leur histoire et de leurs cultures.
Jalons pour un nouveau regard sur les syndicalismes européens des années 1960-1985
18Trois grands axes ordonnent la succession des huit chapitres de l’ouvrage. Le premier considère les terrains d’interventions syndicales à travers les cas, sectoriels, de l’automobile et de l’enseignement, représentatifs de deux types de salariat en plein essor. Le deuxième examine l’attitude des syndicalismes au sein d’institutions et confrontés à certains des acteurs de la période : État, entreprises, systèmes de protection sociale, « nouveaux mouvements sociaux ». Le troisième s’attache aux représentations et aux imaginaires qu’il s’agisse des ressorts du militantisme, des constantes et variations des opinions publiques sur le rôle des syndicats ou de la manière dont ils s’expriment et se mettent en scène.
19Au-delà de la somme d’informations qu’elle réunit, la publication dresse le constat de la résistance des logiques antérieures de structuration syndicale. Celles-ci paraissent peu altérées, au total, par la similitude des questions posées aux syndicalismes immergés dans une Europe occidentale en voie de convergence économique et sociale. Le développement commun de l’État social débouche sur des variantes ancrées dans l’épaisseur de traditions sociopolitiques assez vivaces pour imprimer leurs marques, styles et rythmes. Cumulées, ces particularités n’entravent pas le mouvement général, mais finissent par produire des distinctions de taille que l’on retrouve dans le monde syndical. Les relations que ces derniers entretiennent avec l’Etat, les institutions et les agents qui l’incarnent, les partis qui le contrôlent ou le combattent, les procédures par lesquels ces liens se nouent, accentuent les spécificités nationales. Malgré d’évidentes accélérations autour de 1968-1969 ou de 1979- 1980, et quoi que puissent penser ou souhaiter les plus « internationalistes » ou les plus « européens » des syndicats, c’est toujours à l’échelle de la nation que se construisent les rapports de forces, les alliances, les compromis majeurs, que s’évalue la capacité à impulser ou infléchir, que s’éprouvent les stratégies, se forgent les identités. Ce par quoi, en somme, la convergence produit des divergences.
20La pente nationale n’est cependant pas seule en cause. Les déterminismes corporatifs et locaux continuent d’agir. Qu’elles soient ou non encadrées par la loi, les modalités concrètes du paritarisme ou des conventions collectives varient d’une profession et d’un territoire à l’autre. Pas plus en 1970 que jadis, on se syndique, se mobilise, milite et négocie de la même manière dans l’automobile et dans l’enseignement, à Anvers, Marseille, Milan ou Francfort... Importants, les clivages idéologiques ne sauraient tout éclairer ou écraser. Ils se combinent, plutôt, à d’autres facteurs et caractéristiques sociaux, professionnels, territoriaux. Du strict point de vue des structures, l’existence de syndicalismes chrétiens ou communistes ajoute à la dispersion plus qu’elle n’en renouvelle les formes. Il serait tentant, néanmoins, d’opposer la stabilité des syndicats d’obédience peu ou prou social-démocrate d’Europe du Nord aux fluctuations de leurs homologues plus bigarrés du Sud.
21L’apparente permanence des principes géographiques et « industriels » d’organisation mérite que l’on y regarde de plus près. Vérifiée dans ses grandes lignes, elle l’est moins dès que l’on considère les pratiques en vigueur à l’échelon des entreprises, voire des ateliers, à la croisée des cadres élémentaires, formels ou informels, de représentation des salariés et des syndiqués, en tout cas de la « base ». Au tournant des années 1960 et 1970, ce syndicalisme quotidien intègre la poussée de contestation de l’autorité patronale. Il prend acte, parfois, de la défiance manifestée à l’égard des appareils syndicaux, profite du silence et des failles des clauses trop rigides, trop lâches ou décevantes des conventions nationales et de branches. L’ubiquité du phénomène et son analyse approfondie mettent à jour, derrière la différence des modèles nationaux, la parenté des shop stewards britanniques, des Vertrauensleute allemands, des délégués français et belges, bien enracinés dans leur pays respectif, mais dotés de responsabilités nouvelles, et des delegati italiens surgis plus tardivement. A la faveur du regain de combativité ouvrière, tous déplacent vers l’usine le centre de gravité des relations professionnelles et appréhendent mieux les attentes ouvrières quant aux conditions de travail. Le mouvement ne révolutionne pas, pour autant, les dispositifs institutionnels, conventionnels et syndicaux nationaux qui, selon les cas, prennent appui ou s’articulent à lui, l’absorbent ou le neutralisent. D’abord sur la défensive, les employeurs et leurs conseillers comprennent la nécessité et l’urgence de refonder leurs méthodes de management. Aidés par le retournement de la conjoncture, ils explorent bientôt – dès la fin des années 1970 – les ressources de procédures-maisons et d’accords d’entreprises contournant les normes conventionnelles et les organisations syndicales. Peu respectueux des stéréotypes, plusieurs chapitres de l’ouvrage signalent le pragmatisme foncier de nombreux shop stewards de la grande époque et corrigent leur profil de héros d’un certain basisme radical. À l’épreuve des années 198018, une partie des délégués d’atelier se métamorphoseront en acteurs plus ou moins résignés de la « négociation des concessions ». Tel est l’un des multiples clichés écornés par ce livre fondé sur des travaux de première main.
22Aussi prégnant que soit le cadre national, aucun principe typologique ne paraît satisfaisant au regard de la complexité des situations, des logiques et des possibles perceptibles partout pour peu que l’on se donne la peine de pousser l’analyse et de diversifier les cas. L’embarras des chercheurs reproduit celui des travailleurs, en premier lieu des nouvelles recrues d’un salariat dont la recomposition enchevêtre les cultures et fragilise les traditions.
23Ecartelés entre l’héritage et les nécessités d’un militantisme inhérent à leur fonction de contre-pouvoir et la dimension gestionnaire de responsabilités quasi institutionnelles, les syndicats redéfinissent, de fait, les critères de sélection de leurs cadres. Bureaucratisation et professionnalisation transforment leurs ressorts, les rapports qu’ils entretiennent avec leurs mandants. La banalisation guette tandis que les repères perdent de leur netteté et que les liens se distendent avec les réseaux politiques ou confessionnels. Nuançons. Flagrantes ici, prévisibles là, latentes ailleurs, ces tendances, variables selon les pays, les secteurs et les références idéologiques, se discernent d’autant mieux aujourd’hui que nous connaissons la suite. Telles qu’elles se présentent aux yeux des contemporains, elles pointent des problèmes que les enquêtes d’opinion énoncent à leur façon, celle d’un questionnement jamais détaché des arrière-pensées des commanditaires. Et que les syndicats s’efforcent de surmonter par des modes d’expression et de mise en scène dont le coût, la technicité comme le caractère uniformisateur, dépossèdent un peu plus les militants de leur pouvoir d’initiative et de leur raison d’être.
D’hier à aujourd’hui : qu’est-ce qui n’a pas marché ?
24Rien de ce qui s’est passé dans les années 1980 n’était inéluctable. Sans doute la crise, les restructurations brutales, les reconversions, les délocalisations et le chômage ont-ils permis aux employeurs de reprendre la main. L’apparente absence de « grain à moudre », l’épuisement des transactions d’antan, la course de vitesse engagée pour contrer l’audience et les services syndicaux par des directions désormais rompues à la gestion des ressources humaines ajoutent aux difficultés des centrales. L’alourdissement des dépenses sociales et la révision à la baisse des protections et des droits acquis des salariés les placent en porte-à-faux dès lors que ces décisions les compromettent à la hauteur de leur participation aux organismes et structures de l’État social. L’implication apparaît d’autant plus délicate, sinon abusive, que les liens se relâchent avec des partis de gouvernement qui, plus ou moins convertis aux vertus du marché, voire aux thèses néo-libérales, jugent encombrants leurs anciens alliés ou partenaires syndicaux et inaugurent des dispositifs sociopolitiques de substitution. En dépit de conflits spectaculaires, mais circonscrits, le rapport des forces semble infirmer d’un autre côté l’efficacité immédiate des orientations de lutte et de rupture au profit des politiques de présence et d’accompagnement.
25Sur la défensive quand bien même ils font de nécessité vertu, les syndicats en viennent à interroger un avenir incertain. L’exercice suppose un retour sur les fondements et les conditions des solidarités interprofessionnelles, européennes et internationales. Il appelle à examiner les contours du salariat moderne, les possibilités d’intervention dans les espaces-temps du travail et du hors travail, l’articulation de l’intérêt individuel et collectif, particulier et général. Plus largement, il réclame une réflexion approfondie sur la place de l’exploitation parmi les divers modes de domination, les rapports développés avec d’autres types d’associations... En bref, oblige les syndicats, à travers les questions posées aux structures, objectifs, valeurs et stratégies, à refonder leur légitimité et leur identité.
26Le lecteur jugera de l’ampleur et de la pertinence des réponses apportées par les syndicats comme de la validité des analyses avancées par les chercheurs...
27Pas plus qu’à l’ouverture du colloque de novembre 2002, nous ne prétendons avoir brossé le tableau exhaustif et le bilan définitif de l’état des syndicalismes européens des années 1960-1985. Du moins sommes-nous convaincus d’avoir ouvert des pistes, posé des jalons et, plus encore, d’avoir proposé le regard neuf qu’autorise « l’impératif comparatif »19, source d’intelligence des processus de différenciation ou de convergence20. On ne tiendra pas davantage pour négligeables les coopérations engagées entre spécialistes, les réseaux esquissés, solides points d’appui pour de nouveaux projets collectifs, d’ores et déjà entamés21, d’exploration de l’histoire sociale, plurielle et partagée, du continent européen.
Notes de bas de page
1 On le constate par l’intérêt que manifestent les grandes centrales européennes et la Confédération européenne des syndicats à l’égard des « forums sociaux », mais aussi leurs difficultés à définir leur place et à mobiliser la masse des syndiqués sur ce terrain. Pour des raisons variées et non dénuées d’ambiguïtés, il semble qu’une partie des organisations américaines aient devancé de peu, en la matière, leurs homologues du vieux continent. Ainsi assista-t-on, à Seattle, en novembre 1999, au défilé commun inattendu des camionneurs – teamsters – et des écologistes – turtles. Cf. Fantasia Rick, VOSS Kim, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis, Paris, Raison d’agir, 2003. Pour une vue d’ensemble on se reportera à Fouquet Annie, Rehfeldt Udo, Le Roux Serge (dir.), Le syndicalisme de la mondialisation, Paris, L’Atelier-Éditions ouvrières, 2000, 240 p.
2 La création de la Confédération européenne des syndicats remonte à 1973. Malgré la puissance des organisations affiliées à ses débuts, elle ne réunira pas l’ensemble des centrales de l’ensemble du continent avant les années 1990. Traversée de courants variés, elle n’a cessé d’hésiter entre le rôle d’acteur social à part entière et celui de groupe de pression bruxellois. Cf. Groux Guy, Mouriaux René, Pernot Jean-Marie, « L’européanisation du mouvement syndical : la Confédération européenne des syndicats », Le Mouvement social, n° 162, janvier-mars 1993, p. 41-67.
3 Robert Jean-Louis, Boll. Friedhelm, Prost Antoine (dit.), L’invention des syndicalismes. Le syndicalisme en Europe occidentale à la fin du xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, Coll. « Série internationale, n° 53 », 1997, 331 p.
4 Kaelble Hartmut, Vers une société européenne. Une histoire sociale de l’Europe, 1880- 1980, Paris, Belin, Coll. « Modernités xixe & xxe », 1988, 185 p.
5 Rodgers Daniel T., Atlantic crossings. Social politics in a progressive age, Cambridge, Harvard University Press, 1998, 634 p.
6 Le principal étant l’appréciation portée par les acteurs (et les observateurs) sur les changements intervenus depuis les années 1980 dans les rapports de forces politiques, sociaux, syndicaux, etc.
7 Option adoptée à l’issue de la discussion introduite, le 4 novembre 2000, par les rapports de René Mouriaux sur « Le syndicalisme des pays industrialisés au tournant des années 1970. Effectifs, structures stratégies », de Udo Rehfeldt sur « Les syndicats face à l’internationalisation de l’économie : de l’échec de la négociation collective transnationale à la législation européenne » et de Marcel Van der Linden sur « Les répercussions de 1968 ».
8 Visser Jelle, « Syndicalisme et désyndicalisation », Le Mouvement social, n° 162, janvier-mars 1993, p. 17-39 ; – Ebbinghaus Bernhard, Visser Jelle (dir.), The societies of Europe. Trade unions in Western Europe since 1945, Londres/Oxford, Basingstoke/MacMillan, 2000, 807 p.
9 Selon la belle formule utilisée par Friedhelm Boll lors d’une séance du colloque, le 9 novembre 2002.
10 Crouch Colin, Pizzorno Alessandro (dir.), The resurgence of class conflict in Western Europe since 1968, New York, Holmes & Meier Publishers, 1978, 2 vol., 349 et 334 p.
11 Cf. Arrighi Giovanni, Hopkins Terence K., Wallerstein Immanuel, Antisystemic movements, Londres/New York, Verso, 1989, 123 p.
12 Piketty Thomas, Les hauts revenus en France au xxe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Paris, Grasset, 2001, p. 64.
13 Dumazedier Joffre, Vers une civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962, rééd. 1990, 315 p.
14 Saly Pierre, Margairaz Michel, Pigenet Michel, Robert Jean-Louis, Industrialisation et sociétés. Europe occidentale, 1880-1970, Paris, Atlande, Coll. « Clefs concours-Histoire contemporaine », 1998, 320 p.
15 Cf. Boltanski Luc, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, Coll. « Le Sens commun, n° 66 », 1982, 523 p.
16 Cf. Levi Giovanni, Schmitt Jean-Claude (dit.), Histoire des jeunes en Occident, t. 2 : L’époque contemporaine, Paris, Seuil, 1996, 448 p. ; – Sohn Anne-Marie, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette Littérature, Coll. « Vie quotidienne », 2001, 430 p ; – Sirinelli Jean-François, Les baby-boomers. Une génération, 1945-1969, Paris, Fayard, 2003, 325 p.
17 Cf. Ion Jacques, La fin des militants ?, Paris, Éditions de l’Atelier, Coll. « Enjeux et Société », 1997, 124 p.
18 Bibes Geneviève, Mouriaux René (dir.), Les syndicats européens à lépreuve, Paris, Presses de la FNSP, 1990, 291 p.
19 Green Nancy L., « L’histoire comparative et le champ des études migratoires », Annales ESC, n° 6, 1990, p. 1335-1350.
20 Pour une réflexion récente développée à partir des pratiques comparatives, on se reportera notamment : Espagne Michel, « Les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèses, n° 17, 1994, p. 112-121 ; – aux articles de Valensi Lucette, Zimmermann Francis, Rivoal Isabelle, Gaborieau Marc, Braude Benjamin et Green Nancy L., regroupés sous le thème « L’exercice de la comparaison » et parus dans les Annales, n° 1, 2002 ; – à Werner Michael et Zimmermann Bénédicte, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales ESC, n° 1, 2003, p. 7-36.
21 À l’exemple du programme de recherches en cours sur le thème « États et relations de travail au xxe siècle (Europe occidentale, Amérique du Nord) ».
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