L’Europe au pied du Mur
La chute du mur de Berlin à la télévision française
p. 295-306
Texte intégral
1Le mur de Berlin est un objet de télévision fortement ancré dans la « mémoire collective »1. Il est d’ailleurs présent aussi bien dans des émissions d’actualité que dans des émissions de divertissement grand public2. Bien qu’il ait connu une renommée mondiale avant sa disparition, c’est sa chute qui lui donne sa symbolique ultime : l’annonce de l’effondrement du bloc communiste. Alors que la construction de cet édifice semble confirmer un état de fait, c’est-à-dire la division de l’Europe en deux blocs, la chute du Mur « fait événement » pour tous, vécue en direct à la télévision. C’est un événement médiatique.
2Le mur de Berlin reflète l’histoire européenne et mondiale de la seconde moitié du xxe siècle. Comme la ville de Berlin, il est un de ces rares « lieux de condensation » définis par Bernard Debardieux3. Depuis 1945, Berlin est le miroir de l’histoire de l’Europe et des quarante années de relations internationales. Par ailleurs, la chute du Mur marque le tournant décisif de l’histoire du xxe siècle, la « fin de l’Histoire » pour certains4, le début d’une nouvelle ère pour d’autres, l’effondrement du communisme assurément.
3Le mur de Berlin est donc à la fois le symbole de la division mais aussi celui de l’unité retrouvée. Inscrire l’analyse de sa médiatisation télévisuelle dans le contexte franco-allemand apparaît comme un cadre incontournable. On peut alors se demander comment le mur est mis en images par la télévision française. Quelle image de l’Allemagne, quelle idée de l’Europe transparaissent ?
Les représentations du couple franco-allemand dans l’Europe des années 1960
4La construction du mur de Berlin en août 1961 s’inscrit dans une période de « coexistence pacifique », durant laquelle règne un calme apparent entre les deux blocs. Mais après la mise en place du rideau de fer dès la fin des années 1940, certains dirigeants européens se mobilisent pour construire un système d’organisation original. La question allemande et les relations franco-allemandes occupent alors une place primordiale dans le cadre de cette construction européenne. Berlin devient la question cruciale de la division du monde, notamment lors de la crise de 1948. Le blocus de la ville suscite à l’Ouest un formidable élan de solidarité en faveur des Berlinois. Berlin devient pour les Occidentaux le symbole du combat pour la liberté face au bloc de l’Est.
5Cinq colonnes à la une, en 1959, est le premier magazine d’information de la télévision française. Créé par des journalistes de renom (Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet), le magazine est, pendant dix ans, la vedette du petit écran. Il devient ensuite un modèle, puis un mythe auquel on fait encore référence. Émission d’information, il offre une place prépondérante aux reportages et se définit selon ce principe : « Les idées à travers les faits, les faits à travers les hommes5. » L’Allemagne occupe une place de choix dans Cinq colonnes. En matière d’actualité internationale, le magazine suit les tendances de la politique étrangère française, sans en être uniquement la courroie de transmission.
6Le reportage de Cinq colonnes à la une, diffusé le 6 février 19596, s’inscrit dans un contexte clairement marqué par la volonté d’un rapprochement franco-allemand. Si Cinq colonnes n’est pas un simple relais entre le gouvernement et les téléspectateurs, « l’évolution relevée dans le contenu des émissions traduit fidèlement les grands cycles de la politique franco-allemande »7. En 1959, il s’agit de montrer que les Allemands ont changé, en évoquant la population allemande mais aussi les dirigeants politiques, notamment Konrad Adenauer. Une première partie du sujet est consacrée à la frontière entre les deux Allemagne. Les Allemands, en particulier ceux de l’Ouest, sont présentés comme des victimes. Le reportage est placé avant l’entretien avec le chancelier Adenauer, qu’il s’agit de présenter aux Français. Mettant en scène le pouvoir de médiatisation de la télévision, le journaliste pose les questions des téléspectateurs, envoyées par lettres à la rédaction de Cinq colonnes. L’image est solennelle. L’arrivée d’Adenauer est filmée en contre-plongée, conférant une certaine grandeur à l’homme politique qui se déplace lentement. Puis, filmé en gros plan, il répond au journaliste : approche qui favorise la proximité entre Adenauer et les téléspectateurs.
7Pierre Desgraupes conclut : « Cet esprit, c’est l’esprit de Colombey. » Cinq colonnes apparaît comme un relais de la politique française visant le rapprochement de la France et de l’Allemagne. Tout en posant apparemment des questions subversives, sans jamais approfondir une thématique ou rebondir sur une réponse d’Adenauer, le journaliste offre une libre tribune au chancelier afin de rassurer le public français.
8Symbole à portée internationale, la ville de Berlin est fréquemment évoquée dans Cinq colonnes à la une8. Diffusé le 8 mai 1959, le premier reportage sur Berlin constitue une véritable initiation géopolitique. Le journaliste, Michel Péricard, commente une carte situant la ville, avant de donner la parole à Georges Penchenier, envoyé spécial à Berlin. Souhaitant faire comprendre la partition de l’Allemagne en deux, le reporter s’attache à faire découvrir la vie des Berlinois, victimes d’enjeux stratégiques qui ne sont évoqués que de manière allusive par le reporter. Cinq colonnes offre ainsi aux téléspectateurs français la possibilité de comprendre concrètement la situation des Berlinois et favorise ainsi un rapprochement entre les deux peuples.
Les mises en images du Mur
9Bien que faiblement télévisé durant son existence, le Mur est fortement présent dans l’imaginaire collectif français et occidental. D’abord ignoré comme la plupart des sujets sur l’Allemagne à la télévision française9, il a littéralement envahi les écrans lors de sa disparition. Sa construction en août 1961 et sa chute dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989 sont ainsi des dates clés, toutes deux correspondant au « surgissement d’une phénoménalité »10, à un événement.
10Principal média des années 1960, la presse écrite considère la construction du Mur comme l’issue logique d’un nouvel épisode de la guerre froide. Reflétant les clivages politiques de l’époque, la presse quotidienne met l’accent sur l’aspect diplomatique de l’événement et relègue la plupart du temps le sort des Allemands au second plan. Ainsi la presse quotidienne française n’évoque-t-elle pas le sentiment de déréliction envahissant la population berlinoise, impression d’abandon largement relayée par la presse ouest-allemande (Bild Zeitung du 16 août : « L’Ouest ne fait rien »). Au contraire, certains journaux français évoquent même le danger que peut représenter la population berlinoise pour la sécurité mondiale : « Au-delà des subtilités diplomatiques, un vent de furieuse colère souffle sur Berlin-Est : de là peut naître le drame » (Paris jour, 14 août).
11La presse hebdomadaire adopte un point de vue différent. En effet, les deux hebdomadaires France-Observateur et L’Express insistent sur les conséquences de la fermeture de la frontière pour la population de Berlin. Avec une mise en pages de plus en plus visuelle, la formule annonce celle de la télévision, notamment dans Cinq colonnes à la une. Dans le reportage sur le mur de Berlin11, les journalistes de Cinq colonnes recourent, comme les hebdomadaires d’actualité, à la personnalisation extrême des événements. Le sujet sur le Mur répond aux règles classiques de la narration : « Une introduction qui présente les faits, les lieux, les acteurs de l’événement (c’est l’“exposition” du théâtre classique), puis une partie centrale composée d’une succession d’interviews entrecoupée d’images et de commentaires de transition, destinée à exposer les différents aspects du sujet, enfin une conclusion, [...] formulée en voix off par le journaliste12. » Ainsi, à travers la visite de Berlin et les interviews de Berlinois, on découvre le Mur, les drames qui y sont liés, la vie de la population. Dans ce reportage, le journaliste Hubert Knapp, s’exprimant à la première personne, se met en scène au cœur de la ville, se présentant comme un guide et un témoin de l’événement. Ainsi, le spectateur vit-il la même progression que le témoin/journaliste dans les rues de Berlin. Il plonge au cœur du lieu et de l’événement. Si le Mur y apparaît comme une absurdité, aucune explication n’est donnée sur les raisons de sa construction.
12Ce reportage raconte un drame humain. « L’un des apports les plus originaux de Cinq colonnes à l’information télévisée est l’interview […]. L’interview de témoins ou d’acteurs devient une source d’information qui personnalise un problème et donne souvent à des personnages modestes une place généralement attribuée aux autorités et aux compétences reconnues13. » L’interview devient un élément de la dramatisation du récit. Les témoins souhaitent la plupart du temps rester dans l’anonymat, ce qui accentue la tension palpable dans ce film. Les différents exemples favorisent l’identification du public aux « victimes ». Cinq colonnes traite cet épisode de l’histoire allemande en recourant à la personnalisation de l’événement ainsi qu’à une mise en scène souvent tragique. Le malheur des Berlinois est clairement mis en images : familles séparées se faisant signe par-dessus le Mur, tentatives d’évasion et autres moments douloureux qui accentuent ce sentiment de déchirement et d’absurdité.
13Ainsi, les outils des magazines d’information sont-ils déjà mis en place dès 1961 : personnalisation du sujet, implication du journaliste et mise en avant de ses exploits, recours au « direct » et au scoop, primauté accordée à l’émotion, au drame humain, les considérations plus générales ou géopolitiques étant éludées. Cette mise en images poursuit un objectif pédagogique étroitement lié à la nature du média télévisuel : rendre les questions de politique internationale accessibles au plus grand nombre. Cinq colonnes adopte ainsi une position inverse de celle prise par la presse quotidienne qui donne une vision géopolitique de la construction du Mur.
La chute vue en direct : vers une redéfinition de l’événement
14« Au cours de cette nuit du 9 au 10 novembre 1989, l’histoire du siècle bascule : en douceur et (presque)... en direct. » La télévision est le principal média de ce tournant de l’histoire. « Si les télévisions françaises ne font que rapporter l’événement, leurs homologues ouest-allemandes ont fait plus, elles ont assuré comme un pont audiovisuel entre les deux populations séparées14. » Dès le 2 mai 1989, les Allemands de l’Est apprennent que la Hongrie a décidé de supprimer le rideau de fer. L’été 1989 voit alors un flot continu d’Allemands fuir la RDA via la Hongrie. La tension monte en septembre avec le nombre croissant de manifestations réclamant des réformes. Le 18 octobre, la démission d’Erich Honecker donne des signes de libéralisation. Le 9 novembre, le porte-parole du gouvernement, Günter Schabowski, annonce en direct à la télévision, au cours d’une conférence de presse, qu’un décret autorisant les citoyens de RDA à voyager a été adopté. Bien que la déclaration ait été peu claire, pour les médias ouest-allemands, « l’affaire est entendue », le Mur n’existe plus. Les Berlinois de l’Est se dirigent alors vers le Mur pour évaluer la crédibilité des propos : commence alors la « plus grande fête de rue de toute l’histoire du monde »15. Cette fête est télévisée. En effet, en cette fin des années 1980, les liaisons satellitaires facilitent les duplex en direct à travers le monde entier. En France, la concurrence est de plus en plus dure entre les jeunes chaînes privées (TF1, Canal+, La Cinq, M6) et les chaînes publiques (A2 et FR3). Le journal télévisé revêt ainsi une importance stratégique. Quel est, dans le cas de la chute du Mur, le processus par lequel les faits deviennent événements ?16 Comment l’événement est-il façonné par les médias en direct ? Et après le direct ? Quelle vision des Allemands et de l’Europe cette mise en images de l’événement dévoile-t-elle ?
15Le dispositif télévisé offre une place prépondérante à la chute du Mur. Grâce aux journaux télévisés, mais aussi du fait de la programmation d’émissions spéciales en direct (ou presque) de Berlin, elle apparaît comme un événement médiatique majeur pour les téléspectateurs français. Le 9 novembre, dès 20 h, la nouvelle de la conférence de Günter Schabowski constitue le premier titre du journal télévisé de Christine Ockrent (A2). Le 10 novembre, le Mur « envahit la télévision ». Plus de 40 sujets lui sont consacrés dans les journaux télévisés. La « messe » du 20 h voit les deux chaînes s’opposer frontalement. Tandis que le duplex depuis Berlin ne dure que quelques secondes sur TF1, Antenne 2, qui dispose de liaisons satellitaires plus longues, multiplie les échanges avec les équipes envoyées à Berlin, mettant en avant l’instantanéité et le don d’ubiquité de la chaîne. En effet, dans la « guerre des faisceaux satellitaires », A2 avait gagné « alors que TF1 se mordait les doigts de ne pas avoir loué de faisceau, de ne pas avoir envoyé d’équipe en direct »17. Sur A2, la célébration de l’événement, ainsi que l’auto-célébration de la chaîne, son exploit technique et journalistique, sont explicitement exprimés.
16Avec le direct et l’abolition de la distance, la nature même de l’événement médiatique est transformée. En effet, la diffusion d’émissions spéciales interrompant le flux des programmes souligne le caractère historique du moment. Ainsi, TF1 et A2 lui consacrent-elles toutes deux une édition spéciale de leur rédaction depuis les lieux de l’événement. Celle-ci a lieu le 10 novembre à 20 h 30 sur A2. Sur TF1, l’émission n’est diffusée que le 11 novembre à 23 h 30. Sur A2, l’émission est diffusée à l’un des moments les plus intenses de ces quelques jours, durant la nuit du 10 novembre. Avec l’Édition spéciale d’A2, émission en direct, le spectateur est plongé dans la foule grâce au duplex de Christine Ockrent à Check Point Charlie. Ce duplex permet ainsi aux téléspectateurs français de participer à l’euphorie collective : ils vivent ces moments de joie comme les Berlinois.
17Dans ces émissions, l’important est ainsi de participer en direct à l’événement ou de le faire revivre en « direct ». Avec les duplex, la mise en images de la chute du Mur annonce même une redéfinition de l’événement à la télévision. Tandis qu’il s’agissait jusqu’alors de réunir les conditions idéales pour replonger dans la temporalité de l’événement, le duplex d’A2 fait prendre conscience que désormais l’information se fait en direct, c’est-à-dire en instantané. Il est ainsi possible d’être acteur de l’événement : « Vous êtes branché en direct sur l’événement, il n’y a plus de distance, vous êtes dans l’ubiquité, dans le direct. En abolissant la distance, vous abolissez également votre statut de spectateur. Vous n’êtes pas spectateur de cet événement, vous êtes témoin de l’événement18. » Selon Ignacio Ramonet, abolir la distance revient à abolir la raison. Cette apparente prise directe sur l’événement offre aussi une possibilité de communion et donc l’idée d’une compréhension qui ne serait pas (ou peu) déformée par le prisme du média. Lors de la chute du Mur, l’effacement du média derrière l’événement, ainsi que l’impression d’être parmi les Berlinois ont donc permis à la télévision de retrouver une part de son rôle de « lien social », un lien qui serait, dans le cas de la chute du Mur, supranational.
18La médiatisation de la chute du Mur permet aux journaux télévisés d’affirmer leur primauté dans le traitement d’un événement (notamment sur la presse écrite). Elle a introduit un nouveau rapport à l’événement : le temps réel du terrain a favorisé la communion du public avec les Berlinois, principalement en raison de la mise en retrait du médiateur lors du direct. Une relation apparemment non médiatisée peut avoir lieu. Ensuite, une fois le direct passé, il s’est agi soit de faire revivre cette temporalité, soit de revenir sur l’événement en privilégiant une approche plus analytique et moins fondée sur la communion et l’ubiquité.
La mise en récit de l’événement
19Malgré l’apparente transparence dans le traitement de la chute du Mur à la télévision, l’événement est nécessairement mis en récit, notamment à travers la multiplication des symboles de la chute (foule en liesse, porte de Brandebourg, files d’attente de citoyens de la RDA devant les postes-frontières, embouteillages...). Ou en isolant un personnage sorti de la foule afin de favoriser l’identification. L’insolite apparaît aussi comme un ressort privilégié par la télévision afin de mettre en relief le caractère exceptionnel de l’événement. Ainsi les images symboliques de Mstislav Rostropovitch jouant du violoncelle au pied du Mur.
20Le dispositif du témoignage (micro-trottoir) est aussi largement utilisé dans la description de l’événement afin d’en personnaliser l’évolution. Au-delà d’une fonction d’« identification », le témoin est également « sous influence », sa parole peut être une « confirmation de la parole journalistique » car « elle résulte souvent du fait qu’il [le journaliste] a demandé à la personne interviewée de dire telle ou telle chose ou, du moins, qu’il a posé des questions dans un cadre défini de façon telle que les réponses étaient connues d’avance »19. Le micro-trottoir trahit l’origine du narrateur. C’est dans ces types de reportage qu’apparaissent les premiers doutes vis-à-vis de l’Allemagne, notamment la peur de l’avenir, imprévisible.
21On passe ainsi de la joie pendant le direct à la crainte. Cette peur brise l’impression de partage et de cohésion créée par le temps réel et la quasi-absence de médiation. La parole journalistique révèle aussi une méfiance que l’image en direct ne saurait traduire. Par exemple, à la fin de l’Édition spéciale en direct du Mur sur A2, Christine Ockrent évoque « les dents qui grincent à l’Ouest ». Sur TF1, Michèle Cotta clôt l’Édition spéciale sur un constat troublant, une quadruple crainte de l’Allemagne :
La crainte ancestrale qu’a la France de voir se reconstituer l’Allemagne, une Allemagne politiquement forte, économiquement forte, une Allemagne réunifiée. L’impression que cette nouvelle donne va bouleverser le jeu européen [...]. Aussi une crainte plus spécifique aux socialistes, c’est-à-dire la crainte que l’Est passe sans escale du communisme à un libéralisme sauvage. Enfin, une crainte presque mondiale de voir un déséquilibre se substituer aux accords de Yalta, entre l’Est et l’Ouest. Un déséquilibre où les deux Grands (Mikhaïl Gorbatchev et George Bush) seraient définitivement les maîtres du jeu, plus qu’à Yalta.
22Dès le 9 novembre, les experts spécialistes20 de l’Allemagne sont présents sur les plateaux. Ils devront répondre à une double question : « À quand la réunification ? Craignez-vous la réunification ? » Il s’agit alors pour les experts de rassurer à travers un discours de dédramatisation de l’événement par la mise en ordre rationnelle des faits. Mais ces propos peuvent parfois entrer en conflit avec le discours journalistique. C’est le cas lorsque expertise et journalisme s’entremêlent : Serge July (Libération), intervenant dans l’Édition spéciale de TF1, constate : « Nous allons vers une réunification culturelle mais pas forcément vers un seul État. Cela a marqué profondément les Allemands de l’Est comme de l’Ouest. Chaque fois, et ça a été rare, que dans l’histoire il y a eu réunification en un seul État de l’Allemagne, ça a été une tragédie, certes parfois pour le monde, mais ça l’a été aussi pour les Allemands. » Ce commentaire dénote ainsi un glissement du registre de l’expert à celui du journaliste privilégiant le registre du sensationnel et des formules lapidaires. Ce commentaire dénote une vision franco-française de l’histoire de l’Europe.
23En effet, le prisme journalistique est ici influencé par une vision française de l’histoire allemande. Dans un premier temps, la chute du mur de Berlin en 1989, l’année du Bicentenaire, apparaît comme un heureux événement pour évoquer la Révolution française, matrice des démocraties modernes. André Fontaine parle de « 89 bis » dans Le Monde du 11 novembre. Il souligne que « la joie du peuple allemand est celle de tous les peuples : elle est la nôtre ». Cette référence à l’histoire de France est également visible à la télévision. Ainsi, Bruno Masure débute son 20 h du 12 novembre par un solennel « 200 ans après la Bastille, le Mur » (TF1). Tous ces commentaires facilitent certes l’inscription de l’événement dans un contexte français. Néanmoins, « cette saturation interprétative brouille les grands traits de l’événement. Son inscription dans un lieu allemand devient seconde par rapport à ses dimensions symboliques et idéologiques, à sa valeur européenne et française »21. Bien que cette réappropriation de l’événement permette de l’inscrire dans l’histoire française, lors de cette accélération de l’histoire que représente la chute du Mur, la prise de conscience de l’entrée dans un monde sans ordre établi et la crainte qu’elle engendre encouragent rapidement l’utilisation de références liées à l’histoire conflictuelle des relations franco-allemandes. Celles-ci s’intègrent alors parfaitement dans ce champ lexical de la crainte et de la peur de l’Allemagne unie.
24Le traitement télévisé de la chute du mur de Berlin révèle la difficulté à percevoir un événement étranger dans les médias français. Ce tournant a d’abord été perçu comme une suite logique de 1789, pour ensuite être craint comme une reprise de l’histoire arrêtée en 1945. La télévision, pourtant média du présent, comme la presse écrite ont reflété une vision française de l’histoire et des relations franco-allemandes : une vision conflictuelle fondée sur une mémoire occultée durant les années 1960-1980 du fait de la normalisation des relations entre les deux pays. Ont ainsi resurgi certains stéréotypes propres à cette vision de l’histoire. L’évocation de la réunification sous l’angle émotionnel a ainsi rendu possible le recours aux topoi d’une certaine Allemagne (nazie, pangermaniste...), notamment dans les jours qui ont suivi le 9 novembre.
Les peurs françaises face à la réunification
25L’image de l’Allemagne se dégrade lorsque se pose la question de la réunification. On craint tout d’abord la naissance d’un nouveau géant économique. Dans le 19/20 du 10 novembre (FR3), le reportage insiste sur le poids économique de l’Allemagne unifiée forte de ses 78 millions d’habitants, ainsi que sur l’affaiblissement de la France face à ce nouvel État. Sur TF1, dans le 20 h du 11 novembre, le commentaire est encore plus menaçant : « L’Allemagne réunifiée sera une superpuissance économique car même la RDA est déjà une puissance économique, c’est la dixième du monde. De plus, elle apportera à la RFA une main-d’œuvre qualifiée et lui ouvrira un marché supplémentaire […]. Un nouveau rapport de force que l’Europe ne doit pas oublier. »
26Le déséquilibre de l’Europe constitue l’étape suivante. Ainsi, le duplex avec Valéry Giscard d’Estaing, lors du 13 h de TF1 le 10 novembre, donne-t-il une vision inquiétante de la chute du Mur vis-à-vis de la construction européenne. L’ancien président souligne que la réunification déséquilibrerait les relations franco-allemandes, ce qui signifierait la rupture du projet européen. Dominique Bromberger reprend plus tard l’analyse de Valéry Giscard d’Estaing et, voyant « l’Europe au pied du Mur », se demande quelle sera sa place dans l’avenir.
27L’Europe devient ainsi un dispositif de défense contre la tentative hégémonique de l’Allemagne, les médias relayant le discours des élites politiques diffusent les réactions, par exemple, d’Alain Juppé, « il faut renforcer la CEE » (13 h, A2,10 novembre), de Jacques Delors, président de la Commission européenne. Invité de Sept sur Sept sur TF1, le 12 novembre, celui-ci assure qu’il est « sans angoisse » et qu’il n’a « pas du tout peur », réaffirmant le rôle de l’Europe et souhaitant apaiser les opinions publiques. Pourtant, la parole du président de la Commission est remise en cause, notamment dans Libération (13 novembre) : « Officiellement les discours sont sereins ; en coulisses, les scénarios sont noirs. » Dans Libération, « l’immense explosion de joie » a pris fin et l’on s’inquiète d’une « nouvelle donne qui déstabilise un équilibre que l’on croyait immuable ». Le maintien du Mur sous sa forme minimale y apparaît comme un « garde-fou ». Cette théorie du déséquilibre, fixant à l’Europe l’objectif de freiner une tentative hégémonique de l’Allemagne, est reprise dans d’autres articles, notamment dans le Figaro22 ou le Quotidien de Paris23. La complémentarité franco-allemande mise en avant durant les années 1980 devient alors concurrence24.
28Afin d’exorciser cette crainte face à la puissance allemande, ce sont les faux pas de l’Allemagne dans le processus de réunification ainsi que les dangers de cette réunification qui sont mis en avant. Les magazines d’actualité offrent alors une vision de la chute plutôt désenchantée. Sept sur Sept consacre, le 10 décembre 1989, un reportage à la réunification allemande. Celui-ci en son début insiste sur la division et l’incertitude de la population allemande. L’interview de l’écrivain est-allemand Stefan Heim (ouvertement contre cette réunification) montre que l’appréhension de la réunification est justifiée :
Si l’Allemagne de l’Ouest avale la RDA, alors sera reconstituée cette Grande Allemagne qui a déclenché deux guerres mondiales en un siècle. Et cette perspective est terrible à l’époque des armes atomiques. Le rapprochement des deux Allemagnes ne peut se faire que sous le toit de la maison commune européenne que souhaitent tous les hommes politiques responsables.
29Ainsi, la marche vers la réunification est-elle souvent critiquée. Par ailleurs, les Allemands de l’Est se révèlent dans leur complexité et ne correspondent plus à l’image de la population euphorique des nuits de novembre 1989.
30Durant l’année 1990, à la crainte d’un géant économique succède une fausse compassion, une joie maligne (Schadenfreudé) lors de l’évocation des ratés du processus de réunification. Ces faux pas sont d’ailleurs surexploités par les magazines d’actualité25, notamment dans le reportage « Berliner Ballade »26 de Chris Market. On y retrouve une Allemagne livrée aux méfaits du capitalisme. Les scènes de liesse au pied du Mur ne sont plus qu’un souvenir lointain. Les témoins interrogés sont en majorité contre une réunification rapide de l’Allemagne, celle qui est justement en train de se dessiner. La vision de l’Allemagne unie présentée dans ce reportage et dans d’autres sujets durant l’année 1990 est celle d’une annexion de la RDA par la RFA. Les médias français sont nombreux à longuement insister sur les désillusions et l’« Ostalgie »27 des Allemands de l’Est.
31La télévision française consacre peu d’émissions spécifiques à la réunification officielle allemande. Le 7 octobre 1990, Sept sur Sept est l’un des rares magazines à l’évoquer. La réunification y apparaît à nouveau comme un échec. En outre, le commentaire du sujet montre clairement cette joie maligne face aux difficultés succédant à la chute du Mur. Après qu’Anne Sinclair a lu un sondage sur la crainte des Français par rapport à la réunification, Henri Nallet, ministre de la Justice, affirme que « la France doit être plus sûre d’elle par rapport à l’Allemagne. C’est maintenant que les difficultés arrivent pour les Allemands, ils vont avoir des problèmes difficiles à résoudre ». La présentatrice conclut que, « s’ils ont des problèmes, alors on peut se rassurer, nous Français ». Finalement, cette crainte d’une Grande Allemagne fait resurgir des clichés et des peurs.
32Dans les années 1950-1960, la médiatisation télévisuelle du couple franco-allemand, axe majeur de la construction européenne, a suivi une tendance proche des évolutions diplomatiques entre les deux pays. Présentant les Berlinois et les Allemands dans leur quotidien et leur souffrance, les reportages de Cinq colonnes à la une ont permis de rapprocher les deux peuples, notamment grâce à l’explication concrète des enjeux de politique internationale à travers le vécu des citoyens des deux pays. En revanche, l’Europe dans son acception institutionnelle n’est pas apparue comme un thème de la médiatisation télévisuelle des relations franco-allemandes. La mise en images de la construction du mur de Berlin n’a pas non plus offert à l’Europe une place de choix.
33Avec la chute du Mur, l’Europe affirme sa présence, elle est même indispensable. La mise en récit a dévoilé le prisme journalistique et national à travers lequel la chute du Mur a été traitée en France. On est ainsi passé de la joie atemporelle de voir le Mur tomber et la liberté jaillir à la peur historique (fondée sur une histoire des relations franco-allemandes) de la réunification et du retour de la Grande Allemagne. L’année 1989-1990 a réactivé le cours de l’histoire française qui semblait s’être figé depuis 1945 avec la guerre froide. Face à cette Allemagne potentiellement dominante, la CEE est apparue comme le seul rempart. Ainsi, à travers l’analyse de la médiatisation de la chute du Mur, comprend-on mieux la place que joue l’Europe en France en 1989-1990.
34La chute du Mur, prémice de la réunification de l’Europe, a offert à la télévision l’un de ses plus beaux rôles, celui d’acteur et de média principal d’une révolution pacifique à résonance mondiale. Elle a également introduit une nouvelle norme dans la mise en images d’événements historiques, un mode de scénographie encore largement utilisé de nos jours. Le petit écran s’est fait miroir de la société, des rapports franco-allemands, mais aussi témoin de l’évolution de l’intégration européenne.
Notes de bas de page
1 Cette reconstruction du passé, entité abstraite constituée de souvenirs, images et interprétations, telle qu’elle est définie par Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925.
2 Dans un divertissement de M6, le 6 mars 2007, on le comptait ainsi parmi l’un des « 20 événements que les Français n’oublieront jamais ».
3 Bernard Debardieux, cité dans Boris Grésillon, Berlin, métropole culturelle, Paris, Belin, 2002, p. 284 : « Enfin, il est des lieux tout à fait spécifiques, construits et identifiés par une société qui se donne à voir à travers eux, qui les utilise pour se parler d’elle-même, se raconter son histoire et ancrer ses valeurs ; des lieux dont l’efficacité symbolique ne s’épuise pas dans la seule mise en images. Car ces lieux sont aussi les cadres d’expériences individuelles et collectives qui ravivent leur référence au groupement social et au territoire de ce dernier. »
4 Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
5 Jean-Noël Jeanneney, Monique Sauvage (dir.), Télévision, nouvelle mémoire. Les magazines de grand reportage, Paris, Seuil, 1982, p. 46.
6 Cinq colonnes à la une, « À l’ordre du jour, frontière allemande » (6 février 1959).
7 Jean-Noël Jeanneney, Monique Sauvage (dir.), Télévision, nouvelle mémoire..., op. cit., p. 114.
8 « Berlin », 8 mai 1959 ; « 16 ans après : Berlin », 7 juillet 1961 ; « Le mur de Berlin », 8 septembre 1961.
9 Entre 1961 et 1989, le mur de Berlin n’apparaît en effet que de façon anecdotique à la télévision française. Un épisode de la série emblématique L’Histoire en question présentée par Alain Decaux est toutefois consacré à l’histoire du Mur. Il est diffusé le 28 octobre 1982. Cette émission constitue ainsi l’un des rares exemples de la mise en images de l’histoire du Mur avant 1989. Pour plus de détails, voir Gilles Freissinier, La chute du mur de Berlin à la télévision française, partie 3 « Les formes de l’histoire », Paris, L’Harmattan, 2005, p. 166 et suivantes.
10 Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, INA-Nathan, 1997, p. 102.
11 Cinq colonnes à la une, « Le mur de Berlin », 8 septembre 1961.
12 Jean-Noël Jeanneney, Monique Sauvage (dir.), Télévision, nouvelle mémoire..., op. cit., p. 54.
13 Ibid., p. 55.
14 Jacques Sémelin, « L’ouverture du mur de Berlin », dans Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’écho du siècle, dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette Littératures, 2001 (1reéd. : 1999), p. 87.
15 Timothy Ash-Garton, La chaudière : Europe centrale, 1980-1990, Paris, Gallimard, 1990, p. 365.
16 Béatrice Fleury-Vilatte, « De l’événement à la question de la médiatisation », dans Béatrice Fleury-Vilatte (dir.), Récit médiatique et histoire, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 20.
17 Selon l’expression d’Hervé Brusini (ancien journaliste d’A2), « Montrer la chute du Mur “en direct” », dans Centre de recherche et d’action culturelle (CRAC), 25 images/seconde. Histoire et télévision, Actes du colloque du 30 novembre au 3 décembre 2000, Valence, 2000, p. 76.
18 Ignacio Ramonet, dans CRAC, 25 images/seconde..., op. cit., p. 90.
19 François Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 1999, p. 91.
20 Notamment Hélène Carrère d’Encausse, Renata Fritsch-Bournazel, Marie-France Garaud, Alfred Grosser ou Anne-Marie Le Gloannec.
21 Yves Lavoinne, « Allemagne, Allemagne. La question de l’identité nationale vue dans le miroir », dans Ursula E. Koch, Detlef Schröter, Pierre Albert, Deutsch-Französische Medienbilder. Images médiatiques franco-allemandes, Munich, Verlag Reinhard Fischer, 1993, p. 147.
22 Le Figaro, 11 novembre 1989.
23 Le Quotidien de Paris, 13 novembre 1989.
24 Valérie Guérin-Sendelbach, Frankreich und das vereinigte Deutschland. Interessen und Perzeptionen im Spannungsfeld, Opladen, Leske+Budrich, 1999, p. 71 [La France et l’Allemagne unifiée. Intérêts et perceptions sous tension]. L’idée de « concurrence » et de risque d’apparition de nouveaux déséquilibres peut d’ailleurs en partie expliquer la volonté, notamment en France, d’accélérer le processus de construction européenne (cf. signature du traité de Maastricht le 7 février 1992).
25 Par exemple dans Envoyé spécial, A2, 15 mars 1990, « Allemagne/Allemagnes : danger ? : reportage sur les néonazis dans l’ex-RDA » ; La marche du siècle, FR3, 20 mars 1990, « RDA, naissance d’une démocratie, espoirs et inquiétudes » : débat très contradictoire entre des Allemands à propos de la réunification.
26 Envoyé Spécial, « Berliner Ballade », A2, 29 mars 1990.
27 Cette nostalgie de l’époque de la RDA qui fera surface en ex-RDA dès l’année 1990 et qui existe encore aujourd’hui, d’une façon ou d’une autre.
Auteur
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Gilles Freissinier
Responsable des thématiques Information-Documentaires, Musique et Humour du nouveau site Internet de Canal+, il travaille au sein de la Direction des nouveaux contenus. Il a soutenu son mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, sous la direction de Maryline Crivello et Deter Langewiesche, à l’université de Provence et de Tubingen en 2004. Ce mémoire a été publié sous le titre : La chute du mur de Berlin : de l’événement à l’histoire. L’image du mur de Berlin à la télévision française : étude de magazines d’actualité et de documentaires (1961-2002), Paris, L’Harmattan, 2005.
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