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Les lucarnes de l’Europe

 | 
Marie-Françoise Lévy
, 
Marie-Noële Sicard

Construction et recomposition de l’espace audiovisuel européen

Télévisions publiques en Europe : crise et mutations

Régine Chaniac

Texte intégral

1Qu’y a-t-il de commun entre les chaînes de télévision publiques créées en Europe après la Seconde Guerre mondiale et celles que les téléspectateurs regardent aujourd’hui dans les différents pays ? Selon que l’observateur privilégie plutôt tel aspect ou tel autre, l’organisation et les ressources, l’environnement, les missions, la qualité de l’offre, il est plus sensible aux continuités ou, au contraire, aux ruptures. Par un regard comparé sur les évolutions des systèmes de télévision de cinq pays (Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni), ce texte montre à la fois la prégnance des origines et le bouleversement entraîné par l’introduction d’un système concurrentiel, à partir des années 1980. Partout, la télévision publique a perdu sa situation de monopole, mais cette « dérégulation » ne s’est pas déroulée à l’identique. Les services publics ont été contraints de se redéfinir dans ce nouveau contexte, avec leurs atouts et leurs faiblesses respectifs.

À partir d’un modèle commun, de fortes spécificités nationales

  • 1 Ce triptyque apparaît au Royaume-Uni dès 1926 dans la charte de la radio publique.

2Après la Seconde Guerre mondiale, la construction de la plupart des organismes de télévision européens s’est faite selon le même principe, celui du monopole de service public. Chaque État est à l’origine de l’installation du réseau hertzien sur l’ensemble du territoire et donne à un organisme de service public (celui déjà chargé de la radio, souvent issu de l’entité Poste et Télécommunications) le monopole de diffusion, de programmation et, généralement, de production. L’instauration d’une contribution forfaitaire demandée aux foyers détenteurs d’un poste permet de financer les investissements nécessaires à la couverture du pays et à la création des infrastructures de production, ainsi que les dépenses de fonctionnement : entretien du réseau, des équipements, alimentation en programmes d’une première chaîne, puis d’une deuxième, voire d’une troisième. Les chaînes publiques européennes de cette première période assument une mission pédagogique et culturelle qui s’exprime dans le fameux triptyque « informer, éduquer, distraire »1.

3La parenté des télévisions publiques européennes n’empêche pas une grande hétérogénéité.

4L’inégalité des ressources est un premier facteur de différenciation. Les télévisions anglaises et allemandes sont d’emblée dotées d’une redevance beaucoup plus élevée qu’en France et en Italie. L’Espagne se singularise par l’absence de redevance. La RTVE a été conçue comme une « télévision commerciale d’État », financée presque exclusivement par la publicité. Le choix de ce mode de financement fragilise d’emblée la télévision publique et sera lourd de conséquences lorsque celle-ci devra affronter la concurrence de chaînes commerciales. La dictature franquiste, peu soucieuse de liberté de communication, inscrit la télévision publique dans le cadre d’un libéralisme économique alors absent des autres pays.

5Ce paradoxe de l’Espagne illustre à quel point les ressources sont aussi le résultat d’options politiques différentes. À moyens quasi équivalents, certains pays ont décidé plus que d’autres de développer un système de télévision puissant, et cela pour des raisons diverses qui renvoient à la conception même de la télévision.

6La télévision publique allemande répond à une préoccupation politique spécifique. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’agit de préserver les médias de tout risque d’instrumentalisation par un pouvoir central. Le fédéralisme devient le principe fondateur qui garantit le pluralisme.

7Pionnière en Europe, la télévision anglaise témoigne tout autant d’une volonté politique ambitieuse. Les pouvoirs publics britanniques ont considéré très tôt la télévision comme un vecteur culturel essentiel et ont mis en œuvre un plan de couverture du territoire très rapide. À la première chaîne publique de la BBC s’ajoute dès 1955 le réseau commercial ITV, bénéficiant d’un système de collecte régionale de la publicité. L’offre particulièrement compétitive de deux chaînes riches, l’une entièrement financée par la redevance et l’autre par la publicité, encourage l’équipement rapide des foyers et une durée d’écoute bien supérieure à celle des autres pays qui se contentent encore d’une seule chaîne. Grâce à ses instances de contrôle (Board of Governors pour la BBC et IBA pour ITV), le double monopole public-privé bénéficie en outre d’une réelle indépendance par rapport aux gouvernements en matière d’information. En outre, l’IBA impose des contraintes exigeantes de service public à ITV, dans un souci de qualité des programmes et d’équilibre avec la BBC. Les deux chaînes ont longtemps évité la concurrence frontale.

8À l’opposé du Royaume-Uni, la France a valorisé son cinéma au détriment de la télévision. Après guerre, le cinéma français est légitimé culturellement par tout un processus de « cinéphilie », né à la fois de la pratique des ciné-clubs issus des mouvements d’éducation populaire et de sa consécration comme cinéma d’auteur par la critique (Les Cahiers du cinéma, Positif), ses salles « Art et essai » et la Nouvelle Vague au début des années 1960. La télévision souffre par ricochet du mépris des professionnels de cinéma et, plus profondément, de la méfiance des intellectuels qui ne voient dans ce média naissant qu’un outil d’aliénation et un instrument de propagande. Les pouvoirs publics reprennent à leur compte cette hiérarchie entre cinéma et télévision, et n’opposent guère de résistance face au lobby du cinéma qui lutte pour préserver les entrées en salles. Il en résulte un dispositif réglementaire unique en Europe de soutien financier à la production cinématographique et de protection contre l’avidité des chaînes, qui contribue pendant plusieurs décennies à faire du film de cinéma le produit phare de la télévision française, au détriment d’une production télévisuelle faible en volume et souffrant, sauf quelques exceptions indéniables, d’un déficit de prestige.

9Bien d’autres facteurs de différenciation pourraient être évoqués, certains déjà croisés dans notre survol de ces pays, comme la composante régionale, essentielle en Allemagne, du fait de sa structure fédérale, très forte au Royaume-Uni avec les compagnies commerciales alimentant en programmes le réseau ITV depuis les différentes métropoles régionales (Granada à Manchester produit le fameux feuilleton Coronation Street depuis 1960), nettement moins affirmée en Italie et en France.

Les remises en cause du modèle européen

10Assez rapidement, apparaissent des ferments de remise en cause du monopole. Les arguments invoqués sont de nature économique, technique et politique.

  • 2 En France, on passe de 5 % des ménages équipés en 1958 à 82 % en 1974. La hausse la plus nette se s (...)

11Sur le plan économique, les organismes de service public sont affaiblis par le ralentissement de la croissance du parc de récepteurs2. La progression des recettes de la redevance ne suffit plus à couvrir l’alourdissement des dépenses lié à l’ouverture de nouvelles chaînes et à l’extension du temps d’antenne. La publicité est introduite comme complément à la redevance. L’Allemagne et l’Italie s’engagent dans cette voie dès la fin des années 1950, la France attend 1968 et le financement mixte devient la règle dans la plupart des pays européens. La BBC constitue une des exceptions, qui s’explique par la complémentarité avec le réseau commercial ITV. Partout, l’importance de la publicité est strictement réglementée, soit limitée à certaines chaînes (en France, seulement la première chaîne, puis la 2e en 1971, enfin la 3e en 1982), à certaines tranches horaires (seulement entre 17 h 30 et 20 h en Allemagne), en volume horaire ou financier (Italie, France). Pendant toutes ces années de monopole, on peut affirmer que les chaînes publiques ne dépendent guère des annonceurs dans la mesure où ceux-ci doivent se contenter d’un faible nombre d’écrans achetés longtemps à l’avance, sans moyen de peser sur la programmation. Néanmoins, la contribution de la publicité au financement de la télévision publique affaiblit sa légitimité, introduisant le soupçon d’un intérêt plus marqué des dirigeants de chaînes pour les résultats d’audience. En outre, des dénonciations répétées de publicité clandestine vont ponctuer désormais la vie des organismes publics et entacher leur réputation.

12Plus encore, l’introduction au compte-gouttes de la publicité à la télévision donne corps aux arguments en faveur de la création de chaînes commerciales. Les appétits de la profession publicitaire, non satisfaits par les quelques espaces offerts, s’aiguisent rapidement et contribuent, avec certains groupes de communication, à alimenter un discours libéral selon lequel le progrès en matière de télévision passe nécessairement par la libre concurrence, l’initiative privée et le développement du marché publicitaire.

13L’évolution technique sert aussi la conception libérale. La justification du monopole de diffusion par la rareté des fréquences sur le réseau hertzien est remise en cause avec l’arrivée du câble, du satellite de diffusion directe. L’augmentation du nombre de chaînes devient possible et, à terme, se profile la fin inéluctable des monopoles nationaux. Les perspectives ouvertes par ces techniques contribuent à l’adoption de nouveaux modes de régulation du secteur. De fait, dans de nombreux pays d’Europe, ce sera par le câble et/ou le satellite que la télévision commerciale fera son entrée, profitant de la brèche ouverte par la réglementation.

14La remise en cause des grands services publics se fait aussi au nom de la liberté d’expression et du pluralisme. En Italie et en France notamment, la dépendance de la télévision publique par rapport au pouvoir politique, dans le domaine de l’information, entraîne son discrédit auprès d’une partie de la population. Des groupes alternatifs et associatifs vont porter la contestation à travers le mouvement des radios libres, puis, en Italie, des télévisions locales. Les tenants du libéralisme économique s’appuient sur une telle critique radicale du monopole et, que ce soit dans le domaine de la radio ou de la télévision, savent en tirer parti.

  • 3 Nous ne présentons pas ici l’ensemble des mesures prévues par la loi, mais seulement deux aspects q (...)

15Les circonstances de la loi du 7 août 1974 s’inscrivent en France dans ce contexte. Les griefs envers l’ORTF se sont accumulés depuis quelques années. Tout lui est reproché : mauvaise gestion, déficit, bureaucratie, publicité clandestine, inféodation au pouvoir politique, etc. La réforme organise la concurrence entre différents partenaires au sein du service public, comme garante du pluralisme et de la qualité des programmes3.

16Trois sociétés de programmes indépendantes sont créées, TF1, Antenne 3 et FR3. Les deux premières ont chacune leur régie de publicité, filiale de la RFP (Régie française de publicité). Financées pour plus de la moitié par la publicité, elles sont dans une situation nouvelle de dépendance vis-à-vis des annonceurs. La compétition en termes d’audience s’installe aux heures de forte écoute. FR3 reste exempte de publicité.

17Plus singulier encore par rapport aux pays voisins, l’activité de programmation dévolue à ces trois entités est séparée de celle de la production lourde. La SFP (Société française de production) récupère l’infrastructure et les personnels de production de l’ex-ORTF. Cette mesure conduit à un recul des investissements en production lourde (fiction, documentaires, variétés), les chaînes cherchant à accroître leur production interne légère (magazines de plateau, jeux, reportages) et leurs achats (films de cinéma, fiction étrangère), moins coûteux et tout autant compétitifs en termes d’audience.

18Ainsi s’ébauche une télévision où l’anticipation des comportements d’écoute du public prend le pas sur les ambitions touchant à la culture et à la création, la « grille » sur la production.

19L’éclatement de l’ORTF pèse lourd lorsque les chaînes publiques affrontent les nouvelles chaînes commerciales. Elles ne pourront résister qu’en ordre dispersé, sans faire bloc au sein d’un organisme unique, et auront perdu l’avantage d’une puissante capacité de production, force des grands organismes de services publics européens.

La montée en puissance de chaînes commerciales

20À partir de la fin des années 1970, les monopoles de tous les pays européens vont, l’un après l’autre, être brisés par l’arrivée de chaînes privées. Les chaînes publiques subsistent, mais se trouvent prises dans un système concurrentiel nouveau. Selon les pays, cet abandon du modèle d’origine ne se produit pas au même moment, au même rythme ni avec des modalités identiques. Les contextes politiques, les traditions réglementaires et de financement, le rôle des nouvelles technologies de diffusion dessinent à chaque fois un cas d’espèce.

Italie : l’installation d’un duopole public-privé

  • 4 Pour les différents pays, cf. notamment Serge Regourd, La télévision des Européens, Paris, La Docum (...)

21C’est par l’échelon local que la télévision privée s’introduit en Italie. En l’absence d’un cadre législatif précis, elle s’appuie sur la jurisprudence, à travers les décisions de la Cour constitutionnelle4. Elle utilise tout d’abord une faille juridique du code des télécommunications qui ne prévoyait le monopole que pour la diffusion hertzienne. Dès 1974, la Cour autorise ainsi l’ouverture à l’initiative privée de la télévision locale par câble, du fait de l’absence de risque de concentration. Dans un pays très faiblement câblé, cette technique qui demande de longs délais d’installation apparaît rapidement comme un frein aux yeux des opérateurs privés. Ils obtiennent deux ans plus tard l’autorisation d’émettre par voie hertzienne, à la condition de limiter la diffusion à l’ère locale.

  • 5 Elles retrouvent en cela la pratique nord-américaine du bartering, lorsque les grands lessiviers (U (...)

22Par cette brèche du local, les télévisions privées se multiplient très vite et plus d’un millier sont recensées au début des années 1980. D’emblée, les agences de publicité sont parties prenantes : elles achètent des programmes qu’elles fournissent gratuitement aux différentes stations après y avoir inséré des écrans publicitaires vendus aux annonceurs5, contournant ainsi la limitation de la diffusion à l’échelle locale. La seule interdiction qui perdure quant à l’interconnexion des stations locales concerne le direct, ce qui empêche la diffusion nationale d’informations ou de sport.

23À la fin des années 1970, des réseaux nationaux peuvent alors se constituer sous l’égide de groupes de presse et de Silvio Berlusconi, alors spécialisé dans l’immobilier et la finance. Celui-ci construit son propre réseau, Canale 5, à partir d’une télévision locale installée dans de nouveaux quartiers de Milan puis, une fois ce réseau achevé en 1979, rachète les deux réseaux concurrents qui restent en lice, Italia 1 en 1982 et Rete 4 l’année suivante. Un duopole public-privé, avec d’un côté les trois chaînes de la RAI et, de l’autre, les trois chaînes de Silvio Berlusconi (groupe Fininvest), s’installe en Italie.

24Silvio Berlusconi assoit sa suprématie en achetant d’importants catalogues de programmes (films, fictions) et en débauchant des vedettes de la RAI, tout en développant le marché publicitaire pour financer ses lourds investissements. Avec une programmation qui s’appuie essentiellement sur le cinéma, la fiction importée et les variétés, l’empire Fininvest part à l’assaut de la RAI et conquiert, dès la première moitié des années 1980, la première place en parts de marché. Première télévision publique en Europe à être ainsi dominée, il faudra plusieurs années à la RAI pour contre-attaquer.

France, le secteur public amputé de sa première chaîne

25La déréglementation s’accomplit en plusieurs étapes, traditionnellement ponctuées par l’adoption de lois, contrairement à ce qui se passe chez notre voisin transalpin.

  • 6 Fin 1986, 37 % des foyers français équipés d’un téléviseur recevaient La Cinq et 20 % TV6. En 1989, (...)

26Après la réforme giscardienne de l’ORTF, c’est le gouvernement socialiste arrivé aux commandes en 1981 qui poursuit le mouvement de libéralisation. La loi de juillet 1982 prévoit la possibilité de créer des chaînes hertziennes confiées à des opérateurs privés. Elle met également fin au plafonnement des recettes publicitaires et introduit la publicité sur FR3. Le plan câble est lancé, puis en 1984, la chaîne payante Canal Plus, confiée au groupe Havas, bénéficiant d’un réseau hertzien national. François Mitterrand annonce ensuite la création de deux chaînes commerciales qui démarrent au printemps 1986, l’une attribuée à Silvio Berlusconi sous le nom de La Cinq et l’autre à Publicis (TV6). Au début, les réseaux de ces nouvelles chaînes ne couvrent pas tout le territoire et, dans leurs zones de réception, de nombreux téléviseurs ne sont pas réglés pour les recevoir6. Leur audience progresse toutefois assez rapidement pour qu’elles représentent à elles deux le cinquième du marché en 1989.

27Le véritable moment de basculement se situe quelques mois après, suite à l’échec des socialistes aux élections législatives. La loi de septembre 1986, votée par la nouvelle Assemblée, prend effet en avril de l’année suivante, avec l’attribution de la première chaîne publique à un groupe d’acquéreurs conduits par le groupe Bouygues. Cette privatisation de TF1, chaîne qui représentait près de 40 % de part d’audience en 1986, ampute brutalement le secteur public, réduit à Antenne 2 et FR3, le place en situation de minorité et instaure un système concurrentiel déséquilibré avec trois chaînes commerciales et deux publiques se disputant les ressources publicitaires. Du jour au lendemain, la rareté des espaces publicitaires cesse, l’offre des diffuseurs excède la demande des annonceurs, ce qui entraîne une compétition sans précédent.

  • 7 À tel point que, pour nombre de téléspectateurs, TF1 sera longtemps perçue comme une chaîne publiqu (...)

28Dans tous les autres pays, les chaînes commerciales sont de nouvelles entrantes qui doivent pénétrer le marché face à des chaînes publiques déjà installées. En France au contraire, c’est la grande chaîne historique qui quitte du jour au lendemain le secteur public. TF1, chaîne privatisée, conservant le public fidélisé depuis longtemps (et donc une puissance financière en proportion), la légitimité, les acquis en termes de programmation7. La domination écrasante de TF1 sur le marché national, qui fausse la compétition pour de nombreuses années, n’a pas d’équivalent ailleurs en Europe, où les parts d’audience sont beaucoup plus équilibrées.

L’Allemagne : une montée en charge progressive des chaînes privées

29Le processus de privatisation est lancé par la coalition de droite à son arrivée au pouvoir en 1982, par le biais du câble. Dans la mesure où, selon la Constitution allemande, la télévision hertzienne est du ressort de chaque Land, le pouvoir fédéral ne peut imposer une mesure la touchant sans l’accord de chacun d’entre eux. En revanche, la décision du câblage relève du niveau fédéral et s’appuie sur la puissante Bundespot (Postes et Télécommunications). Il y a donc collusion d’intérêts entre l’institution des télécommunications, soucieuse d’assurer son avenir au-delà du téléphone, et le gouvernement chrétien-démocrate d’Helmut Kohl, favorable à la rupture du monopole. De leur côté, les Länder détenus par le parti socialiste s’opposent fermement à toute mesure défavorable au service public et retardent toute décision collective allant dans ce sens. Cette résistance des socialistes allemands à libéraliser la télévision, qui les distingue de leurs homologues italiens et français, va jouer comme un frein et amortir le choc de la confrontation entre chaînes publiques et privées.

30La Bundespost entreprend un câblage intensif du territoire et a besoin de l’offre des chaînes privées pour convaincre les foyers allemands de s’abonner. L’accès à des chaînes entièrement financées par la publicité lui permet de proposer des coûts d’abonnement peu élevés. Parmi les premières chaînes à voir le jour, se distinguent Sat 1, développée en 1985 par un consortium de groupes de presse et d’éditeurs (Springer) et le groupe de Leo Kirch, détenteur d’un riche catalogue de films, et RTL Plus, association du groupe luxembourgeois RTL et de Bertelsmann, qui émettent toutes deux par satellite en direction des réseaux câblés. Au début, elles investissent à perte car le nombre de foyers câblés susceptibles de les recevoir est trop faible pour attirer en nombre les annonceurs.

31À partir de 1986, par un processus du même type qu’en Italie, ces deux chaînes vedettes réussissent à obtenir, dans certains Länder, l’autorisation d’émettre par voie hertzienne, ce qui leur permet d’augmenter rapidement leur audience. Petit à petit, la plupart des Länder cèdent, même ceux qui sont gouvernés par les socialistes, sous la pression de leurs électeurs. En 1990, les chaînes commerciales couvrent l’ensemble du territoire. Entre temps, s’est rajoutée la chaîne Pro Sieben, appartenant comme Sat 1 au groupe de Leo Kirch.

32Au début de l’année 1989, six ans après le commencement du câblage, les trois chaînes du secteur public bénéficient encore de plus de 80 % de part d’audience ; avec la diffusion hertzienne, le recul s’accélère et ce chiffre tombe à 52 % en 1992. La réunification contribue à la progression des chaînes commerciales, dont les Ossis (Allemands de l’ex-RDA) sont particulièrement friands.

Espagne : une sortie du monopole tardive mais brutale

33La télévision publique espagnole est née avec le handicap de l’absence d’un financement public. Une seconde originalité découle de l’importance prise par les régions, dotées d’un statut d’autonomie depuis la Constitution de 1978, ce qui débouchera sur la création, au cours des années 1980, de chaînes dites « autonomiques », dans un contexte d’opposition politique au pouvoir central. Deux chaînes, l’une basque et l’autre catalane, régions gouvernées alors par des partis nationalistes de centre droit, commencent à émettre dans l’illégalité après l’arrivée des socialistes au pouvoir en octobre 1982. Ceux-ci régularisent leur existence en décembre 1983 par une loi prévoyant l’existence d’un « troisième canal public », et entérinent la création d’une chaîne analogue dans la région de Galice gouvernée par la droite. En 1989, neuf chaînes « autonomiques » sont en service, dont deux en Catalogne et au Pays basque.

34La création de cet échelon régional constitue en Espagne une première concurrence pour la télévision publique nationale. Et cela d’autant plus que les chaînes « autonomiques », subventionnées au départ par les communautés autonomes, dépendent aussi des recettes publicitaires pour compléter leurs ressources. La plus offensive est la Catalane TV3 qui bénéficie du marché publicitaire d’une région très prospère et propose une programmation grand public, n’hésitant pas à doubler en catalan les films et séries étrangères. En 1989, elle parvient à conquérir 29 % du temps d’écoute des Catalans.

35Mais le véritable bouleversement survient en 1990. Suite à la loi du 3 mai 1988 qui met fin au monopole de la télévision publique, le gouvernement a attribué à trois opérateurs l’autorisation de diffuser par voie hertzienne sur le territoire national. Une chaîne payante Canal Plus et deux chaînes commerciales Antena 3 et Tele 5 voient le jour.

36La concurrence entre les deux chaînes publiques, les chaînes « autonomiques » et les deux privées se fait entièrement sur le marché publicitaire dont les possibilités d’extension sont limitées. Comme en France trois ans plus tôt, l’accroissement brusque d’espaces fragilise le secteur public. Les chaînes privées parviennent à conquérir 38 % de parts de marché en trois ans et la RTVE traverse une grave crise financière qui l’oblige à stopper brutalement ses investissements en production.

Royaume-Uni, la fin du cosy duopoly

37L’équilibre qui prévalait depuis la fin des années 1950 entre un secteur public et un secteur privé tous deux richement dotés, respectant une logique de service public et de concurrence courtoise, s’est maintenu jusqu’aux années 1990.

  • 8 À partir de 1987, les recettes que Channel 4 permet à ITV d’engendrer sont supérieures à son budget

38En 1982, la création de Channel 4 n’a pas représenté une menace, grâce à un dispositif ingénieux. Cette chaîne de statut public, destinée aux « minorités », est financée exclusivement par les compagnies d’ITV (en proportion de leurs bénéfices annuels) chargées de commercialiser ses écrans. Ainsi, ses ressources, bien que d’origine publicitaire, ne dépendent pas de ses résultats d’audience8. Quatre chaînes de qualité sont alors offertes aux Britanniques, les deux généralistes BBC1 et ITV, avec environ 40 % de parts d’audience ; les deux complémentaires BBC2 et Channel 4, avec environ 10 % chacune.

39Ce qui remet en cause la pérennité du modèle britannique, c’est d’abord la volonté politique du gouvernement conservateur de libéraliser le marché. Le Broadcasting Act, adopté en novembre 1990, prévoit plusieurs dispositions qui, en quelques années, ébranlent les fondations du système. Parmi celles-ci, une nouvelle procédure d’attribution des licences aux compagnies d’ITV est mise en place à partir de 1993, par vente aux enchères tous les dix ans, de façon à maximiser la ponction de l’État. Cette mesure, qui fragilise financièrement les compagnies, conduit au rachat des petites par les grandes, puis à des fusions entre les grandes elles-mêmes, ce qui n’était pas permis auparavant. La même année, Channel 4 sort du giron d’ITV et commercialise directement ses espaces publicitaires, devenant une concurrente potentielle. La loi prévoit également la création d’une nouvelle chaîne hertzienne qui commence à émettre au printemps 1997, sous le nom de Channel 5. À l’IBA, autorité de contrôle des compagnies d’ITV, leur imposant de contraignantes obligations de service public, se substitue l’ITC qui a simplement vocation à réglementer d’une « touche légère » l’attribution des licences. Parallèlement, le strict alignement de la hausse de la redevance sur le coût de la vie entraîne une stagnation des ressources de la BBC.

40Se rajoute au même moment la concurrence venue du ciel, avec l’essor de la télévision par satellite. Le bouquet BSkyB, lancé fin 1990 par Murdoch, propose cinq puis six chaînes, gratuites (Sky One) et payantes (Sky Movies), diffusées par le satellite Astra et accessibles en réception directe ou par le câble. De nombreux foyers britanniques, tentés par une offre supplémentaire à faible coût, s’équipent de parabole et la montée en charge de BSkyB, bien que progressive, représente à la fin des années 1990 une concurrence réelle (un cinquième de parts d’audience sur la totalité des foyers, beaucoup plus sur les foyers équipés câble ou satellite). Même si elle domine encore largement ses rivales, la chaîne ITV voit son monopole sur le marché publicitaire sérieusement écorné.

Les conséquences du modèle commercial pour la TV publique

41À partir du moment où la télévision publique doit coexister avec des chaînes privées dont la logique est d’accaparer le maximum de téléspectateurs pour attirer les annonceurs, rien n’est plus comme avant. Elle est contrainte de se situer dans un nouveau rapport de force et d’adopter, peu ou prou, une logique semblable. C’est son existence économique et politique qui est en jeu. En effet, si elle est financée en partie par la publicité, elle doit tenter de maintenir son audience ou, en tout cas, d’en limiter l’érosion, pour ne pas trop perdre ses ressources et entamer un rapide déclin. Si elle est entièrement financée par la redevance et indépendante du marché publicitaire, elle doit prouver sa légitimité en conservant aussi un public non négligeable. Sa notoriété passe par son audience, même si elle ne se réduit pas à cela.

  • 9 Pour une analyse détaillée de la programmation commerciale, cf. Régine Chaniac et Jean-Pierre Jézéq (...)

42C’est en cela que le modèle de la télévision commerciale se substitue à celui de la télévision publique en situation de monopole. Il y a rupture, même pour les chaînes publiques. Cela n’empêche pas la possibilité pour certaines chaînes de rester en dehors de la compétition, si un consensus politique le permet, mais à condition qu’une ou deux « sœurs aînées » affrontent le secteur privé avec les armes de la programmation commerciale9.

43Dans tous les pays, la perte d’influence du secteur public, qui s’accompagne souvent d’une perte de ressources, a des effets cumulatifs, lorsque certains programmes particulièrement populaires sont conquis par le secteur privé. La perte de grands contrats sur le sport, des films blockbuster, la baisse de la production d’émissions prestigieuses (fiction), la concurrence sur le terrain de l’information contribuent à accentuer le handicap des chaînes publiques.

44Pour les émissions sportives, face aux surenchères des chaînes privées pour obtenir les contrats d’exclusivité de compétitions prestigieuses, les chaînes publiques ont dû s’incliner, soit en raison de difficultés financières déjà pesantes, soit au nom d’une certaine déontologie. C’est ainsi qu’en Allemagne, Italie, France, les championnats nationaux de football ont été perdus par le secteur public, tandis qu’au Royaume-Uni, ITV les a également perdus au bénéfice d’une chaîne cryptée du bouquet BSkyB (Sky Sports), ce qui en limite l’accès aux foyers abonnés. En retour, la disparition de ces images sur les écrans publics a contribué pour une bonne part à un recul de l’audience, accentuant leur faiblesse économique et rendant bien hypothétique un retour en arrière.

45Concernant la production de fiction, les chaînes publiques peuvent en principe garder l’avantage sur les nouvelles entrantes. En effet, contrairement aux achats de droits (sport, films, séries étrangères) immédiatement disponibles, la production de programmes de stock suppose une politique d’investissement à long terme et une compétence interne qui ne s’acquiert qu’avec l’expérience. Pourtant, nous avons déjà évoqué l’exemple de la RTVE en Espagne qui, traversant une grave crise financière, avait réduit à presque rien ses commandes de fiction au début des années 1990 et renoncé pour un temps à toute ambition dans ce domaine. C’est paradoxalement le diffuseur privé Antena 3 qui relance la fiction espagnole en s’engageant dans une production industrielle de longues séries. De même, en France, la chaîne privatisée TF1 a parié sur la fiction française dès 1988-1989, alors que le service public, affaibli par la réforme de 1975, avait progressivement réduit ses investissements.

46L’information, enfin : lorsqu’une chaîne privée décide de sortir du ghetto tout divertissement (fiction américaine/films/jeux) et parvient à installer un journal d’information qui conquiert une audience non négligeable, elle gagne ses lettres de noblesse de chaîne généraliste. C’est autant de terrain perdu pour le service public dont le journal constituait une référence.

47En Italie, du fait de l’interdiction pour le pôle Berlusconi de diffuser en direct, le service public a conservé de longues années le monopole de l’information avec des journaux qui se relaient sur les trois chaînes de la RAI entre 19 h et 20 h. La loi Mammi, votée en août 1990, supprime cette interdiction à partir de janvier 1993. Canale 5 installe avec succès un journal à 20 h, face à celui de RA11.

48La situation est plus déséquilibrée en France. TF1 hérite en 1987 de son audience de première chaîne publique. Son journal de 20 h, dopé par la « locomotive » du jeu la Roue de la fortune, déjà en tête, creuse encore son écart pour atteindre près du double de téléspectateurs que celui d’Antenne 2. Aujourd’hui encore, il représente une véritable institution et reçoit les invités les plus prestigieux, attirés par son audience.

La réorganisation des services publics face à la concurrence

49Dans tous les pays étudiés, la télévision publique tente de limiter ce processus de déclin, voire de reconquérir une partie du terrain perdu.

50Cette contre-attaque est facilitée par l’existence d’une structure intégrée. Si la RAI parvient à enrayer la progression de Silvio Berlusconi à partir de 1987 et à jouer à jeu égal, voire à s’assurer jusqu’à aujourd’hui une position légèrement majoritaire (44,3 % contre 43 % en 2004), c’est, entre autres choses, parce qu’elle a pu se mobiliser de façon cohérente. La coordination de la programmation, des ressources, des moyens et des achats a permis aux trois chaînes d’affronter ensemble la bataille de l’audience. R A13, chaîne jusque-là régionale et culturelle, marginale en termes d’écoute, est « réquisitionnée » pour lutter avec les deux autres. Entre 1988 et 1989, le volume de diffusion régionale est réduit au quart et ne subsistent que de courts décrochages régionaux pour de l’information à 14 h et à 19 h 30. La chaîne voit sa part d’audience augmenter de 4 % en 1987 à 8 % en 1990 et représente encore aujourd’hui près du dixième du temps d’écoute des téléspectateurs italiens. Cet atout d’un organisme unique joue aussi en Espagne, permettant une étroite coordination entre les deux chaînes de la TVE. En revanche, l’harmonisation traditionnelle entre l’ARD et la ZDF en Allemagne, de même que la tradition de « courtoisie » en Grande-Bretagne entre la BBC et ITV sont battues en brèche par la nouvelle situation concurrentielle. Les synergies sont limitées aux deux programmes de l’ARD et de la BBC. En France, la division du service public a été organisée par la loi de 1974 évoquée plus haut. À partir de 1987, Antenne 2 et FR3 n’ont aucun moyen commun pour affronter les trois chaînes privées qui accaparent près des deux tiers de l’audience : ni ressources, ni structure d’achat ou de production, ni même tradition de coordination.

51Le redressement des chaînes publiques est également favorisé par un financement généreux. Les deux télévisions les plus riches, la britannique et la germanique, vont mieux résister que les autres, conserver plus longtemps leur prestige, notamment par le haut niveau de leurs investissements en production.

52La nécessité de se mobiliser contre un déclin irréversible se traduit par d’importantes évolutions de l’offre.

53À des degrés divers selon les pays, les programmes à caractère culturel, qui ne permettent pas de résister efficacement à l’offensive des chaînes privées, pâtissent de la concurrence. Les chaînes culturelles le sont de moins en moins, et plus particulièrement en première partie de soirée : RA13, TVE2. Les chaînes généralistes suppriment ainsi certains documentaires, magazines politiques, émissions de musique classique, ou le théâtre ; elles les programment à une heure plus tardive (Allemagne, Royaume-Uni), voire très tardive (Italie). De même, les programmes régionaux sont partout en recul.

54Les genres traditionnels du divertissement occupent en grande partie le terrain perdu par les programmes de connaissance ou de réflexion : fiction, jeux, etc. En outre, les chaînes publiques accueillent peu ou prou de nouvelles formes d’émissions conçues pour fasciner le spectateur, fondées sur une double confusion, celle des genres entre fiction et information, et celle du public et du privé : reality shows, magazines de confessions intimes, reportages faisant appel au sensationnel, dramatisation de l’actualité, talk shows scénarisés, télé-réalité sous toutes ses formes. La BBC fait sensation en adaptant certains formats de télé-réalité (dont Famé Academy, The Chair) et en créant le jeu The Weakest Link qui deviendra le Maillon faible sur TF1.

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55La régularisation des grilles est un autre aspect essentiel de la plongée des chaînes publiques dans l’univers commercial. Dans certains pays comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, les grilles étaient assez différentes d’un jour à l’autre, d’une semaine à l’autre. La programmation horizontale, c’est-à-dire la diffusion d’un même programme chaque jour, s’impose progressivement en journée et surtout en avant-soirée, moment stratégique pour attirer le public dès son arrivée devant le petit écran. En proposant aux téléspectateurs un menu quotidien régulier, facilement mémorisable, elle favorise les habitudes d’écoute. Elle permet aux chaînes financées par la publicité de diminuer l’incertitude sur les résultats d’audience et donc de garantir aux annonceurs la prévision la plus fiable possible. En Allemagne, suivant l’exemple de sa rivale RTL, l’ARD installe en 1995 deux feuilletons quotidiens à la suite, à 18 h (Verbotene Liebe) et à 18 h 25 (Marienhof)10. Bel exemple de courtoisie, les célèbres feuilletons britanniques de vingt-six minutes, toujours en tête des palmarès, ont été diffusés pendant de longues années à raison de deux épisodes par semaine : le vétéran Coronation Street sur ITV le lundi et le mercredi à 19 h 30 (depuis 1960) ; Eastenders sur BBC1 le mardi et le jeudi à la même heure (depuis 1985). En quelques années, évitant toujours la concurrence frontale mais se rapprochant du striping11 de la programmation commerciale, ITV passe à 4 épisodes par semaine et BBC1 à 3.

56Enfin, la régularité des grilles a pour corollaire la priorité donnée aux programmes, susceptibles d’être diffusés en longues séries. Les émissions pouvant occuper un même créneau pendant longtemps sont les plus aptes à fidéliser le public et à offrir aux annonceurs l’audience prévisible qu’ils préfèrent. Les catégories de programmes qui se prêtent bien à une telle « sérialisation », feuilletons et séries, jeux, talk-shows, prennent le pas sur les autres : après l’Allemagne, le feuilleton quotidien d’avant soirée s’installe en Italie (RA13, Un posto al sole) et finalement en France (France 3, Plus belle la vie). De son côté, RA11 suit l’exemple espagnol de production industrielle en adaptant une comédie à succès de Tele 5, Medico de familia, à raison de 52 épisodes de cinquante-deux minutes la première saison (1998-1999) et plus encore les années suivantes. France 2 développe à partir de 1997 le format de cinquante-deux minutes pour des séries policières de première partie de soirée, ce qui lui permet d’atteindre un volume annuel de 12 épisodes, inconnu jusque-là en France.

57Cette évolution structurelle des grilles des chaînes publiques, qui les rapproche de leurs rivales commerciales, ne les empêche pas de garder une certaine spécificité. Elles maintiennent à l’antenne une grande diversité de sports alors que les chaînes privées se contentent de football et de formule 1. Elles abordent les genres les plus populaires (jeux, variétés, fiction) avec un souci de créativité et d’exigence. Elles font moins appel aux séries et feuilletons d’origine étrangère (États-Unis, Brésil) que leurs concurrentes, surtout en première partie de soirée. Elles s’engagent dans la production de séries documentaires ambitieuses. Elles conçoivent des magazines politiques qui font référence. Elles accordent encore une place aux spectacles vivants et à l’actualité culturelle. Tout cela de façon variable selon les pays et les situations de concurrence.

Les correctifs apportés au modèle commercial

58En France, les pouvoirs publics ont été amenés à rectifier les contours du nouveau paysage audiovisuel pour atténuer le déséquilibre entre secteurs public et privé.

59La création de La Sept (Société d’édition de programmes de télévision) en 1986 marque ainsi la volonté politique d’introduire une offre alternative, culturelle et européenne, face à l’uniformisation des écrans. Émettant à partir de 1989 sur le satellite TDF1 à destination des réseaux câblés et bénéficiant d’une fenêtre régulière le samedi sur FR3, La Sept relance la production nationale de documentaires et de spectacles vivants (théâtre, opéra, danse).

60Suite à un traité franco-allemand, La Sept devient le pôle français d’une chaîne culturelle commune, baptisée Arte, qui, à partir de mai 1992, diffuse par satellite le même programme dans les deux pays. La même année, les pouvoirs publics français octroient à Arte le canal hertzien resté vacant après la faillite de La Cinq en février de la même année, ce qui élargit considérablement son public potentiel. De fait, elle obtient en France de meilleurs résultats qu’outre-Rhin où elle est perdue dans l’offre abondante du câble. Depuis 1995, la chaîne franco-allemande, qui n’ouvre l’antenne qu’à 19 h sur le réseau hertzien, accueille en journée la dernière-née du paysage audiovisuel français, la « chaîne du savoir, de la formation et de l’emploi », nommée à ses débuts La Cinquième.

61Le remplacement d’une chaîne commerciale par deux chaînes de service public diminue le handicap du secteur public qui retrouve presque le niveau d’audience conservé dans d’autres pays. Arte, chaîne sans publicité, antidote aux excès du modèle commercial, est une indéniable réussite du point de vue de la qualité, de la diversité et de l’ambition des programmes offerts. La Cinquième a de son côté acquis une évidente légitimité avec ses magazines qui abordent de nombreux aspects de la vie quotidienne et participent à l’espace public. Il est seulement regrettable que France 2 et France 3 aient pris prétexte de l’arrivée de ces deux petites cadettes pour se désengager encore d’une mission culturelle qu’elles n’honoraient plus qu’à contrecœur. La migration des programmes culturels de chaînes généralistes installées vers des chaînes spécialisées ne favorise pas leur réception.

  • 12 Au sein du service public, seul le pôle français d’Arte échappe à l’intégration, s’appuyant sur le (...)

62La préoccupation du législateur de renforcer la télévision publique s’est aussi traduite par la reconstruction d’un pôle unique. Amorcée en 1989 par la création d’une présidence commune pour Antenne 2 et FR3, elle se concrétise avec la loi d’août 2000. Celle-ci prévoit une moindre dépendance des chaînes publiques à l’égard du marché publicitaire, en abaissant notamment le seuil limite de la durée des écrans, et crée un holding regroupant France 2, France 3 et La Cinquième, devenue France 5, mettant en commun certaines fonctions12.

63Le règne de la télévision publique, caractérisée par un certain volontarisme culturel, est souvent opposé à celui de la télévision commerciale, privilégiant les catégories de programmes les mieux accueillies par le public. À la télévision de l’offre, aurait succédé une télévision de la demande. Selon cette conception, la percée des chaînes commerciales aurait contraint les chaînes publiques à mieux tenir compte des goûts majoritaires du public. Certains déplorent alors une « dérive populiste » qui dénature le secteur public, d’autres se réjouissent de cette évolution due à une saine concurrence.

64L’observation des grilles donne raison aux uns et aux autres. En effet, certains genres comme la fiction, et plus particulièrement les feuilletons et séries, base des grilles commerciales, gagnent aussi du terrain sur les chaînes publiques ; cette progression se fait au détriment de programmes plus exigeants et moins sérialisés ; les grilles deviennent plus régulières pour mieux fidéliser les téléspectateurs...

65Plus encore, la programmation elle-même change de nature. Avant l’arrivée des chaînes privées, c’est une fonction technique qui consiste pour une bonne part à agencer en fin de course une grille de diffusion à partir d’éléments produits ou achetés par des services disposant d’une certaine autonomie. Avec la montée de la concurrence, parce que la préoccupation d’obtenir de bons résultats d’audience augmente, la programmation devient une fonction stratégique et centrale au sein de la chaîne. La grille n’est plus une simple addition d’émissions, mais un assemblage cohérent qui respecte les impératifs de la programmation commerciale : conquérir le public, le conserver d’une émission à l’autre, d’un jour à l’autre. En amont de la production et des achats, elle commande toutes les décisions en matière de programmes.

66Pour autant, l’idée que cette télévision répond mieux à la demande des téléspectateurs doit être remise en question. La recherche d’audience dans le contexte traditionnel de la diffusion hertzienne, entre quatre et six choix maximum selon les pays, conduit à une rivalité permanente. Cela a souvent pour effet que chacune, privée ou publique, choisit le même type de programme au même moment, susceptible de « faire le plein », pour ne pas céder le terrain aux autres. En première partie de soirée, moment de plus forte écoute et donc de plus forte compétition, on aboutit ainsi à une offre assez uniforme, faite de fiction et de divertissements, qui peut s’avérer frustrante certains soirs pour nombre de téléspectateurs. Les attentes diversifiées, complémentaires ne sont pas prises en compte dans un système où aucune chaîne ne veut prendre le risque d’une audience marginale.

67Les techniques de diffusion actuelles (câble et satellite, numérique terrestre, ADSL, etc.) ouvrent une nouvelle ère pour la télévision, promettant la spécialisation des contenus, l’interactivité, l’individualisation de la consommation, au risque d’un émiettement de la réception. Seules les grandes chaînes publiques généralistes peuvent encore réunir des auditoires significatifs devant des programmes ambitieux. Elles bénéficient pour cela de leur notoriété, de l’équilibre qu’elles proposent entre les genres et de la confiance du public. En ce sens, la télévision publique conserve plus que jamais sa raison d’être et doit relever un nouveau défi : maintenir une télévision de l’offre qui propose une grande diversité de genres, qui ose prendre des risques en privilégiant l’innovation, qui parie sur la curiosité du public, sa disponibilité, sa compétence.

Notes

1 Ce triptyque apparaît au Royaume-Uni dès 1926 dans la charte de la radio publique.

2 En France, on passe de 5 % des ménages équipés en 1958 à 82 % en 1974. La hausse la plus nette se situe entre 1961 et 1967, avec un million de nouveaux foyers enregistrés chaque année ! Source : ministère de la Culture.

3 Nous ne présentons pas ici l’ensemble des mesures prévues par la loi, mais seulement deux aspects qui ont particulièrement contribué à affaiblir le service public.

4 Pour les différents pays, cf. notamment Serge Regourd, La télévision des Européens, Paris, La Documentation française, 1992 ; pour l’Italie, Pierre Musso et Guy Pineau, L’Italie et sa télévision, Paris, INA/Champ-Vallon, 1989.

5 Elles retrouvent en cela la pratique nord-américaine du bartering, lorsque les grands lessiviers (Unilever) et leurs agences publicitaires fournissaient aux networks des feuilletons d’après-midi destinés aux ménagères, accompagnés de leurs écrans publicitaires (d’où l’origine de leur appellation de soap).

6 Fin 1986, 37 % des foyers français équipés d’un téléviseur recevaient La Cinq et 20 % TV6. En 1989, ces taux se situent respectivement à 77 % et 66 %.

7 À tel point que, pour nombre de téléspectateurs, TF1 sera longtemps perçue comme une chaîne publique.

8 À partir de 1987, les recettes que Channel 4 permet à ITV d’engendrer sont supérieures à son budget.

9 Pour une analyse détaillée de la programmation commerciale, cf. Régine Chaniac et Jean-Pierre Jézéquel, La télévision, Paris, La Découverte, coll. « Repères », n° 405, 2005, chap. 2.

10 Toutes les données concernant la fiction sont issues du secteur des Études de l’Ina, à travers sa participation au groupe de travail Eurofiction (résultats publiés chaque année par l’Observatoire européen de l’audiovisuel, de 1997 à 2003), et de deux études réalisées pour France 2 en 1998 et 2000 : Les feuilletons quotidiens nationaux en Europe ; Les sitcoms nationales en Europe.

11 Striping, de stripe (rayure, zébrure, bande), est le terme utilisé par les programmateurs nord-américains pour désigner la programmation horizontale dans la représentation graphique des grilles.

12 Au sein du service public, seul le pôle français d’Arte échappe à l’intégration, s’appuyant sur le statut juridique de la chaîne binationale.

Auteur

Sociologue, chercheur au laboratoire Communication et politique (CNRS) ; spécialiste de l’évolution de l’offre des programmes de télévision et des comportements des publics, elle a publié : La télévision, avec Jean-Pierre Jézéquel, Éditions La Découverte, Paris, 2005 ; « L’audience. Presse, Radio, Télévision, Internet », (coord.), Hermès, n° 37, CNRS Éditions, Paris, 2004 ; « Europe : vers la convergence ? », MédiaMorphases, hors-série « Les séries télé », INA/ Armand Colin, Janvier 2007 ; « Les Buttes-Chaumont : l’âge d’or de la production ? » avec Jean-Pierre Jézéquel, Quaderni, n° 65, dossier « L’ambivalence du mythe de l’ORTF », janvier 2008.

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