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Terres promises

 | 
Hélène Harter
, 
Antoine Marès
, 
Pierre Mélandri
, 
et al.

Relations internationales

L’Allemagne et la crise des années 1930 à travers la presse française de droite

Ralph Schor

Texte intégral

1Le krach de Wall Street, le 24 octobre 1929, premier et spectaculaire épisode de la crise mondiale, constitua pour la presse française de droite le point de départ d’une réflexion qui se poursuivit pendant de longues années. L’ampleur du mal fut aussitôt perçue, comme l’attestaient les expressions employées dès le 26 octobre dans le Temps, ordinairement très sobre : « Panique à New York... Tempête d’ordres de vente... Scènes de désordre... Situation sans précédent. »

2Quand la débâcle s’accéléra en Allemagne, au printemps de 1931, les journaux accordèrent au phénomène une attention très soutenue, parfois passionnée. En vérité, ils se montraient toujours très attentifs à la conjoncture allemande. Avant la crise déjà, ils analysaient de près la politique financière du Reich. Ils redoutaient que les dépenses excessives et l’endettement caractérisant ce pays ne fussent allégués pour suspendre le paiement des réparations, réglées par le plan Young. Mais, à la fin de 1930, la presse ne prévoyait pas que l’Allemagne pût souffrir d’une crise analogue à celle des États-Unis. La surprise se révéla douloureuse.

Les origines de la crise allemande

3Pour les journaux français, la crise frappant l’Allemagne s’expliquait principalement par la gestion financière menée dans ce pays et accessoirement par la dépression mondiale.

  • 1 L’Illustration, 17 septembre 1932.

4La droite reprochait avant tout à l’Allemagne d’avoir trop dépensé depuis de nombreuses années. Les journalistes dénonçaient les folies budgétaires, le gaspillage, les innombrables dépenses somptuaires. Les Allemands avaient vu trop grand, ils avaient vécu bien au-dessus de leurs moyens, ils avaient voulu « se rendre semblables à Dieu » comme disait Ludovic Naudeau dans l’Illustration1.

  • 2 Revue des Deux Mondes, 15 août 1931.

5Cette conduite insensée dénotait l’influence du socialisme en Allemagne, un véritable socialisme d’État qui avait poussé aux pires dilapidations. Pour Victor de Marcé, auteur d’un long article dans la Revue des Deux Mondes, la structure fédérale du pays favorisait également les prodigalités car les différents États, assurés de l’aide du gouvernement central, n’hésitaient pas à établir des budgets en déficit. Les dépenses étaient encore stimulées par l’esprit de clocher et un suffrage universel brutalement substitué « au système des classes où les plus imposés étaient les maîtres de l’impôt et du budget2 ». Le nationalisme, poussant aux dépenses de prestige et au réarmement, avait aussi joué un rôle dans la mise à sac des finances.

  • 3 Ibid.
  • 4 L. de Launay, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1931.
  • 5 L. Naudeau, L’Illustration, 19 décembre 1931.

6La presse énumérait les dépenses consenties par l’Allemagne. Pour la droite, ce n’étaient pas les réparations qui avaient ruiné le Reich ; leur paiement ne représentait qu’une proportion négligeable des sorties, moins de 5 % selon Victor de Marcé3. En revanche, les dépenses sociales, qualifiées de « prodigalités démagogiques4 », étaient jugées excessives : l’instruction publique, l’assistance, les assurances sociales, l’hygiène avaient absorbé une part énorme du budget. Les salaires avaient considérablement augmenté. « Des habitations ouvrières d’un grand perfectionnement » avaient été multipliées5. Il fallait aussi compter les dépenses effectuées par les corps constitués, le considérable développement du nombre des fonctionnaires, la fréquente gratuité des services publics et des activités culturelles.

  • 6 L’Illustration, 12 décembre 1931.

7La droite française était particulièrement frappée par les grands travaux effectués en Allemagne. Ludovic Naudeau, qui parcourait le Reich pour le compte de l’Illustration, décrivait les routes, les canaux et surtout les bâtiments : « Des milliards avaient été consolidés en pierres et en briques », notait-il6. Visitant à nouveau des villes dans lesquelles il avait jadis séjourné, il s’étonnait des extraordinaires changements qu’elles présentaient, ainsi à Berlin, Francfort, Düsseldorf, Cologne :

  • 7 Ibid., 26 décembre 1931.

Cologne, sous la conduite du fastueux Oberburgmeister Adenauer, cet Haroun-al-Rachid des bords du Rhin, n’a pas été en retard quand il s’est agi de s’octroyer les plus coûteux embellissements7.

8Partout avaient poussé les édifices publics les plus énormes, les équipements urbains les plus modernes, les logements les plus luxueux. Ces travaux avaient certes procuré un emploi à de nombreux chômeurs, mais la droite assurait que le gaspillage en avait été la rançon et se demandait pourquoi un peuple responsable de la guerre vivait dans des maisons plus belles que celles de ses voisins. Il apparaissait que Français et Allemands ne parlaient pas le même langage : économie et sagesse chez les uns, dilapidations et folies chez les autres.

  • 8 Journal des débats, 29 mars 1932.
  • 9 L. Naudeau, L’Illustration, 19 décembre 1931.

9La presse ajoutait que « le lyrisme et l’hypertrophie technique8 », une industrialisation « outrancière9 », une rationalisation exagérée avaient englouti une importante partie des richesses allemandes. L’industrie avait grandi trop vite, au point que l’agriculture occupait désormais une place subalterne dans l’économie allemande. Cette rapide croissance posait un problème de débouchés : tant que le marché mondial absorbait la plus grande partie de l’énorme production du Reich, l’amortissement du capital immobilisé dans les machines se poursuivait et les usines fonctionnaient. Mais que survînt une crise et tout l’organisme se trouvait paralysé. Ainsi, selon la droite, la nécessité d’effectuer des importations agricoles et de garder une clientèle mondiale pour l’écoulement des produits manufacturés expliquait en partie l’inquiétante fragilité de l’économie allemande.

  • 10 Journal des débats, 17 août 1939.
  • 11 Ibid., 19 novembre 1930.
  • 12 Ibid., 13 juillet 1931.

10En dernier lieu, la droite flétrissait en termes sévères le réarmement auquel de nombreux crédits étaient affectés. Dès 1930, dans le Journal des débats, Pierre Bernus dénonça « le monstrueux budget de la Reichswehr10 » et Auguste Gauvain la collusion militaire germano-soviétique11. De la sorte, l’Allemagne violait le traité de Versailles et cherchait manifestement une revanche ; certains certifiaient même qu’elle était plus forte qu’en 1914. « L’Allemagne vit dangereusement pour elle et pour le reste du monde », affirmait Édouard Payen12.

  • 13 Le Temps, 12 juillet 1931.
  • 14 Ibid.

11Mais où ce pays puisait-il l’argent qu’il utilisait si mal ? La droite remarquait souvent que l’Allemagne n’avait jamais épargné : elle préférait emprunter l’épargne des autres. En cas de crise, elle quémandait de nouvelles aides. « Elle tend la main », notait le Temps13, cela à la différence de la France qui, en 1926, n’avait compté que sur elle-même et avait montré « un extraordinaire effort de volonté nationale14 ».

  • 15 Ibid., 22 novembre 1931.

12L’arrivée des capitaux étrangers en Allemagne avait encouragé le gaspillage et permis au pays « de payer les réparations avec de l’argent emprunté au dehors et de continuer ainsi à vivre au-dessus de ses moyens15 ». Les principaux créanciers du Reich étaient les États-Unis et le Royaume-Uni, qui avait prêté à court terme des sommes considérables. L’éclatement de la crise mondiale avait amené ces pays à rapatrier leurs capitaux, mais l’Allemagne n’avait pu tout restituer, ses banques ayant souvent engagé les crédits qu’on leur avait consentis. De ces imprudences résultaient la débâcle financière allemande et les risques désormais courus par les pays prêteurs. La droite remarquait aigrement qu’on retrouvait dans cet enchevêtrement d’intérêts un exemple de la politique générale d’inflation et d’abus de crédit.

  • 16 L’Écho de Paris, 14 juillet 1931.
  • 17 L’Action française, 9 novembre 1931.
  • 18 Journal des débats, 29 mars 1932.

13Le rapatriement des capitaux montrait que l’Allemagne n’inspirait plus confiance. Les grandes puissances avaient compris que ce pays, cédant toujours au gaspillage, ne savait pas gérer ses finances et dilapidait les fonds étrangers dont il dépendait. Cette politique révélait une malhonnêteté évidente dont les journaux donnaient beaucoup d’exemples. Dans l’Écho de Paris, Charles Bonnefon dénonçait la véritable pourriture qui présidait à la gestion des sociétés par actions : celles-ci avaient dépassé les bornes admissibles en matière d’emprunt et de spéculation16. Dans l’Action française, Maurice Pujo montrait qu’au moment où l’Allemagne se proclamait ruinée, ses industriels déposaient de nombreux capitaux à l’abri, dans des banques étrangères17. D’une manière générale, la presse déplorait l’infidélité de l’Allemagne à ses engagements, sa mauvaise grâce à s’acquitter des réparations, l’oubli de ses dettes, alors que la France, en 1871, avait eu à cœur de tout payer rapidement à son créancier. Ainsi, se lamentait le Journal des débats, « les règles antiques de la probité commerciale périssent, le respect des contrats sombre18 ».

14Finalement, certains journalistes se demandaient si l’Allemagne, loin d’être la victime inconsciente et involontaire de ses propres méthodes, n’avait pas sciemment cherché son appauvrissement. Victor de Marcé observait dans la Revue des Deux Mondes :

  • 19 Revue des Deux Mondes, 15 août 1931.

Il est permis de se demander si cette volonté de ne pas contrôler les dépenses n’a pas été intentionnelle, si l’Allemagne n’a pas voulu, tout en fortifiant son outillage national et aussi en augmentant sa puissance militaire, réduire aux dépens de ses créanciers sa capacité de paiement19.

15Le climat politique régnant en Allemagne expliquait aussi, d’après la droite, les appréhensions de l’étranger. Le réarmement auquel le pays avait procédé témoignait d’un vif nationalisme. Protestant contre les traités, quémandant des concessions, tirant avantage de toutes les circonstances et, notamment, de la faiblesse de la France, le Reich s’était considérablement renforcé.

  • 20 Le Temps, 17 octobre 1931.
  • 21 L’Illustration, 2 janvier 1932.
  • 22 L’Action française, 14 septembre 1930.
  • 23 Le Temps, 17 octobre 1931.
  • 24 L’Illustration, 9 janvier 1932.

16De plus, l’agitation des partis extrémistes devenait dangereuse ; politiquement, l’Allemagne « partait à la dérive20 ». Plus qu’aux communistes, la droite accordait son attention au phénomène nazi. Si globalement elle considérait l’Allemagne avec méfiance et antipathie, elle manifestait une aversion ouverte à l’égard des hitlériens, « des inconscients emportés par des passions rétrogrades », disait Ludovic Naudeau21. Marie de Roux, analysant dans L’Action française le programme électoral d’Hitler, en montrait la démagogie et le racisme ; ce n’était qu’une critique « passionnée et confuse » du capitalisme22. Il n’échappait pas aux journaux que les industriels subventionnaient les nazis. Le Temps ne comprenait pas un tel appui accordé à un « chef raciste » aux idées « incohérentes23 ». Naudeau saisissait mieux le sens de cette collusion : les nazis servaient aux patrons de « garde prétorienne » contre le danger communiste24.

  • 25 W. d’Ormesson, Le Temps, 11 décembre 1932.
  • 26 L. Naudeau, L’Illustration, 10 septembre 1932.

17L’importance des extrémistes était expliquée par la profondeur du malaise social affectant l’Allemagne. Sans doute, la masse populaire restait-elle généralement passive, mais la rapide industrialisation avait fait naître « un immense prolétariat dont l’existence est entièrement soumise aux fluctuations de l’économie25 ». Toute dépression pouvait lancer cette masse dans l’agitation. Or, avant même la crise, l’Allemagne connaissait un important chômage ; le malaise mondial n’avait qu’accéléré une dégradation en cours. Cette situation profitait aux extrêmes : « Ainsi, c’est le chômage qui a fourni tant aux hitlériens qu’aux communistes leurs recrues si nombreuses : ces désespérés n’attendent plus rien que de quelque coup de force dont ils seraient les exécutants et les bénéficiaires26. »

  • 27 Ibid., 19 décembre 1931.
  • 28 Le Temps, 11 décembre 1932.

18Les partis extrémistes avaient attiré les jeunes qui se composaient « une foi étrange » et attendaient leur salut « d’une espèce de miracle27 ». Wladimir d’Ormesson exprimait la même opinion : « Le secret du succès de l’hitlérisme et du communisme, c’est que ces partis apportent des réponses enfantines, sentimentales, brumeuses, mais catégoriques, aux questions que tout Allemand se pose28. »

19Ainsi, les journalistes, tout en percevant le lien unissant l’endettement extérieur de l’Allemagne et l’irruption de la crise, privilégiaient l’étude des fautes et des faiblesses intérieures du Reich. Ils observaient la modernisation du pays pour la critiquer vigoureusement et y déceler un germe de crise. Là où on voit d’ordinaire une preuve de dynamisme économique, la droite dénonçait la folie des grandeurs. Elle relevait aussi le nationalisme et le réarmement du Reich, ainsi que l’agitation des partis extrémistes. En ce dernier domaine, tout en amplifiant certains faits, elle voyait juste.

L’Allemagne : un faux malade

  • 29 L’Action française, 17 juillet 1931.
  • 30 Journal des débats, 6 juillet 1931.
  • 31 Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1931.

20La droite estimait que l’Allemagne avait considérablement exagéré ses difficultés économiques. Sa ruine était, pour Georges Dovime, « un bluff gigantesque [...], une innommable comédie29 ». En effet, les Allemands étaient accusés de falsifier leurs statistiques pour ne pas révéler qu’ils jouissaient encore, en 1931, d’un commerce excédentaire. Ce dernier profitait d’un ancien et fructueux dumping. Les sociétés servaient de gros dividendes, l’épargne s’accroissait, la consommation de nombreux produits, dont certains étaient superflus, se développait. L’Allemagne avait investi la plus grande partie des prêts étrangers dans l’industrie et ainsi elle s’était donné « une armature industrielle et une force d’expansion commerciale que les autres pays d’Europe et les États-Unis eux-mêmes peuvent lui envier30 ». En somme, la plupart des observateurs se trouvaient d’accord avec Maurice Pernot pour reconnaître qu’en Allemagne « l’économie est saine, la monnaie est solide31 ». Certes, des faillites se produisaient, quelques difficultés semblaient surgir, mais cela n’entamait pas l’étonnante vitalité dont le pays témoignait. Edmond Giscard d’Estaing développait cette idée :

  • 32 Journal des débats, 6 juillet 1931.

L’Allemagne a beau s’endetter, faire faillite, suspendre ses paiements, les labos et les usines allemandes continuent à travailler [...]. Ainsi les forces créatrices sont-elles, autant qu’il est possible, désolidarisées des troubles financiers, dont précisément leur ambition est la cause essentielle [...]. Les faillites sont, certes, aujourd’hui plus fréquentes que jamais en Allemagne, mais presque toujours on constate que l’actif est supérieur au passif, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de perte réelle pour l’économie du pays, mais seulement une gêne ou une ruine pour les créanciers32.

  • 33 L’Action française, 26 juillet 1931.
  • 34 Journal des débats, 20 janvier 1932.

21Le formidable équipement dont le Reich s’etait doté lui permettrait, une fois la crise finie, d’exercer une prépondérance économique irrésistible et d’« inonder le monde de ses produits33 ». Ensuite ce pays ambitieux passerait au second point de son programme national, celui des revendications territoriales et politiques. Ainsi, affirmait Pierre Bernus : « Tout succès de la politique allemande actuelle, sur quelque terrain que ce soit, doit être considéré comme une menace directe pour la paix future34. »

22Il s’ensuivait que les puissances, spécialement la France et l’Angleterre, devaient s’unir contre le danger allemand. Plus encore, il fallait se montrer de la plus extrême circonspection dans toute forme d’aide à apporter au Reich, voire s’y refuser. Bien entendu, il était inconcevable de libérer ce pays des réparations et d’aider ainsi à son relèvement.

Les rapports financiers franco-allemands

  • 35 Ibid., 18 juillet 1931.

23La presse de droite était si prévenue contre l’Allemagne qu’elle se montra peu surprise quand celle-ci demanda à être déchargée des réparations. Certes, que ce pays sollicitât des crédits auprès de la France flattait la fierté de l’opinion conservatrice : « C’est à la France qu’ils s’adressent. À la France qu’ils ont attaquée et envahie. À la France qu’ils ont voulu détruire35. »

  • 36 Ibid., 6 décembre 1931.
  • 37 L’Action française, 11 février 1931.

24Quel accueil fallait-il réserver à ces demandes ? La presse rappelait parfois la traditionnelle générosité de la France, mais elle faisait surtout état d’arguments contraires à l’octroi de prêts. Il était d’abord à craindre que l’Allemagne ne consacrât l’argent qu’on lui avancerait à des dépenses militaires ; il ne fallait pas « financer le relèvement de l’Allemagne nationaliste36 », d’autant que le dangereux Hitler la gouvernerait probablement un jour. L’Action française, pour sa part, se méfiait de la cécité des gouvernants et particulièrement du Parlement où siégeait, selon Léon Daudet, « un quarteron de fripouilles, d’abrutis, d’aveugles » prêts à aider l’ennemi ; en fait celle-ci quémandait des secours pour préparer la revanche37.

  • 38 L’Écho de Paris, 14 juillet 1931.
  • 39 Le Temps, 14 juillet 1931.

25En outre, les journaux se demandaient si la France, confrontée à ses propres problèmes, se trouvait en état d’accorder seule un prêt. Les plus modérés ne refusaient pas d’accorder une aide, à condition que l’Allemagne présentât des garanties et rétablît un climat de confiance. Il fallait d’abord, en matière politique, que le Reich ne troublât plus l’ordre européen et la paix, oubliât son nationalisme et ses rancunes, écartât les nazis et les communistes. À ce prix, on pourrait envisager de la secourir, encore qu’on dût se méfier des promesses dont le pays voisin était prodigue. La droite attendait aussi des assurances économiques et même morales : « Comment aiderait-on une nation qui s’abandonne ? » demandait l’Écho de Paris38. Une fois de plus, l’Allemagne était accusée de faire appel à l’étranger et de n’opérer aucune réforme chez elle. Le Temps était choqué qu’elle attendît passivement les sacrifices consentis par les autres : « Que l’Allemagne commence par s’employer en toute sincérité à se sauver elle-même et elle trouvera l’aide qui lui est indispensable39. »

26En fait, la droite ne pensait pas que le Reich fût disposé à accorder les garanties qu’on lui demandait. Il rusait, il tergiversait, il essayait de rejeter sur la France la responsabilité du refus et des difficultés qui s’ensuivraient. Aussi, en définitive, la droite, pensant que tout rapprochement était néfaste pour la France, préférait-elle ne pas secourir l’Allemagne.

  • 40 Journal des débats, 13 juillet 1931.

27Il apparaissait même que les difficultés dans lesquelles on laisserait l’Allemagne s’embourber serviraient la France, ne fût-ce qu’en différant le réarmement de cette dangereuse voisine. Ainsi, disait Pierre Bernus : « La ruine du Reich, quelles qu’en puissent être les répercussions économiques, nous semble préférable à la destruction de l’Europe par une Allemagne renouvelant ses hauts faits d’il y a dix-sept ans40. »

28Léon Daudet surenchérissait :

  • 41 L’Action française, 12 octobre 1931.

C’est dire que ledit effondrement [de l’Allemagne] travaille plus efficacement pour la paix du monde que toutes les harangues, que tous les écrits de tous les pacifistes, et même de tous les pacifiques de l’univers. Le véritable désarmement, c’est la ruine de l’Allemagne unifiée, sa ruine à plat. Le jour où celle-ci sera consommée, les tendances séparatistes se feront jour sans doute, comme en 1919 et en 1920. Nous ne pouvons rien souhaiter de mieux41.

  • 42 L’Action française, 22 octobre 1930.

29La question des réparations suscita également beaucoup d’articles dans les journaux de droite. Ceux-ci, en général, avaient montré peu d’enthousiasme à l’égard du plan Young, qui réduisait le montant de la dette allemande. La presse se désolait de ce que la France dût s’incliner devant les exigences de ses alliés et admettre une paix de compromis. Dès le milieu de 1930, les journaux annoncèrent qu’une nouvelle étape se profilait et que le gouvernement de Berlin allait demander un moratoire. Jacques Bainville prévoyait même que le président Hoover pourrait prendre les devants et solliciter ce moratoire en faveur des Allemands42.

  • 43 Le Temps, 7 avril 1930.
  • 44 F. Jenny, Le Temps, 29 juin 1931.

30Quand, en juin 1931, Hoover décréta le moratoire des dettes entre États, la droite se montra donc peu surprise. Les réactions se révélèrent diverses. Le Temps ne cachait pas que, par cette mesure, le président américain entendait, avant tout, sauver les intérêts de ses compatriotes engagés financièrement en Allemagne. Cependant, le premier réflexe du Temps fut favorable : le plan Hoover était « une initiative heureuse et hautement louable en soi43 », montrant que les États-Unis sortaient enfin de leur isolement et envisageaient de coopérer avec l’Europe. Le moratoire aurait une portée morale considérable en renforçant la détente et la confiance ; l’Allemagne pourrait profiter de ce répit pour se réorganiser. Certes, Hoover avait agi brutalement et mis la France au pied du mur, mais ce n’était pas très grave, un « simple malentendu44 ». Celui-ci serait dissipé par les négociations qui ne tarderaient pas à s’ouvrir. Bien entendu, la condition élémentaire de tout accord résidait dans l’intangibilité du plan Young ; une remise en cause de ce règlement définitif était jugée inadmissible.

  • 45 L’Écho de Paris, 7 juillet 1931.

31L’Écho de Paris montrait les avantages et les inconvénients du moratoire. Ce dernier évitait l’effondrement de l’Allemagne, donc l’anarchie et l’instabilité qui pouvaient en découler. La débâcle du mark qui aurait pu troubler l’économie du continent était conjurée. Le Reich pourrait ainsi, en toute tranquillité, se réorganiser, calmer son agitation politique et oublier ses revendications contre les traités. Pourtant tout n’était pas satisfaisant dans le plan Hoover : le président américain avait violé la loi internationale, car il n’avait pas consulté les autres pays et leur avait quasiment imposé sa décision. Celle-ci servait plus les intérêts des banquiers de Wall Street que ceux des pays européens. Les Américains, croyant à tort la France riche, ne se rendaient pas compte des pertes que la suspension du paiement des réparations entraînait. En définitive, Pertinax, observant que les difficultés financières de l’Allemagne ne se dissipaient pas, qualifia le moratoire de « cautère appliqué sur une jambe de bois45 ». Pour l’Écho de Paris aussi, il allait de soi que le principe des réparations était intouchable.

  • 46 L’Illustration, 4 juillet 1931.
  • 47 Ibid., 19 novembre 1932.
  • 48 Journal des débats, 25 juin 1931.

32Les autres journaux ne trouvaient que des objections à opposer au moratoire. C’était pour Robert Lambel, une « manœuvre concertée46 », « imposée au monde comme un ukase de potentat47 ». Tout s’expliquait par le chantage effectué par les Allemands sur les Américains : les premiers, faisant croire à leur proche banqueroute, avaient affolé les seconds qui avaient imposé le moratoire pour sauver leurs milliards menacés. Ainsi, par cette décision unilatérale des États-Unis, les contrats et les engagements étaient oubliés, c’était « le triomphe de l’immoralité48 ». La presse doutait que ce répit aidât les Allemands à retrouver la prospérité. En fait, Jacques Bainville, comme un certain nombre de ses confrères, semblait plus résigné qu’indigné ; dès le 30 juin 1931, il prédit que les paiements ne reprendraient pas, ce qui signifiait que le plan Young était bien mort, et il rappela, à juste titre, qu’il avait souvent annoncé cette faillite du règlement définitif.

  • 49 Ibid., 12 janvier 1932.
  • 50 Le Temps, 11 janvier 1932.
  • 51 L’Écho de Paris, 8 octobre et 31 novembre 1931.
  • 52 L’Action française, 3 février 1932.

33Les mois suivants, la droite fit preuve d’unanimité quand elle comprit que, pour l’Allemagne, le moratoire constituait la préface à la disparition des réparations. Tous les journaux en étaient révoltés. Ils certifiaient que le Reich, seul responsable de la guerre, cherchait à réarmer pour se venger : « Si l’Allemagne peut impunément déclarer qu’elle supprime les réparations, elle se croira tout permis49. » Ces réparations formaient, selon une expression souvent employée, une « dette sacrée ». Annuler celle-ci signifiait « la fin de toutes les règles qui sont à la base des relations entre peuples civilisés50 ». L’Allemagne mentait car, ayant payé beaucoup moins qu’elle ne le disait, les réparations ne se trouvaient aucunement aux origines de la crise. Seule concession, Pertinax suggérait de faire grâce à l’Allemagne d’une somme correspondant au montant des dettes françaises aux États-Unis, à la condition que ce dernier pays voulût bien renoncer à ses créances51. Jacques Bainville concluait : « Envahis, égorgés, dévastés, rançonnés et dindonnés, voilà le bilan final de 1914 à 193252. »

  • 53 Journal des débats, 8 juillet 1932.
  • 54 J. Le Boucher, L’Action française, 14 janvier 1932.

34La conférence de Lausanne, en juin 1932, cette « triste farce53 » qui consacra la fin des réparations, offrit une dernière occasion à la droite d’exprimer son attachement à la dette sacrée. Elle croyait que la conférence permettrait la reconstitution du front des anciens alliés ; elle ne vit que la germanophilie des Anglo-Saxons, la capitulation d’Herriot, le démantèlement du traité de Versailles. Cette issue, trop prévisible, engendra surtout de la résignation, mais les journaux soulignaient avec fermeté que la fin des réparations entraînait celle des dettes interalliées : le « Shylock américain » devait s’y résoudre54.

Les efforts intérieurs de l’Allemagne

35Puisque la droite ne laissait guère espérer à l’Allemagne une aide extérieure ou un allègement des réparations, elle lui conseillait essentiellement d’effectuer un effort à l’intérieur.

  • 55 L’Action française, 15 juin et 5 octobre 1930.
  • 56 Le Temps, 14 décembre 1931.
  • 57 Journal des débats, 25 janvier 1932.

36Le Reich devait, avant tout, cesser de gaspiller ses ressources et instaurer une sévère politique de déflation par des économies massives et des réductions de salaires. Les journaux affirmaient que la population pouvait fort bien supporter ces mesures car elle avait profité des excès antérieurs. La droite comprit fort bien que le chancelier Brüning s’inspirait de ces principes, mais, curieusement, elle ne l’approuva pas, bien que la déflation constituât pour elle le remède souverain. Ce paradoxe s’expliquait à la fois par l’aversion de la droite pour l’Allemagne et par la crainte que ce pays lui inspirait. Ainsi, Jacques Bainville, annonçant que Brüning avait décidé de réduire les salaires, prévoyait que cette mesure réduirait les prix de revient allemands : on pouvait donc considérer que l’Allemagne se lançait dans un véritable dumping qui favoriserait ses exportations et accroîtrait le chômage ailleurs en Europe55. Frédéric Jenny relevait que le gouvernement de Berlin, dans son effort de déflation, réduisait autoritairement les prix, les loyers, les intérêts, ce qui empêchait le retour de la confiance, abolissait les conventions et dénotait une grave propension au dirigisme56. Le Journal des débats laissait paraître ses craintes : l’Allemagne, « seul pays qui ait réellement organisé la déflation », serait de la sorte un des premiers à se relever57.

37La droite redoutait autant le dynamisme de l’Allemagne que les conséquences intérieures de la politique suivie par ce pays. En effet, selon les observateurs français, une véritable dictature économique s’était établie outre-Rhin, dictature que Pertinax caractérisait en ces termes :

  • 58 L’Écho de Paris, 7 septembre 1932.

Peu à peu l’Allemagne des généraux, des hobereaux et des bureaucrates se transforme en une sorte de caserne aussi strictement commandée que la caserne moscovite, ne s’en distinguant que par l’efficacité plus grande de la direction. Après un an de législation de crise, l’État se trouve contrôler les banques, l’industrie lourde, les lignes de navigation, régler à sa fantaisie le commerce étranger. Il fixe arbitrairement la durée du travail et sa rémunération. Il décide des loyers, des taux de l’intérêt et même, jusqu’à un certain degré, du niveau des prix58.

  • 59 M. Pernot, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1933.

38La droite dénonçait aussi des tendances autarciques avant même l’arrivée au pouvoir des nazis. La volonté d’autosuffisance parut encore plus forte après l’installation d’Hitler à la chancellerie. Le pays se repliait sur lui-même et se trouvait régi par un « étatisme tracassier et minutieusement despotique, à la prussienne59 ».

  • 60 P. Bernus, Journal des débats, 18 avril 1931.

39La droite critiquait aussi l’action politique des autorités allemandes et le climat général dans lequel baignait le pays. L’agitation des partis extrémistes constituait un motif d’inquiétude permanent, inquiétude aggravée par des événements plus localisés dans le temps, comme le projet d’union douanière austro-allemande lancé au printemps de 1931. Cette réalisation n’eût été que la préface de l’« Anschluss politique60 » et aurait signifié la perte du marché autrichien pour les exportateurs français. D’une manière générale, il fallait écarter l’Allemagne de l’Europe centrale pour qu’elle ne tire pas profit de sa présence en cette région.

  • 61 L’Action française, 4 février 1933.
  • 62 Le Temps, 9 avril 1933.

40L’arrivée de Hitler au pouvoir ne surprit pas les journaux qui, depuis plusieurs années, prévoyaient cette éventualité. Sur le plan économique, il leur semblait que la situation ne changerait pas sensiblement. En effet, pour beaucoup, Hitler n’était que le représentant des grands intérêts qui tenaient déjà les leviers de commande. Pour Jacques Bainville, le nouveau chancelier était « un homme de paille, un agent des hobereaux et des magnats dont il avait d’ailleurs reçu des fonds pour ses campagnes61 ». Wladimir d’Ormesson pensait que, pour Hitler, l’hiver 1933-1934 constituerait une épreuve de vérité : si la crise économique s’aggravait alors, les Allemands seraient dégrisés et se détourneraient de leur nouveau maître62.

41Ainsi la crainte de l’Allemagne et l’antipathie qu’elle inspirait étaient constantes au sein de la droite française. Tout ce qui venait de ce pays était accueilli avec suspicion ; tout ce qui pouvait aider le Reich représentait un danger pour l’équilibre économique et politique, pour la paix, pour la France. Les Allemands étaient accusés d’effectuer des choix mégalomanes, financés par des fonds étrangers. La politique sociale révélait l’inspiration socialiste des dirigeants germaniques. Le réarmement montrait leur nationalisme et leur volonté de revanche sur la défaite de 1918. L’abandon des réparations, avec la complicité des États-Unis, prouvait que l’Allemagne reniait tout engagement juridique et moral.

42L’aversion de la droite était si poussée qu’à propos de l’Allemagne elle contredisait les plus chères de ses idées économiques. La déflation, si vantée dans l’absolu, devenait très dangereuse quand l’Allemagne y recourait et était rebaptisée dumping ou impérialisme. La presse se montrait favorable à une coopération internationale assortie de garanties sérieuses ; mais, avec le Reich, les conditions posées apparaissaient si sévères que la collaboration était rendue à peu près impossible. La droite elle-même ne pensait vraisemblablement pas que sa partenaire y souscrirait.

43Les analyses portées à droite sur l’Allemagne trahissaient une telle hostilité et parfois une telle passion que certaines données de la vie politique française s’en trouvaient fortement affectées. La droite classique et l’extrême droite qui divergeaient en de nombreux domaines parlaient d’une même voix dès que le Reich était en cause. Les théories économiques auxquelles la droite était attachée se transformaient en poison quand elles étaient appliquées outre-Rhin. Pour les conservateurs, l’Allemagne restait le péché du monde.

Notes

1 L’Illustration, 17 septembre 1932.

2 Revue des Deux Mondes, 15 août 1931.

3 Ibid.

4 L. de Launay, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1931.

5 L. Naudeau, L’Illustration, 19 décembre 1931.

6 L’Illustration, 12 décembre 1931.

7 Ibid., 26 décembre 1931.

8 Journal des débats, 29 mars 1932.

9 L. Naudeau, L’Illustration, 19 décembre 1931.

10 Journal des débats, 17 août 1939.

11 Ibid., 19 novembre 1930.

12 Ibid., 13 juillet 1931.

13 Le Temps, 12 juillet 1931.

14 Ibid.

15 Ibid., 22 novembre 1931.

16 L’Écho de Paris, 14 juillet 1931.

17 L’Action française, 9 novembre 1931.

18 Journal des débats, 29 mars 1932.

19 Revue des Deux Mondes, 15 août 1931.

20 Le Temps, 17 octobre 1931.

21 L’Illustration, 2 janvier 1932.

22 L’Action française, 14 septembre 1930.

23 Le Temps, 17 octobre 1931.

24 L’Illustration, 9 janvier 1932.

25 W. d’Ormesson, Le Temps, 11 décembre 1932.

26 L. Naudeau, L’Illustration, 10 septembre 1932.

27 Ibid., 19 décembre 1931.

28 Le Temps, 11 décembre 1932.

29 L’Action française, 17 juillet 1931.

30 Journal des débats, 6 juillet 1931.

31 Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1931.

32 Journal des débats, 6 juillet 1931.

33 L’Action française, 26 juillet 1931.

34 Journal des débats, 20 janvier 1932.

35 Ibid., 18 juillet 1931.

36 Ibid., 6 décembre 1931.

37 L’Action française, 11 février 1931.

38 L’Écho de Paris, 14 juillet 1931.

39 Le Temps, 14 juillet 1931.

40 Journal des débats, 13 juillet 1931.

41 L’Action française, 12 octobre 1931.

42 L’Action française, 22 octobre 1930.

43 Le Temps, 7 avril 1930.

44 F. Jenny, Le Temps, 29 juin 1931.

45 L’Écho de Paris, 7 juillet 1931.

46 L’Illustration, 4 juillet 1931.

47 Ibid., 19 novembre 1932.

48 Journal des débats, 25 juin 1931.

49 Ibid., 12 janvier 1932.

50 Le Temps, 11 janvier 1932.

51 L’Écho de Paris, 8 octobre et 31 novembre 1931.

52 L’Action française, 3 février 1932.

53 Journal des débats, 8 juillet 1932.

54 J. Le Boucher, L’Action française, 14 janvier 1932.

55 L’Action française, 15 juin et 5 octobre 1930.

56 Le Temps, 14 décembre 1931.

57 Journal des débats, 25 janvier 1932.

58 L’Écho de Paris, 7 septembre 1932.

59 M. Pernot, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1933.

60 P. Bernus, Journal des débats, 18 avril 1931.

61 L’Action française, 4 février 1933.

62 Le Temps, 9 avril 1933.

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