11774 : une insurrection éclate dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord. C’est le début de la guerre d’Indépendance. La nouvelle met deux mois à parvenir en France. 1860 : la Caroline du Sud quitte l’Union au lendemain de l’élection d’Abraham Lincoln. C’est le début de la guerre de Sécession. Les Français l’apprennent deux semaines plus tard. 11 septembre 2001 : New York et Washington sont les cibles d’attentats suicides. C’est le début de la « guerre contre le terrorisme ». Les Français sont avertis en direct et découvrent les premières images du drame sur leurs écrans de télévision en moins d’une heure. Cette prouesse technique est l’aboutissement d’un long processus d’accélération de la diffusion de l’information. Dans le même temps, elle marque la réalisation d’un idéal médiatique : réduire l’intervalle entre l’événement et l’information au point de le faire disparaître, c’est-à-dire rendre synchrones les faits et leur compte rendu.

2L’idéal d’une information en direct est cependant trompeur. En réalité, il n’est qu’illusion. Ou, plus exactement, désillusion. En effet, comme un mirage, il s’éloigne de ceux qui pensaient un moment le rejoindre. La programmation des chaînes de télévision françaises le 11 septembre 2001, puis dans les jours suivants, permet d’en prendre la mesure. Bien sûr, il n’est pas possible de livrer, dans les limites de cet article, une analyse exhaustive de cette programmation qui couvre, toutes chaînes confondues, plus d’une centaine d’heures d’antenne1. On se contentera donc de suivre quelques pistes et de livrer quelques réflexions sur un sujet que l’on peut sans exagération qualifier de capital : comment se construit aujourd’hui l’information dans nos sociétés ?

Information et terrorisme : relations croisées

3Les médias, et la télévision en particulier, sont des acteurs majeurs du terrorisme. Cela appelle bien évidemment une explication. À l’occasion d’une séance du séminaire dirigé par André Kaspi au Centre de recherches d’histoire nord-américaine de l’université Paris 1, j’avais interrogé le journaliste Philippe Vandel sur l’éventualité de voir se produire des attentats tels que ceux de septembre 2001 dans un monde sans télévision2. La question était tombée à plat. Sans doute était-elle mal tournée : dans la mesure où ce média existe, est-il bien nécessaire de se lancer dans des spéculations stériles ? Je reste cependant persuadé de son bien-fondé. Car si la télévision exhibe et commente ces événements, elle les influence aussi : l’utilisation du média renvoie à l’essence même du terrorisme, qui vise à « créer un climat de peur et d’insécurité, à impressionner une population et à influencer ses décideurs3 ». Or quelle meilleure manière d’apeurer, d’impressionner et d’influencer que de commettre des actes de terreur devant les caméras de l’Amérique et, par voie de conséquence, du monde entier ? Les journalistes sont ainsi placés dans une situation délicate : en réalisant un travail d’intérêt général – l’information des citoyens —, ils entrent dans le jeu des terroristes. Non pas, bien sûr, qu’ils excusent ou qu’ils justifient de tels actes. Mais, par le simple fait d’en parler et, surtout, de les exhiber, ils s’inscrivent dans la stratégie terroriste. Le média, d’observateur des événements, en devient ainsi un acteur à part entière. Cette dimension médiatique, bien que fondamentale, figure hélas ! trop rarement dans les ouvrages consacrés au terrorisme.

4Ces derniers sont toutefois abondants. Il n’est qu’à observer les rayonnages des librairies pour s’en convaincre, surtout depuis septembre 2001. Pour le meilleur, parfois. Mais pour le pire, également : les quelques analyses les plus pénétrantes semblent perdues au milieu d’un flot de boniments, de jugements à l’emporte-pièce, d’études tantôt très approximatives, tantôt complètement ubuesques, et souvent les deux à la fois. Une armée de spécialistes est alors sortie de l’ombre, observant le ballet des avions dans le ciel de New York et de Washington comme les Anciens scrutaient le vol des hirondelles avant les semailles, pour y découvrir l’heureux présage d’une récolte profitable. D’effroyables imposteurs sont même allés jusqu’à nier tout ou partie des événements qu’ils examinaient, jouant la grande symphonie du complot devant un public rendu vulnérable par sa soif de comprendre, une musique d’ailleurs partiellement rediffusée par certains médias4.

5Ces ouvrages, en tout cas ceux qui n’ont pas l’opportunisme comme seule raison d’être, participent de la même logique que le traitement médiatique : apporter au public les éclaircissements nécessaires. Dans ce domaine, il existe d’ailleurs une référence incontournable : le rapport final de la Commission du 11 septembre5 créée un an après les événements par le Congrès et le président des États-Unis6. Ce rapport fait non seulement le point sur les attentats de septembre 2001, mais également sur les événements antérieurs, depuis 1993 et la première agression contre le World Trade Center. Il constitue le document le plus complet « pour comprendre ce qui s’est passé7 ». Fruit d’un travail de vingt mois8, réalisé par les dix membres de la Commission entourés de près d’une centaine d’enquêteurs, il invite à s’interroger : s’il a fallu consacrer autant de temps, investir autant de moyens, mobiliser autant de personnel pour parvenir à ce résultat remarquable, que penser à l’inverse de tout ce qui a été dit ou écrit auparavant, dans les minutes, les heures, les jours ou les semaines suivant les attentats ?

6Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de dire que les journalistes ou les experts qui ont informé ou publié dans l’odeur de la poudre sont meilleurs ou moins bons que les membres de la Commission. Les uns et les autres ne font pas bien sûr le même travail. Nous aurions tous été bien frustrés, pour ne pas dire plus, d’apprendre l’écroulement des tours du World Trade Center vingt mois après le drame, lorsque toutes les explications auraient enfin été réunies et toutes les ficelles dénouées ! En attendant des médias – et surtout de la télévision – une information aussi rapide et aussi complète que possible, nous mettons les journalistes dans une nouvelle situation délicate : trop rapides, ils seront critiqués pour leurs omissions, trop complets, ils seront blâmés pour leur lenteur. 11 n’empêche, ce constat doit être gardé à l’esprit pour analyser la couverture télévisuelle de tels événements.

Le mirage technique...

7Le terme de « mirage », emprunté à Durand Echeverria, l’un des précurseurs des recherches sur l’image de l’Amérique en France9, convient parfaitement pour qualifier cette couverture. Il suffit, pour cela, d’en déplacer l’emploi. Pour Durand Echeverria, le mirage qualifiait la représentation elle-même, les mythes dont elle se nourrissait, les présupposés qui venaient la conforter, le terreau imaginaire sur lequel elle poussait de ce côté-ci de l’Atlantique et qui n’entretenaient le plus souvent qu’un rapport ténu avec la réalité américaine. Dans le cas qui nous intéresse, le mirage ne renvoie plus à la représentation de l’Amérique, mais à la manière dont elle se construit : il concerne moins le sujet que la démarche.

8Trêve de réflexions théoriques, voici les exemples. Le 11 septembre 2001, peu après 15 heures 30, les trois premières chaînes de télévision françaises interrompent leurs programmes habituels pour diffuser de l’information à leurs téléspectateurs. Ceux-ci voient apparaître sur leurs petits écrans les tours jumelles du World Trade Center dégageant d’épaisses fumées. D’un point de vue technique, on ne peut que saluer l’exploit : le premier crash, celui du vol n° 11 d’American Airlines dans la tour nord, est survenu moins de deux heures plus tôt. La coupure est cependant abrupte, puisqu’elle vient interrompre, sans annonce ni explication, les fictions de la mi-journée. Sur chaque chaîne, les journalistes n’ont d’ailleurs de cesse de rappeler la réalité des images diffusées. Ainsi, Daniel Bilalian sur France 2 : « Il faut dire aux Français qui nous regardent que nous ne sommes malheureusement pas dans le cadre d’un film ni d’une image virtuelle : c’est la vérité qui se passe sous nos yeux !10 »

9À cette capacité à diffuser rapidement de l’information vient s’ajouter une autre prouesse technique : l’ubiquité affichée par les rédactions, qui se trouve matérialisée à l’antenne par la multiplication des images. Sur TF1, par exemple, l’écran est découpé en quatre parties et permet de suivre en simultané les commentaires du présentateur Patrick Poivre d’Arvor, les images en direct de New York et de Washington à partir du moment où le Pentagone est à son tour frappé, ainsi que les précisions apportées par d’autres journalistes sur le plateau ou par des correspondants en duplex sur le terrain. Précisément, cette ubiquité, par l’entremise des duplex, prend une dimension internationale : les correspondants des chaînes interviennent en direct des grandes villes américaines, mais aussi de France, devant les lieux de pouvoir (Élysée et Matignon) ou à proximité des sites jugés sensibles (Roissy), et de plusieurs capitales étrangères, Londres, Rome, Bruxelles, Berlin, Madrid, Tel-Aviv, Moscou, etc. Ces correspondants ne tardent d’ailleurs pas à transmettre à leur tour des images par satellite, qui exhibent des rassemblements sur la place Saint-Pierre, des mesures de sécurité prises dans la City, des manifestations dans les territoires palestiniens, etc. Certes, il ne s’agit pas d’une couverture globale, les duplex restant très ciblés sur l’Europe, la Russie et le Proche-Orient. Mais la rapidité de cette mobilisation mérite malgré tout d’être soulignée. D’autres éléments peuvent encore être ajoutés : la capacité à retransmettre en direct les premières réactions des politiques, à mobiliser une ribambelle d’experts, à proposer des images de synthèse disséquant le déroulement des attentats, etc.

10Désormais, toutes les contraintes techniques, qui ont encore tant pesé sur la couverture de la guerre du Golfe en 1991, semblent avoir disparu : l’écran de télévision devient le centre du monde vers où convergent en direct tous les discours et toutes les images disponibles. Mais c’est à ce moment qu’apparaît le mirage : en parvenant à lever les barrières techniques, les rédactions sont passées de la pénurie à l’abondance, voire au trop-plein. Elles multiplient les annonces, juxtaposent les interventions de correspondants, d’experts ou de témoins, diffusent les images qui leur parviennent sans se donner toujours le temps de vérifier leur origine. Bref, elles ne sont pas en mesure de fournir une interprétation à la hauteur des besoins qu’elles ont elles-mêmes créés en réalisant leur idéal technique.

11On pourrait ici multiplier les exemples d’informations erronées : l’explosion d’une voiture piégée devant le Département d’État11, le crash d’un second avion sur le Pentagone12 ou encore l’annonce du nombre de victimes à New York, qui varie, selon l’heure et la chaîne et sans qu’aucune preuve ne soit fournie, de 25000 à 125 000 morts. De même, pour les auteurs des attentats : trois heures après avoir pris l’antenne, Daniel Bilalian annonce sur France 2 qu’« un appel anonyme se réclamant de l’Armée Rouge, une organisation extrémiste japonaise, a revendiqué les attentats ». Puis il poursuit : « Il faut faire très très attention, mais donnons-la parce qu’au point ou nous en sommes, on ne peut pas faire l’économie d’une information13. » On pourrait également multiplier les exemples d’informations exactes mais présentées avant d’avoir été vérifiées : sur TF1, le crash du vol n° 93 d’United Airlines en Pennsylvanie est annoncé bien avant que la nouvelle soit confirmée. « Bon, tout cela est à vérifier, précise Patrick Poivre d’Arvor, l’espace de trois-quatre minutes, restez bien sûr avec nous14. » Et, lorsque la confirmation lui parvient vingt minutes plus tard, il complète : « Vous voyez, la première information que je vous ai donnée n’était pas fausse. »

... ses victimes...

12Un parallèle mérite d’ailleurs d’être effectué. Cherchant d’emblée à pointer les responsabilités, les rédactions ont tôt fait d’épingler les services de renseignement américains, qui n’ont pas été en mesure de prévoir ni d’empêcher le drame. Bernard Volker le relève ainsi sur TF1 : « C’est un échec considérable surtout pour les services de renseignement, qui dépensent chaque année trente milliards de dollars – c’est les plus gros services de renseignement du monde !15 »« C’est une véritable carence de tout le système de renseignement américain » souligne son collègue Ulysse Gosset. « C’est incompréhensible, c’est inadmissible, et là encore il y aura sans doute des responsabilités à évaluer16. » Même constat sur Canal+ pour Anthony Orliange, mais avec d’autres chiffres : « Ces attentats montrent la faillite des services de renseignement américains, qui ont un budget de dix milliards de dollars chaque année17. »

13Les méthodes de ces services sont passées au crible par les journalistes. Celles de la CIA, tout d’abord, « cette énorme machine qui dispose de moyens considérables18 ». Celles de la NSA, ensuite, « l’agence responsable du réseau d’écoute Échelon19 ». Et la réponse, toujours la même quelle que soit la chaîne, vaut d’être soulignée. Les journalistes reprochent en effet aux grandes agences américaines d’avoir privilégié la quantité d’informations au détriment de la qualité, la technologie aux dépens des méthodes traditionnelles de terrain : « Ainsi, les premières agences d’espionnage au monde auraient pu oublier leurs classiques, trop inquiètes de se faire distancer sur le plan technologique20. » Produire de l’information à la louche, ne pas parvenir à l’interpréter parce qu’elle est trop abondante, céder au mirage de la technique : comment ne pas relever que les critiques adressées par les journalistes aux services de renseignement peuvent leur être retournées ?

14Quoi qu’il en soit, d’une manière quasi mécanique, l’impuissance des uns fait la puissance des autres : si la faiblesse semble momentanément être du côté des États-Unis, la force est quant à elle chez les terroristes. En témoignent par exemple les portraits d’Oussama Ben Laden brossés le 11 septembre 2001, le plus souvent à grand renfort de superlatifs : « Il s’agit de quelqu’un d’extraordinairement dangereux et surtout très surarmé et qui dispose de beaucoup beaucoup beaucoup d’argent », explique Patrick Poivre d’Arvor sur la première chaîne21. Pour David Pujadas, sur France 2, le terroriste saoudien « ressemble aux méchants de James Bond, je veux dire dans sa démesure : cet attentat renvoie à une folie humaine !22 » Et, là encore, les rumeurs viennent se greffer sur les faits. Un exemple est particulièrement révélateur : un nouveau mythe de la caverne, qui voudrait qu’Oussama Ben Laden tire les ficelles du terrorisme international « depuis la grotte où il est réfugié en Afghanistan23 ». Une grotte qui, après quelques heures d’antenne seulement, est intégrée dans les propos des journalistes au point de devenir l’endroit le mieux connu au monde :

Si Oussama Ben Laden est bien l’auteur ou le commanditaire de ces attentats et qu’il est réfugié dans sa grotte en Afghanistan, je ne vois pas comment les militaires américains pourront aller le trouver. Rebombarder la grotte comme ils l’ont fait n’aurait pas un meilleur résultat que le résultat auquel ils ont abouti la dernière fois. Donc aujourd’hui les États-Unis sont en plein désarroi face au terrorisme international24.

En cherchant à livrer une information au plus vite, les journalistes ressemblent parfois aux prisonniers enchaînés de Platon, qui se laissent berner par des ombres...

15Ce constat appelle quelques précisions complémentaires. Comment se mesure le succès d’une opération de renseignement ou d’espionnage ? À son secret : si l’on en entend parler, c’est perdu ! Et comment se mesure le succès d’une opération terroriste ? À sa médiatisation : si l’on en entend parler, c’est gagné ! Là encore, cela semble relever de l’évidence même. Mais que l’on songe un instant aux implications du point de vue des représentations : si un service de renseignement fait la une des médias, c’est dans la plupart des cas parce qu’il a été mis en échec ; à l’inverse, si un groupe terroriste fait la une des médias, c’est presque toujours parce qu’il a remporté un succès. Dans le cas contraire, l’information délivrée au public est moins spectaculaire et arrive beaucoup plus tard : les journalistes parleront d’une menace déjouée, souvent sous la forme d’une annonce brève, sans images et après que les autorités les auront avertis des résultats d’une enquête qui, par nature, est tenue secrète jusqu’à son terme.

16On retrouve là les caractéristiques de l’« image physique » qui, selon Régis Debray, « ignore l’énoncé négatif ». De même que l’on ne peut pas dévoiler un « non-arbre », une « non-venue », un « non-fumeur », c’est-à-dire « tout ce qui nie ou dépasse le réel effectif25 », on ne montrera pas un « non-attentat ». Invariablement, donc, et intrinsèquement aussi, les espions sont et seront toujours les perdants et les terroristes les gagnants de l’arène télévisuelle. Les impératifs de l’image font qu’il ne peut en être autrement. Et cela apparaît très clairement lorsque les rédactions diffusent, après chaque attentat, des séquences évoquant des précédents similaires – qui sont la liste des échecs des uns et des succès des autres – sans jamais faire mention des « non-précédents », c’est-à-dire des attentats déjoués – qui sont cette fois-ci la liste des succès des uns et des échecs des autres... L’objectivité du média apparaît ainsi comme une notion toute relative : par essence, au-delà même de la volonté des médiateurs, certaines contraintes du message influencent automatiquement les représentations.

... ses causes et ses conséquences

17Noyés sous la masse des informations qui arrivent de toutes parts, des journalistes vedettes, qui ont des années et parfois même des décennies de métier, finissent par reconnaître leur impuissance. « Il est très difficile de démêler le vrai du faux », lâche ainsi Patrick Poivre d’Arvor sur TF126. « Il y a un petit peu de confusion mais nous essayons de vous donner les informations au plus vite, reconnaît également Daniel Bilalian sur France 2. Vous voudrez bien nous excuser si parfois nous faisons quelques petites erreurs de lieu, parce que devant l’abondance des images nous avons un peu de mal à nous y retrouver27. » Mais comment ne pas comprendre cette confusion qui règne sur les trois premières chaînes le 11 septembre 2001 ?

18En réalité, la question ne réside pas tant dans la confusion elle-même que dans ses causes. Pourquoi, en effet, avoir choisi de suivre l’événement en temps réel, sans aucun recul ? Fallait-il chercher à tout montrer, à tout dire aux téléspectateurs, au risque de leur montrer ou de leur dire n’importe quoi ? À titre de comparaison, au même moment, d’autres rédactions, celles d’Arte et de M6 par exemple, qui ne sont pas en mesure de suivre les événements en direct et en continu, livrent une information plus brève, certes, mais aussi plus claire et plus exacte. Paradoxalement, la faiblesse de leurs moyens mobilisables dans l’urgence s’est révélée être un atout parce qu’elle les a protégées du mirage technique dont sont victimes leurs concurrentes.

19Les journalistes de TF1, France 2 et France 3 ont en effet créé eux-mêmes les conditions de leur confusion. Les raisons sont multiples. Commençons par enfoncer quelques portes ouvertes. La rivalité entre les chaînes a sans doute joué un rôle important : il s’agit d’aller plus vite que le concurrent, d’être le premier à prendre l’antenne, le premier à montrer, le premier à commenter. Dans cette optique, la qualité de l’information proviendrait de sa rapidité, non de son contenu. Le second facteur est corollaire : il semble que les rédactions croient jouer leur crédibilité sur leur vitesse de réaction, non sur leur capacité d’analyse ; Daniel Bilalian le révèle lui-même, d’ailleurs : « Nous essayons de vous donner les informations au plus vite. » Ce postulat est-il exact ? L’expérience des faits tendrait plutôt à prouver le contraire. En effet, après coup, les journalistes sont toujours jugés sur le contenu de leur message, non sur leur réactivité : on ne les félicite jamais d’avoir vite dit mais on leur reproche toujours d’avoir mal dit. Il n’est qu’à lire les nombreux articles de presse, les ouvrages, les analyses critiques – et cet article en fait partie – consacrés au traitement télévisuel pour en prendre la mesure.

20Une question, toutefois : il est finalement très facile, quelques jours, quelques mois ou quelques années plus tard comme nous le faisons ici, de condamner la précipitation des journalistes des grandes chaînes de télévision le 11 septembre 2001, mais ne leur aurions-nous pas reproché leur indolence s’ils avaient choisi d’attendre les journaux du soir pour informer leurs téléspectateurs ? En d’autres termes, ne partageons-nous pas tous l’idéal du direct ? Selon Dominique Wolton, cette question appellerait une réponse plutôt négative28. Est-ce vrai dans tous les cas ? Qui n’a pas cherché, le 11 septembre 2001, après avoir eu vent de ce qui se déroulait de l’autre côté de l’Atlantique, à visionner les images le plus rapidement possible ? Il est sans doute trop caricatural, en réalité, de faire des journalistes les seuls responsables de la précipitation.

21Bien sûr, les lignes qui précèdent prêtent aisément le flanc à la critique : regretter une dérive techniciste, déplorer la précipitation, cela sonne un peu comme le combat d’arrière-garde d’un nostalgique, voire d’un rétrograde. Qu’il était bon le vieux temps où l’information se construisait à un train de sénateur, avec les moyens du bord, vérifiant consciencieusement ses sources sans tenir compte de l’impatience supposée de son public ? Non, bien évidemment. De tels regrets, en plus d’être inutiles, n’auraient rien de bien original. On les retrouve en effet mieux exprimés ailleurs :

Le flot déchaîné de l’information à outrance a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, [...] donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviewers.

22Ces lignes ont été rédigées par Émile Zola. C’était en 1888, pour la préface de la Morasse29. Voilà qui invite à la relativisation : certaines interrogations traversent les siècles30. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille plus les soulever.