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Terres promises

 | 
Hélène Harter
, 
Antoine Marès
, 
Pierre Mélandri
, 
et al.

L’Amérique du Nord : genèse et diversités

Interpréter la ville américaine à partir d’un ancrage européen : quelques fondamentaux à partir de l’expérience de Los Angeles

Cynthia Ghorra-Gobin

Texte intégral

  • 1 A. Kaspi, Les Américains. Les États-Unis de 1607 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2 vol., 198 (...)
  • 2 C.E. Schorske, De Vienne et d’ailleurs, Paris, Fayard, 2000, p. 61.
  • 3 K.T. Jackson, Crabgrass Frontier : The Suburbanization of the United States, Oxford University Pres (...)

1La démarche retenue ici n’a pas pour finalité de rédiger une synthèse en langue française des avancées de l’historiographie américaine sur la ville américaine mais de se doter d’une grille d’analyse pour interpréter la ville américaine dans une perspective privilégiant le sens de la « découverte de l’autre1 ». Elle revient à « penser avec l’histoire » et ainsi à mettre en évidence, au-delà des invariants universels, les différences fondamentales entre les représentations de la ville véhiculées par les Américains et celles véhiculées par les Européens (Europe continentale) au début de la phase industrielle de ces sociétés respectives. Il s’agit en d’autres termes d’éviter de réduire la ville américaine à la figure du gratte-ciel et à la présence du ghetto (École de Chicago). L’analyse centrée sur les représentations de la société américaine permet de rendre compte des spécificités d’une culture de masse (American way of life) qui, depuis la deuxième moitié du xxe siècle, sert de référence aux modalités d’une urbanisation se déclinant à l’échelle mondiale. Contrairement à l’opinion publique, le décalage entre les représentations américaines et les représentations européennes ne se limite pas à l’agressivité des promoteurs et des agents économiques peu soucieux de l’intérêt public mais s’explique principalement en raison de la faible articulation entre l’idée de ville et celle de civilisation : « Pour Smith comme pour Voltaire, la dynamique de la civilisation réside dans la ville », écrit Schorske2. Ce point de vue est à l’opposé des représentations des intellectuels américains qui perçoivent l’urbanisation comme une contrainte liée à l’industrialisation de l’économie et à l’impératif d’assimiler et d’intégrer des immigrés et qui de ce fait proposent une alternative avec l’invention des banlieues résidentielles3. Mais cette représentation de la ville est-elle pertinente face aux exigences du développement durable ? La réflexion s’appuie sur l’expérience de Los Angeles dont le choix s’explique tout simplement parce qu’à l’instar de la majorité des grandes villes américaines (notamment celles de la côte Est), la ville ne résulte pas de la colonisation européenne.

Los Angeles dans l’historiographie américaine

  • 4 A.J. Scott et E. Soja éd., Los Angeles and Urban Theory at the End of the Twentieth Century, Berkel (...)
  • 5 M. Davis, City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 1997 (traduction).

2Après avoir été un pueblo espagnol puis une petite ville de la frontière au Mexique avant de devenir une petite ville de la frontière aux États-Unis au milieu du xixe siècle (au moment où les États-Unis s’approprient la Californie), Los Angeles devient la capitale mondiale du cinéma dans les années 1920 et 1930, accède au deuxième rang des villes et métropoles du pays à la fin des années 1970 et en ce début de xxie siècle jouit d’une situation privilégiée au sein du club des villes et métropoles globales. Dans les années 1990, les géographes et sociologues de deux universités californiennes (UCLA et USC) ont prôné Los Angeles, le « modèle » de la ville postindustrielle et/ou postmoderne, modèle se substituant à celui de la ville industrielle longtemps détenu par la ville de Chicago. Une série d’indicateurs ont mis en évidence l’émergence d’une pluralité de clusters bien insérés dans les flux financiers grâce à la diffusion des techniques d’information et de communication, parallèlement à l’organisation de modes de production de type postfordiste, ainsi que l’avènement d’une société pluriethnique suite à la mondialisation des flux migratoires en provenance du Mexique, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du sud ainsi que d’Asie et du Moyen-Orient. Le caractère polycentrique de la métropole était confirmé par les géographes Allen Scott et Ed Soja privilégiant la thématique des modes de production postfordistes insérés dans les flux financiers, au même titre que l’avènement d’une « économie ethnique » par le sociologue Ivan Light précisant la participation des nouveaux immigrés au développement économique4. Face à ces deux courants de la recherche urbaine, le point de vue de Mike Davis s’éloignait en dénonçant le potentiel de violence d’une ville oscillant entre les forces de la nature sauvage et celles d’un capitalisme également sauvage5.

  • 6 H.J. Nelson, The Los Angeles Metropolis, Kendall, Hunt Publishing Company, 1982.
  • 7 R. Banham, Los Angeles, The Architecture of Four Ecologies, New York, Harper & Row, 1972.

3Faire de Los Angeles le prototype de la ville postmoderne, en raison de sa faible centralité tout en soulignant le démantèlement de l’organisation fordiste au profit d’une réorganisation spatiale d’entreprises et de leurs sous-traitants sous la forme de clusters ou encore de districts s’inscrit en fait dans la continuité de travaux antérieurs menés sur la ville de Los Angeles. Le géographe Nelson avait déjà souligné combien Los Angeles, contrairement aux grands centres industriels comme Chicago, Pittsburgh ou Detroit (pour ne citer que quelques-uns d’entre eux), n’avait jamais connu l’impératif de la concentration spatiale des activités de production6. Au fur et à mesure de son américanisation la dynamique économique de Los Angeles n’a pas vraiment relevé d’un centre mais a reposé sur différents secteurs comme l’agriculture irriguée (liée à l’exportation), le tourisme et les activités ludiques (entertainment business), l’exploitation des puits de pétrole et la promotion foncière et immobilière, avant d’accueillir à partir des années 1910, l’industrie cinématographique et plus tard l’industrie aéronautique. Certains observateurs lui avaient d’ailleurs accordé le statut de « phénomène urbain unique » car entièrement façonnée par l’usage de la voiture comme mode de déplacement privilégié de tous pendant que l’architecte Raynar Banham identifiait le réseau autoroutier à la quatrième écologie de la ville (après la plage, la plaine et les montagnes)7.

4Sans remettre en cause ces deux thèses sur Los Angeles, soit la ville symbole de la société postindustrielle et postmoderne succédant à une ville entièrement façonnée par la voiture, la thèse développée ici démontre que Los Angeles incarne aussi une autre dimension, celle de la spécificité de la conception de la ville américaine telle qu’elle se diffuse au milieu du xixe siècle. Le travail mené sur le terrain à Los Angeles dès la fin des années 1970 ainsi que les entretiens menés auprès des habitants d’autres métropoles américaines (de la côte Est à la côte Ouest en incluant le Midwest) autorise à présenter une hypothèse autre susceptible d’enrichir la grille de lecture façonnée par les deux interprétations précédentes. Los Angeles se présenterait alors comme le modèle le plus épuré de la conception américaine de la ville. Cette interprétation s’appuie sur deux arguments : la spécificité de l’histoire du peuplement de la ville de Los Angeles entre les années 1870 et les années 1940 et la sévère critique à l’égard de la thèse d’une ville entièrement façonnée par la voiture dans les années 1980.

La spécificité de son peuplement

  • 8 R.M. Fogelson, Los Angeles : The Fragmented Metropolis 1850-1930, Harvard University Press, 1967 et (...)

5Los Angeles se caractérise, dès les années 1920, par un paysage de maisons et de jardins sur l’ensemble du territoire urbanisé, par différents pôles économiques et par l’absence d’une forte centralité. L’absence de toute distinction entre un noyau central relativement dense et à partir duquel se seraient constituées des banlieues pavillonnaires lui avait ainsi valu le titre de « phénomène urbain unique » parallèlement à la diffusion de la voiture et l’usage du téléphone. Mais cette approche qui consiste à accorder un rôle central aux avancées technologiques en minimisant les représentations des habitants – que certains qualifient de déterminisme technologique –, présente quelques limites. La spécificité de Los Angeles provient de la nature des flux migratoires (fin du xixe siècle et début du xxe siècle), un processus mis en évidence par deux historiens Kevin Starr et Robert Fogelson8.

6Au moment de son entrée dans la fédération américaine, Los Angeles n’était qu’une petite ville mexicaine (1 600 habitants) composée principalement de Californios, d’Indiens métis ou de blancs métis. Suite aux flux migratoires internes aux États-Unis (domestic migrations), elle se peupla de nouveaux habitants dont les représentations baignaient alors dans l’idéologie dominante de l’Amérique protestante et blanche (White Protestant America pour reprendre l’expression de Kevin Starr). Ces Américains véhiculaient l’image d’une ville américaine, résolument opposée à la ville dense dont ils avaient fait l’expérience sur la côte Est. La densité s’observait aussi bien au niveau du cadre bâti (immeuble plutôt que maison), de l’entassement des pauvres dans des quartiers populaires que d’une circulation peu aisée. Après avoir été reliée par le chemin de fer à San Francisco et de ce fait au reste du pays, Los Angeles a accueilli ainsi à partir des années 1880 et surtout des années 1890 des flux de migrants américains. Entre 1920 et 1930, deux millions d’Américains s’installent en Californie, 1,5 dans la région de Los Angeles et 100000 à Los Angeles. Los Angeles se fait également remarquer par un taux élevé de propriétaires qui se situe autour de 35 % contre seulement 12 % pour New York, un indicateur qui met en évidence le niveau de vie de la population principalement composée de classes moyennes aisées. Accéder au rêve américain signifie ainsi devenir propriétaire d’une maison et d’un jardin à proximité de la nature.

  • 9 K. Starr, Material Dreams…, op. cit., p. 120.

7Aussi la population de Los Angeles, au début du xxe siècle, se caractérise par une certaine homogénéité sociale et ethnique. En 1926 elle compte 1,3 million d’habitants et elle est qualifiée de predominantly white en raison de la présence limitée de Latinos (45000), de Noirs (33000) et d’Asiatiques (30000). Cette caractéristique de la ville a autorisé le responsable de l’urbanisme G. Fordon Whitnall à lui accorder le statut de « modèle » de ville. Il écrit : Los Angeles had the opportunity to become a model metropolis, exempt from the mistakes of older American cities pendant que le pasteur Bobn Shuler considérant sa mission comme une bataille quotidienne pour préserver l’âme de Los Angeles la qualifiait de « ville pure » : The last purely city in the nation : it is the only city which is not dominated by foreigners9. Los Angeles se caractérise certes par la présence d’une puissante oligarchie qui veille sur l’ordre économique et d’une classe sociale incluant des personnes plutôt défavorisées désignées par le terme folks. Toutefois, la majorité de la population est qualifiée de babbitts, un surnom donné aux bourgeois newcomers (en référence au roman de Sinclair Lewis). Les classes dirigeantes et les babbitts partageaient ensemble des activités de loisirs, comme la pratique du golf et la fréquentation de beach clubs ou encore de country clubs.

8Contrairement à la majorité des villes américaines en pleine croissance économique à cette époque, Los Angeles n’accueille pas d’immigrés venus de l’étranger pas plus qu’elle ne se caractérise par la présence d’une importante classe ouvrière. La majorité de ses habitants appartenant aux classes moyennes partagent l’utopie de vivre dans une maison entourée d’un jardin.

Un « idéal urbain » s’imposant dans les débats sur l’aménagement

  • 10 L. Marx, The Machine in the Garden : Technology and the Pastoral Ideal in America, New York, Oxford (...)
  • 11 C. Ghorra-Gobin, « De l’idéal pastoral à l’artificialisation du milieu naturel. Qu’en est-il de la (...)
  • 12 A. Douglass, The Feminization of American Culture, New York, Avon Books, 1977.
  • 13 K.T. Jackson, Crabgrass Frontier…, op. cit.

9La civilisation américaine a porté un intérêt limité pour la ville au moment de la fondation de l’État : la richesse économique repose principalement sur l’agriculture et lors du premier recensement de 1790, seul 5 % de la population vit en ville. Ce contexte économique lié à une répartition spatiale de la population au profit des campagnes explique d’ailleurs certainement la raison pour laquelle les Pères fondateurs choisirent d’ancrer la démocratie dans les valeurs de la société rurale10. Contrairement à l’Europe où la ville est perçue comme le cadre de l’émancipation de l’individu ou encore de l’apprentissage de la démocratie, ce rôle est relégué à la « frontière » dans l’imaginaire américain11. Aussi au fur et à mesure où la société américaine réalise qu’elle est contrainte de s’industrialiser et de s’urbaniser, ses intellectuels s’interrogent sur la manière de concilier les valeurs d’une société rurale ayant opté pour la démocratie et l’avènement d’une nouvelle dynamique économique. Une convergence s’établit alors entre les points de vue des pasteurs, des féministes domestiques12 et des philosophes transcendantalistes : la maison individuelle entourée d’un jardin à proximité de la nature est consacrée comme l’idéal de la famille américaine13.

  • 14 L’expression est du géographe J.E. Vance.
  • 15 J. Vance, « California and the Search for the Ideal », Annals of the Association of American Geogra (...)
  • 16 C. Ghorra-Gobin, Los Angeles, le mythe américain inachevé, Paris, Éditions du CNRS, 2002 (première (...)

10Cette image du cadre de vie « idéal14 » véhiculée par les Américains s’installant à Los Angeles participe de cette vision négative de la densité urbaine perçue comme la source des problèmes sociaux (santé publique) et des soucis de la circulation15. La ville est reléguée aux fonctions productives et aux fonctions d’assimilation des immigrés. Aussi Los Angeles se présente comme un paysage urbain dominé par le principe de la maison individuelle pour tous (y compris à Watts et à South Central) et dont l’espace est structuré autour d’un réseau autoroutier prenant en quelque sorte le relais des voies de chemin de fer et de tramway. À Los Angeles, l’urbanisation se traduit par une juxtaposition de lotissements résidentiels et son aménagement n’a pratiquement pas intégré les notions traditionnelles de la ville comme la « place » ou le « monument ». Pendant longtemps la ville a offert peu de « lieux » susceptibles d’être visités, en dehors des sites naturels (plage et montagne), des parcs d’attractions (Disneyland créé en 1955 à Anaheïm, dans le comté d’Orange), des studios de cinéma et de télévision (Universal Studio) et des musées comme le Los Angeles County Museum (LACM) ou le centre Getty (inauguré en décembre 1997 à Brentwood, sur les collines de Santa Monica surplombant l’océan Pacifique)16.

  • 17 M. Wachs, « Autos, Transit and the Sprawl of Los Angeles », Journal of American Planning Associatio (...)

11Dans ce contexte urbain peu dense, la diffusion de la voiture dans les années 1910 et 1920 est perçue comme l’outil autorisant l’extension d’un urbanisme décentralisé. L’urbaniste et spécialiste des transports Martin Wachs17 insiste sur le choix délibéré des habitants en faveur de la voiture parce qu’elle se présentait comme l’outil garant de la pérennité de ce paysage de ville de maisons et de jardins et d’un mode de vie associé à cette configuration spatiale. En 1925, les habitants ont voté (dans le cadre d’un référendum) en faveur de la construction d’un réseau autoroutier au détriment du réseau de transport en commun. Ils ne préféraient pas vraiment la voiture aux transports en commun mais les experts relayés par les médias avaient réussi à faire passer l’idée que toute entreprise de transports en commun (privée ou publique) aurait intérêt à moyen terme à densifier le tissu urbain. Craignant ce risque, les Losangelinos ont voté contre la municipalisation et la modernisation de l’entreprise de transports en commun et au profit de la voiture.

De l’urban sprawl au New Urbanism

12La société américaine qui n’a jamais vraiment pensé l’articulation entre la ville et la civilisation et avait même entretenu un regard négatif à l’égard de la ville, symbole du vice mais aussi de la révolution, a opté pour une dimension environnementale de la ville. Dans le but de pallier la dimension historique, elle a réduit la ville à un simple processus d’artificialisation du milieu naturel alors que la ville européenne se comprenait alors comme un milieu dense et d’essence minérale, en rupture avec l’environnement naturel et la campagne. Le principe de l’enceinte qui servait certes de défense contre toute offensive extérieure et qui facilitait la collecte de taxes sur les échanges commerciaux, était aussi un moyen de valoriser un territoire à la manière du sillon tracé par la charrue lors de la fondation de Rome et de favoriser l’émergence des espaces publics. Les historiens comme Leonardo Benevolo ont démontré combien la valorisation de l’espace public représente l’essence même de la société européenne engagée dans un processus d’émancipation de l’individu. La ville se présente comme un environnement de liberté en rupture avec les règles de la féodalité et elle offre à ses habitants (composés de différentes classes sociales) la vision d’un horizon collectif fondé sur un équilibre entre les pouvoirs en présence, l’évêché, l’autorité municipale, les ordres religieux et les corporations. Los Angeles, la ville américaine par excellence, se situe en opposition complète avec cette perspective puisque comme l’écrivait l’architecte Moore dans les années 1970, « à Los Angeles, il faut payer pour avoir accès à l’espace public ».

  • 18 O.D. Gutfruend, 20th Century Sprawl : Highways and the Reshaping of the American Landscape, Oxford (...)

13Dans la seconde moitié du xxe siècle et plus exactement à partir des années 1970, Los Angeles comme d’autres villes des États-Unis fait face au phénomène de l’urban sprawl au fur et à mesure de sa croissance démographique et économique. L’urban sprawl indique non seulement une extension de la suburbanisation résidentielle mais également une suburbanisation des emplois. L’expression urban sprawl, qui véhicule un sens péjoratif, fait référence à une restructuration spatiale du marché du travail qui concerne non seulement les banlieues (edge cities) mais aussi le périurbain (edgeless cities). Elle indique aussi que le taux d’urbanisation des aires urbaines est en moyenne deux fois et demi supérieur à leur taux de croissance démographique18. Entre les années 1970 et 1990, la métropole de Detroit a enregistré une croissance spatiale de 28 % alors qu’elle connaissait une diminution de son poids démographique. L’urban sprawl relève certes de la stratégie spatiale des entreprises sous l’effet de la mondialisation économique mais aussi de la stratégie des municipalités pour attirer les entreprises et les ménages à hauts salaires, tout en autorisant une urbanisation diffuse, donc peu dense. Face à la prise de conscience de la pollution de l’air, des problèmes croissants de la circulation automobile et de l’impératif de prendre en compte l’externalisation des coûts sociaux et des coûts environnementaux, les urbanistes et les architectes américains proposent de nouvelles règles d’aménagement qu’ils inscrivent dans la charte du New Urbanism.

  • 19 C. Ghorra-Gobin, La Théorie du New Urbanism, Paris, DGHUC, 2006.

14Le New Urbanism fait référence à un ensemble de règles d’urbanisme visant à diminuer la consommation (ou gaspillage) de l’espace naturel ou agricole au travers de la conception de lotissements répondant aux exigences d’un renforcement de la densité au travers d’une architecture innovante prenant en compte les conditions climatiques et en revalorisant le principe de l’espace public et de la figure du piéton. Les figures les plus célèbres de ce courant, Andres Dunany, Elizabeth Plater-Zyberk, Stefanos Polizoides, Elizabeth Moule, Peter Calthorpe et Dan Solomon parlent d’architecture néotraditionnelle et revendiquent leurs emprunts à la petite ville de la Nouvelle-Angleterre et à la ville européenne. Ils proposent une alternative au principe de la maison individuelle (single-family house) entourée d’un jardin et à proximité de la nature pour un aménagement dit convivial car se traduisant par une certaine mixité entre le végétal et le minéral. Il s’agit de recréer un sens des lieux à l’heure des flux19. Le New Urbanism se présente comme une sérieuse alternative à l’étalement urbain et aux effets négatifs qu’il induit. En revanche, il ne règle pas le sérieux problème de la dépendance automobile même si certains peuvent concevoir des lotissements qualifiés de transit villages parce que reliés à une ligne de transports en commun.

Conclusion : L’idéal américain à l’aube du xxie siècle

  • 20 A. Kaspi, F. Durpaire, H. Harter, A. Lherm, La Civilisation américaine, Paris, Presses universitair (...)

15Cette mise en perspective des arguments tant de géographes que d’historiens pour expliquer la caractéristique « américaine » de Los Angeles autorise à dire que les Américains ne se sont pas limités à répondre aux seules exigences du capitalisme industriel en construisant des skyscrapers et en autorisant la présence de ghettos pour les classes ouvrières immigrées. Ils se sont en effet donné les moyens de réactualiser leur idéal pastoral en dépassant l’opposition traditionnelle entre la ville et la campagne. La civilisation américaine s’est définie au travers de l’effacement progressif de cette distinction entre rusticité et urbanité, avec la connivence de l’État20. Les banlieues qui au xixe siècle s’adressaient aux familles riches et aisées, n’auraient pu devenir un phénomène de masse au xxe siècle, sans l’intervention de l’État fédéral au travers de sa politique d’aide à l’accession à la propriété en milieu suburbain (et non en ville) et de son programme d’investissements en faveur du réseau autoroutier interurbain et infra-métropolitain, un engagement qui a considérablement facilité la tâche des promoteurs fonciers. La société américaine a instrumentalisé les techniques des transports urbains au profit de l’artificialisation de la nature au moment où par ailleurs elle prend conscience de la diversité culturelle de ses habitants.

  • 21 P. O’Muller, « city » et « urbanization », dans Encyclopedia of the United States in Twentieth Cent (...)

16Toutefois depuis environ une dizaine d’années à la suite du géographe Peter O’Muller, les Américains utilisent le terme « losangelisation » pour décrire l’urbanisation en cours dans le reste des États-Unis21. La diffusion de cette expression au-delà des frontières des États-Unis à l’heure où par ailleurs la moitié de la population mondiale vit en milieu urbain signifie que l’américanisation de la ville ne se lit pas uniquement à la présence du gratte-ciel (symbole d’un ancrage dans les réseaux globaux) mais également au travers d’une urbanisation consommatrice d’espace et d’énergies non renouvelables. Mais cet « idéal » des classes moyennes américaines ayant valorisé l’espace domestique est à présent retravaillé dans le cadre du New Urbanism œuvrant au profit d’une densité urbaine et d’une requalification des espaces publics. Le New Urbanism sera-t-il en mesure de s’imposer dans les débats aux États-Unis et en Europe au profit d’une ville dense susceptible d’être une sérieuse alternative en vue d’un développement urbain durable, comme le suggère ce début de xxie siècle ?

Notes

1 A. Kaspi, Les Américains. Les États-Unis de 1607 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2 vol., 1986, 2002.

2 C.E. Schorske, De Vienne et d’ailleurs, Paris, Fayard, 2000, p. 61.

3 K.T. Jackson, Crabgrass Frontier : The Suburbanization of the United States, Oxford University Press, 1985 et C. Ghorra-Gobin, Les Régions urbaines de Paris et de Los Angeles. Étude comparée des modes de gestion de l’espace, thèse d’État en géographie, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1985.

4 A.J. Scott et E. Soja éd., Los Angeles and Urban Theory at the End of the Twentieth Century, Berkeley, University of California Press, 1997 et I. Light, E. Bonacich, Immigrant Entrepreneurs : Koreans in Los Angeles 1965-1982, Berkeley, University of California Press, 2007.

5 M. Davis, City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 1997 (traduction).

6 H.J. Nelson, The Los Angeles Metropolis, Kendall, Hunt Publishing Company, 1982.

7 R. Banham, Los Angeles, The Architecture of Four Ecologies, New York, Harper & Row, 1972.

8 R.M. Fogelson, Los Angeles : The Fragmented Metropolis 1850-1930, Harvard University Press, 1967 et K. Starr, Material Dreams : Southern California through the 1920s, Oxford University Press, 1990.

9 K. Starr, Material Dreams…, op. cit., p. 120.

10 L. Marx, The Machine in the Garden : Technology and the Pastoral Ideal in America, New York, Oxford University Press, 1964 et J.L. Machor, Pastoral Cities : Urban Ideals and the Symbolic Landscape of America, Madison, The University of Wisconsin Press, 1987.

11 C. Ghorra-Gobin, « De l’idéal pastoral à l’artificialisation du milieu naturel. Qu’en est-il de la ville américaine ? », Annales de la recherche urbaine, 74 (printemps 1997), p. 69-74.

12 A. Douglass, The Feminization of American Culture, New York, Avon Books, 1977.

13 K.T. Jackson, Crabgrass Frontier…, op. cit.

14 L’expression est du géographe J.E. Vance.

15 J. Vance, « California and the Search for the Ideal », Annals of the Association of American Geographers, 1972, p. 185-210.

16 C. Ghorra-Gobin, Los Angeles, le mythe américain inachevé, Paris, Éditions du CNRS, 2002 (première édition en 1997).

17 M. Wachs, « Autos, Transit and the Sprawl of Los Angeles », Journal of American Planning Association, 50, volume 3 (1994), p. 297-310.

18 O.D. Gutfruend, 20th Century Sprawl : Highways and the Reshaping of the American Landscape, Oxford University Press, 2004.

19 C. Ghorra-Gobin, La Théorie du New Urbanism, Paris, DGHUC, 2006.

20 A. Kaspi, F. Durpaire, H. Harter, A. Lherm, La Civilisation américaine, Paris, Presses universitaires de France, 2006.

21 P. O’Muller, « city » et « urbanization », dans Encyclopedia of the United States in Twentieth Century, S.I. Kutler dir., New York, Charles Scribner’ Sons, 1996.

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