1C’est un usage qui n’est pas propre à la France et presque immémorial pour rendre un hommage mérité à un collègue qui a honoré l’Université par ses enseignements et ses travaux personnels, par l’impulsion donnée à la recherche et par sa notoriété, au moment où cesse son activité professionnelle, de rassembler à son intention un faisceau de contributions savantes et originales. On ne saurait concevoir façon plus appropriée d’honorer un savant que la réunion et la publication de communications érudites qui témoignent des vertus et des exigences du travail scientifique. Mais cette pratique rend-elle toujours pleinement justice à la personnalité qu’on entend honorer ? La dénomination qui désigne ce genre bien particulier, de Mélanges, signale aussi son défaut, même ennobli par l’intention généreuse qui l’inspire : son caractère inévitablement composite dont la qualité de chaque contribution ne masque pas la disparité. Si la constellation de signatures, souvent prestigieuses, atteste l’étendue de l’influence exercée par le dédicataire et dessine le réseau de ses amitiés, elle ne compose pas forcément une image véridique de la personne. Ces textes n’ont ordinairement de relation qu’avec la partie proprement scientifique de son activité : ils ne disent que peu de choses sur son enseignement ou sur les responsabilités exercées, que l’évolution de l’institution rend de plus en plus contraignantes et déterminantes. C’est pour remédier à ces insuffisances et combler d’éventuelles lacunes que l’habitude s’est instaurée d’accompagner les communications d’annexes qui récapitulent les activités et les productions de l’intéressé. Du même souci procède la coutume de faire précéder, ou suivre, l’ensemble d’une notice qui noue la gerbe, fédère les témoignages et surtout évoque la personne. Tâche délicate car qui connaît assez bien autrui pour être certain de dire l’essentiel ? C’est à moi que se sont adressés pour cette gageure ceux qui ont pris l’initiative d’un hommage à André Kaspi : j’ai accepté cette responsabilité, sans être convaincu d’être le plus qualifié. Mais pourquoi refuser l’occasion qui m’était donnée d’exprimer les sentiments que je lui porte, depuis que je le connais, d’estime pour le collègue et d’amitié pour la personne ? Puisse cette amitié suppléer à mes insuffisances et faire que l’hommage ne soit pas trop indigne de lui ! On ne s’étonnera point que cette évocation prenne parfois un tour personnel ; ce n’est pas seulement la loi du genre, c’est son exigence et sa justification.

2Si j’ai été sollicité, je présume que c’est principalement en raison de l’ancienneté de nos relations. De fait elles remontent à quelque quarante années. Il en a eu l’initiative. Il est venu me trouver pour me demander si j’accepterais de diriger la recherche qu’il entreprenait pour le doctorat de troisième cycle et dont il avait déjà choisi le sujet : le rôle de Jean Monnet à Alger en 1943 pour rapprocher de Gaulle et Giraud. S’il s’est adressé à moi, c’est parce que j’occupais depuis peu dans la toute jeune Faculté des lettres et sciences humaines de Nanterre une chaire qui était la première consacrée à l’histoire contemporaine, au sens précis du terme, de la France : il savait que je ne partageais pas la prudente réserve, pour ne pas dire la frilosité qui régnait alors dans nos Facultés à l’égard de toute histoire proche dans le temps. Son projet annonçait déjà quelques-uns des traits qui caractériseront l’ensemble de son œuvre : l’intérêt pour une histoire proche, pour des sujets à la charnière de la politique intérieure et des relations internationales, sans parler de sa capacité de traiter objectivement de sujets controversés. La thèse qu’il soutint à Nanterre en juin 1969 attestait les grandes qualités qu’on retrouvera dans toutes ses publications et interventions, orales comme écrites : rigueur de l’analyse, pénétration dans l’interprétation, sûreté du jugement, maîtrise dans l’exposition, clarté de la narration, aptitude à la synthèse... Mon rôle fut des plus modestes en dehors d’une écoute attentive et d’une lecture méticuleuse : André Kaspi, je l’ai dit, avait eu l’initiative du sujet, il en connaissait toutes les sources, le métier lui était déjà familier. Depuis nous ne nous sommes jamais perdus de vue ; j’ai suivi le déroulement de sa carrière et la construction de son œuvre. Ce fut quelquefois à mon tour de prendre l’initiative pour solliciter son concours à telle ou telle entreprise.

3Dans le vaste champ de l’histoire générale, dont l’expansion continue rend désormais impossible d’embrasser la totalité, chacun se définit par sa spécialisation : le choix qu’il a fait d’un secteur géographique, d’un type de réalité. Ce choix reflète souvent les goûts et les curiosités d’une génération ; il est aussi l’expression d’une personnalité.

4André Kaspi fait partie de cette génération d’historiens qui, à la suite de Pierre Renouvin et dans le sillage du remarquable animateur que fut Jean-Baptiste Duroselle, a renouvelé en profondeur l’étude des relations internationales, transformant la vieille histoire diplomatique des rapports entre les chancelleries en une authentique histoire des relations entre les peuples. Aussi lui revenait-il de mettre à jour le classique d’Histoire des relations internationales, de 1919 à nos jours, de Jean-Baptiste Duroselle : nul n’était plus qualifié pour cette tâche : il partageait avec l’auteur le même talent d’explication et de synthèse.

5 André Kaspi est d’abord connu et reconnu comme le spécialiste incontesté de l’histoire des États-Unis. Alors que la plupart des historiens français hésitaient encore à se risquer en dehors de l’Hexagone familier à cause de la barrière de la langue, André Kaspi a décidé de s’intéresser à ce peuple et d’y consacrer ses travaux. Ce n’était pas choisir la facilité : cette spécialité est à elle seule une généralité. Non seulement le sujet est déjà par lui-même illimité, mais l’historien qui n’est pas lui-même citoyen de la grande République se trouve en concurrence avec des milliers de chercheurs américains : comment faire face à une production considérable et de qualité, ne serait-ce que pour se tenir au courant d’une bibliographie innombrable ? Peut-être est-ce l’explication du petit nombre de nos compatriotes qui ont fait ce choix. André Kaspi n’a pas pour autant cédé à la tentation de se tailler dans ce champ immense un petit fief dont il serait devenu le spécialiste attitré : il a pris cette histoire à bras-le-corps dans sa totalité, traitant des sujets les plus variés, consacrant plusieurs ouvrages à des présidents et à leur présidence. On lui doit de grandes synthèses qui, loin de sacrifier à la simplification réductrice d’une vulgarisation, initient le lecteur à la complexité de la société américaine. Sa grande Histoire des États-Unis de 1607 à aujourd’hui n’a pas d’équivalent en langue française pour la richesse de l’information, la sûreté du jugement, la clarté de l’exposition.

6La référence aux États-Unis ne le définit pas tout entier. Pour d’autres cette spécialisation – pour autant qu’on puisse parler de spécialité à propos d’une histoire aussi large et diverse – suffirait à constituer leur identité de chercheur. Ce n’est pas le cas pour André Kaspi : il est un généraliste. La chose est d’autant plus notable que les exigences scientifiques se conjuguent avec les contraintes institutionnelles de la profession pour enfermer les chercheurs dans des compartiments de plus en plus étroits. De cette dérive les conséquences sont inquiétantes pour l’avenir de la discipline : c’est s’enfermer dans la pratique exclusive d’une spécialité, si riche qu’elle soit, renoncer à ce qui est l’apport spécifique de l’histoire, la découverte de la diversité de l’univers ; c’est aussi se priver de la possibilité des comparaisons sans lesquelles il ne saurait y avoir constitution d’un savoir proprement scientifique. C’est encore s’interdire de percevoir la singularité de chaque groupe humain comme de discerner la convergence des expériences qui fait prendre conscience de l’unité de l’histoire de l’humanité. À cet égard la démarche, la carrière, l’œuvre d’André Kaspi sont un exemple précieux. Par ses enseignements, par ses interventions, par ses livres, il fait la démonstration qu’on peut être le spécialiste incontestable d’une histoire particulière et s’intéresser aussi à d’autres histoires et en traiter avec une égale compétence. Ses livres sur la Libération de la France sont des mises au point des plus utiles, comme ses recherches et ses écrits sur les Juifs pendant l’Occupation.

7Ce dernier chapitre de son œuvre révèle un autre trait de sa personnalité intellectuelle et morale qui n’est pas la moindre des raisons de l’estime dont André Kaspi est l’objet : sa probité intellectuelle, une rigoureuse honnêteté, une capacité peu commune d’objectivité. Pour ces qualités aussi André Kaspi est un exemple et son œuvre une référence. Ils apportent la réponse à une question que doit se poser tout historien sur la possibilité d’écrire une histoire objective. L’opinion commune serait plutôt sceptique. Les historiens de profession sont eux-mêmes pris d’un doute sur leur aptitude à s’affranchir des pesanteurs que créent les solidarités de la chair et du sang, parfois même à leur insu et d’autant plus redoutables qu’elles s’exercent sans qu’on en ait conscience. S’il est généralement admis comme possible à l’historien de rester neutre sur des périodes éloignées, qui le laissent indifférent et dont il ne partage ni ne comprend plus les passions, comment pourrait-il demeurer insensible aux tragédies de son temps et impassible au récit des drames qui ont déchiré ses contemporains ? A fortiori si la communauté dont il fait partie par naissance ou par choix a souffert de graves injustices. Posons le problème dans sa radicalité sans le dissoudre dans des problématiques générales et impersonnelles : est-il possible à un juif d’évoquer sans trembler le plus grand massacre de l’histoire dont sa communauté a été victime ? Or André Kaspi a consacré une part de son œuvre qui est loin d’être mineure à des recherches sur l’antisémitisme et la persécution ; il a créé et animé sur le sujet un cycle de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sans que jamais puissent être soupçonnées sa rigueur et sa probité. On dira peut-être que ce devrait être pour tout historien une vertu professionnelle. Certes, mais la pratique n’en est pas moins méritoire. J’ai toujours admiré qu’il puisse associer si heureusement cette conformité aux exigences déontologiques avec la mémoire de la tragédie dont témoigne par exemple sa fidélité à la mémoire de Jules Isaac dont il préside l’Association des amis. C’est cette estime qui m’a inspiré une initiative qui devait nous associer plusieurs mois dans une entreprise commune : j’avais été sollicité par les pouvoirs publics pour mener une mission d’expertise à la suite de la découverte par Serge Klarsfeld dans les archives du ministère des Anciens combattants de tout un lot de documents qu’il pensait être le fichier de la préfecture de Police, établi à partir des fiches du recensement prescrit en 1940 en zone occupée par les autorités d’occupation. Sur ce qu’il fallait en faire, le gouvernement souhaitait avoir l’avis d’une commission d’historiens dont il laissait la composition à ma diligence. Le nom d’André Kaspi m’est tout naturellement venu à l’esprit. J’ai sollicité son concours qu’il ne m’a pas refusé ; j’ai eu ensuite toutes les raisons du monde de me féliciter de sa participation. Son jugement, ses conseils ont été précieux pour la rédaction du rapport et la formulation de nos propositions.

8L’estime pour ces qualités morales a compté autant que la reconnaissance de la compétence et du talent de l’historien pour conduire ses collègues à lui confier d’importantes responsabilités. Il a présidé quatre années la section d’histoire du Conseil national des universités qui a la tâche capitale – et combien délicate ! – d’évaluer les collègues et de gérer le déroulement des carrières. Il a exercé cette fonction essentielle avec la plus grande équité. S’il a accepté d’autres responsabilités importantes, c’est qu’il s’est fait du rôle d’un universitaire une idée qui ne le réduisait pas à l’enseignement et à la recherche personnelle, mais qui incluait toute sorte de tâches, de direction, d’animation, d’évaluation. Il avait conscience que le métier de professeur d’université ne peut plus être conçu et pratiqué comme une profession libérale, mais comportait une participation active à la vie de l’institution. Il a dirigé trois ans l’importante direction du CNRS pour les Sciences de l’homme et de la société, faisant la démonstration qu’un historien n’est pas mal armé pour la pratique de l’interdisciplinarité. II a aussi accepté des missions plus difficiles, telle la présidence de la commission interministérielle sur les Instituts universitaires de formation des maîtres. Si ses conclusions n’ont peut-être pas fait l’unanimité sur des sujets contestés, personne n’a jamais mis en question la rigueur de l’analyse, la sûreté du jugement, ni non plus son indépendance d’esprit.

9Cette même idée des devoirs de l’enseignant l’a conduit à pratiquer une autre forme de pédagogie : en dehors de l’Université et en direction du grand public par le truchement des grands médias modernes. Peu d’historiens ont été autant sollicités par la radio et la télévision. Il a été régulièrement l’invité de Marc Ferro dans les émissions d’Histoire parallèle. Les journalistes aussi font appel à lui pour commenter en direct au journal télévisé l’actualité politique américaine. Je sais peu d’historiens qui exercent ce ministère de la parole avec un pareil bonheur : ses interventions satisfont à toutes les exigences d’une information pour tous les citoyens : précision du détail, exactitude dans l’énonciation des faits, érudition sans défaut et accessible à tous, clarté de la démonstration, limpidité de l’expression. Il donne aux auditeurs le sentiment d’être intelligents. Sur les États-Unis il a contribué à dissiper les malentendus toujours renaissants entre nos deux peuples ; à cet égard il a joué un rôle qui n’est pas négligeable et qui est conforme à une certaine conception du métier de professeur d’université, plus complète, plus actuelle que l’image traditionnelle, et dont il est une parfaite illustration par son enseignement, son œuvre, son civisme et ses vertus personnelles.