1Au sortir de la guerre, l’enjeu fut double pour les responsables des relations économiques extérieures de la France. Il s’agit d’asseoir la présence française dans les nouvelles instances internationales pour essayer de peser sur la définition du nouvel ordre mondial, mais aussi d’accompagner, dans un environnement de plus en plus concurrentiel, une internationalisation des entreprises devenue vitale pour la croissance de l’économie française. La réorganisation du système monétaire, financier et commercial mondial, la reconstruction du continent européen, la conscience nouvelle d’une solidarité avec les continents en voie de développement, mais aussi l’immaturité persistante des entreprises et du système bancaire français pour affronter la concurrence internationale furent autant de facteurs qui conduisirent à des mutations de l’appareil étatique. Au Quai d’Orsay, les diplomates de la direction des affaires économiques et financières s’imposèrent rapidement comme les spécialistes de ces questions. Ils travaillèrent en synergie avec les hauts fonctionnaires en charge de ces mêmes dossiers au quai Branly, siège du nouveau secrétariat d’État aux Affaires économiques, et avec ceux responsables de la trésorerie externe au sein du ministère des Finances. La création de nouveaux organes appelés à faire vivre la solidarité internationale dans les domaines économique, monétaire et financier consacra la montée en puissance d’une génération nouvelle de diplomates économiques, diplomates de formation ou issus d’autres grands corps de l’État. Leur activité renforça la relation très étroite de l’État avec les entrepreneurs français et ils acquirent une connaissance sans précédent du fonctionnement du monde de l’entreprise.

La querelle fondatrice sur la représentation de la France à l’étranger

2La mise en place de la collaboration entre les services chargés de définir la politique commerciale extérieure de la France n’alla pas sans de sévères frictions entre les hommes. Intervenant en Conseil des ministres le 17 novembre 1944, Pierre Mendès France, titulaire du nouveau portefeuille de l’Économie nationale dans le premier gouvernement provisoire de la République française, s’exclama : « Laissez-moi enfin signaler qu’il m’a fallu trois mois d’efforts et de débats stériles pour obtenir du gouvernement l’ordonnance qui a précisé mes attributions et mes droits1. » Outre la délimitation des compétences ministérielles, ces débats avaient mis en jeu la conception que la France se faisait de l’autonomie de sa politique étrangère par rapport à la définition de la politique intérieure2. Ils eurent lieu principalement au sein du Comité économique interministériel (CEI), créé à Alger par un décret du 24 avril 1944 et placé sous la direction d’un secrétaire général, Hervé Alphand, par ailleurs directeur des affaires économiques du commissariat aux Affaires étrangères depuis août 19433. Ils opposèrent le ministère de l’Économie à d’autres ministères en charge de dossiers intérieurs, comme celui de la Production industrielle dirigé par Robert Lacoste, ainsi qu’au ministère des Affaires étrangères dirigé par Georges Bidault. Dépositaire d’un projet global, le nouveau ministère devait, selon Mendès France, définir la politique économique intérieure à long et court termes, et assumer également la conduite des négociations économiques internationales. Dans ce dernier domaine, la défaite de Mendès France fut immédiate, sanctionnée par le général de Gaulle.

La dissociation des fonctions d’élaboration et d’exécution de la politique économique extérieure

3Devenu directeur des affaires économiques et financières (DAEF) du ministère des Affaires étrangères en juillet 1945, Hervé Alphand se montra en effet extrêmement offensif afin d’affermir la position de son administration. Participant au débat relatif à la modernisation du pays, il proposa que la future instance de planification soit installée au sein de son ministère à l’automne 19454. De son côté, Pierre Mendès France souhaitait que non seulement la préparation, mais encore la conduite des négociations fussent assurées par une nouvelle direction, celle des relations économiques extérieures (DREE) qui se posait en rivale directe de la DAEF5. C’est le sens du premier projet d’ordonnance qu’il présenta le 17 septembre 1944. « Art. 7 – Le ministre de l’Économie nationale centralise et coordonne la préparation des négociations économiques internationales et mène ces négociations6 en liaison avec le ministère des Affaires étrangères. Il constitue, en accord avec ce dernier, les délégations chargées de négocier tous accords économiques et commerciaux. Il est représenté à toutes les négociations financières et monétaires conduites par le ministère des Finances. Il assure le secrétariat de la Commission des importations7. » La contre-offensive fut d’abord délivrée par le ministère de la Production nationale qui proposait de restituer au Quai d’Orsay la conduite des négociations. « Art. 6 – Le ministre de l’Économie nationale centralise et coordonne la préparation des négociations économiques internationales. Ces négociations sont menées par le ministre des Affaires étrangères en liaison avec lui. Le ministre des Affaires étrangères constitue en accord avec le ministre de l’Économie nationale les délégations [etc.]8. »

4Dans ce contexte, le Comité économique interministériel tint deux séances cruciales les 9 et 16 octobre 1944 sous la présidence du général de Gaulle. Arguant que cela avait été recommandé par les « groupes d’études de la Résistance française », Pierre Mendès France défendit l’article 7 de son avant-projet et revendiqua la conduite des négociations. Mais le général de Gaulle intervint pour asseoir l’autorité du ministère des Affaires étrangères sur l’ensemble des négociations. Le ministère de l’Économie nationale aurait la tâche de préparer les négociations économiques internationales. « Quant à la négociation elle-même, elle ne saurait être menée que par le ministre des Affaires étrangères, qu’il s’agisse de problèmes économiques, culturels, coloniaux, financiers, etc. L’État s’adressant à un autre État ne peut le faire que par l’intermédiaire de son organisme spécialisé, c’est-à-dire par son ministre des Affaires étrangères. Toute autre méthode entraînerait une confusion et une dispersion de la discussion qui seraient contraires aux intérêts français. Il importe de centraliser toutes les relations avec l’étranger entre les mains d’une même personne. C’est d’ailleurs la pratique suivie par la plupart des pays étrangers et par la France elle-même avant que, pour des raisons de personnes, des fonctions de négociation internationale aient été attribuées à divers départements techniques9. » Au terme du débat, il semble que Mendès France n’avait pas encore rendu les armes, se réservant même le droit de soulever la question devant le Conseil des ministres. Toujours est-il qu’une semaine plus tard, la question était réglée puisque le Comité économique admettait « la thèse selon laquelle les négociations économiques internationales préparées par le ministre de l’Économie nationale doivent être menées par le ministre des Affaires étrangères ». D’autre part, Robert Lacoste, ministre de la Production industrielle, et Aimé Lepercq, ministre des Finances, intervinrent pour obtenir la modification de l’article 7 : « [...] Le ministre des Affaires étrangères constitue en accord avec le ministre de l’Économie nationale les délégations chargées de négocier tous accords économiques et commerciaux. Le ministre de l’Économie nationale est représenté à toutes les négociations financières et monétaires, de même que le ministre des Finances est représenté à toutes les négociations économiques et commerciales. Le ministre de l’Économie nationale assure le secrétariat de la Commission des importations10. »

5Sur ces bases furent élaborés de nouveaux projets qui aboutirent à l’ordonnance du 23 novembre 1944 réorganisant le Comité économique et fixant les attributions du ministère de l’Économie nationale et l’organisation de ses services. L’article 1^er précisa que le Comité économique interministériel était chargé de proposer, parmi d’autres, les mesures relatives aux « directives générales pour la conduite des négociations économiques avec les gouvernements étrangers ». L’article 7 confirma le partage des rôles. « Le ministre de l’Économie nationale centralise et coordonne la préparation des négociations économiques internationales qui sont menées selon les plans établis par lui. Il assure le secrétariat de la Commission des importations. Le ministre des Affaires étrangères constitue, en accord avec le ministre de l’Économie nationale, les délégations chargées de négocier tous accords économiques et commerciaux. Le ministre de l’Économie nationale est représenté à toutes les négociations financières et monétaires conduites par le ministre des Finances. Celui-ci est représenté aux négociations économiques. » Ainsi, tandis que le ministère de l’Économie nationale ne parvenait pas à établir ses prérogatives en matière de négociation, le ministère des Finances, s’appuyant sur une longue tradition et disposant d’un solide prestige, conserva la présidence des négociations financières internationales dans le cadre des instances nouvellement créées. En l’occurrence, la représentation dans les institutions de Bretton Woods fut exercée par la direction des finances extérieures11. Au-delà, le Quai d’Orsay était rétabli dans ses prérogatives et la dissociation des fonctions d’élaboration et d’exécution de la politique économique extérieure affirmée. Au quotidien, les choses n’étaient pas réglées pour autant et le problème de l’enchevêtrement des compétences ministérielles était loin d’être résolu, y compris entre la rue de Rivoli et le quai Branly. À une époque où l’équilibre de la balance des paiements était l’un des objectifs cruciaux, la dissémination des services qui avaient la charge de la politique économique extérieure heurtait les esprits. Maints projets de réorganisation furent échafaudés, dont celui de former un nouveau département, un grand « ministère du Commerce extérieur et de la Balance des paiements » qui aurait la mainmise sur les négociations économiques internationales, y compris multilatérales, sur l’élaboration de la balance des paiements et sur la conception de la politique économique extérieure12.

La représentation de la France au sein des premières instances économiques internationales

6L’entrée de la France dans les organismes multilatéraux incarnant, après la Seconde Guerre mondiale, la volonté d’une nouvelle forme d’action internationale ne se fit pas difficultés. Son action précoce en faveur du thème de la sécurité collective13, réaffirmé par les cercles de la Résistance14, son discours messianique, son engagement européiste ne doivent pas voiler les difficultés concrètes et les réticences de fond à mettre en œuvre la nécessaire coopération internationale. L’organisation d’un système de sécurité générale fut l’occasion de lui redonner sa place dans les grandes négociations mondiales au lendemain d’un conflit où elle avait été écartée des conférences destinées à préparer l’après-guerre. Il avait fallu en effet attendre le communiqué de la conférence de Yalta pour que les Trois Grands l’associassent avec la Chine au cercle des puissances invitantes à la future conférence de San Francisco. Le refus final du général de Gaulle de participer à ce cercle inaugura l’ère d’une politique extérieure ambivalente qui oscilla dès lors entre la défense idéale de la concertation internationale, l’affermissement d’un réseau classique d’alliances bilatérales et l’entrée dans des systèmes régionaux économiques et militaires15. À ces hésitations de fond s’ajoutèrent les querelles relatives à la représentation de la France dans les nouvelles organisations. Les diplomates assurèrent sans contestation la représentation de l’État auprès des ambassades alors ouvertes auprès des nouvelles organisations politiques et stratégiques internationales, comme la Mission permanente de la France auprès des Nations unies16 ou la Délégation permanente de la France auprès de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord17.

7En revanche, le problème jaillit à la suite de l’adoption du plan Marshall par la France et de la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), comme en témoignèrent les échanges entre Georges Bidault et René Mayer, relatifs à la question de « l’organisation des services français qui vont être chargés de la préparation des dossiers et de la négociation au sein du nouvel organisme européen de coopération économique18 ». Soucieux de réaffirmer la prééminence de son département sur la négociation comme d’associer les ministères techniques à la préparation des dossiers, Georges Bidault confirma la partition entre les deux fonctions. La solution passa par la création d’un nouvel organisme, défini comme une administration de mission, à l’instar du commissariat général au Plan, et directement rattaché à la présidence du Conseil : le secrétariat général du Comité interministériel pour la coopération économique européenne. À ce SGCI fut confiée la préparation des dossiers de l’aide Marshall : le rôle du Comité interministériel était de « préparer les décisions du Conseil des ministres, d’élaborer les instructions nécessaires pour les négociations, puis de prescrire les mesures d’exécution nécessaires19 ». Les fonctions de représentation de la France et de négociation au sein de l’OECE furent confiées à une délégation française menée par le ministre des Affaires étrangères ou, à défaut, par le directeur des affaires économiques du Quai d’Orsay. Hervé Alphand fut ainsi en 1948 le premier chef de la délégation. Celui-ci recevait ses instructions du SGC120. En raison d’un recrutement qui privilégiait les hauts fonctionnaires issus du ministère des Finances, l’existence du SGCI renforça dans une certaine mesure le poids du ministère des Finances dans l’appareil administratif en charge de la politique économique extérieure, et, plus particulièrement, le corps des inspecteurs des Finances. En même temps, comme le soulignait Georges Boris, ancien conseiller de Pierre Mendès France, en rapprochant les deux textes – l’ordonnance du 23 novembre 1944 et le décret du 25 juin 1948 –, « la différenciation des tâches de conception et de préparation, d’une part, des tâches de négociation, de l’autre, se trouv[ait] consacrée par deux textes, adoptés à plus de quatre ans d’intervalle21 ».

8Au moment de la mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, le SGCI conforta son rôle d’instance coordinatrice, mais surtout, la fonction de représentant de la France à Luxembourg échappa au ministère des Affaires étrangères, qui avait été peu associé au projet, et fut dévolue au ministère de l’Industrie et du Commerce22. Le démarrage de la Communauté économique européenne permit néanmoins aux Affaires étrangères de réaffirmer leur mainmise sur la conduite des affaires européennes. Le décret du 3 avril 1958 dissocia en effet de nouveau la fonction de coordination à Paris de celles de représentation et de négociation à Bruxelles23. Le diplomate Éric de Carbonnel fut désigné en avril 1958 comme représentant permanent de la France auprès des Communautés européennes24. L’argumentation du Quai d’Orsay reposait sur l’idée que, en le dessaisissant de cette fonction et en la confiant à un ministère technique, la France aurait admis aux yeux du monde qu’elle acceptait dorénavant d’entrer dans un système fédéral où les affaires européennes seraient confondues avec les affaires intérieures25. Or, tant chez ses diplomates qu’au sein de l’opinion publique, l’état d’esprit majoritaire était loin d’aller en ce sens. L’attachement persistant au principe de la souveraineté nationale associé à l’idée d’indépendance du pays devenait, dès cette époque, un fondement de la diplomatie française et justifia que les délégations de la France auprès des organisations européennes fussent tenues par des diplomates.

9En ce qui concernait enfin la représentation de la France au sein des nouvelles instances économiques et financières internationales, la question avait été tranchée de manière précoce, on l’a vu, par le Comité économique interministériel en ce qui concernait la conduite des négociations. Dans les faits, la multiplication des enceintes internationales requérant une haute spécialisation économique et financière conduisit les hauts fonctionnaires du ministère des Finances et des Affaires économiques à participer activement aux négociations internationales et à assurer la direction d’un nombre significatif d’entre elles. Cette familiarisation précoce élargit les pratiques diplomatiques des responsables de la politique économique de la France. La représentation au sein des institutions financières internationales issues des accords de Bretton Woods (Banque internationale pour la reconstruction et le développement, Fonds monétaire international) fut dévolue à de hauts fonctionnaires de la direction des finances extérieures. Ainsi l’inspecteur des Finances Jean de Largentaye, qui, avec Pierre Mendès France avait fait partie des quatre membres de la délégation française à Bretton Woods, fut le premier à occuper en 1946 le siège d’administrateur permanent au conseil d’administration du FMI. À ses côtés, le siège d’administrateur suppléant était tenu en alternance par un fonctionnaire de la direction des finances extérieures de la rue de Rivoli ou par un membre des Services étrangers de la Banque de France. Le développement sans précédent de la coopération monétaire internationale entraîna dans les décennies qui suivirent la multiplication de comités au sein desquels un duumvirat Trésor et Banque de France assura la représentation de la France : Comité de politique économique, Groupe de travail des balances de paiement et Comité d’aide au développement de l’OCDE26, Comité monétaire de la CEE27 etc. Le directeur de la direction des relations économiques extérieures (DREE) était quant à lui le représentant permanent de la France au Comité des échanges de l’OECE, fonction que Jean Filippi, puis Bernard Clappier furent les premiers à occuper. La représentation auprès du GATT était tenue par un membre de la direction, souvent un conseiller commercial. À la suite de la création de la CEE, c’est le directeur de la DREE qui détint le siège de représentant permanent au Comité spécial destiné à seconder la commission dans la préparation des négociations tarifaires au GATT28. Ces divers postes de négociateur contribuèrent ainsi par leur importance, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, au renforcement de l’influence des fonctionnaires issus du ministère des Finances et de l’Économie sur l’élaboration de la politique économique extérieure de la France.

De nouvelles centrales tournées vers l’international

10Les services dévolus au suivi des relations extérieures prirent donc une importance sans précédent. La direction des finances extérieures, puis celle du Trésor au sein du ministère des Finances, la direction des relations économiques extérieures du secrétariat d’État aux Affaires économiques eurent une place sans commune mesure avec celle du Mouvement général des fonds ou de la direction des accords commerciaux de l’avant-guerre. L’originalité du dispositif français reposa en grande partie sur l’émergence d’une nouvelle direction, reliquat de l’imposante structure dédiée à l’Économie nationale et édifiée sous Pierre Mendès France : la direction des relations économiques extérieures (DREE). Elle devint le socle de la politique du commerce extérieur à partir du début des années 1950. Sa montée en puissance s’expliquait en partie par l’amoindrissement relatif de la direction du Trésor au sein du ministère des Finances à la Libération. Certes, les fonctions d’intervention économique du Trésor crûrent alors du fait des nationalisations et de la modernisation de l’économie, mais ses fonctions extérieures, héritées de la section internationale du Mouvement général des fonds, furent disjointes en août 1940 et élevées au rang de direction des finances extérieures (Finex), dont le premier titulaire fut Maurice Couve de Murville. La scission fut confirmée en mai 194629.

L’engagement de la direction des finances extérieures en faveur de l’Europe

11La direction des finances extérieures s’imposa jusqu’aux années 1960, moment de son absorption par le Trésor, comme une direction prestigieuse, confortée par l’autorité morale de son nouveau directeur, Guillaume Guindey, principal interlocuteur aux Finances du Quai d’Orsay lors de la reconstruction européenne et de la naissance de la coopération monétaire internationale30. Chargée de la gestion de la trésorerie en devises, de l’administration du contrôle des changes, c’est elle qui exerçait la tutelle sur le réseau des attachés financiers et qui conduisait les négociations financières internationales31. Elle participa de la naissance d’un état d’esprit nouveau dans la France de l’après-guerre, favorable à l’abandon de la mentalité protectionniste et malthusienne des années 1930, et à l’insertion de l’économie française dans la concurrence internationale. Cela passa dès la fin des années 1940 par son engagement en faveur de mesures de libération des échanges et des capitaux, et de soutien des exportations. Cette position « européo-libérale32 » était loin d’être une singularité, mais plutôt la mentalité partagée par le vaste groupe de hauts fonctionnaires qui eurent alors la charge de la modernisation de la France, assumant, dans le contexte politique de l’après-guerre, « des responsabilités anormalement grandes », selon l’aveu de Guillaume Guindey33. Elle se trouvait notamment dans une grande proximité avec les positions défendues par la nouvelle direction des relations économiques extérieures qui commençait à s’imposer dans le paysage administratif.

La direction motrice de l’internationalisation des entreprises : la DREE

12Dans un contexte où il était impossible de relâcher brutalement les freins imposés par les contraintes de la guerre et de l’Occupation, cette direction, forte des compétences acquises pendant la guerre pour administrer l’économie et le commerce extérieur, apparaissait outillée pour faire traverser au pays une phase de transition dont on ne pouvait encore prévoir la fin. Son acte officiel de naissance fut l’ordonnance du 23 novembre 1944 qui précisait les compétences du nouveau ministère de l’Économie nationale, mais une nouvelle ordonnance en date du 28 octobre 1945 vint amoindrir l’administration de celui-ci, qui entama, dès lors, un processus de réduction en peau de chagrin. Les structures du ministère avaient recueilli en grande partie celles du secrétariat général aux Affaires économiques de Vichy. Initialement, fin 1944, il reposait sur huit directions, dont les directions du plan et de la documentation, les cinq directions dites d’exécution et la direction générale du contrôle économique34. Parmi les directions d’exécution, il y avait la direction des relations économiques extérieures, à laquelle étaient rattachés le Service central des licences d’importation et d’exportation, le Service de l’expansion commerciale, le Service des importations et des exportations, le Service de l’assurance-crédit d’État35, ainsi que, à partir de 1947, le Service des relations extérieures du ministère du Ravitaillement36. Comme le remarquait Gaston Cusin qui avait remplacé Hervé Alphand à la tête du Comité économique interministériel37 : « C’est un véritable secrétariat général qui [fut] ainsi confié à la direction de M. Marjolin », en l’occurrence le premier directeur de la DREE38.

13De huit directions, le ministère de l’Économie nationale fut ramené à six, à la fin de l’année 194539. La DREE s’y maintint. Elle avait été l’une des rares directions de l’appareil économique et financier à connaître l’épuration de son directeur, Louis-Pierre Coquelin40. Celui-ci, polytechnicien, inspecteur des Finances, avait succédé le 24 mars 1943 à Paul Leroy-Beaulieu à la tête de la direction du commerce extérieur. Suspendu le 23 août 1944, il fut révoqué de ses fonctions le 8 décembre41. Robert Marjolin devint le premier directeur de la DREE, nommé le 18 janvier 1945 sur la recommandation de Jean Monnet auprès de Pierre Mendès France. Installé dans un bureau rue de Rivoli, dans des conditions précaires, il présida au début de l’année au démarrage d’une direction éclatée sur une douzaine de sites du huitième arrondissement de Paris : par exemple, le Service des affaires allemandes était établi rue de la Ville-l’Évêque42. Au début des années 1950, l’ensemble des services de la DREE furent regroupés au n° 41 du quai Branly dans une nouvelle cité administrative en voie d’achèvement, dans la partie bordée par la rue de l’Université. L’INSEE était à l’est, sur le quai, et disposait de sa propre entrée. La direction des prix, le Service central des affaires économiques et le SGCI y étaient aussi établis43.

14Une vingtaine de responsables permirent le lancement de la nouvelle direction en 1945. Bien qu’il ne fût pas issu de la haute administration, Marjolin bénéficia de l’expérience du directeur adjoint des relations économiques extérieures déjà en place, Jacques de Fouchier, et du directeur adjoint du Trésor, Guillaume Guindey. Puis Roger Nathan lui succéda. Lui non plus n’était pas issu de la fonction publique. Normalien, agrégé de philosophie, il était entré dans les affaires. Il avait notamment été le chef des services financiers des filiales étrangères de la société André Citroën dans les années 1920. Le troisième directeur fut Jean Filippi, auquel sa proximité avec les milieux d’affaires valut une attaque en règle à l’Assemblée nationale. Le député communiste Gaston Julian, retraçant son itinéraire, n’hésita pas, dans le goût polémique propre à la Libération, à rappeler son passé de fonctionnaire vichyssois : « [...] Il convient de remarquer comment ces messieurs procèdent pour se retrouver en famille. À la direction des relations économiques extérieures du ministère de l’Économie nationale, se trouve depuis peu de temps un inspecteur des Finances [...]. Ce haut fonctionnaire a été secrétaire général pour les Affaires économiques au ministère des Finances, de juillet 1940 à avril 1942, au moment où d’autres fonctionnaires patriotes se battaient, les armes à la main contre l’occupant. Après la Libération, ce zélé serviteur de Pétain est allé se faire blanchir en Allemagne. Il nous revient aujourd’hui, pour reprendre sa place, au service de M. Paul Reynaud44. »

15Parmi les services qui marquèrent le démarrage de cette direction, le Service des affaires allemandes, qui gérait les affaires économiques dans la zone française d’occupation (ZFO), tint une place cruciale. Il dépendait de la délégation aux affaires économiques allemandes dirigée par Jean Filippi à Baden-Baden45. Il constitua un vivier pour la formation de futurs responsables de la direction. Hubert Roussellier y débuta sa carrière comme sous-directeur de l’occupation et des affaires générales, assisté d’Alexandre Kojève. L’amitié qui liait Roussellier à Filippi, renforcée par une expérience commune – ils furent tous deux membres du cabinet d’Yves Bouthillier sous Vichy –, permit une coordination efficace des bureaux de Paris et de Baden-Baden. Dès sa nomination en octobre 1945 comme directeur général de l’économie et des finances du gouvernement militaire de la ZFO, Jean Filippi avait pu suivre sur le terrain le redéploiement des entreprises françaises en Allemagne. La zone française en Allemagne fut la première région dans laquelle le futur directeur de la DREE expérimenta les moyens du renforcement de la présence des entreprises françaises à l’étranger. Tant son expérience de l’économie dirigée à Vichy que les conditions de la reconstruction le conduisirent à définir un système dirigiste pour étendre l’influence économique française, passant par des prises de participation de l’État français dans des entreprises allemandes et par l’établissement, par ses services, de listes de maisons dans lesquelles les entreprises françaises seraient incitées à investir46. D’autre part, c’est sur son impulsion que fut créée, en janvier 1947, une Association pour le commerce et l’industrie en Allemagne, qui regroupait les entrepreneurs intéressés au commerce avec ce pays47.

16Si l’intervention des pouvoirs publics français manqua initialement d’une vision globale, l’arrivée au ministère des Finances et des Affaires économiques de René Mayer en janvier 1948 marqua une première inflexion qui reflétait les vœux émis par les services de son ministère en charge des Questions extérieures. Dévaluation du franc le 25 janvier, amnistie pour les avoirs détenus clandestinement à l’étranger, création à Paris d’un marché libre de l’or marquèrent une politique d’inspiration plus libérale. L’arrivée de l’aide américaine contribua au financement du plan d’investissement. Le plan Monnet, établi en novembre 1946, fut révisé en octobre 1948 pour tenir compte de la « Réponse française au questionnaire de la nouvelle OECE sur le programme à long terme de relèvement européen » : une priorité nouvelle était donnée au développement des activités exportatrices, à commencer par les exportations agricoles de base48. Dans cet esprit, la DREE étudia avec attention la politique engagée par la Grande-Bretagne pour développer ses propres exportations. Il y eut à partir de 1947 de nombreux échanges entre l’administration britannique et des représentants de l’ambassade de France ou des ministères français sur ce thème49. L’initiative d’une rencontre officielle vint de la France, qui, lors d’une réunion du Comité économique franco-britannique à Paris, le 21 janvier 1949, portant sur les programmes français à long terme, fit état de ses efforts pour stimuler l’exportation de certains produits. À cette époque, la délégation française au sein de l’OECE tentait de convaincre ses partenaires de la volonté française de revenir à une politique d’inspiration plus libérale en recherchant un équilibre réel entre les prix intérieurs et les prix mondiaux50. Hervé Alphand et Jean Filippi demandèrent à leurs interlocuteurs s’il serait possible au Board of Trade d’envoyer à Paris un ou deux fonctionnaires capables de leur donner un certain nombre de conseils51. Le Foreign Office chargea le Board of Trade (BOT) du dossier52. Ce dernier manifesta peu d’illusions sur les résultats d’une telle rencontre, rappelant que, par le passé, la Grande-Bretagne n’avait pas ménagé ses conseils à la France pour qu’elle incitât davantage ses industriels à exporter. Il estima néanmoins que l’on ne pouvait pas répondre négativement et proposa l’envoi à Paris, pour accomplir cette sorte de « mission » (to do this sort of missionary work), de deux hauts fonctionnaires expérimentés (l’un du ministère du Ravitaillement, l’autre du BOT). Après un débat interne, il fut décidé d’inviter plutôt les Français à venir à Londres53. D. Kaplan, haut fonctionnaire du BOT, remit à Alphand un schéma général du système britannique d’appui à l’exportation54. Le 2 mars, Jean Filippi informa officiellement la Mission économique de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris que le gouvernement français était disposé à l’envoi de fonctionnaires à Londres et qu’il lui communiquerait prochainement les noms de ces fonctionnaires et la date envisagée55. La visite acheva d’être préparée par l’équipe de Jean de Sailly et le BOT56. Les rencontres eurent lieu du 24 au 27 mai 1949. L’équipe française était représentée massivement par les dirigeants de la DREE et par le directeur du CNCE57. Assistaient en outre aux entretiens les responsables du poste d’Expansion économique de Londres : Jean de Sailly, le chef du poste, et l’attaché commercial Pierre Colmant ainsi qu’un représentant du ministère de l’Industrie issu de la direction des industries mécaniques. Les responsables français manifestèrent leur curiosité pour le fonctionnement de la machine gouvernementale en charge de la politique économique extérieure, demandant des précisions sur les responsabilités respectives du BOT et de la Treasury dans l’élaboration et la conduite de la politique économique extérieure58. Dans le système britannique, trois autres organismes intervenaient aussi prioritairement : le Central Economic Planning Staff, la Section économique du Cabinet et l’Economic Information Unit. L’intérêt récurrent de la DREE pour le fonctionnement du BOT pendant tout le séjour conduisit ses interlocuteurs à improviser un exposé sur son organisation interne59.

17Autre objet de la curiosité française : la manière d’établir un schéma global des exportations. Les Britanniques expliquèrent qu’ils essayaient de raisonner non pas tant en termes de volumes à accroître que de « sources » et de « pays-cibles » à diversifier. Comme pour la France, l’Amérique du Nord restait une cible prioritaire, mais ils citèrent d’autres États comme la Belgique, l’Iran ou la Suisse. En revanche, le BOT fit valoir que, pour le gouvernement et l’administration, la charge principale de la conduite de l’exportation revenait aux exportateurs eux-mêmes. L’industrie britannique avait une tradition exportatrice et était très consciente que son futur résidait dans le développement de ses exportations, ce qui expliquait l’importance de son engagement volontaire aux côtés du gouvernement dans l’élaboration de cette politique60. Les fonctionnaires français s’intéressèrent enfin de près au fonctionnement de l’Export Credits Guarantee Department (ECGD). Venant d’être réorganisé par l’Export Guarantees Act de 1949, il continuait à avoir la réputation d’être le premier assureur-crédit du monde. La DREE étudia son mode de financement, ses résultats financiers récents, il était évident qu’elle avait à l’esprit le démarrage récent de la COFACE61. Elle manifesta enfin, selon les Anglais, un intérêt particulier pour l’articulation des responsabilités revenant aux régions en matière d’information des exportateurs. En ce qui concernait la prospection des marchés, le BOT répondit que la responsabilité principale incombait au British Export Trade Research Organisation (BETRO) et à d’autres agences, mais que la vente demeurait à la charge des industries elles-mêmes. Au lendemain de ces entretiens, le poste d’Expansion économique et la DREE remercièrent leurs hôtes britanniques pour leur avoir permis « d’y voir plus clair dans l’élaboration des méthodes pour développer les exportations françaises62 ».

La naissance d’une grande direction économique au Quai d’Orsay

18Plus que d’autres ministères, celui des Affaires étrangères connut un renouvellement important. L’épuration du corps diplomatique fut plus forte que dans d’autres corps de l’administration d’État63. Dès avant la libération de la métropole, 11 ambassadeurs virent leur nomination annulée, 16 ministres plénipotentiaires et 14 conseillers d’ambassade ou consuls généraux furent révoqués. Les postes importants furent dévolus aux personnes liées au mouvement gaulliste et à l’expérience londonienne. L’appareil diplomatique se reconstruisit notamment grâce à l’intégration d’hommes et de femmes qui avaient rendu des services dans la Résistance, tout en n’appartenant pas à la Carrière. René Massigli institua par décret du 26 avril 1944 un cadre latéral des services extérieurs de l’administration des affaires étrangères, lui permettant de nommer par arrêté des personnes ayant prouvé leur « participation d’une manière active à la poursuite de la lutte contre l’ennemi et ses collaborateurs ». Il dérogeait de ce fait à la règle traditionnelle du concours, mais la mesure qui lui avait été proposée par son directeur de cabinet Guy de Girard de Charbonnières, bien que révolutionnaire, était conçue à titre provisoire64. Un premier arrêté du 17 août 1944 procéda à 14 nominations, effectuées sur proposition d’une commission présidée par Vincent Auriol, alors membre de l’Assemblée consultative. Parmi les agents recrutés figuraient Christian Fouchet, engagé dans les Forces françaises libres en juin 1940, Étienne Manac’h, engagé également dans les FFL en janvier 1941, ou encore Olivier Wormser, engagé dans les FNFL en juillet de la même année. 55 admissions nouvelles eurent lieu en mars-avril 1945. Après la fin de la guerre, ce cadre, maintenu, prit le nom de cadre « complémentaire ». En novembre 1945, il fut encore procédé à 125 nominations de ce type alors que le concours classique avait été rétabli le 1^er octobre 1945 et qu’un concours spécial avait été mis en place en faveur de personnes dont l’itinéraire avait basculé à cause de la guerre. C’est au titre du concours spécial du 1^er octobre 1945 que Jean-Pierre Brunet, engagé dans les Forces navales françaises libres en septembre 1940, et Stéphane Hessel, engagé dans les Forces françaises de l’intérieur en mars 1941, puis déporté65, entrèrent dans la Carrière.

19Le ministère manifesta une capacité d’adaptation nouvelle en créant, le 17 juillet 1945, en application de l’ordonnance du 13 avril 1945, une direction générale des affaires économiques, financières et techniques. Sans remettre en cause la hiérarchie générale de l’administration centrale – la direction des affaires politiques restait la direction la plus prestigieuse –, elle vint donner une crédibilité nouvelle à un ministère dont la vision du monde restait encore traditionnelle. Intégrant des hommes venus d’horizons plus diversifiés (université, marine, autres grands corps, administration coloniale), proches des milieux d’affaires, qui acquirent rapidement l’expérience de la négociation multilatérale en assistant à la naissance de l’OECE à Paris, la DAEF se caractérisa en grande partie par sa mainmise sur les questions communautaires à partir de 195866. Parallèlement, en partenariat avec la DREE, qui lui assurait souvent un soutien que lui refusait le Trésor, la direction des affaires économiques, financières et techniques devint le copilote d’une politique commerciale dynamique, souvent inventive, parfois téméraire, mais réactive face aux assauts de la concurrence internationale. Sa compréhension des enjeux commerciaux des dossiers, les réseaux établis par ses directeurs en firent un lieu de passage obligé pour les entrepreneurs français. Le maintien d’une diplomatie bilatérale active pour soutenir la passation de marchés témoigna aussi de l’attachement des grands responsables politiques et diplomatiques de l’époque à une pratique traditionnelle67, qui connut un essor nouveau dans les années 1960.

20À la différence de son homologue britannique, le Quai d’Orsay ne put toujours pas rétablir sa mainmise sur le réseau des conseillers et attachés commerciaux. A la suite du Livre blanc (White Paper of January), présenté sous l’égide d’Anthony Eden en 1943, le Service diplomatique commercial (Commercial Diplomatic Service) fut en effet regroupé au sortir de la guerre avec le Service diplomatique et le Service consulaire au sein d’un Foreign Office rénové68. L’idée était de faire acquérir aux diplomates britanniques une formation économique qui leur faisait défaut et d’encourager la rotation entre les affectations à Londres et à l’étranger. La partie relevant de l’appui aux entreprises était dévolue au Board of Trade. En Grande-Bretagne, l’expérience d’un ministère du Commerce extérieur conjointement géré par les deux administrations avait vécu.

21Dans le rapport des forces entre le Quai d’Orsay et le quai Branly, il est indéniable que les dossiers économiques multilatéraux qui prirent une importance croissante dans les années 1950 conférèrent également à la DREE et à son directeur un poids nouveau au sein de l’administration française. Ce furent les débats visant à créer une organisation mondiale du commerce au sortir de la guerre, puis ceux relatifs à la création d’une organisation économique européenne qui donnèrent aux hauts fonctionnaires de la DREE un rôle accru. Aux côtés de Bernard Clappier, Alexandre Kojève, entré du temps de Robert Marjolin à la direction, fut le grand maître d’œuvre de la politique française dans les enceintes internationales. « Si un jour l’histoire véritable de la diplomatie économique des années 1946-1968 est écrite, devait déclarer Olivier Wormser, le rôle de Kojève apparaîtra69. » Clappier a lui aussi valorisé bien des années plus tard, par divers témoignages, la part prise par cette personnalité complexe qui se distinguait, outre ses qualités intellectuelles, par une aptitude particulière à l’art de la négociation. « Moi, je tenais le pupitre, si je puis dire, dans les négociations, a expliqué Clappier, il était à côté de moi et il me faisait passer des notes sur un petit bout de papier, me conseillant l’argument à utiliser. Des arguments qui étaient chaque fois un peu provocateurs. Ils provoquaient. C’était la terreur des autres négociateurs, précisément parce que son imagination était très fertile, et il n’avait aucune peine à exprimer toutes sortes d’arguments difficiles à contrer70. » Poursuivre la libéralisation des échanges dans le cadre de l’OECE, accompagner le démarrage de la Communauté économique européenne, participer aux négociations commerciales multilatérales dans le cadre du GATT, tels furent donc les principaux dossiers dont la DREE eut la responsabilité. C’est à son directeur que revenait la fonction de négociateur direct au sein de la commission des échanges de l’OECE et celle de représentant de la France au sein du comité 111, devenu 113, puis 133 de la Commission européenne71. Cette fonction de négociateur fut ressentie comme extrêmement valorisante par la majorité des directeurs de la DREE, de Bernard Clappier à nos jours, dans la mesure où elle contribuait à les hisser à la table de la « grande politique ». Beaucoup d’entre eux se saisirent personnellement du dossier, se déchargeant en particulier des problèmes plus quotidiens de gestion du corps de l’Expansion économique et du suivi du dispositif public d’appui. Indéniablement, leur pratique privilégia la dimension régalienne de leur fonction.

22Ces trois directions furent animées par le même esprit libre-échangiste « tempéré » que celui qui animait les cercles européistes des années 1920. Leur soutien aux débuts de l’intégration européenne s’explique en partie par une analyse lucide qui les conduisit à privilégier la création d’une échelle régionale d’intégration permettant aux entreprises françaises une adaptation plus graduelle à la concurrence internationale. Aucun des hauts fonctionnaires libellés « Européens » des années 1950 ne fut le partisan d’une ouverture immédiate et rapide des frontières. Ce serait un contresens que de procéder à une identification aussi sommaire72. Bien au contraire, l’intégration leur apparaissait comme un « "pari" hautement risqué73 » et ils surent tenir compte des réticences exprimées par les entreprises françaises pour les aider à franchir le pas en mettant en place un système d’aides complexe. Ils n’en demeurent pas moins qu’ils incarnèrent avec continuité le projet d’ouverture des frontières françaises élaboré dans les cercles de la Résistance. En outre, la période donna naissance à une pratique inédite dans l’administration française et destinée à définir la position économique multilatérale de la France : la mise en place d’un triumvirat informel rassemblant la DREE, la DAEF et le SGC174, appelé à se réunir de manière hebdomadaire pour débattre de ces questions. Le rituel devait encore perdurer à la fin des années 1970, chaque nouveau directeur perpétuant l’habitude poursuivie par son prédécesseur75.

Au service des entreprises françaises : une manière nouvelle de servir à l’étranger

23Le fer de lance de la diplomatie commerciale bilatérale fut l’institution des attachés commerciaux. Comme la direction dont elle dépendait, elle avait manqué disparaître à la suite des débats sur le maintien du ministère de l’Économie nationale. Certes, son redémarrage à la Libération eut lieu, mais sa légitimité fut ensuite discutée face à celle de deux corps anciens et prestigieux, pourvoyeurs de fonctionnaires à l’étranger : le corps diplomatique et celui de l’Inspection des finances.

L’homogénéisation du recrutement et la naissance d’un nouveau corps de fonctionnaires

24Le commissariat au ravitaillement et à la production fut chargé au printemps 1944 de la réorganisation des services de l’Expansion commerciale. Le 16 mars 1944, une ordonnance d’Alger abrogea le statut du cadre d’avant-guerre76, et l’ordonnance du 9 août 1944 annula le statut reconstitué par Vichy77. Le décret d’application de l’ordonnance du 16 mars fixa la composition des cadres pour le temps de paix à 4 ministres conseillers commerciaux, 37 conseillers commerciaux, 24 attachés commerciaux et 52 attachés commerciaux adjoints, soit 117 postes78. Dans l’immédiat, les premiers effectifs prévus pour 1944 étaient faibles : 21 conseillers, 10 attachés et 16 attachés adjoints, soit 47 postes79. En juin 1944, l’urgence fut à la réouverture du poste d’Expansion économique aux États-Unis qui disposerait de la représentation la plus importante : un conseiller et un attaché à New York, et deux attachés (à Chicago et à San Francisco)80. Le 1^er juin 1944, les premiers reclassements furent effectués dans le nouveau corps de l’Expansion économique : ils concernaient prioritairement des agents résistants de la première heure81. Dans l’attente du statut de la fonction publique qui fut adopté le 19 octobre 1946, le décret du 25 août 1945 fut donc le premier texte refondateur du corps. Inscrivant les missions des conseillers et attachés commerciaux dans la continuité de la loi de 1919, il confirma le concours comme instrument du recrutement des attachés commerciaux adjoints (art. 9). Il était prévu un tour extérieur parmi les diplomates et membres des grands corps de l’État, ainsi que parmi les grands corps d’ingénieurs (article 14). Les prévisions de 1944 furent respectées : 40 emplois de conseiller furent créés et 80 emplois d’attaché. Par ailleurs, le décret établit avec précision que c’était un arrêté du ministre de l’Économie nationale qui nommait les agents du cadre de l’Expansion économique à l’étranger (article 8), que c’était un autre arrêté du même ministre qui fixait le siège de chaque poste à l’étranger, « après avis du ministre des Affaires étrangères, ainsi que du ministre des Finances [...] » (article 2), et que les agents des services de l’Expansion économique correspondaient directement avec le ministre de l’Économie nationale (article 6), toutes dispositions qui devaient être confirmées dans le décret du 19 avril 1950. Dès son article 1, il affirmait : « Les fonctionnaires des Services de l’Expansion économique à l’étranger constituent un corps relevant du ministre chargé des Affaires économiques. » En décembre 1946, à la suite des premières nominations prises, l’on ne dénombrait encore que 52 titulaires au sein du cadre de l’Expansion économique, sur les 120 prévus, soit 34 conseillers commerciaux et 18 attachés commerciaux. Près de la moitié d’entre eux avaient été nommés en Europe82.

25Conformément aux dispositions d’arrêtés en date du 3 septembre 1944 du ministère de l’Économie nationale, deux concours furent ouverts le 4 décembre 1945 pour pourvoir 12 emplois d’attachés commerciaux adjoints de 3^e classe. Le premier concours, ou concours normal, proposait six places à tout Français âgé de plus de 22 ans et de moins de 30 ans au 1^er janvier 1945, titulaire de la licence ou ancien élève d’une grande école, ou rédacteur titulaire du ministère de l’Économie nationale ou du ministère des Finances, ou bien encore secrétaire auxiliaire d’agents de l’Expansion économique. Un second concours, ou concours spécial, concernait, à l’instar des concours spéciaux organisés dans les autres administrations, les candidats appartenant aux catégories fixées par l’article 2 de l’ordonnance du 15 juin 194583 : « Anciens prisonniers de guerre, anciens déportés politiques démobilisés, invalides de guerre, veuves de guerre et candidats ayant acquis des titres exceptionnels dans la Résistance. » Ils constituèrent les premiers et derniers concours de recrutement direct de l’après-guerre. Quatorze attachés commerciaux adjoints y furent reçus : leur nombre fut porté en effet de 12 à 14, les deux premiers candidats recalés ayant obtenu des notes très proches de celles du dernier reçu84. Génération à caractère unique, puisque les promotions suivantes furent issues de la nouvelle École nationale d’administration, elle reçut le nom de « promotion Lehmann », du nom du secrétaire général Jean-Luc Lehmann, mort dans la résistance à l’Allemagne nazie, en Slovaquie, à la fin de la guerre85. À l’occasion de l’annonce officielle de sa mort en 1946, une cérémonie particulière fut organisée, le 23 février 1946, dans le salon d’honneur du ministère de l’Économie nationale, au rond-point des Champs-Élysées, en hommage à tous les agents de l’Expansion économique morts au champ d’honneur ou des suites de la guerre. Jules Lautman venait lui aussi de décéder des suites de maladies contractées pendant sa déportation. On rendit également un hommage particulier à un troisième homme, Jean Sylvestre, secrétaire général en poste à Bruxelles, qui, lieutenant de réserve, mourut dès le 20 juin 1940, à la tête de ses hommes sur la Moselle86. La cérémonie fut un moment fondateur de la conscience collective des membres du corps de l’Expansion économique dans la mesure où elle marqua la continuité entre le ministère du Commerce et la DREE, rassemblant des directeurs de l’entre-deux-guerres, tels Alexis Charmeil et Henri Chaumet, des sous-directeurs qui firent le pont d’une administration à l’autre, comme Georges Drillien ou Jacques Soulé, et le directeur des relations économiques extérieures de l’époque, Roger Nathan. Dans la mesure aussi où elle valorisa l’exemplarité du comportement de nombreux attachés commerciaux pendant la guerre : « Les agents de l’Expansion commerciale à l’étranger ne sont pas très nombreux, [...] à peine plus d’une centaine au total, déclara Jacques Soulé. [...] Trois d’entre eux ont donné leur vie [...]. D’autres ont été prisonniers de guerre ou ont mérité la médaille d’honneur de la Résistance. C’est donc, je crois, constater une simple vérité que d’affirmer, en conclusion de cet hommage, que le corps de nos conseillers et attachés commerciaux sort grandi des épreuves de la guerre87. » Quelques années plus tard, le 12 décembre 1953, la mort en service dans un accident d’avion de l’attaché commercial à Madras-Colombo, Guy Desbos, ancien résistant, donnait au corps un nouveau héros88. En 1956, la promotion de l’ENA prit le nom de « Guy Desbos », unique exemple de conseiller commercial consacré de la sorte.

26La création de l’École nationale d’administration le 9 octobre 194589 allait considérablement modifier la composition de ce corps du fait de l’homogénéisation de la nouvelle formation délivrée. Celle-ci était fondée sur un enseignement commun et sur des cours spéciaux délivrés en fonction de quatre sections permettant la spécialisation des élèves : administration générale, administration économique et financière, administration sociale et affaires extérieures90. L’examen de sortie était propre à chaque section91. Par exemple, pour les élèves de la section affaires extérieures, deux épreuves de langues étrangères étaient ainsi présentées, l’une portant obligatoirement sur l’anglais ou l’allemand, l’autre laissée au choix du candidat92. La carrière d’attaché commercial ou de diplomate s’ouvrait aux élèves de la section des affaires extérieures. « Art. 4 – Les élèves de la section des affaires extérieures peuvent être nommés, selon le nombre des places offertes et leur rang au classement de sortie : attaché d’ambassade ; consul suppléant ; attaché commercial adjoint de 3^e classe93. » Ainsi, il fut entendu dès l’origine que les membres de l’Expansion économique qui servaient à l’étranger seraient formés en même temps que les diplomates. L’ordonnance fondatrice du 9 octobre avait créé un corps de secrétaires d’administration et un corps d’administrateurs civils94, ce dernier étant dorénavant pourvu par la nouvelle École nationale d’administration95. De ce fait, les anciens élèves de l’ENA affectés au ministère des Affaires étrangères ne porteraient plus l’appellation ancestrale de « secrétaire des Affaires étrangères » : ils la perdaient pour celle d’« administrateur civil des Affaires étrangères ». Les élèves membres de la section affaires extérieures de l’ENA, désireux de servir à l’étranger, se partageraient dorénavant entre le cadre des administrateurs civils et le cadre des attachés commerciaux.

27L’on vit donc, parallèlement au concours Lehmann, se tenir à partir du 12 décembre 1945 le premier concours de recrutement des premiers élèves de l’ENA, concours spécial défini par l’ordonnance du 15 juin 1945. Cette promotion spéciale, qui prit le nom de « France combattante », entra à l’école en mars 1946 et en sortit en juillet 194796. Parmi les quinze élèves de la section des affaires extérieures, dix rejoignirent le cadre des administrateurs civils et cinq celui des attachés commerciaux. Roger Vaurs, Raoul Vallery, Francisque Grangette, Jean Lescuyer et Jean Février furent les premiers « énarques » membres du corps de l’Expansion économique. Les promotions spéciales effectuaient un cycle de scolarité plus bref, n’accomplissant pas la première année de stage et entamant immédiatement le cycle d’études. Puis, une première promotion normale entra à l’ENA en juin 1946 pour en sortir sous le nom de « promotion Union française » en mai 194897, soit le même mois qu’une deuxième promotion spéciale, entrée en janvier 1947 et qui prit le nom de « Croix de Lorraine98 ». Ces deux promotions partagèrent le même enseignement. Six élèves de la promotion « Union française » sortirent dans le cadre des attachés commerciaux ; et quatre issus de la promotion « Croix de Lorraine ». Une deuxième promotion normale « Nations unies » entra à l’ENA en janvier 1947 et en sortit en décembre 194999. Enfin, une troisième et dernière promotion spéciale « Jean Moulin », qui passa le concours le 6 octobre 1947, entra en janvier 1948 et en sortit en décembre 1949100, partageant la même scolarité que la précédente101. Cinq élèves de la promotion « Nations unies » sortirent dans le cadre des attachés commerciaux et un seul élève de la promotion « Jean Moulin », en la personne d’André Sellier, major du concours d’entrée. À partir de la promotion suivante, le recrutement se poursuivit de manière normale, le nombre des postes offerts dans l’Expansion économique diminuant sensiblement : 3 postes en 1950, 2 postes en 1951, 2 postes en 1952, 1 poste en 1953 et 1 poste en 1954.

28Les premières générations recrutées entrèrent, pour la plupart, avec enthousiasme dans le corps avec la volonté de servir à l’étranger. Témoignage de l’intérêt porté au corps au moment de sa fondation : le choix que firent Henri Chazel, sorti en 1948, et Antoine Hullo, major du concours de sortie en 1950102, en faveur du corps de l’Expansion économique au détriment des grands corps traditionnels de l’État. Le rang de classement d’Henri Chazel lui permettait d’entrer au Quai d’Orsay : il entra, par choix, dans l’Expansion économique, ce qui étonna beaucoup les diplomates de l’époque, car il était convaincu que c’était là qu’il pourrait « asseoir un vrai métier » : celui de conseiller commercial103. André Sellier a témoigné sur ces générations issues de la guerre, sur une scolarité à l’ENA qui se construisait pas à pas, et sur son entrée dans un corps en voie de création, pour exercer un métier pour lequel, à la différence d’autres, il n’avait pas de « vocation particulière ». Élève boursier, passionné par l’histoire, la géographie et la politique internationale, il songeait néanmoins à travailler à l’étranger et fut donc attiré par la carrière diplomatique. Il entra en classe préparatoire littéraire, à Lille, puis à Caen. En 1942, année de la création de ce concours, il obtint un CAP d’histoire et de géographie. Parallèlement, l’activisme syndical de son père et son engagement dans le mouvement de Résistance Libération-Nord entraînèrent l’arrestation de ce dernier, puis de son fils. André Sellier fut déporté au début de 1944 dans le camp de Dora. De retour en France, il enseigna à Cambrai. Apprenant la nouvelle de la création de l’ENA et l’existence d’une section diplomatique, il s’inscrivit à la préparation du concours par correspondance organisée par l’Institut d’études politiques pour les fonctionnaires. C’est en définitive en tant que déporté, et non comme fonctionnaire, qu’il passa le concours d’entrée : il y avait douze places offertes. De retour à Cambrai, il apprit qu’il venait d’être reçu major de sa promotion (« Jean Moulin ») et qu’il était admis dans la section diplomatique. Sa scolarité s’effectua en trois temps : une année 1948 où il suivit la formation reçue par l’ensemble de la section diplomatique, un début d’année 1949 marqué par un stage qui lui fit découvrir le fonctionnement du SGCI tout juste créé, suivi du concours de sortie de la promotion où il se classa 3^e, devancé par Jacques Morizet, autre historien de formation, classé 2^e, qui entra au Quai d’Orsay, et par Fernand Grévisse, major qui entra au Conseil d’État, mais devant Renaud de La Genière, entré à l’Inspection des finances. « Nous savions, Morizet et moi, qu’en toute hypothèse, un poste au Quai d’Orsay et un poste à l’Expansion économique nous étaient réservés, et nous étions d’accord sur la répartition104. » La troisième phase de sa formation fut celle de sa spécialisation : il rejoignit cinq étudiants de la promotion normale « Nations unies », sélectionnés pour entrer dans le corps de l’Expansion économique : René Lafontaine, Robert Richard, Jacques Pouchard, Marc Jeandet et Jean Lemperière ; tandis que Jacques Morizet, affecté au Quai d’Orsay, rejoignait Pierre Pelletier, Henri Froment-Meurice et Luc de La Barre de Nanteuil. À la sortie de l’ENA, la première affectation d’André Sellier fut la prestigieuse ambassade de France à Londres où il fut nommé attaché commercial adjoint.

29À la même époque, le cadre de l’Expansion économique fut soumis en 1948 à une importante remise en cause au sein du ministère de l’Économie nationale. Le premier cabinet formé par Robert Schuman, à partir du 24 novembre 1947, avait regroupé pour la première fois, depuis la Libération, les départements des Finances et des Affaires économiques, sous l’autorité d’un seul ministre, René Mayer, auquel était rattaché un secrétariat au Budget, tenu par Maurice Bourgès-Maunoury, et un sous-secrétariat d’État aux Affaires économiques, confié à Félix Gaillard. Un secrétariat d’État chargé de la Fonction publique et de la Réforme administrative était également créé et placé sous la direction de Jean Biondi. Sous l’égide de cette petite équipe, de nombreux rapports virent le jour, destinés à permettre des économies budgétaires par la voie de restructurations administratives105. L’un d’entre eux, Contribution à l’étude de la réorganisation du ministère de l’Économie nationale, paru en mars 1948, sous la signature du conseiller d’État Le Gorgeu, dénonça le manque d’efficacité des structures du ministère de l’Économie et s’en prit, entre autres, de manière incisive, à la qualité des fonctionnaires qui le composaient. Il s’agissait d’en finir avec la multitude de petits corps au statut particulier, difficiles à gérer, très revendicatifs et dont l’excès de spécialisation nuisait à l’esprit de synthèse qu’aurait dû avoir tout haut fonctionnaire. Particulièrement visés : les conseillers commerciaux qui, « en application de leur statut actuel, peuvent faire toute leur carrière hors de France, alors que leur principale mission est de favoriser l’expansion à l’étranger d’une économie française à la vie de laquelle ils n’auront jamais participé, dont ils ne connaîtront ni les rouages, ni les possibilités, ni les hommes106 ». Le rapport proposait donc de « créer un corps de fonctionnaires uniques à côté du corps des administrateurs civils. [...] Ce corps devra[it] faire très largement appel à l’extérieur. La spécialisation de fonction des agents qui le composeront devra[it] faire place à une polyvalence de plus en plus forte au fur et à mesure des avancements de grade107 ». Félix Gaillard soumit le projet le 23 avril à un comité technique paritaire. « De l’exposé fait par le ministre au comité technique paritaire ministériel et de la note remise aux membres de cet organisme, il ressort [ait] que la réforme envisagée de la structure du ministère consiste essentiellement : [...] en la fusion en un corps unique des contrôleurs d’État, des inspecteurs généraux et inspecteurs de l’Économie nationale, des experts économiques, et des conseillers et attachés commerciaux108. » Une note précisa la hiérarchie de ce nouveau corps de « conseillers aux affaires économiques » : « attachés aux affaires économiques, conseillers aux affaires économiques et inspecteurs généraux109 ». On prévoyait d’élargir le recrutement des nouveaux attachés aux affaires économiques, qui seraient recrutés non seulement au sortir de l’ENA, mais aussi parmi les administrateurs civils et, pour moitié, parmi les fonctionnaires détachés des grands corps techniques.

30La première séance du comité technique paritaire, le 23 avril 1948, s’engagea donc sur ces bases et permit de constater à la fois l’échec du ministère de l’Économie nationale, qui n’avait jamais pu imposer sa mainmise sur les ministères « techniques », et la montée en puissance de Matignon comme instance de coordination. La seconde séance, le 26 avril, vit le directeur de la DREE Roger Nathan monter au créneau pour s’opposer à la fusion des corps. Il usa de deux arguments : la spécificité du métier de conseiller commercial et l’intérêt constant du Quai d’Orsay pour le corps. « En ce qui concerne la fusion des corps, M. Nathan craint qu’elle ne soit contraire à l’intérêt du Service de l’Expansion économique à l’étranger. En effet, le métier de conseiller ou attaché commercial ne s’improvise pas : il est au contraire le fruit d’une adaptation souvent difficile nécessitant la connaissance parfaite des rouages administratifs des pays étrangers. Aussi, si le but de la fusion était de fournir au corps de l’Expansion économique à l’étranger des possibilités nouvelles de recrutement à la base, M. Nathan n’y verrait que des avantages. Mais, s’il s’agit au contraire de donner au ministre la possibilité de nommer à des postes importants de conseiller commercial des fonctionnaires qui n’auront pas fait leur apprentissage dans le corps, il y aurait là un danger certain à la fois pour l’efficacité de ce corps et pour sa stabilité. Une telle mesure apporterait en outre un découragement parmi les conseillers ou attachés commerciaux qui auraient le sentiment d’être constamment susceptibles de se voir remplacer par d’autres fonctionnaires de Paris. Se sentant dès maintenant menacés, ils ne manqueraient pas de se tourner vers le ministère des Affaires étrangères qui est disposé à les accueillir immédiatement. »

31De fait, la situation était dangereuse et certains conseillers commerciaux s’interrogeaient eux-mêmes sur un possible rattachement des services commerciaux au Quai d’Orsay. Représentatif de cette tendance, le chef du poste aux États-Unis, Raymond Dreux, qui, en comparant en avril 1947 l’organisation française avec l’organisation américaine, ne cachait pas son trouble vis-à-vis du peu de considération dont jouissaient les services commerciaux français. Commentant un livre qui venait de paraître sur l’American Foreign Service, il soulignait les différences de fonctionnement. Aux États-Unis, dans la mesure où une vision économique globale prévalait, l’attaché financier était subordonné au ministre conseiller pour les Affaires économiques. Au-delà, Dreux mettait en lumière la considération dont jouissait ce dernier, mis sur un pied d’égalité avec le ministre conseiller pour les Affaires politiques au sein de l’ambassade, alors que le conseiller commercial français n’était considéré que comme un conseiller technique, régnant sur un service annexe de l’ambassade, et passant, dans l’ordre des préséances, après ses collègues militaires. Aussi, concluait-il : « Faut-il, pour y porter remède, rattacher les Services d’expansion commerciale au ministère des Affaires étrangères110 ? » La fusion des corps économiques était également soutenue par Gaston Cusin, secrétaire général du comité économique interministériel, qui, mû par une prévention ancienne à l’égard de l’inspection des Finances, avait souhaité faire aboutir l’une de ses vieilles idées : « Créer un corps aussi prestigieux que les inspecteurs des Finances, dont les compétences seraient "économiques" et "polyvalentes"111. » Dans une note du 27 octobre 1948, il livrait ses arguments de manière détaillée et regrettait la trop lente progression de l’enseignement des sciences économiques en France112. Pour y remédier, il proposait la création d’un grand corps de conseillers et experts économiques. Les conseillers, parmi d’autres fonctions, auraient celles de « conseillers économiques à l’étranger et [de] contrôle de l’activité des attachés commerciaux113 ».

32C’était là un combat d’arrière-garde, car le projet de fusion des corps avait été discuté au sein de la commission des finances à l’occasion de la seconde lecture de la lettre rectificative du budget du ministère des Affaires économiques en présence de René Mayer et Félix Gaillard, le 6 juillet 1948. Le rapporteur Gilles Gozard émit un avis négatif, dénonçant la manœuvre visant, par la voie d’un aménagement de crédits, une réorganisation en profondeur de certains services du ministère des Affaires économiques. La commission le suivit et rejeta la lettre rectificative par 13 voix contre 6 et 5 abstentions114. Gozard prit la peine de s’en expliquer devant les députés lors de la séance du 31 juillet de l’Assemblée nationale. Henri Bergeret, rapporteur de la commission des affaires économiques, ne discuta pas cet avis ; en revanche, Jean-Paul Palewski, troisième rapporteur à s’exprimer, au nom de la commission de la réforme administrative, salua le projet de Félix Gaillard, « innovation extrêmement intéressante à ses yeux ». Toutefois, ce dernier suivit l’avis de la commission des finances et ajourna la discussion du projet qui, en définitive, ne fut pas retenu. Aussi, lors de la réunion du 15 mars 1949 du Comité économique interministériel, présidée par Gaston Cusin, la question ne fut pas abordée ni par Cusin, ni par Jean Filippi, le nouveau directeur des relations économiques extérieures. En mai 1949 fut créée la commission administrative paritaire (CAP) de l’Expansion économique, chargée immédiatement d’élaborer son règlement intérieur et de réfléchir au projet de statut des agents de l’Expansion économique à l’étranger, en cours de discussion entre la direction du budget et celle de la fonction publique. Ses membres furent désignés par un arrêté du 15 juillet 1949. Elle tint sa première réunion le 8 décembre 1949 sous la présidence du chef du Service de l’Expansion économique, Berbigier115. À cette date, le rattachement à la DREE du service administratif des conseillers et attachés commerciaux n’avait toujours pas été acté. Jean Filippi dut insister auprès du ministre pour qu’il soit prononcé très rapidement116. Le projet de statut du corps de l’Expansion économique fit l’objet d’une dernière discussion entre Jean Filippi, Jean de Sailly, et Jacques Soulé en décembre 1949117.

33Le texte s’inscrivit dans la continuité du dispositif clémentélien de 1919. L’article 1 du décret du 19 avril 1950 posait que les fonctionnaires des services de l’Expansion économique à l’étranger constituaient un corps relevant du ministre chargé des Affaires économiques118. Ils exerçaient leurs fonctions soit auprès d’une mission diplomatique, soit auprès d’un poste consulaire, soit auprès d’un groupe de missions diplomatiques ou de postes consulaires. Ils faisaient donc partie du personnel de la mission diplomatique ou du poste consulaire et, à ce titre, relevaient du chef de la mission diplomatique ou du poste consulaire (article 3). Ils pouvaient également être affectés à l’administration centrale des affaires économiques (article 16). En 1955, la commission administrative paritaire commença à évoquer la question de l’accession au grade de sous-directeur des conseillers commerciaux affectés dans l’administration centrale119. Parmi leurs attributions multiples, un rôle d’informateur tant auprès de leurs deux ministères de rattachement que de l’ensemble des administrations françaises leur fut reconnu (article 3, § 4), ainsi qu’un rôle de conseiller de l’ambassadeur ou du consul en matière de commerce extérieur, en tant que représentant du ministre chargé des Affaires économiques (article 3, § 2). Ils contribuaient aussi à la « préparation, à la négociation et à l’exécution des traités ou accords commerciaux » conclus par la France (article 3, § 5). Ils participaient comme représentants du ministre chargé des Affaires économiques à toutes les manifestations d’ordre économique organisées dans leur circonscription (article 3, § 6). Ils devaient défendre les intérêts économiques généraux et seconder directement sur les marchés extérieurs les commerçants, industriels et agriculteurs français (article 3, § 7). Ils adressaient leur correspondance directement au ministre chargé des Affaires économiques, avec copie de leurs rapports au chef de la mission diplomatique (article 5). Enfin, dans les postes qui n’étaient pas pourvus d’attaché financier, ils étaient également chargés de ces fonctions, et, en cette qualité, relevaient directement du ministre des Finances (article 3, § 3). Cette disposition devait fonder pendant des décennies le refus de la fusion des postes avec les agences financières dépendant du Trésor.

34Dès cette date, le réseau de l’Expansion économique connut un essor sans commune mesure avec celui des attachés et conseillers financiers rattachés à la direction des finances extérieures, puis au Trésor. De 1945 au début des années 1960, le maintien de la coexistence des deux réseaux ne posa pas de problème dans la mesure où l’économie française ne s’était pas encore internationalisée et où les conseillers financiers et les conseillers commerciaux relevaient de ministères distincts : celui des Finances et celui des Affaires économiques120.

L’enjeu de la réouverture de postes dans les pays à devises fortes

35La relance des services commerciaux dans les pays alliés s’imposa rapidement pour pallier les besoins de la France en devises fortes. Au sortir de la guerre, le commerce extérieur français souffrait de sa dépendance accrue vis-à-vis de la zone dollar et maintenue avec les dominions de la zone sterling. En janvier 1945, Robert Marjolin chargea Maurice Charlois, ancien secrétaire général auprès de l’attaché commercial au Canada, de réinstaller le poste de New York121. Ce dernier demanda néanmoins que, jusqu’à la fin de la guerre, des bureaux commerciaux fussent maintenus à Washington. Le 8 novembre 1945, l’ingénieur polytechnicien Raymond Dreux, membre de la section de répartition des pétroles de l’OCRPI pendant l’Occupation, fut nommé conseiller commercial de classe exceptionnelle au tour extérieur et affecté au poste de Washington122. Au 1^er janvier 1947, il disposait déjà de 21 agents, membres du cadre (10 personnes), détachés (2 personnes) ou auxiliaires (9 personnes). Le ministère des Finances envisagea en avril 1947 la possibilité de regrouper les services à New York, en ne laissant éventuellement subsister qu’un simple bureau à Washington. R. Dreux s’y opposa dans un rapport détaillé, rare témoignage dont l’on dispose sur l’esprit prévalant lors de la restructuration du réseau après 1945. Il justifia le maintien à Washington de la résidence du conseiller commercial, chef des services aux États-Unis, à plusieurs titres, dont la nécessité de représenter la France auprès des organismes internationaux. Toutefois, New York demeurant le centre commercial le plus important, il convenait de continuer à lui donner un rôle prépondérant pour traiter des questions commerciales et centraliser les informations remontant des autres bureaux, situés sur les « marches » des États-Unis. L’activité de ces derniers (à Chicago et San Francisco) devait être considérablement développée afin d’exercer dorénavant une « action intense de prospection commerciale sur la totalité du territoire des États-Unis ». À ce titre, R. Dreux ajoutait : « La structure en cours de réalisation sur la côte du Pacifique semble bonne. [...] il y aura désormais le poste de San Francisco comportant un conseiller, assisté d’un adjoint, et un poste détaché à Los Angeles sous l’autorité du chef de poste de San Francisco. La présence de deux adjoints à San Francisco sera peut-être nécessaire ultérieurement123. » Il soulignait la place particulière que le poste aux États-Unis devrait occuper, selon lui, dans le réseau : « Une véritable pépinière tant pour des postes élevés dans les administrations centrales des ministères économiques que pour contribuer aux représentations françaises auprès ou au sein des organismes économiques internationaux. » La structure proposée par Dreux était donc la suivante : quatre postes devraient permettre de quadriller les États-Unis – Washington, New York, San Francisco et Chicago – et ils seraient placés sous l’autorité du conseiller commercial auprès de l’ambassade, chef des services commerciaux aux États-Unis.

36En accord avec le quai Branly, l’ambassadeur de France aux États-Unis Henri Bonnet avait manifesté son irritation en apprenant que la disparition du poste de Washington était envisagée par le ministère des Finances. Certes, avant la guerre, le conseiller commercial résidait à New York, « mais, à cette époque, l’intervention de l’administration américaine dans les questions économiques était fort limitée124 ». Depuis le New Deal, la centralisation administrative avait renforcé la capitale politique tout comme la décentralisation régionale de la vie économique. Hervé Alphand fit savoir aux Finances qu’il partageait la position d’Henri Bonnet et du conseiller commercial, et qu’il lui apparaissait souhaitable qu’en règle générale le titulaire du poste de conseiller commercial fût appelé à résider dans la localité où siégeait l’ambassadeur125.

37À Londres, le redémarrage du poste suscita un intérêt moindre du nouvel ambassadeur René Massigli. La mission du précédent attaché commercial s’était achevée en janvier 1941. Il fallut attendre janvier 1944 pour que le poste fût de nouveau pourvu. Pour la première fois, il ne s’agissait pas d’un diplomate, mais d’un attaché commercial, titulaire du seul baccalauréat : André Leprévost, rallié à de Gaulle en août 1942, auquel succéda en février 1945 l’inspecteur des Finances Jean de Sailly, précédemment directeur général du contrôle des prix126. Sur le fond, les affaires économiques n’intéressaient guère Massigli et il s’en remit à l’activité de la cellule commerciale de l’ambassade127. André Sellier, qui y fut nommé en janvier 1950 au sortir de l’ENA, dit n’avoir eu en cinq ans aucune relation avec l’ambassade, malgré la proximité géographique. « Le poste avait pu s’installer en 1945 dans le quartier de Knightsbridge, à peu de distance de l’ambassade, en prenant à bail deux immeubles contigus qui avaient été à l’origine des hôtels particuliers distincts128. » Situé au 22, Hans Place, derrière le grand magasin Harrods, le poste abritait alors près d’une quarantaine de personnes, ce qui en faisait « le poste le plus important du dispositif à l’étranger ». Il reposait sur un personnel souvent de nationalité britannique, qui assurait les tâches techniques, parfois intégré pour des raisons politiques (tel le concierge de l’immeuble, qui assurait aussi le rôle de chauffeur, issu des FFL), ainsi que sur une équipe qui amalgamait des attachés commerciaux recrutés sur titre avant la guerre, ou issus du concours Lehmann, tels Robert Vergnaud ou Pierre Colmant qui résida à Londres de 1946 à 1954 et fut un pilier de la relance de ce poste129.

38Celui-ci fut à l’époque la plaque tournante des efforts destinés à accroître les échanges de la France avec les dominions. En avril 1946, Roger Nathan et la chambre de commerce de Paris réunirent les entrepreneurs de la région parisienne et les conseillers commerciaux en poste dans les pays de la Couronne britannique. La prospection des pays membres de la zone sterling était une préoccupation permanente du Service de l’Expansion économique, dans la mesure où la France achetait essentiellement dans les pays à devises fortes alors qu’elle exportait vers des pays à devises faibles130. De fait, à cette date, ses importations venaient à 45 % de la zone dollar (États-Unis, Canada, Venezuela, Chili...) et à 19 % de la zone sterling (Grande-Bretagne, Australie, Union sud-africaine, Égypte...)131. Dans la continuité des efforts de Roger Nathan, le ministre René Mayer écrivit en ce sens à son homologue des Affaires étrangères Georges Bidault, en mai 1948 : « Les entretiens qui viennent d’avoir lieu avec les Anglais ont, vous le savez, mis en lumière la nécessité absolue où nous sommes d’augmenter le chiffre de nos exportations vers les pays de la zone sterling132. » Il désigna Jean de Sailly comme responsable des missions dans les dominions133. Des tendances lourdes demeuraient dans les échanges de la zone sterling avec la France : si les importations en provenance du Royaume-Uni avaient diminué de manière constante dans les dernières décennies, celles issues des dominions, grands fournisseurs de matières premières à la France, restaient très importantes, notamment en provenance d’Australie, de Nouvelle-Zélande et d’Afrique du Sud. En outre, ce courant d’importation était considérablement alimenté par les achats de pétrole en Irak et en Arabie, membres de la zone sterling134.

Enjeux commerciaux et politiques en RFA et en URSS

39En Allemagne, la réouverture du poste correspondit au premier grand tournant de la politique allemande de la France. À la suite de la suppression en décembre 1947 d’une mission commerciale, instituée deux ans plus tôt, la question de la réouverture d’un poste commercial fut posée. En cet hiver 1947-1948, la politique française commençait à perdre son intransigeance. La question du rattachement du futur conseiller commercial fit l’objet d’une entente préliminaire entre la direction économique du Quai d’Orsay et le sous-secrétaire d’État aux Affaires économiques, Félix Gaillard : il serait placé sous la coupe de Jacques Tarbé de Saint-Hardouin, le conseiller politique du général Kœnig, commandant en chef du gouvernement français d’occupation en Allemagne, dans la mesure où il n’existait pas d’ambassade de France en Allemagne135. Bernard Lefort fut désigné comme chef de cette première représentation commerciale de France en Allemagne, conçue comme provisoire et appelée à se transformer « en un poste normal d’Expansion économique » dès que la conjoncture le permettrait136. Il prit ses fonctions à Mayence, le 1^er septembre 1948. C’était un conseiller commercial issu du recrutement sur dossier d’avant-guerre. En l’occurrence, diplômé d’HEC, il était entré dans le cadre de l’Expansion commerciale comme secrétaire général d’attaché commercial137. À la suite de la création de la RFA, le 23 mai 1949, de la disparition du gouvernement militaire et de la création d’une Haute-Commission alliée, André François-Poncet, ancien ambassadeur de France en Allemagne, fut désigné comme haut-commissaire de la République française, le 2 août 1949. Dorénavant, le poste de Bernard Lefort lui fut rattaché. Les services s’étendirent à Düsseldorf où un bureau fut ouvert et leurs effectifs se renforcèrent : Louis Wetzel, frais émoulu de la promotion Lehmann, fut ainsi nommé à Francfort. En 1952, la représentation commerciale quitta Mayence pour Düsseldorf, au cœur de la Ruhr, et deux bureaux furent ouverts à Berlin et Hambourg. Enfin, en 1953, elle s’établit définitivement à Bad Godesberg, près de Bonn, et un nouveau bureau fut ouvert à Cologne138. Sous l’égide de Lefort, le poste tint un rôle essentiel pour réinsérer la France sur le marché allemand et combattre les réticences manifestées par certains industriels, craintifs vis-à-vis de la concurrence allemande. Conscient de l’activisme des autres pays en Allemagne, rejetant personnellement « toute attitude de protectionnisme étroit et de crainte incompréhensible139 », Bernard Lefort poussa André François-Poncet et la DREE à préparer un accord commercial avec la RFA qui fut signé le 30 janvier 1950.

40L’activité du poste illustra surtout l’importance sans précédent qui fut attachée au sortir de la guerre aux fonctions commerciales des PEE. Les relations avec les chambres de commerce allemandes se développèrent très rapidement. Les postes détachés à Francfort, Cologne, Munich, Berlin, Hambourg et Sarrebrück devinrent le « bras armé des services d’Expansion économique en Allemagne140 » à partir desquels les attachés purent effectuer un véritable travail de terrain fondé sur la spécificité de leur région d’implantation, répondre aux entrepreneurs français désireux de s’y implanter, en leur apportant des renseignements sur le marché, la solvabilité de leurs acheteurs, la réglementation locale, etc.

41En Union soviétique enfin, la réouverture du poste, prévue par un arrangement commercial signé à Moscou entre la France et l’URSS le 29 décembre 1945, fut grevée par les débuts de la guerre froide. En premier lieu, les candidats compétents manquaient au point que le Quai d’Orsay se déclara prêt à accepter l’envoi de deux industriels, familiers de l’économie soviétique. Faute de crédits permettant leur recrutement sur contrat, ce premier projet n’aboutit pas. En second lieu, la faiblesse prévisionnelle des échanges commerciaux franco-soviétiques handicapait l’ouverture du poste : le ministère de l’Économie n’était pas disposé à établir un poste onéreux sans avoir prospecté plus avant le marché soviétique. Roger Nathan désigna l’ingénieur des Ponts Robert Pinoteau pour accomplir cette mission de prospection. Ce dernier avait occupé avant guerre diverses fonctions dont celles d’ingénieur-conseil, puis de conseiller technique au ministère du Commerce à partir de 1935141. Il rendit un rapport plutôt favorable à la reprise des échanges économiques entre les deux pays. Il plaida pour l’établissement d’un poste aux effectifs conséquents en raison « du nombre considérable de livres et de presse technique qu’il y aurait lieu de dépouiller, de classer et de transmettre à Paris142 ». Cette demande fut loin d’être satisfaite puisque dix ans plus tard, lors de la visite de Guy Mollet à Moscou en 1956, les effectifs du poste s’élevaient à quatre personnes (personnel technique soviétique inclus), effectifs dérisoires comparés aux vingt-cinq personnes travaillant au sein de la représentation commerciale de l’URSS à Paris143. Les attachés commerciaux sollicités se dérobèrent tous : le conseiller commercial en Suède refusa sa mutation ; André Leprévost n’était prêt qu’à une mission de courte durée avant de rejoindre l’Amérique latine ; les attachés présents en URSS avant la guerre comme Louis Brillat se refusaient à y retourner. Le ministère de l’Économie dut se résoudre à nommer Robert Pinoteau attaché commercial, pour une durée d’un an, pour assurer l’ouverture du poste. Georges Leloup, adjoint de l’attaché militaire à Moscou, fut désigné comme son adjoint. Pinoteau rejoignit son poste en décembre 1946 et y resta jusqu’en octobre 1948 à la demande de l’ambassadeur Yves Chataigneau afin d’assurer la transition avec Guy Chaumet144. Ce dernier, supportant mal apparemment les conditions de vie du poste, n’eut de cesse d’obtenir son changement d’affectation. Hippolyte Cau lui succéda en décembre 1950. Avant l’expiration de l’accord du 29 décembre 1945, un nouvel accord permit en 1951 de confirmer la présence de la représentation commerciale française en URSS. En comparaison, la Grande-Bretagne, qui était encore, à cette date, le principal partenaire commercial de l’Union soviétique, subit davantage les pressions américaines et ferma la section commerciale de son ambassade à Moscou de 1950 à 1959145.