1Dans la version officielle des faits, le 14 décembre 1825 est présenté comme un événement mineur, qui troubla l’ordre public de façon éphémère. Pour Nicolas I^er comme pour les partisans de l’autocratie, il ne devait rester aucune trace de l’insurrection. « On passa toute la nuit à enlever les blessés et les morts, et à grande eau on lava la place du sang versé », écrit le baron V.I. Štejngel’ dans ses mémoires. Mais cette tentative de négation de l’insurrection est vouée à l’échec car, ajoute-t-il, « on ne peut effacer ce genre de tache des pages de l’impitoyable histoire1 ». La persistance de cet événement dans la mémoire collective et dans nombre de travaux d’historiens russes et soviétiques semble donner raison à l’intuition de Štejngel’. Pour autant, la démarche adoptée dans cet ouvrage est située aux antipodes de ce travail de mémoire : interpellé par cette « tache » indélébile dans l’histoire et la mémoire collective russes, l’auteur s’est efforcé de lire au-delà des traces d’encre et de sang, afin de mettre à nu ce que recouvrait l’insurrection. Il s’agissait non pas de nier l’événement insurrectionnel ou son impact sur la société russe, mais de faire apparaître le « séisme politique » que cache le 14 décembre 1825. En filigrane, l’insurrection révèle une pensée politique d’envergure, affranchie du carcan officiel : on a cherché, dans ces quelques pages, à cerner les composantes de ce projet politique. Au terme de ce parcours, on souhaiterait résoudre la tension entre ce sur-événement qu’est l’insurrection et le non-événement de la pensée politique défendue par ces officiers insurgés : l’un et l’autre sont constitutifs du mouvement décembriste, l’un et l’autre manifestent, sous une forme différente, une opposition politique à l’autocrate.

2En réalité, l’histoire du mouvement décembriste est l’histoire d’un engagement politique qui se dit dans les actes certes, mais aussi dans l’oralité d’une parole pamphlétaire ou l’écriture de projets constitutionnels. Ces productions ont été analysées au fil des pages comme autant de manifestations de la pensée politique des décembristes ; elles ont permis de démontrer que l’engagement des décembristes se développe en amont de décembre 1825, et se poursuit bien au-delà, jusque dans le bagne sibérien. À l’issue de ces lectures, une certitude se fait jour : le projet politique des décembristes est une des premières figures publiques de l’opposition politique à l’autocratie. Cette opposition politique prend la forme de l’absolument autre – de la république. C’est l’histoire de cette génération de républicains – convaincus, circonspects, oublieux du projet républicain avec l’âge – que l’on a tenté de restituer dans ces pages.

Une filiation décembriste ?

Étonnante génération2

3À l’issue de ce parcours, on serait tenté de dresser un portrait des insurgés du 14 décembre 1825 : en cernant les traits de caractère, les origines sociales et familiales des protagonistes, on serait à même de proposer des conclusions affermies et irréfutables. Or rien n’est moins évident que d’identifier ceux que la postérité a désignés sous le terme générique de « décembristes ». Il faut donc renoncer au confort de la catégorie pour s’affronter aux trajectoires individuelles : en dépit d’une dénomination unique, le mouvement décembriste est très hétérogène et rassemble des personnes aux origines diverses.

4Deux voire trois générations se rassemblent au sein de ce mouvement : en 1825, un tiers des insurgés ont entre 20 et 25 ans, mais les deux tiers oscillent entre 30 et 45 ans. Les plus âgés sont contemporains du tsar Alexandre, de M.M. Speranskij. Ces hommes instruits, pères de famille pour certains, appuis financiers de parents âgés pour d’autres, sont tous issus de la noblesse, mais là encore le paysage social se révèle varié. Quelques-uns appartiennent à la très haute noblesse – le prince Volkonskij, le prince Trubeckoj – et se trouvent à la tête d’immenses fortunes, en terres, en serfs et en capitaux ; d’autres sont issus de la petite noblesse, plus modeste ou parfois ruinée. Le rapport – complexe – à la terre et au peuple trouve sa source dans cette enfance passée dans des domaines familiaux très étendus ou au contraire menacés de ruine. L’environnement social et familial influe sur la formation des futurs décembristes : les plus aisés sont formés dans les institutions les plus prestigieuses de l’Empire ou à l’étranger, les autres se contentent de précepteurs ou d’une formation au sein de l’armée. La formation intellectuelle est un facteur de premier ordre pour expliquer l’indépendance d’esprit qui anime les décembristes dans leur réflexion sur l’Êtat. On rappellera également la disparité ethnique des insurgés : nombre d’entre eux sont russes et ces militaires s’avèrent très attachés à la puissance de la Russie ; mais on rencontre également d’autres Slaves (Ukrainiens, Polonais), qui posent un regard beaucoup plus nuancé sur l’Empire. Enfin, le groupe comporte quelques officiers d’origine allemande, dont les familles sont naturalisées russes depuis une ou deux générations : très engagés dans une réflexion sur l’ordre politique russe, ils se caractérisent par un engouement exacerbé pour leur nouvelle patrie. C’est notamment le cas de P. I. Pestel’, qui s’attache à russifier les termes en usage dans l’armée et dans la sphère politique, jetant ainsi les bases d’un vocabulaire politique spécifiquement russe. L’étude prosopographique met au jour les disparités profondes entre les Slaves unis et leurs compagnons du Nord et du Sud : plus jeunes et moins instruits, issus d’une noblesse modeste, les Slaves sont prompts à récriminer mais moins enclins à rédiger des projets constitutionnels. Cantonnés en « Petite-Russie », ils sont très sensibles à la disparité ethnique de l’Empire de toutes les Russies. La faiblesse théorique tout comme la profonde originalité de leur projet trouvent leur source dans ce paysage socioculturel moins aisé mais plus varié, dans lequel ils furent amenés à évoluer.

5Parmi les insurgés, on trouve aussi – et cela n’est pas anodin – des relations de parenté. La fratrie joue un rôle décisif : ainsi en est-il des cinq frères Bestužev, des frères S.I. et M.I. Murav’ëv-Apostol, d’A.I. et P. I. Borisov, des frères Kritskij, etc. Les cousins s’ouvrent à leurs cousins, les beaux-pères aux gendres, les frères aux beaux-frères. Ces relations privilégiées montrent que les futurs insurgés se retrouvaient autour de valeurs communes, élaborées au sein d’un cercle privé relativement restreint. Elles prouvent également que le recrutement se faisait souvent parmi les proches : la confiance et la compréhension jouent un rôle évident dans l’admission de nouveaux membres. Certaines familles furent donc durement touchées par le verdict du procès. Cette composante familiale, prégnante dans le mouvement décembriste, n’est cependant pas exclusive et il faut se garder d’en faire une règle systématique : d’autres décembristes engagés ne pouvaient compter sur la compréhension de leurs proches. On rappellera l’antagonisme profond entre P. I. Peste !’ et son frère, ainsi que ses difficiles relations avec son père. Les dissensions qui opposent M.F. Orlov à son frère A.E Orlov, fidèle soutien du tsar, sont, elles aussi, emblématiques de ces tensions familiales. Enfin, la tendresse qui unit N.I. Turgenev à ses frères Andrej et Sergej ne ne parvient pas à combler le fossé politique qui les sépare.

6Au total, le mouvement décembriste reflète assez fidèlement les disparités sociales, religieuses et culturelles qui se font jour au sein de la noblesse russe. Élevés dans la partie européenne de la Russie, les décembristes présentent toutefois des convictions marquées, surtout dans leurs années d’apprentissage, par le milieu socioculturel dans lequel ils ont grandi et se sont formés. Il faut donc renoncer à tracer un portrait uniforme de cette « génération de républicains » : la prise de conscience de cette disparité implique de rechercher ce qui fédère ces jeunes gens aux cultures familiales disparates. Il faut se risquer à reconstituer la rencontre entre ces jeunes officiers, afin de montrer comment ces vies, parfois très éloignées, se sont croisées et étroitement imbriquées dans une vaste réflexion sur l’ordre politique et la structure étatique en Russie.

La fabrique des pairs

7L’historien doit admettre que ces jeunes gens, même si la majeure partie d’entre eux appartiennent à l’armée impériale, n’étaient pas destinés à se rencontrer : ni les réseaux sociaux de la noblesse ni les amitiés familiales ne peuvent suffire à expliquer l’émergence de cette profonde affinité qui les unit jusque dans le bagne. Celle-ci s’est créée au carrefour de deux réseaux : l’armée et l’université sont les lieux dans lesquels les décembristes se rencontrèrent et se reconnurent. Deux processus président à la formation de ce profond sentiment d’appartenance à un même groupe : la progressive création de valeurs partagées et la commune expérience des impasses de l’ordre autocratique.

8Les décembristes se sont insérés dans les réseaux militaires très tôt (vers 1805-1810), certains dès l’âge de douze ans, lors de l’entrée dans le prestigieux corps des cadets. Vers l’âge de vingt ans, tous sont familiers des milieux militaires, tous partagent le sens de la hiérarchie. Pour les plus âgés, les titres honorifiques gagnés lors des campagnes contre Napoléon sont la preuve de la puissance de l’armée et de la fidélité de ses soldats. Les officiers professent une commune ferveur en la camaraderie militaire, le courage, le respect de la parole donnée, l’engagement pour la patrie, le sens de la hiérarchie et des responsabilités. De nombreux décembristes – notamment ceux qui commandent des régiments – engagent alors une réflexion sur le traitement des soldats, les châtiments corporels et l’autorité des officiers. Tous appellent à une profonde rénovation de l’armée impériale au sein de laquelle ils se sont formés. L’insertion dans les réseaux universitaires est plus tardive ; postérieure au congrès de Vienne, elle provient d’un constat d’échec : les souverains se sont avérés incapables de trouver une solution satisfaisante face aux revendications des peuples. Les décembristes perçoivent le raidissement de la diplomatie internationale comme une véritable reddition. Ils se tournent alors vers des formations complémentaires, en sciences juridiques et politiques, pour affiner leur analyse de la crise révélée par le congrès de Vienne. L’université russe des années 1820 offre des formations d’excellence dans ces deux disciplines en vogue que sont le droit naturel et l’économie politique. A.P. Kunicyn, professeur de droit à l’université de Saint-Pétersbourg, utilise ses cours pour familiariser ses élèves avec les idées constitutionnelles, et ne cache pas son aversion pour le despotisme et la tyrannie – en d’autres termes, pour l’autocratie. L’économie politique – amplement diffusée par la publication et la traduction d’ouvrages clefs d’A. Smith, J.-B. Say ou Ricardo – séduit les décembristes par son éloge de la liberté, fût-elle comprise dans son acception minimaliste comme l’intérêt égoïste des individus. La formation à ces deux disciplines donne aux décembristes un vocabulaire juridico-politique d’origine européenne, qui servira de base commune à leurs réflexions sur l’État. L’armée et l’université ont donc façonné les cadres mentaux des décembristes : les valeurs qu’ils défendent et les mots qu’ils utilisent témoignent d’un univers culturel et intellectuel commun.

9Mais l’université comme l’armée sont aussi le théâtre de la politique de l’Empereur, et suscitent à ce titre nombre d’espoirs et de déceptions. C’est finalement en se heurtant à ces expériences, heureuses et amères, que les décembristes apprennent à se reconnaître comme des pairs. Les expériences heureuses sont réelles, et on ne saurait nier leur impact, ni les illusions qu’elles engendrèrent : la liberté et l’ouverture des universités, les campagnes européennes, la reddition de la France et l’exil de Napoléon, la Constitution polonaise sont des événements ressentis par les décembristes comme des réussites d’Alexandre, annonciatrices d’heureux jours constitutionnels pour la Russie. Dans le même temps, ces officiers découvrent les colonies militaires, la cruauté de l’état-major, l’aveuglement des cours martiales, l’absurdité de la censure, l’horreur du servage. Toutes ces expériences sont vécues comme une trahison des principes évoqués par Alexandre, ou, à tout le moins, comme un échec. C’est au creuset de ces espoirs déçus et de cette amère désillusion que les décembristes constituent un socle commun de revendications – et une hostilité largement partagée envers l’autocrate et l’autocratie. Le constat est unanime : il faut agir, et agir contre le tsar. La nécessité et l’urgence d’un changement politique sont la marque des décembristes, par laquelle ils reconnaissent leurs pairs.

Les décembristes et la société russe

10Il faut cependant nuancer ce portrait des décembristes, qui laisse à croire que l’on peut facilement identifier les futurs insurgés, distincts des autres membres de la noblesse par un destin tragique annoncé. En réalité, par bien des aspects, les décembristes s’avèrent très proches de l’aile modérée de la noblesse réformatrice libérale. Il faudrait sans doute procéder à une autre étude, moins centrée sur les protagonistes de ce mouvement, pour montrer à quel point leur analyse est partagée par d’autres intellectuels – officiers, hommes d’État, écrivains. Le succès de l’Union du Salut et de l’Union du Bien public témoigne de cette sympathie partagée. Écrivains, éditeurs, poètes, officiers de l’armée et professeurs se retrouvent, notamment dans l’Union du Bien public, pour partager leur analyse de la société et tenter d’agir au sein de l’espace public. Cette inquiète lucidité et la volonté de réformer la société sont partagées, au-delà des cercles décembristes, par un tiers environ de la noblesse russe. Rappelons le mot de l’editeur N.I. Grec, membre actif de l’Union du Bien public, qui, se trouvant sur la place du Sénat au matin du 14 décembre 1825, demanda à l’un des décembristes si, enfin, « il allait se passer quelque chose ». Rappelons aussi la proximité des décembristes avec M.M. Speranskij ou l’amiral N.S. Mordvinov, fondée non seulement sur une amitié réciproque, mais aussi sur une relative parenté des analyses et des convictions politiques.

11Ces hommes se retrouvent autour d’un problème – définir le meilleur ordre politique de la Russie – et autour d’une conviction : seule une Loi fondamentale saura garantir un État des caprices du souverain. Cette assurance constitutionnelle est une constante dans le mouvement décembriste, et elle le rapproche des courants libéraux modérés de l’époque. Elle débouche, dans un premier temps, sur le choix d’une monarchie constitutionnelle, qui présente le grand avantage de se situer dans le prolongement de la forme politique monocratique de l’Empire : l’introduction d’une Constitution ne remet pas fondamentalement en cause le fonctionnement dynastique ni la prépondérance de l’Empereur. L’autocratie étant perçue comme une forme dévoyée de la monarchie, il suffit de revenir à cet idéal monarchique qui semble convenir à la Russie depuis la nuit des temps. À n’en pas douter, A.P. Kunicyn a fortement contribué à diffuser ces convictions constitutionnelles. Le système anglais, érigé en modèle, semble faire écho à l’anglophilie de certains représentants de la noblesse russe. Le système français séduit également, notamment depuis la Charte de 1814. Certains décembristes demeureront à jamais monarchistes, tel G.S. Baten’kov, ou reviendront à ce modèle après l’exil, tel N.I. Turgenev. Mais la très grande majorité entendent saper les fondements de l’autocratie : le système monocratique ne suffit plus. La violation de la Charte française et les révoltes en Espagne ont montré que plus d’un souverain s’avère tenté de passer outre la Constitution. Dès 1820, au cours d’une séance plénière, les décembristes franchissent le seuil de la légalité : aux réformes de la société, ils préfèrent une restructuration politique ; au monarque, symbole d’une dynastie immuable, ils préfèrent un président issu de l’élection. L’opposition politique à l’autocratie prendra donc la forme de la république.

Les formes de l’opposition politique

La république dans le secret d’une parole politique

12Dès la création des sociétés politiques secrètes, les décembristes élaborent, au cours de conversations animées et au prix d’un intense travail d’écriture et de réécriture, des projets constitutionnels aboutis. On s’est refusé catégoriquement à aborder ces textes comme des utopies – élucubrations extravagantes ou oniriques qui relèveraient de la pure fiction. En s’efforçant d’adopter une parole technique, les décembristes entendent élaborer une solution pragmatique qui puise aux concepts politiques les plus élaborés de leur temps. Leurs projets – la Constitution, la Justice russe, et dans une moindre mesure, les projets des Slaves unis – témoignent d’une pensée politique aboutie, que l’on ne peut imputer à des écrits de fiction sans risquer de pervertir la nature de ces documents. On peut tirer plusieurs enseignements des esquisses constitutionnelles des décembristes. Le premier est sans doute la diversité des projets, qui reflète en grande partie la diversité des origines sociales et des convictions des décembristes. La Société du Nord, au fonctionnement démocratique, est marquée par des opinions très variées, allant de convictions monarchiques à une grande ferveur républicaine ; la Société du Sud, menée d’une main de fer par Peste !’, se rassemble autour du projet pestelien. La Société des Slaves unis, composée de membres peu instruits des sciences politiques, produit un projet relativement fragile sur le plan théorique, mais qui porte l’empreinte de la région pluriculturelle et pluriconfessionnelle dans laquelle il a émergé.

13Cette diversité ne saurait éluder l’élément fédérateur de ces projets : la république. Car les trois sociétés proposent, à n’en pas douter, une variante de l’idée républicaine. On a pu identifier trois visages différents de la république russe : la monarchie républicaine, la république républicaine et une fédération de républiques sœurs. Ces modèles sont autant de variations sur le thème républicain et ne sauraient entrer en concurrence : aucun d’eux n’est plus « proche » d’un modèle républicain idéal. Les trois variantes élaborées se proposent comme des réponses pragmatiques à des problèmes contemporains. C’est uniquement sous cet angle que nous pouvons tenter une comparaison entre les différents projets. La « monarchie républicaine » de la Société du Nord porte l’empreinte du compromis : Murav’ëv et ses compagnons du Nord, méfiants à l’égard des bouleversements trop brusques, préfèrent composer avec leur temps et élaborent un projet politique hybride mais mesuré, sorte de compromis entre les réformateurs et l’esprit du temps. En observateurs avisés, ils perçoivent parfaitement que les serfs demeurent attachés à la figure du souverain et professent une piété toute filiale à l’encontre de l’Empereur. La masse des serfs, même libérée, ne saurait constituer une force prête à renverser le tsar. Cette attention à la culture politique conduit N.M. Murav’ëv à réintroduire la figure de l’empereur, tout en lui conférant des fonctions semblables à celles d’un président. Sa Constitution conserve une forme monarchique au nouvel État russe, mais survalorise le pouvoir législatif, confié entièrement aux représentants de la nation. Républicains de cœur, monarchistes de raison, les membres de la Société du Nord se heurtent au purisme républicain de Pestel’, pour qui la « république républicaine » ne saurait tolérer de compromis. Figure de proue de la Société du Sud, Peste !’ aspire à un changement profond et radical : il impose donc de réaliser, sans plus tarder et en brisant les réticences rencontrées, la vérité politique contenue dans sa Justice russe. Il confie l’ensemble des pouvoirs politiques à un Gouvernement suprême qui, bien qu’il soit provisoire, demeure tout-puissant dans la république pestelienne. Celle-ci est profondément contradictoire : par bien des aspects, elle évoque les fondements de l’État libéral, puisque les libertés individuelles sont reconnues et inscrites dans le préambule théorique de la Justice russe. Peste !’ s’avère particulièrement ouvert aux libertés politiques, puisque tous les citoyens ont accès aux urnes, droit d’élection et droit d’éligibilité compris. Mais, par d’autres côtés, le dispositif policier mis en place, l’attention à l’ordre politique, moral et social, et la toute-puissance du Gouvernement provisoire suprême laissent présager une dérive autoritaire de cette république pestelienne. Le projet politique des Slaves unis est, de loin, le moins abouti sur le plan théorique, mais se révèle néanmoins d’une profonde originalité. Prenant acte des différences ethniques, linguistiques et religieuses du Sud de la Russie, et profondément influencés par le réveil des nations slaves, ils entendent faire du peuple slave un acteur politique. Deux éléments viennent étayer leurs conceptions de l’État : la république, seule forme étatique apte-à garantir le maximum de libertés ; et la fédération, libre association d’État indépendants au sein d’une même forme politique. Une fédération égalitaire de républiques slaves est ainsi élaborée, qui garantit à la fois un traitement égal de tous les Slaves et une puissance étatique face aux monarchies et aux empires voisins. Dans ces trois projets politiques, l’idée républicaine demeure l’élément constant et inchangé : c’est elle qui relie ces hommes aux convictions parfois différentes, c’est elle qui les unit dans des sociétés politiques secrètes. L’opposition politique des décembristes prend donc, assurément, la forme d’un projet républicain. Pour prendre en compte cette dimension fondamentale de la pensée politique des décembristes, on souhaiterait forger un néologisme qui porterait – à l’instar du terme décembristes – la marque de cette conviction républicaine profondément enracinée. On proposera volontiers de désigner ces officiers sous le terme de républicanistes. Républicanistes, les décembristes le sont doublement, parce qu’ils se prononcent à la fois en faveur d’un mode républicain (non despotique) de gouvernement et en faveur d’une forme républicaine de l’État. Ce choix subversif de la république contraint les futurs insurgés à la clandestinité : ceux-ci n’engendrent une parole politique républicaine que dans l’ambiance feutrée des sociétés politiques secrètes.

Oser une parole publique

14Mais l’opposition politique des décembristes prend d’autres formes : les convictions républicaines et la nécessité de recruter d’autres membres les invitent à conserver une parole publique qui peut, elle aussi, devenir une opposition à l’autocrate. Cette parole protéiforme, volontiers pamphlétaire et caricaturale, toujours critique et sévère, s’adapte à son public. Dans des chansons au verbe mordant, on ridiculise le tsar autocrate et ses favoris fantoches, mais on exalte la vertu républicaine des citoyens modèles ; on fustige la malhonnêteté des uns et on loue la probité des autres. Pamphlets, chansons, vers satiriques écorchent à loisir l’empereur et ses favoris, pour le plus grand plaisir de la gente soldatesque. Mais la nécessité de dénoncer le despotisme et la tyrannie auprès de la noblesse conduit les décembristes à élaborer une caricature « savante » de l’autocratie, en reprenant l’orientalisme dénoncé par Catherine II pour l’appliquer à l’empereur. Des textes polémiques font entrer la république dans un système dichotomique certes simpliste, mais extrêmement porteur dans l’imaginaire collectif : la république est le bien politique, le mieux-être politique possible, tandis que l’autocratie est assimilée au mal absolu, une aberration qui n’a point lieu d’être. À son tour, la littérature se fait volontiers l’écho de la voix forte des décembristes : l’almanach l’Étoile polaire entreprend de parfaire l’éducation civique des contemporains en dénonçant les caprices des souverains, en chantant les louanges des citoyens-modèles, en vantant les racines russes de la république. La res publica devient le thème fondamental de la littérature engagée des décembristes. Dans cette parole publique, la rhétorique des décembristes est habile : elle présente l’autocrate comme un Antéchrist et un étranger – la république devient alors un devoir moral et patriotique ; elle rappelle l’histoire institutionnelle de la Russie – la république devient retour aux sources et affaire de mémoire ; elle vante la joie de vivre hors tyrannie – la république devient synonyme de liberté et de prospérité.

15Cette parole pamphlétaire a souvent recours à une simplification outrancière ; elle est pourtant de première importance, car elle permet, pour la première fois, d’affronter directement l’autocrate dans un espace public – la presse. Il faudrait retracer, dans une étude plus poussée, comment la publicité s’invite dans la société en Russie autocratique. On percevrait alors sans doute mieux l’impact de cette parole décembriste au sein de la société. Sans aller jusqu’à dire que l’Étoile polaire apporte un espace de débats, on peut affirmer qu’elle est néanmoins à l’origine d’une prise de conscience de l’existence d’une opinion publique. Il y a, chez les décembristes, une volonté manifeste de façonner cette opinion et de l’orienter vers des convictions républicaines. L’opposition des décembristes à l’autocrate se dit tout autant – sinon plus – dans cette revendication d’un espace public que dans le secret des sociétés politiques.

Oser un acte public

16L’insurrection de décembre 1825 est un acte politique de grande portée parce qu’il est public : les décembristes manifestent ouvertement – et sans effusion de sang – leur désaccord avec l’empereur. Ce refus de prêter serment et le stérile face-à-face qui en résulte sont deux actes qui témoignent d’une conviction politique profonde. L’empereur l’a bien compris, qui refuse d’assimiler cette insurrection à une simple mutinerie et n’hésite pas à gracier les soldats non impliqués. Il faut souligner la lucidité politique de Nicolas I^er qui perce rapidement à jour les objectifs réels des décembristes. Car, en définitive, c’est bien la république qui condamne les insurgés. Toutes les décisions du jeune empereur convergent vers un but unique : étouffer la parole politique des décembristes, en ce qu’elle a de plus original et de plus subversif. Cette « conspiration du silence » débute par une lecture autorisée des événements, qui tente de minimiser la portée des deux insurrections ; l’empereur s’empare de l’événement déroutant pour le soumettre à l’ordre officiel et n’en faire qu’une rapide assertion dans les chroniques de l’Empire, peu digne d’intérêt en regard de l’avènement au trône du successeur d’Alexandre. Des deux événements concomitants, l’un doit effacer l’autre, et Nicolas entend démontrer sa puissance en tordant à son gré la réalité historique. Le calme revenu, il s’agit de confisquer la parole à ces hommes audacieux : leurs noms sont mis à l’index, les familles demeurent prostrées dans un chagrin muet, les cinq meneurs sont éliminés physiquement, les autres commencent fin 1827 une longue marche à travers l’Empire, pour rejoindre en plein hiver leur lieu de détention, en Sibérie orientale. Mais la parole politique de ces hommes – celle-là même qui les a condamnés – a été confiée à l’écrit : elle peut donc resurgir à tout moment et menacer d’ébranler de nouveau l’Empire. Qu’à cela ne tienne, l’empereur Nicolas fait rechercher les esquisses constitutionnelles : fouilles et perquisitions se succèdent à un rythme soutenu. Les ouvrages confisqués sont attentivement lus par l’empereur, puis mis sous scellés et enfouis dans les bureaux de la police secrète de Nicolas. Nul ne doit avoir accès à ces écrits subversifs, qui cachent entre leurs lignes un projet politique profondément hostile à l’autocratie.

17Ce n’est donc pas aux insurrections – dont la deuxième n’apparaît que comme une secousse secondaire du séisme de décembre 1825 et peut s’apparenter, par certains côtés, à une mutinerie militaire – que l’empereur s’attaque avec tant d’ardeur. Ce que Nicolas entend faire disparaître, c’est bien cette « libre pensée », élevée au rang de crime d’État, qui caractérise selon lui les décembristes. Curieuse formule qui désigne, sans doute, la farouche volonté des insurgés d’instaurer en Russie un État fondé sur la libre association des citoyens, un État garant des libertés individuelles et de la liberté politique. Le jeune empereur perçoit parfaitement les enjeux du 14 décembre 1825 : à travers l’insurrection des décembristes, c’est bien le projet politique des républiccmistes qu’il condamne sans appel.

Le devenir du projet républicain

Résistances « républicanistes » ?

18Sitôt formé, le néologisme est immédiatement mis à mal, car la république disparaît très rapidement de l’horizon politique russe. Les protagonistes sont les premiers à disparaître dans les hostiles contrées de Sibérie. Les années de bagne et d’exil sont pour eux des années de résistance – aux conditions de détention, à l’extrême rigueur du climat, à l’oubli. L’âpre vie de « criminels d’État » les pousse à retrouver les modes de fonctionnement des sociétés secrètes. Ils inventent différents modes de résistance, dans lesquels la solide amitié qui les unit répond comme en écho à la franche camaraderie des années de formation. Le premier mode de résistance consiste à se retrouver : il est vital de reconnaître à nouveau ses pairs, de reconstituer cette communauté d’idées et d’esprit, cette convergence de regards qui sont à l’origine du mouvement décembriste. La prison de Petrovski Zavod, construite expressément pour accueillir les décembristes, devient le cadre d’une « Académie de bagne », dans laquelle les anciens insurgés donnent des cours de langue, de sciences, d’histoire et de géographie à leurs camarades moins instruits ; par l’intermédiaire de leurs épouses qui les ont suivis dans l’exil, les condamnés s’abonnent à des journaux russes et européens, renouant ainsi avec la vie politique – ce que Nicolas voulait empêcher à tout prix. Une société est même créée, qui permet aux condamnés d’amasser un petit pécule, de tenir un potager pour lutter contre le scorbut, et surtout de restituer un réseau qui unit ces compagnons d’infortune au sein d’un même espace et sous des règles communes. Cette solidarité et cette vie sociale, qui surprennent au plus haut point les geôliers et les populations locales, n’empêchent toutefois pas les drames : certains condamnés meurent de malnutrition, d’autres paient de leur vie des tentatives d’évasion avortées, d’autres encore préfèrent se donner la mort pour échapper à des châtiments corporels. Ceux qui sortent vivants du bagne, à partir de 1839-1840, sont assignés à résidence dans des villages très éloignés des grandes villes de Sibérie (notamment Irkoutsk). Années difficiles, à en juger par la correspondance, amère, des frères séparés, des familles parfois dans la misère, des célibataires apprivoisant difficilement une solitude qu’ils n’ont pas connue au bagne. Le mode de résistance change alors : il s’agit, cette fois-ci, de proférer une autre parole sur le 14 décembre et, surtout, sur le procès. Les décembristes s’attellent à la réécriture de l’histoire de cet épisode, en faisant apparaître les mobiles de leur insurrection et en présentant, en amont, l’histoire des sociétés secrètes. Dans ces textes passionnants, les anciens insurgés réaffirment l’urgence d’une restructuration étatique du pays, mais bien peu mentionnent le projet républicain. Depuis son exil français, N.I. Turgenev écrit un projet constitutionnel dans la lignée de ceux des années 1820 : la démarche est la même, mais le ton est bien différent. Homme mûr et pragmatique, fervent partisan de l’occidentalisme – un mode de pensée inopérant pour les décembristes des années 1815-1825 –, Turgenev renonce au projet républicain et se prononce, en définitive, pour une monarchie constitutionnelle.

19Est-il légitime de parler de « républicanistes » après 1825 ? La république resurgit à deux reprises, au cours des années 1845-1865. En 1847, dans le projet politique des membres de la Confrérie des saints Cyrille et Méthode, on identifie aisément l’héritage des décembristes – nommés explicitement – à travers le projet d’une fédération de républiques slaves. Très influencés par les Slaves unis, les membres de la Confrérie des saints Cyrille et Méthode rendent son actualité à la république en tant que forme étatique – par opposition à la monarchie et à sa forme dévoyée qu est l’autocratie. En 1860, Herzen et Ogarëv rééditent, à Londres, l’Étoile polaire et y insèrent des résumés des projets politiques décembristes : ils identifient expressément le projet républicain, qu’ils attribuent toutefois uniquement à Peste !’ et qui disparaît derrière l’importance accordée aux insurrections. L’amnistie de 1856 permet aux anciens criminels d’État de rentrer en Russie d’Europe, mais là encore l’héritage républicain semble bien lointain : si tous s’engagent pour l’abolition du servage, certains présentent des convictions fortement conservatrices, d’autres s’opposent à l’industrialisation, d’autres encore s’inquiètent du faible rôle politique de la noblesse. Le regard des anciens insurgés demeure alerte, la nécessité de réformes paraît toujours aussi pressante, mais le règne de Nicolas est venu verrouiller les possibilités d’ouverture qu’Alexandre avait ménagées pendant presque un quart de siècle. Les décembristes vieillis s’avèrent plus prudents : l’expérience du bagne et de l’exil les a assagis.

Postérité(s) républicaniste(s) ?

20Pour autant, le discours républicaniste n’est pas sans laisser des traces profondes dans la société et la culture politique russes. En premier lieu, parce que ce discours a été prononcé en place publique, parce qu’il a émergé au sein même d’un espace public, fût-il restreint aux pages de quelques revues et journaux. Prononcé à voix haute, mais d’une voix déguisée en fonction des circonstances, ce discours s’est adressé à des hommes jugés responsables du devenir de leur pays, aptes à tenir à leur tour un discours politique affranchi de l’idéologie autocratique. L’opposition politique des décembristes s’est voulue publique, et il s’agit là d’une rupture considérable dans la culture russe. Car enfin, il faut le répéter : si la quête républicaniste a été entendue par les contemporains des décembristes, même par le jeune empereur à peine montré sur le trône, c’est parce qu’elle fut prononcée à voix haute. Une histoire générale de l’opinion publique et de son rôle dans la culture politique russe au xix^e siècle reste encore, en grande partie, à écrire.

21En second lieu, le discours républicaniste paraît promis à une féconde postérité par son objet même : les insurgés de décembre 1825 se sont emparés de la chose publique pour élaborer des projets constitutionnels situés à mille verstes de l’ordre autocratique. Les réformes sociales sont abandonnées au profit de réformes politiques : il s’agit désormais de modifier la structure de l’État. L’effacement progressif de la forme républicaine de l’État ne doit pas faire oublier la mutation fondamentale que constitue la revendication d’un mode républicain de gouvernement. Si l’on devait résumer en quelques mots les modifications profondes que les décembristes ont apportées à la culture politique russe, on dirait simplement qu’avec eux émerge la figure d’un État affranchi de la despotique tutelle de l’autocrate et issu du libre consentement des habitants – en d’autres termes, une association politique fondée sur la souveraineté du peuple ; sur la primauté de la loi entendue comme expression de la volonté générale ; sur l’avènement de citoyens responsables qui forment l’embryon d’une opinion publique prête à entrer en dialogue avec le gouvernement. Par leur projet politique, les décembristes font basculer la Russie d’un système autocratique à un État fondé sur une conception non despotique du pouvoir. Accord librement contracté, Constitution garante des droits imprescriptibles de tout être humain, liberté civile et politique, souveraineté de la nation, émergence d’un peuple-citoyen – toutes ces questions, soulevées par les officiers insurgés, ne trouvent pas nécessairement réponse ; mais en posant les problèmes inhérents à la fondation de l’État, les décembristes ouvrent une voie féconde à des réflexions ultérieures sur les missions et le fonctionnement de toute association politique. En définitive, le discours républicaniste dessine la silhouette d’un État moderne. Et en effet, l’État des décembristes – en dépit des divergences – en a toutes les caractéristiques : constitutionnalisme et contractualisme sont aux sources de l’association politique, droit naturel et économie politique permettent de définir les missions de l’État. Les décembristes ont ainsi favorisé la réception de la « seconde modernité », reçue à travers l’étude du projet politique américain, la relecture des Constitutions révolutionnaires françaises, l’analyse des bouleversements qui secouent l’Europe entre 1815 et 1825. L’enjeu de cette opposition politique qui prend la forme de la république est donc, à n’en pas douter, la modernité politique ou, plus exactement, une variante russe de la « seconde modernité ». Elle dépasse largement le cadre de cette étude sur les décembristes.

22Par ses limites, un ouvrage peut se révéler, en son terme même, le seuil d’un autre. La présente histoire politique du mouvement décembriste se veut une introduction à l’étude de cette modernité politique russe, dont les décembristes ne sont, peut-être, qu’un élément parmi d’autres. Il ne s’est agi, ici, que de faire advenir le non-événement de la pensée politique des décembristes : assurément, l’opposition politique à l’autocratie réside tout autant dans la parole publique des pamphlets et l’écriture secrète de projets constitutionnels inédits que dans l’acte inédit de l’insurrection assumée au grand jour. Cet avènement de la pensée politique des décembristes et du discours républicaniste invite à entreprendre une généalogie de la modernité politique en Russie – afin d’accorder une place plus ajustée aux audacieuses expériences politiques qui germent en terre d’autocratie.