Prendre parole, prendre position (1820 - 1825)
p. 139-140
Texte intégral
1L’étude d’une pensée politique subversive, et donc souterraine, se heurte souvent à la pauvreté et à la rareté des documents. On serait en effet porté à croire que l’entrée dans l’illégalité s’accompagne d’un prudent mutisme. Rien de tel pour les décembristes : hommes publics, ils ont tenté de rallier à la cause républicaine leurs contemporains. Établir la généalogie de la pensée républicaine des décembristes consiste, dès lors, à écrire l’histoire d’une parole : hommes de l’ombre comme de la lumière, ils ont su adapter leurs discours aux publics, aux circonstances, aux espaces dans lesquels ces discours résonnaient. Si la pensée – à plus forte raison la pensée subversive – est mouvante et parfois fuyante, la parole ne l’est pas moins. Et il faut savoir être à l’écoute d’une parole volontairement protéiforme pour discerner, dans ces éclats de voix, l’écho du projet républicain.
2Est-il légitime, cependant, de parler d’une parole républicaine ? À partir de 1821, deux sociétés secrètes naissent sur les ruines de l’Union du Bien public : P. I. Pestel’ poursuit son activité de propagande au sein de la 2e armée, à Toultchine, fondant dès 1821 la Société du Sud1 ; à Saint-Pétersbourg, par prudence, l’activisme se ralentit quelque temps, si bien que la Société du Nord ne prend véritablement son essor qu’en 18232. Toutes deux seront rejointes par la Société des Slaves unis en septembre 1825. L’historiographie3 a dessiné une image figée des deux principales sociétés, que tout opposerait : face à une Société du Sud monolithique, dominée par la figure tutélaire et autoritaire de P. I. Pestel’, professant des théories politiques jacobines radicales, se dresserait une Société du Nord démocratique, ouverte à la contradiction mais relativement inefficace. De fait, les dépositions des décembristes semblent aller dans ce sens : « Dans la Société du Nord, chacun avait son opinion ; dans la Société du Sud, pour ce que j’en savais par ceux qui en venaient, il n’y avait aucun contre-avis aux opinions de Peste !’ : ainsi la majorité des voix aurait toujours été l’expression de sa seule volonté4. » Mais, en opposant deux sœurs ennemies, filles de l’Union du Bien public, ce schéma dualiste – somme toute assez sommaire – ne déforme-t-il pas les traits caractéristiques d’une pensée politique plurielle et en perpétuelle évolution ? En définitive, les deux Sociétés sont plus proches que dissemblables : les mêmes enseignements ont jadis été dispensés à leurs jeunes membres ; une commune opposition au tsar et au tsarisme est un terreau fertile pour la croissance d’idées libérales juridico-politiques identiques ; tous s’accordent pour exiger l’instauration d’une Constitution et d’un gouvernement représentatif ; enfin, les membres des trois sociétés sont séduits par le modèle républicain.
3On prendra pour postulat que l’idée républicaine est effectivement le socle commun à tous les décembristes, mais on admettra également que cette idée peut se dire de différentes façons. Le discours républicain sera, certes, fonction des auteurs, mais il varie surtout selon les lieux institutionnels et les milieux d’énonciation. La parole décembriste engendre trois types de discours dans lesquels la république se dévoile : discours polémique, destiné pour l’essentiel à rallier de nouvelles recrues ; discours littéraire, à destination de la noblesse libérale ; enfin, discours technique et politique, qui engendre des projets constitutionnels très élaborés. Trois lieux d’énonciation, trois modes de discours, trois façons de dire la république – c’est là, dans ces paroles confiées à l’écrit, que gît le projet républicain. Attentif à l’ensemble de ces procédés discursifs, l’historien recourt tant à l’analyse littéraire et lexicale qu’à l’analyse philosophique pour faire advenir le projet républicain, tapi à l’ombre d’une parole volontairement dispersée.
Notes de bas de page
1 Forte de 60 à 70 membres au plus fort de son activité, la Société du Sud compte dans ses rangs, outre P. I. Pestel, M.P. Bestužev-Rûmin, S.I. Murav’ëv-Apostol, le général V.F. Raevskij et le prince A.P. Barâtinskij, personnalités influentes et intellectuellement brillantes.
2 La date de création de la Société du Nord n’est pas établie de manière sûre : la plupart des historiens penchent pour 1823, date à laquelle K.F. Ryleev en devint membre ; toutefois, certains textes laissent à penser que la Société du Nord prit naissance dès 1821, mais ne fut pas active avant 1823.
3 L’historiographie, tant anglo-saxonne que soviétique, oppose traditionnellement la Société du Nord, « libérale », à la Société du Sud, dominée par Peste’ le « jacobin ». Ainsi, l’historien américain Mc Connell affirme que les frères Poggio suivent l’esprit « jacobin » de P. I. Pestel’ : Poggios’ biography is well suitedfor illuminating the différences within Decembrism, for he was in 1823-24 an emissary from Pestel’s jacobin-minded. Allen McConnell, dans sa recension de l’ouvrage de F. Venturi lI Moto Decabrista e i Fratri Poggio, recension publiée in American Slavic and East European Review, vol. 16, n° 4 (décembre 1957), p. 551-552 ; nous soulignons. Cette même opposition se retrouve dans l’ouvrage de M. Raeff, The Decembrist Movement, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1966 ; ou dans l’ouvrage plus général de Saunders, David, Russia in the Age of Reaction and Reform, 1801-1881, Londres, Longman, 1992. Cette interprétation dualiste se trouve parfaitement résumée par François-Xavier Coquin : « Au total, cette conjuration bicéphale inaugurait à sa façon, confirme le préfacier à la suite de Franco Venturi, les deux tendances antagonistes du mouvement russe de libération : libérale d’un côté, “autoritaro-révolutionnaire” de l’autre, avec Peste !. » Coquin, F.-X., recension du recueil de Bertolissi, S. et Saharov, A.N., dans Cahiers du Monde russe et soviétique, XLIII, 4, numéro consacré aux intellectuels et à l’intelligentsia.
4 Extrait du dossier d’instruction de N.M. Murav’ëv, dans Vosstanie dekabristov, sbornikmate-rialov i dokumentov, Moskva, Leningrad, Gosudarstvennoe Izdatel’stvo, 1.1, p. 308.
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