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Chapitre II. La formation des pairs. Se reconnaître dans des expériences communes
p. 73-100
Texte intégral
1Il est malaisé de mettre à nu les étapes du processus de reconnaissance, qui soude ces jeunes gens issus de milieux sociaux et culturels variés. Puisque l’on ne peut restaurer la part affective et émotionnelle – à jamais irréductible, à jamais perdue – de ces liens, il faut se tourner vers les expériences communes des décembristes pour comprendre ce qui les rassemble – valeurs, engagements, conception du métier, etc. À ce stade, ces matériaux humains que sont les journaux intimes, la correspondance, les notes prises à la hâte au cours d’une campagne militaire sont particulièrement précieux. Que l’on ne se méprenne pas sur l’objectif de ce chapitre : il ne s’agit pas de restituer le déroulement du règne d’Alexandre dans ses victoires et ses échecs, mais d’écrire l’histoire de la réception de ce règne auprès des décembristes.
2Il est deux domaines privilégiés pour observer les réactions des décembristes : d’une part, l’armée impériale et les milieux militaires, et d’autre part les orientations politiques de l’Empereur, dans les affaires étrangères comme dans les affaires intérieures. Militaires de formation pour la grande majorité d’entre eux, mais aussi diplomates ou juristes, les décembristes ont tous fait leurs premiers pas dans la vie professionnelle après 1812 : les campagnes en Europe offrent une éducation politique fondamentale, qui sera suivie par d’autres initiations, en terre russe cette fois-ci. Élevés à l’école des paradoxes d’Alexandre – ou du moins, à ce qui est perçu comme tel –, les décembristes ressentent bientôt le besoin de se former de façon encore plus exigeante pour comprendre les écueils de la situation russe et prévenir d’éventuelles dérives. L’université russe, relativement étoffée depuis les années 1814-1815, peut désormais leur offrir des formations de haut niveau en droit, en finances et en économie ; on recourra à une analyse textuelle de ces cours universitaires pour identifier les concepts politiques qui forment l’horizon familier de pensée des décembristes et de leurs contemporains. On tâchera surtout de faire émerger les questions fondamentales – sur l’État, son origine, ses missions – autour desquelles les décembristes se retrouvent.
Grandeur et misère de l’armée impériale
1812, ou la découverte du peuple russe
3On ne saurait remettre en cause l’importance de l’année 1812 dans la formation de l’identité nationale russe : nombre d’historiens ont souligné l’impact de l’invasion napoléonienne sur le sol russe dans l’élaboration d’une conscience collective russe. Encore faut-il restituer les étapes de ce processus. Aux décembristes, les campagnes de 1812 offrirent l’occasion de faire leurs premières armes : ils participèrent à presque toutes les batailles cruciales de cette campagne, certains regagnant même les troupes sans autorisation préalable. Dans ses mémoires, S.G. Volkonskij, âgé d’à peine seize ans en 1812, raconte qu’il n’avait pas été recruté dans les troupes régulières en raison de son âge. Il décida alors de fuir la maison paternelle pour se battre aux côtés des soldats recrutés. D’autres levèrent des troupes à leurs frais. La défense de la ville de Moscou suscita en eux des élans de patriotisme fervent, amplement relayé par l’ensemble des soldats. En effet, les vertus militaires traditionnelles – courage, soutien des camarades de régiment, loyauté au tsar et aux officiers – furent exacerbées pendant la guerre contre Napoléon et juste après l’incendie de Moscou en 1812. L’exaltation du patriotisme prit des formes diverses : par exemple, les uniformes d’officiers furent distribués aux cadres, à tous ceux qui avaient souffert des purges de Paul Ier, ainsi qu’aux jeunes nobles nouvellement entrés dans l’armée. Par ailleurs, une forte propagande visant à exciter la haine de l’ennemi extérieur vit le jour. Au sein même de l’armée fut installée une typographie mobile, qui était dirigée par A.S. Kajsarov et F.E. Rambah, tous deux professeurs à l’université de Tartu ; ils imprimaient des feuillets de propagande destinés à entretenir le moral des troupes. La mobilisation nécessaire de toutes les forces du pays conduisit les autorités à armer les milices paysannes et à les encourager à rendre la retraite de l’ennemi plus difficile. S.G. Volkonskij comme M.F. Orlov, tous deux futurs décembristes, dirigèrent en 1812 une troupe de partisans (partizanskie otrâdy). L’efficacité de cette tactique fut réelle, et elle permit un rapprochement entre l’armée et la population. A.S. Kajsarov et F.E. Rambah résument ainsi cette force du peuple en armes : « Là où on veut vaincre, il faut avant tout essayer de partager l’avis du peuple1. » Le spectacle de cette « nation en armes2 » devait profondément modifier le regard des décembristes sur les soldats.
4En effet, l’invasion de 1812 et la résistance acharnée des militaires et des civils font prendre conscience aux Russes de l’avènement d’une identité nationale : dans ses mémoires, LD. Âkuškin affirme que « la guerre de 1812 a réveillé le peuple russe et constitue une période importante dans son existence politique3 ». Toutefois, pour les officiers observateurs, la participation massive des soldats est significative d’un autre phénomène : à travers elle se dit une identité nationale populaire, indépendante de la figure de l’Empereur. Pour les décembristes désormais, la nation se dit hors des palais impériaux et s’incarne dans les camarades de régiment. Cette expérience, couplée à celle des campagnes européennes qui engendre inévitablement des comparaisons, les dote d’une lucidité sans complaisance sur la situation intérieure russe. Les idées libérales circulent, et les notions de « révolution » (perevorot), de retournement, de bouleversement de la société russe font leur chemin. Ainsi Aleksandr Čičerin, jeune officier du régiment de Semenov, note dans son journal que « les idées de liberté se répandent dans tous le pays ». S’ensuit une énumération des maux qui touchent la Russie impériale. « La pauvreté générale, le dénuement complet des uns, l’orgueil des autres, la situation honteuse à laquelle les propriétaires fonciers ont été réduits, le spectacle humiliant qu’ils présentent à leurs paysans – tout ceci ne peut-il pas conduire à des angoisses et des désordres [...] ? », s’interroge le jeune homme. Et d’ajouter : « Peut-être que les révolutions sont aussi indispensables dans la vie des empires, que les crises morales dans la vie des hommes4 [...]. » Dans son analyse du journal d’Aleksandr Čičerin, l’historien américain Marc Raeff retient deux éléments principaux : la rencontre avec d’autres jeunes gens romantiques, et donc intéressés à la vie de l’esprit, la poésie, l’expression de l’individu, d’une part ; et, de l’autre, un regard nouveau sur ces paysans en armes, prêts à payer de leur vie la défense de leur patrie, signe manifeste d’une loyauté à toute épreuve et d’une envie de participer au « bien commun5 ». Se retrouver entre pairs et porter un autre regard sur les paysans-soldats – telles sont les deux expériences fondamentales à travers lesquelles les décembristes se rencontrent. La seconde découverte sera décisive pour l’évolution des conceptions des décembristes : en posant un regard humaniste sur les soldats et les paysans, ces jeunes officiers seront amenés à condamner violemment le servage et les traitements inhumains dans l’armée. Les mémoires6 des futurs insurgés sur les campagnes de 1813-1815 montrent une prise de conscience chez ces jeunes officiers. EN. Glinka s’avère admiratif devant le patriotisme des paysans qui ont « transformé la serpe et la faux en armes de défense, animés de leur seul courage ». Dans ses Mémoires, il s’écrie avec enthousiasme : « Même les femmes se battent ! Deux jeunes paysannes ont été blessées à la main7. » Les décembristes les plus âgés, qui ont participé à la campagne de 1812, s’avèrent sensibles au rôle joué par le peuple et au courage de leurs soldats. Désormais, le regard posé sur les recrues ne sera plus le même. Les feuillets de propagande attribuent à ces simples soldats le titre honorifique de « fils authentiques et fidèles de la patrie » (istinnye i vernye syny otečestva). Les décembristes reprendront cette appellation pour l’une de leurs sociétés – ce qui n’est absolument pas fortuit.
5Forts de ces expériences, les décembristes, à leur retour des campagnes européennes, ressentent le besoin de se retrouver entre compagnons de champs de bataille et de régiment. De nombreux groupes informels naissent dans l’armée impériale, tolérés le plus souvent, parfois encouragés par les généraux, comme le général Â.A. Potemkin, commandant du régiment de Semenov. Ces groupes sont également nombreux dans le régiment Ismaïloff et dans le régiment de Moscou. L’armée renforce cet esprit de corps, très développé chez ceux qui partagent les mêmes idées. De nombreuses associations provisoires sont ainsi créées, sur le modèle des confréries d’artisans (artel’) ; outre sa dimension égalitaire, l’artel exige, de la part de ses membres, un engagement au sein de la corporation. Ainsi, un rassemblement d’officiers, intitulé Artel, s’organise dans le régiment Semenov. Dissoute par Alexandre Ier, cette association renaît sous une autre forme, intitulée Artelsacré (Svâŝennaâ artel’), au sein du corps des officiers des maréchaux des logis de l’état-major général. Cette libre organisation rassemblait I.G. Burcov, A.N. et M.N. Murav’ëv, I.I. Puŝin, V.D. Vol’hovskij et A.V. Semenov – tous futurs décembristes. D’autres cercles se font et se défont, au gré des amitiés et des changements d’affectation. On ne saurait voir dans ces regroupements d’officiers un embryon des sociétés politiques secrètes, mais il est indubitable qu’ils ont joué un rôle effectif dans la formation des décembristes, tout particulièrement grâce à la grande liberté de ton qui était admise.
6Ces groupes informels permettaient aux décembristes d’affiner leur analyse des maux qui touchaient l’armée, et notamment les recrues. Mais un tournant semble avoir été pris : il ne s’agit plus seulement d’évoquer ces maux dans des conversations spontanées, mais de les décrire pour les dénoncer. Déjà de futurs insurgés s’emparent de leur plume pour prendre position contre la situation des recrues : dans la Revue militaire (Voennyj žurnal), éditée par la Société des militaires (Obšestvo voennyh lûdej)8, le général V.F. Raevskij publie plusieurs articles au ton acerbe sur la condition militaire. En 1822, il rédige une série de remarques dénonçant le traitement inhumain des soldats, et invite à des réformes urgentes. L’argument du général Raevskij reflète un profond humanisme : les soldats sont aussi des hommes dont on doit respecter la vie. Dans ces textes, il dénonce avec virulence les « châtiments corporels d’une cruauté incommensurable que les officiers utilisent, en dépit de toutes les lois, pour perfectionner le soldat ». Outre ces mauvais traitements, le second fléau de la condition soldatesque réside dans les « travaux illégaux9 », auxquels les officiers soumettaient volontiers les soldats, allant jusqu’à les louer auprès de marchands qui avaient besoin de main-d’œuvre. Et, plus loin, V.F. Raevskij d’énumérer les jugements disproportionnés rendus par les cours martiales : « Pour la première fuite d’une recrue, 500 passages par les verges. Pour un vétéran, 1000. Pour avoir volé sur ordre d’un capitaine, 50 coups ; pour une erreur dans les manœuvres, 30010. » L’identification de ces maux de l’armée impériale n’a, en soi, rien de bien nouveau : l’humanisme des décembristes est partagé par un certain nombre d’officiers, et Alexandre avait lui-même pris plusieurs ordonnances pour tenter sinon d’éradiquer, du moins d’encadrer davantage les châtiments corporels. Mais ces dispositions étaient fort peu respectées. Les décembristes tentèrent tous d’alléger la condition des soldats dans leurs régiments. Les futurs insurgés avaient conscience des dérives possibles de cet autoritarisme sur les soldats : dans ses textes, le général Raevskij ne cesse de mettre en garde le gouvernement contre les abus de pouvoir et leurs conséquences sur les mécanismes d’obéissance. L’apparente soumission des soldats à une discipline de fer n’est qu’un leurre : ces derniers sauront profiter de tout moment de faiblesse de leurs supérieurs pour fomenter une mutinerie contre un traitement inhumain11. Les critiques envers l’Empereur se font de plus en plus virulentes au fur et à mesure que l’armée impériale fait l’expérience des contradictions d’Alexandre.
L’armée d’Alexandre, d’illusions en déceptions
7Entre 1812 et 1822, l’armée impériale vit au gré des espoirs et des déceptions que suscite la politique d’Alexandre12. Ces dernières s’avèrent particulièrement cruelles pour les futurs insurgés, qui se sont engagés pour améliorer la condition militaire. Cet engagement peut prendre des formes diverses. La plupart des décembristes s’opposent aux mauvais traitements physiques. Ceux qui le peuvent, tel P. I. Pestel’ dans le régiment de Viatka, suppriment les punitions corporelles et interdisent l’usage du knout. Dans ce même régiment, P. I. Pestel’ s’attache à assainir les finances du régiment, qu’il redresse de façon spectaculaire, tout en partageant sa solde avec ses soldats au besoin. Le général Raevskij enjoint à ses officiers d’user d’un traitement humain vis-à-vis des soldats. Les futurs membres de la Société des Slaves unis s’avèrent très sensibles à cette question et exigent, eux aussi, que les officiers traitent les paysans-soldats avec humanité. Mais l’engagement pour l’amélioration de la condition militaire prend une tout autre dimension dans le développement des écoles d’enseignement mutuel, selon le modèle de Lancaster. M.F Orlov, futur décembriste, tenta de développer l’instruction des soldats selon cette méthode peu coûteuse et relativement efficace. Dans un rapport au général Zakrevskij, en date du 10 octobre 1817, il présente l’expérience en cours : « On a choisi quarante pensionnaires, qui ne savaient ni lire, ni écrire. Ils furent répartis en cinq groupes, de huit personnes chacun ; chaque groupe disposait d’une table, placée sous la surveillance d’un étudiant plus âgé et plus savant, qui portait, pour cette raison, le nom de surveillant13. » Ces tables étaient recouvertes de sable, sur lequel les pensionnaires traçaient les lettres à l’aide d’un bâton. L’« enseignant » présentait les différentes lettres sur des morceaux de papier, les prononçait et en indiquait la graphie. Les élèves reprenaient ce qui avait été dit et recopiaient plusieurs fois la graphie des syllabes prononcées. Le résultat de cet « enseignement réciproque » fut rapide ; M.E. Orlov présenta un bilan très positif de cette expérience, avec un taux de réussite de 60 % environ14. Il approfondit cette expérience d’enseignement mutuel au sein de l’école de Lancaster de Kiev : en 1819, il instruisit 800 personnes et, en 1820, on comptait plus de 1500 élèves. Les écoles de Lancaster furent développées dans d’autres villes de l’Empire, à Moscou, Moguilev et Kherson ; à Chisinau, celle dirigée par V.E Raevskij, lui aussi futur décembriste, est demeurée célèbre.
8Si encourageante soit-elle, et même, semble-t-il, encouragée par le gouvernement, cette initiative n’en est pas moins contemporaine d’une autre expérience, profondément douloureuse, contre laquelle les futurs décembristes ne cessèrent de s’insurger – les colonies militaires. Instaurées dès 1809 en Russie sur ordre d’Alexandre Ier, elles trouvent leur origine dans la paix de Tilsitt, conclue en 1807. La défaite de la Prusse face à Napoléon avait fait redouter la disparition de l’État prussien : seule l’intervention d’Alexandre Ier empêcha la destruction de la Prusse. Mais celle-ci vit malgré tout son armée réduite à 40 000 hommes maximum, ce qui réduisait à néant la puissance militaire qu’elle pouvait exercer. Pour contourner cette condition fixée par Napoléon dans le traité de Tilsitt, la Prusse organisa la Landwehr, sorte d’armée de réserve conçue par le général Scharnhorst. Le principe en était relativement simple : après avoir servi trois ans dans l’armée active, tout soldat entrait dans la Landwehr de première division ; cessant de faire partie des contingents actifs, il assurait cinq ans de service au cours desquels il s’occupait d’agriculture, tout en réservant quelques semaines dans l’année à l’instruction militaire. Au bout de cinq ans, ce soldat entrait dans la Landwehr de deuxième division : il y poursuivait son travail d’agriculteur et ne consacrait que deux semaines par an aux exercices militaires. Cette seconde étape durait sept années, au terme desquelles le soldat était libéré de ses obligations militaires, souvent vers l’âge de trente-cinq ans, ce qui constituait un délai raisonnable pour s’acquitter de ses obligations de service. Les soldats de la Landwehr constituaient ainsi une armée de réserve, instruite des différents exercices militaires. Les victoires prussiennes de 1813, 1814 et 1815 semblent avoir confirmé l’intérêt de ce mode d’organisation. L’historien américain Richard Pipes fait remonter la naissance des « colonies militaires » (yoennyeposeleniâ) à l’année 181015 : en effet, l’Empereur avait visité le village de Grouzino, qui appartenait à A.A. Arakčeev16 et était géré sur le modèle de la Landwehr. Fasciné par l’ordre qui régnait dans ce village17, l’Empereur décida d’élargir ce modèle à l’ensemble de l’Empire. Une première tentative eut lieu en 1810, mais la guerre contre Napoléon vint interrompre cette expérience ; c’est surtout au cours de la décennie 1816-1826 que l’expérience des colonies militaires se développa. Le principe ne reprenait pas tout à fait celui de la Landwehr prussienne : les soldats et les officiers s’installaient dans deux ou trois villages ; les paysans devaient à la fois poursuivre leurs travaux des champs pour nourrir leur famille et s’adonner aux exercices militaires, sur ordre des officiers. La première colonie militaire fut instaurée dans le village de Vyssotskaïa, dans la région de Novgorod. Le tsar avait jugé que cette région, réputée pour ses caractéristiques spécifiquement russes, serait un étalon correct pour l’expérience des futures colonies militaires. L’installation de cette colonie militaire ne fut pas aisée : des terrains furent échangés aux propriétaires contre une somme d’argent, des paysans furent réquisitionnés et déplacés. L’armée réquisitionna 19 villages, composés de 251 feux. Le premier bataillon comptait un officier supérieur, 14 sous-officiers et 1043 grades inférieurs ; 1000 chevaux furent également réquisitionnés18. Dans la mesure où les colonies militaires avaient pour but d’améliorer le quotidien des paysans, des magasins furent ouverts, ainsi que des scieries et des minoteries. Dans son étude sur les colonies militaires19, le colonel A.N. Petrov affirme que, vers la fin du règne d’Alexandre Ier, ces colonies avaient été étendues à divers corps de régiment, dans le Nord (Smolensk, Novgorod, Saint-Pétersbourg), comme dans le Sud (Moguilev, Kharkov). Ce que confirme N.I. Turgenev : « On colonisa des corps d’armée entiers, tant dans l’infanterie que dans la cavalerie20. »
9Le coût humain des colonies militaires s’avéra extrêmement élevé, pour plusieurs raisons. La première réside dans le manque de souplesse de la mise en place de ces colonies militaires. Les paysans, visiblement peu prêts à entrer dans ce type d’organisation, refusèrent, au début, de devenir des « colons » ; on eut donc recours à la violence et à des actions propres à marquer les esprits : des populations entières furent déplacées, on coupa les barbes des paysans et on les força à endosser le costume militaire. D’autre part, ces colonies furent instaurées dans le Sud de la Russie, dans la région de Kherson, dans celle du Don, où les Cosaques jouissaient d’une relative liberté dans leur mode de vie ; très attachés à leurs coutumes et à la propriété privée de leurs biens, notamment de leurs chevaux, ils refusèrent le système des colonies militaires. Là encore, le comte A.A. Arakčeev eut recours à la force pour imposer ce système. Enfin, le mécontentement croissant des colons provenait de mauvais traitements, infligés de manière délibérée par l’état-major chargé de la direction de la colonie militaire. Les officiers prenaient aux paysans les fruits de leur récolte, les forçaient à faire des exercices militaires au moment de la moisson ; les cas de viols et de persécutions physiques n’étaient pas rares. La réputation du comte A.A. Arakčeev était telle que personne n’osait élever la voix ; la cruauté des tribunaux militaires, qui condamnaient aux travaux forcés en Sibérie toute personne insatisfaite, devenait proverbiale. Le mécontentement des colons fit bientôt place à des réactions violentes d’insubordination et d’insoumission. Dès 1818, on note des troubles dans la province d’Ukraine-Sloboda : le 6 mai 1818, le major Romanovskij prépare une revue de cette colonie militaire. Il enseigne aux paysans les réponses que ceux-ci doivent donner, si l’Empereur leur pose des questions. Romanovskij attend d’eux qu’ils se conduisent en « colons militaires ». À quoi le paysan Pëtr Angelov répond : « Je suis cosaque, je n’ai pas d’autre nom21. » Cette cinglante réplique fut durement châtiée : Romanovskij traduisit en cour martiale le paysan Angelov, mais aussi trente personnes qui le soutenaient. Le verdict fut sans appel : deux paysans furent condamnés à recevoir trois mille coups de bâton ; deux autres à en recevoir cinq cents. Trois individus, dont Angelov, furent envoyés comme simples soldats dans le régiment de Sibérie. De semblables troubles éclatèrent un peu partout, dans toutes les régions où les colonies militaires avaient été implantées. Ainsi, en juillet 1819, c’est à Tchougouev que des troubles éclatèrent : 1104 hommes du régiment de Tchougouev et 899 du régiment de Taganrog furent arrêtés ; 313 passèrent en cour martiale. Les décembristes se prononcèrent unanimement contre les colonies militaires : les projets constitutionnels de N.M. Murav’ëv et de P. I. Pestel’, de même que la proclamation de S.P. Trubeckoj réclament l’abolition pure et simple de cette institution.
10La révolte du régiment de Semenov, régiment préféré d’Alexandre, survenue en octobre 1820, est un signe évident de la montée des mécontentements22. Composé d’officiers brillants, distingués pour vertu et courage lors de la campagne de 1812, ce régiment bénéficiait d’un régime de faveur sous le commandement du général À.A. Potemkin. Ce dernier fut limogé et remplacé par le général Švarc, dont la cruauté n’était plus à prouver. Les multiples vexations du général envers les soldats et les vétérans, les châtiments corporels inhumains et une discipline de fer eurent raison de la patience des soldats, qui refusèrent de prendre leur service en demandant à l’Empereur de leur donner un nouveau commandant. La mutinerie fut rapidement maîtrisée, car les soldats n’offrirent pas de résistance. On condamna les officiers pour leur faiblesse vis-à-vis des soldats qui leur avaient été confiés. Déchus de leurs grades militaires, le prince M.M. Ŝerbatov, le commandant de bataillon Vadkovskij, le commandant d’escadron Koškarev et le général A.P. Ermolov furent placés en résidence surveillée à Vitebsk. Cet acte de rébellion et le verdict très sévère du conseil militaire marquèrent les consciences à Saint-Pétersbourg, dans les milieux militaires mais aussi dans la société. La mutinerie du régiment préféré de l’Empereur devait laisser un cuisant souvenir d’échec auprès des décembristes : on rappellera que S.I. Murav’ëv-Apostol, leader de l’insurrection de janvier 1826, fut rétrogradé et muté à Tchernigov, dans le Sud de la Russie, après la dissolution du régiment de Semenov. Il vécut cette mutation forcée comme une profonde humiliation. Ce sombre tableau contraste étonnamment avec les écoles de Lancaster et les efforts de généraux désireux d’améliorer l’instruction des soldats, tels M.F. Orlov ou encore V.F. Raevskij. Ces aspects contradictoires, qui cohabitent au sein de l’armée russe, contribuent fortement à modifier le regard que les officiers décembristes posent sur les soldats – mais aussi sur leur Empereur.
Faire l’expérience de l’impasse autocratique
Formation politique et diplomatique
11Nul ne songe à remettre en cause le fait que les campagnes de l’armée impériale se soient transformées en voyage initiatique pour les officiers russes. On s’attachera ici à discerner non pas les étapes de ce parcours, mais les leçons que les décembristes en retirèrent. Le passage en Allemagne favorisa une première initiation aux loges maçonniques allemandes ; mais il permit surtout aux futurs décembristes de se familiariser avec le Tugendbund, mouvement destiné à soutenir l’élan national contre l’envahisseur français, mais qui posait avec acuité la question du bien public. Les futurs insurgés rencontrèrent des représentants de ce mouvement et se procurèrent le règlement du Tugendbund. Parallèlement à cette initiation aux sociétés en terre allemande, le séjour en France ouvrit aux plus âgés des décembristes de vastes champs d’investigation. Ceux qui assistèrent à la capitulation de Paris prirent conscience de la renommée d’Alexandre : « Le peuple ne cessait de crier : Vive Alexandre le Magnanime, vive notre délibérateur [sic] ! La prise de Paris a finalement montré ce que l’Europe doit à Alexandre23. » Outre cette prise de conscience de la renommée de l’Empereur à l’étranger24, le séjour français offrit aux décembristes une réelle éducation politique : en effet, les querelles politiques dont la France fut le théâtre en 1814-1815 marquèrent profondément les jeunes officiers. « La lutte entre les partis politiques, qui accaparait alors la France, trouvait dans les jeunes étrangers des spectateurs et des auditeurs les plus attentifs et les plus perspicaces, affirme le baron Rozen25. Il s’agissait justement des jeunes gens les plus capables et les plus actifs de la garde russe, qui avaient sucé avec enchantement les idées de citoyenneté, de liberté, de droits constitutionnels, et plongeaient avec attention et étonnement dans la vie de ce peuple, qu’ils étaient venus pacifier depuis le lointain Orient26. » Sous les yeux étonnés des jeunes insurgés, la France semblait donner, pour la seconde fois en l’espace d’une trentaine d’années, un véritable « cours de politique » à l’Europe. Les futurs décembristes se formaient aux débats en lisant les journaux français ou en discutant de l’avenir de la France avec leurs hôtes27. Après un séjour de trois mois, les troupes russes prirent le chemin du retour. Certains officiers, devenus familiers de la France, redoutaient le retour en Russie autocratique. Dans ses mémoires, N.I. Lorer ne cache pas à quel point la Russie lui paraissait lointaine : « On s’était tellement déshabitués d’elle [de notre patrie] qu’on avait l’impression de lui être devenu totalement étrangers et qu’on n’arrivait pas à croire qu’on rentrait en Russie28. »
12Cette éducation politique, fondamentale dans la formation de ces pairs que sont les futurs décembristes, s’accompagne aussi, pour certains, d’une expérience diplomatique tout aussi cruciale. Ainsi, on rappellera que M.F. Orlov, futur décembriste, fut envoyé à Paris pour entamer des pourparlers avec l’état-major français. C’est lui qui négocia la capitulation de Paris, ainsi que le sort de Napoléon et de la famille impériale29. Par la suite, il fut envoyé en qualité d’ambassadeur auprès du roi du Danemark. S.G. Volkonskij fut autorisé, à son retour en Russie, à repartir en Europe, en 1814-1815, pour en observer l’évolution politique. N.I. Turgenev, lui aussi futur décembriste, servit auprès du baron de Stein et l’accompagna lors des négociations du congrès de Vienne. Il établit un projet d’organisation conjointe des aides des alliés et de la répartition de ces aides financières30. On trouve, dans ses papiers, un texte intitulé Établissement du Département central ; composé de vingt articles, il détermine les fonctions du Département central, chargé de « faire contribuer tous les pays occupés aux frais de la guerre31 ». En participant à l’élaboration de ce texte, N.I. Turgenev s’est formé au jeu des stratégies d’alliance des puissances. La politisation des esprits des officiers se poursuivit au cours du congrès de Vienne, auxquels certains assistèrent. Le congrès de Vienne souleva tous les espoirs : la noblesse russe éclairée attendait que les monarques des grandes puissances offrissent aux peuples soulevés (Espagne, Italie, Allemagne) la possibilité de choisir leur destin. Ainsi, N.V. Basargin, futur décembriste, estimait que ces monarques devaient tenir compte de la force des peuples qui s’était manifestée dans leur lutte contre Napoléon : « [Les souverains] doivent se tourner vers les instincts des peuples ; s’ils ne peuvent le promettre de manière positive, au moins qu’ils installent dans les masses l’espérance d’améliorations futures dans leur vie politique32. » Ces assertions générales prennent un relief particulier dès lors que Basargin se tourne vers la Russie : « En concluant la paix à Paris, Londres, au congrès de Vienne, l’empereur Alexandre a parlé et agi conformément à ces principes et, par là, a donné l’espoir, à la Russie aussi, de futures transformations au profit du peuple33. »
13Aguerris par cette expérience politique et diplomatique, et convaincus de la destinée constitutionnelle de la Russie, les décembristes sont amenés à porter un regard nouveau sur l’évolution de la politique intérieure d’Alexandre. Deux décisions semblent les avoir marqués – comme sans doute l’ensemble de la noblesse libérale : l’octroi d’une Constitution à la Finlande en 1809, puis à la Pologne en 1818. En effet, suite à la défaite de la Suède dans la guerre qui l’opposa à la Russie en 1808-1809, la Finlande fut rattachée à la Russie. Au nom du respect des traditions politiques des régions annexées, Alexandre Ier conserva à cette province ses institutions locales, par les manifestes du 6 février et du 5 juin 1808 ; le grand-duché de Finlande fut donc doté d’un parlement élu. Le 20 janvier 1809, Alexandre Ier convoqua les états à la Diète, qui fut ouverte par l’Empereur russe le 16 mars 1809 à Borgo34. Au lieu de soumettre la Finlande aux institutions centrales russes, Alexandre Ier créa des institutions spécifiques, notamment un Conseil de régence. Par la suite, en 1811, la province de Vyborg fut rattachée au grand-duché de Finlande. Il convient toutefois de relativiser l’autonomie de cette province : d’une part, la Diète ne fut jamais convoquée après 1809 ; d’autre part, le 9 février 1816, le Conseil d’administration fut transformé en Sénat impérial de Finlande, ce qui permit de remodeler les institutions finlandaises sur le modèle russe. Le cas de la Pologne suscita davantage de réactions. Sous le règne d’Alexandre, la Pologne bénéficia d’un statut spécifique, dû en partie au respect des traditions politiques polonaises, et en partie à l’amitié entre l’Empereur et le prince Adam Czartoryskij, ardent patriote polonais, conseiller de l’Empereur et ministre des Affaires étrangères. Napoléon avait créé le grand-duché de Varsovie, doté d’une Constitution assurant la liberté de conscience, l’égalité des citoyens devant la loi ainsi que l’abolition du servage ; la représentation nationale était également garantie et s’organisait selon les règles du bicamérisme : un Sénat et une Chambre des députés se partageaient le pouvoir législatif. Lorsque la Pologne passa à nouveau sous domination russe (le royaume de Pologne fut rétabli en 1815), de tels acquis ne pouvaient être supprimés que difficilement. La nouvelle Constitution du royaume de Pologne, promulguée en 1815, s’appuyait sur la Constitution du 3 mai 1791. Le prince Adam Czartoryskij avait souhaité que l’Empereur n’intervînt pas directement dans les affaires polonaises, et qu’aucune troupe étrangère ne stationnât en Pologne ; il fut écarté au profit de N.N. Novosil’cev, nommé commissaire impérial à Varsovie. Le grand-duc Constantin était nommé vice-roi de Pologne, et gouvernait cette partie de l’empire à l’aide d’un Conseil d’État et du Conseil administratif. La Constitution polonaise suscita un intérêt considérable au sein de la société russe : dès 1816, le texte fut publié en français dans le journal Severnaâ počta (La poste du Nord), ce qui suscita un regain d’intérêt pour les affaires polonaises.
14Rapidement, ces tentatives constitutionnelles furent délaissées. Au regard des événements, on serait en droit de considérer qu’elles sont marginales dans le règne d’Alexandre. Mais elles prennent un autre relief, et un poids considérable, dès lors qu’on analyse les espoirs qu’elles suscitèrent auprès de la noblesse, notamment des décembristes. Ces deux expériences confortèrent les décembristes dans la destinée constitutionnelle de la Russie. Et il semble que ce soit bien là la promesse réalisée par l’Empereur lui-même, lorsqu’il affirme, à la première session de la Diète du royaume de Pologne, le 15 mars 1818 (27 mars N.S.) : « J’espère, avec l’aide de Dieu, étendre l’influence salutaire [des institutions libérales sur toutes les contrées que la Providence a confiées à mes soins35. » Dans ses mémoires, N.I. Lorer, futur décembriste qui servit six ans en Pologne sous les ordres du grand-duc Constantin, décrit toute la solennité de cette scène qui semble inaugurer une nouvelle ère : « Le Souverain paraît, sans la mantille impériale, en uniforme polonais. [...] Il franchit tranquillement les marches recouvertes de velours du trône, s’incline devant les représentants et le peuple, et d’une voix forte bien qu’encore inaccoutumée il dit : Représentants du royaume de Pologne36 ! » Même si la Diète polonaise ne fut convoquée que deux fois et sans résultat positif, l’apostrophe du souverain devait laisser aux libéraux l’impression que la Russie aurait pu, en 1818- 1820, devenir une monarchie constitutionnelle. Les velléités constitutionnelles d’Alexandre, qui suscitèrent d’immenses espoirs auprès des contemporains favorables à la Constitution, demeurent une pomme de discorde parmi les historiens : certains estiment que la création de la Sainte-Alliance, en 1815, sonne le glas du désir constitutionnel de l’Empereur ; d’autres s’appuient sur les expériences finlandaise et polonaise pour montrer qu’Alexandre resta très longtemps favorable aux « institutions libérales37 ». Il ne s’agit pas ici de trancher le débat sur la politique d’Alexandre, mais d’écrire l’histoire de sa réception parmi la société russe : à la lecture des mémoires des décembristes, force est de reconnaître qu’à partir de 1820, les futurs insurgés retirent à l’Empereur toute la confiance et l’espoir qu’ils avaient placés en lui – pour entrer dans la clandestinité.
De Charybde en Scylla, la répression des mouvements nationaux
15Dans les années 1820-1823, les monarchies semblent ébranlées : des mouvements nationaux éclatent en Italie, puis en Grèce, et enfin en Espagne. Contemporains des décembristes, ces événements eurent un grand retentissement dans la société russe. Les révoltes en Italie, les insurrections à Naples, dans le Piémont et dans le royaume des Deux-Siciles suscitèrent le mécontentement. Aux yeux de la noblesse éclairée, l’intervention d’Alexandre Ier fut symbolique : elle représentait la victoire des grandes puissances sur les nations souhaitant accéder à l’indépendance. De janvier à mai 1821, un congrès réunit les grandes puissances à Laybach pour décider du sort de Naples. L’empereur russe, ébranlé dans ses convictions par la révolte de la première compagnie du régiment de sa garde, le régiment Semenov, se rallia aux propositions de Metternich. L’Autriche reçut alors la mission de rétablir l’ordre en Italie, sans que la Russie manifestât son soutien à l’Italie. Dans ses mémoires, N.I. Lorer souligne l’importance des années 1821-1823 qui voient se généraliser les révoltes. Il se souvient en particulier de l’assassinat de Kotzebue, à Mannheim en 1819, par un jeune étudiant, Karl Ludwig Sand. Kotzebue fut détesté par la jeunesse allemande pour avoir ridiculisé, dans le Literarisches Wochenblatt, l’aspiration des Allemands à obtenir des institutions libres. Cet événement servit de prétexte au gouvernement pour mettre les universités sous une stricte surveillance38. « Toute l’Europe était en émoi : à Naples la révolution avait éclaté (carbonarisme), l’Espagne exigeait une Constitution, l’Allemagne connaissait des troubles39. »
16Davantage que les soulèvements italiens, l’insurrection grecque de 1821 suscita une vive émotion au sein de la population russe. Deux raisons majeures permettent d’expliquer le soutien massif des Russes à la Grèce : d’une part, ce pays tentait de se soulever contre le joug turc pour accéder à l’indépendance, ce qui n’était pas sans analogie avec l’histoire russe ; d’autre part, le facteur religieux joua un rôle prépondérant : entre la Grèce orthodoxe et la Sublime Porte ottomane, le choix russe devait nécessairement se porter du côté des Grecs. Alexandre Ier ouvrait volontiers sa Cour aux Grecs qui fuyaient l’occupation turque – pensons à Capo d’Istria, mais aussi aux frères Ipsilanti et à Alexandre Stourdza –, ce qui donnait à penser que l’Empereur, une fois de plus, soutiendrait la cause grecque. Alexandre Ipsilanti était président d’une hétairie secrète, située à Odessa, qui avait pour but la libération de la Grèce. Ayant obtenu un congé extraordinaire de l’Empereur, en 1820-1821, il déclencha une insurrection en Moldavie et connut certains succès militaires. Il parvint jusqu’à Bucarest, mais l’entente impossible entre les Roumains et les Grecs ne pouvait que desservir des insurgés qui disposaient de fort peu de moyens ; en outre, Ipsilanti comptait sur une aide militaire de la part d’Alexandre Ier, aide qui ne lui fut jamais octroyée. En effet, l’Empereur assimilait l’insurrection grecque aux doctrines athéistes de la Révolution française : il comprenait cette insurrection comme une révolte contre les principes chrétiens de la Sainte-Alliance ; par ailleurs, une intervention en faveur des Grecs signifiait nécessairement entrer en conflit avec l’Empire ottoman : les contingents militaires et les finances de l’empire ne le permettaient pas. Dès lors, Alexandre Ier refusa son soutien aux Grecs et condamna fermement l’action d’Ipsilanti : « C’est un fou, qui probablement se perdra lui-même, et entraînera dans sa perte beaucoup de victimes, car ils n’ont ni canons, ni moyens, et il est vraisemblable que les Turcs les écraseront40. » De retour à Saint-Pétersbourg, Alexandre Ier se rendit compte que la société russe était favorablement disposée à l’égard des Grecs. Les rapports de son ambassadeur, le baron P.A. Stroganov, qui faisaient état des massacres quotidiens des Grecs par les Turcs, l’émurent. Il semble surtout que l’assassinat du patriarche de Constantinople, pendu à la porte de son église, ait provoqué sa fureur : aux yeux de l’empereur russe, les atteintes à la religion orthodoxe justifiaient davantage l’intervention de la Russie que la simple insurrection d’un peuple contre la puissante Porte ottomane. Un ultimatum fut donc adressé à la Sublime Porte, mais ces velléités ne durèrent guère. En février 1822, Alexandre Ier entama des négociations avec l’Autriche : l’influence de Metternich le contraignit à abandonner les Grecs à leur sort, malgré la proclamation de l’indépendance des Grecs continentaux, le 13 janvier 1822, et des Grecs insulaires, le 9 août de la même année. Alexandre Ier signifia un congé illimité aux frères Ipsilanti, ainsi qu’à Capo d’Istria. Au congrès de Vérone, qui se déroula d’octobre à décembre 1822, la question espagnole fut abordée, mais pas celle de la Grèce, définitivement abandonnée aux représailles turques. Il fallut attendre l’intervention de Nicolas Ier, en 1828, et la paix d’Andrinople, en septembre 1829, pour que la Sublime Porte reconnût l’indépendance de la Grèce.
17La noblesse russe, horrifiée par les massacres des Grecs, ses « frères orthodoxes » en lutte pour reconquérir une liberté ravie, se prononçait pour une intervention de l’armée russe en Grèce. P. I. Pestel’, futur décembriste, fut envoyé à plusieurs reprises à Jassy, en 1821, en mission de renseignements, et prit parti pour l’indépendance de la Grèce. Il rédigea un projet de « royaume grec41 », dans lequel il réunissait l’ensemble des petites nations de l’Europe orientale. Le « projet grec42 » de P. I. Pestel’ devait restaurer la puissance de la Grèce en plaçant sous une même autorité les petites nations des Balkans, rattachées à la Grèce. Il témoigne d’un intérêt pour un État composé d’entités territoriales et ethniques fort différentes ; P. I. Pestel’ résolut ce problème en établissant un archipel continental dominé par la Grèce.
18Le sort de l’Espagne, en 1823, suscita lui aussi la compassion de la société russe. Dotée d’une forte cohésion nationale depuis la résistance aux troupes bonapartistes en 1812, l’Espagne bénéficiait d’une Constitution, élaborée par les Cortès de Cadix et votée par eux en 1812. À la faveur d’une révolution, en 1820, et sous la pression du peuple, le roi Ferdinand VII se vit contraint d’appliquer la Constitution de 1812 ; l’Espagne connut trois années dites « libérales », de 1820 à 1823. La Russie fut très attentive à cette expérience politique43 ; la Constitution espagnole circulait au sein de la société russe. Par-dessus tout, la société russe avait été sensible au combat du peuple espagnol pour son indépendance. Le « catéchisme espagnol », publié très tôt en Russie, était connu et largement diffusé. La lutte des Espagnols pour appliquer la Constitution de 1812 suscita une forte approbation dans les milieux libéraux russes. Alexandre Ier en décida autrement ; choisissant de rétablir la monarchie espagnole sans les limites définies par la Constitution, il envoya en 1823 des contingents de la marine russe pour réduire ce qui était perçu comme une révolte. Deux décembristes offrent des témoignages qui reflètent l’état d’esprit de la noblesse libérale face à cet événement : N.A. Bestužev et A.P. Belâev faisaient partie des marins russes en partance pour l’Espagne et participèrent à contrecœur à la répression de l’insurrection espagnole. A.P. Belâev dénonça avec virulence l’intervention et les cruautés de la France, qu’il assimilait à la Terreur et aux guerres napoléoniennes : « Une nation qui, au nom de la liberté et de l’humanité, avait versé tant de sang et montré au monde tant de déformations monstrueuses de l’esprit et de tout ce qui est humain, fusillait à présent avec acharnement les Espagnols, qui s’étaient soulevés pour la liberté, et assujettissait à nouveau un pays qui commençait seulement à renaître44. » A.P. Belâev et N.A. Bestužev, futurs décembristes, rencontrèrent les forces maritimes anglaises sur l’île de Gibraltar. Les officiers de marine s’appréciaient : les Anglais invitaient souvent les officiers russes à des déjeuners, au cours desquels les toasts portés à la liberté ne se dénombraient plus. Ce séjour marqua profondément les deux marins, qui virent à quel point la liberté était revendiquée par tous les peuples : « Après notre navigation en Espagne, où nous avions vu les martyrs de la liberté espagnole, où nous nous étions lié d’amitié avec les Anglais amoureux de la liberté, où nous avions entendu la marche de Piero et avec enthousiasme levé nos verres à sa mémoire, nous devînmes, bien évidemment, de plus grands enthousiastes encore de la liberté45. » Cet épisode renforça l’hostilité des décembristes vis-à-vis de l’Empereur.
19Ainsi, la politique extérieure d’Alexandre, répressive face aux mouvements nationaux, suscita de cruelles désillusions par contraste avec ses tentatives constitutionnelles réitérées. Les décembristes perçoivent avec amertume la politique différenciée menée par un empereur à deux visages : « L’empereur Alexandre, protecteur et presque choryphée des libéraux en Europe, est en Russie un despote non seulement cruel mais aussi incohérent – ce qui est pire46. » Ces atermoiements leur font goûter toute l’amertume de l’impasse autocratique : les décisions de l’autocrate, aux conséquences positives ou néfastes pour le pays, sont par trop marquées du sceau de l’arbitraire. C’est à cette période que les décembristes ressentent le besoin de se former en philosophie et en sciences politiques, pour oser une réflexion théorique là où, manifestement, l’autocratie révélait ses limites.
Droit et sciences de l’Etat
20Si les décembristes sont prompts à récriminer contre l’Empereur, leurs critiques dépassent l’autocrate pour écorcher ce monstre politique qu’est l’autocratie : c’est elle qu’il faut détruire, en ses fondements mêmes. Cette posture les conduit à se former dans ce qu’on appelle alors les « sciences de l’État » pour comprendre l’origine de l’autocratie et le mode de fonctionnement des autres régimes politiques. Les sciences de l’État47 regroupent alors un ensemble de doctrines juridiques (droit constitutionnel, droit romain), économiques (économie, économie politique) et philosophiques (droit naturel notamment). Les universités russes adoptent volontiers une perspective comparatiste entre les différents codes de lois alors en vigueur en Europe48. Séduits par ces disciplines, les décembristes, déjà aguerris dans leurs métiers respectifs, se forment lors de cours du soir aux théories juridico-politiques et économiques qui constituent le socle de leur pensée politique. Deux questions semblent les préoccuper plus particulièrement : la définition de l’État, de ses attributions et des ressorts qui meuvent la puissance politique ; l’enrichissement d’un pays, condition sine qua non de la formation d’une grande puissance. Les théories du droit naturel et de l’économie politique apportent sinon des réponses, du moins le cadre conceptuel dans lequel les décembristes formuleront eux-mêmes leurs propres conceptions de l’Etat.
Naissance de l’Etat : de la société à la société civile
21Le discours universitaire russe sur l’État est très fortement marqué, en 1820 encore, par le droit naturel. Celui-ci n’a alors rien de très nouveau : Hobbes, Hume, Locke l’ont redécouvert dans la pensée antique et remis au goût du jour, pour justifier qui une monarchie, qui un empire, etc. L’utilisation qu’en fait Rousseau est différente : l’esprit démocratique du Contrat social permet de réutiliser le droit naturel pour justifier, cette fois-ci, une autorité souveraine et légitime. C’est dans cet esprit que le droit naturel est diffusé dans les milieux universitaires : à Saint-Pétersbourg, A.P. Kunicyn utilise à dessein les théories jusnaturalistes pour sensibiliser ses étudiants – au rang desquels on compte de futurs décembristes – aux bienfaits du gouvernement représentatif et aux avantages de la monarchie constitutionnelle. Pour étudier la réception du jusnaturalisme en Russie et sa diffusion très orientée – car c’est de cela qu’il s’agit –, un texte paraît fondamental : l’ouvrage d’A.P. Kunicyn, Enciklopediâ prav49 s’agit d’un abrégé de son cours, dans lequel il propose une introduction au droit naturel, un cours sur les sciences politiques, ainsi qu’un abrégé sur l’économie politique. L’étude de ce cours met au jour les fondements théoriques qui ont servi aux décembristes pour élaborer leur conception de l’État. Plusieurs d’entre eux en effet évoquent A.P. Kunicyn comme étant un professeur remarquable pour la clarté de ses cours.
22La fiction de l’état de nature, qui permet d’expliquer le passage au droit positif avec des normes écrites, met en scène la naissance de l’État : elle donne à voir les raisons qui président à cette naissance et les missions de l’État. Dans son cours d’introduction au droit naturel, A.P. Kunicyn présente le passage à l’État selon une évolution linéaire en trois étapes : l’état de nature, la société, l’État. Première étape, l’état de nature a pour principale caractéristique l’égalité : tous les hommes sont nécessairement égaux, puisque tous sont dotés des mêmes fonctions. Néanmoins, les inégalités ne sont pas absentes de l’état de nature : elles apparaissent dès que les hommes se mettent à travailler, l’entreprenant ayant davantage de succès que le timide. La fiction heuristique permet une nouvelle approche des rapports entre les hommes : qu’il existe une inégalité de compétences, puisque chacun possède des talents personnels, ne justifie pas une inégalité de traitement. A.P. Kunicyn défend une égalité en droits. Les droits conférés à l’homme dans l’état de nature sont inaliénables et doivent être reconnus par le droit positif50 : « Nul ne peut priver autrui des droits de la personne, même avec l’accord de ce dernier51. » Seconde étape, l’entrée en société est justifiée par la précarité des hommes dans l’état de nature : la société a pour mission fondamentale de répondre au profond besoin de sécurité des hommes. Qu’elles soient égalitaires ou non, temporelles ou pérennes, toutes les sociétés se caractérisent par l’union des hommes pour poursuivre le même but : « La notion de la société renferme en soi l’unité du but, l’unité de la volonté et l’unité de la force. C’est pourquoi la société est perçue comme un être doué de raison ou une personne morale, personna moralis52. » Enfin, dernière étape, les sociétés qui ont pour but d’assurer la défense des hommes et la sécurité de leur vie sont des sociétés civiles (graždanskoe obŝestvo), autre nom de l’État. La société civile ou étatique est « une société de défense, illimitée dans le temps, et qui a pour but la garantie de tous les droits et la défense de ceux-ci contre les dangers de toutes sortes53 ». Elle apparaît chez les peuples nomades comme chez les peuples sédentaires, mais demeure à un certain degré d’imperfection : les sociétés civiles de nomades ne peuvent pas assurer le droit des gens, tandis que les sociétés civiles des pasteurs ne peuvent pas garantir le droit de propriété.
23Au terme de cette évolution linéaire apparaît la figure de l’État, société civile éminemment complexe, seule capable de garantir aux hommes le respect de leurs droits : « Ainsi, l’État, comme union de défense d’un peuple agricole, se distingue de la société des pasteurs uniquement par ceci qu’il peut assurer la défense de tous les droits de l’être humain54. » Plusieurs éléments interviennent dans cette définition de l’État : en premier lieu, la mission fondamentale de toute société étatique consiste à garantir la sécurité des hommes et le respect de leurs droits. Deuxième point, la complexité de l’organisation étatique distingue seule l’État des autres sociétés civiles : l’émergence d’un État est donc liée au degré de développement de la société. Ce point est fondamental car, pour les décembristes, tous les peuples n’ont pas un droit égal à revendiquer une organisation étatique55 : ce droit est accordé spontanément à la Russie et à la Pologne, mais unanimement refusé à l’Ukraine ou Petite-Russie, à la Russie blanche, sans évoquer les tribus nomades de Sibérie. Enfin, dernier élément, l’État naît au sein des peuples agricoles : il y a donc un lien particulier, dans la théorie présentée par A.P. Kunicyn, entre l’État et la terre. C’est en effet par la terre et le territoire national que se concrétise l’espace géographique sur lequel s’étend la juridiction de l’État.
24Ce discours universitaire sur la naissance de l’État laisse des traces profondes dans la formation intellectuelle des décembristes. Lorsqu’il élabore son projet constitutionnel, P. I. Pestel’ a recours aux mêmes théories pour évoquer la naissance de l’État. Celui-ci est défini comme une société civile complexe, marquée par une organisation très élaborée. Dans les textes de P. I. Pestel’, la société civile ou société de citoyens est donc un synonyme de l’État : « Tout ce qui a été dit ici sur les sociétés en général se rapporte de la même façon aux sociétés civiles (graždanskie obŝestva), qui, érigées puis ordonnées, prennent le nom d’États (gosudarstva)56. » Deux éléments viennent, selon lui, parachever la définition de l’État : le but de la société étatique, à savoir le bien public, et l’inévitable répartition entre gouvernants et gouvernés57. Là encore, on retrouve en filigrane les enseignements dispensés à l’université : la conception de l’État des décembristes s’appuie, en grande partie, sur les théories jusnaturalistes dont A.P. Kunicyn s’était fait le chantre.
Relations de pouvoir et ordre politique dans l’État
25A.P. Kunicyn reprend et diffuse en Russie la théorie contractualiste : à l’origine de toute société se trouve un pacte (dogovor), qui détermine le but de la société – le bien commun – et les moyens mis en oeuvre. Ce contrat, appelé à devenir une Constitution, définit les normes en vigueur au sein de la cité et constitue le droit de l’État. Le professeur Kunicyn distingue deux pactes qui répondent à deux facettes de la vie dans l’État : le pacte d’union (dogovor soûza) pour les droits civils, et le pacte de sujétion (dogovor poddanstva) pour les droits politiques. L’influence des cours de Kunicyn sur les décembristes ne fait ici pas de doute, puisqu’on retrouve cette théorie de la double appartenance dans un texte de Pestel’, rédigé en 1820 : la nation, dit-il, ne doit être composée que « d’hommes inégalement riches et instruits, mais également vus par la loi et portant tous le titre de sujet dans leurs relations avec le Souverain et de citoyens dans leurs relations réciproques58 ». Si les citoyens sont soumis à des droits (sécurité et liberté) et des devoirs (respect des lois, soumission au pouvoir souverain), le pouvoir souverain est lui aussi tenu de garantir les clauses du contrat initial. Les relations entre citoyens et pouvoir souverain sont envisagées sous forme de liens réciproques et mutuels, qui constituent l’assise de la vie politique.
26Par ailleurs, A.P. Kunicyn insiste particulièrement sur la subdivision du pouvoir souverain en trois pouvoirs. Cette division tripartite, classique en Europe depuis Montesquieu, ne l’est pas moins en Russie grâce à l’Instruction de Catherine IL Mais cette théorie a subi, dans son adaptation à l’Empire, une distorsion considérable : les législateurs russes exigent la répartition des trois pouvoirs uniquement au nom d’une meilleure gestion. Ni l’indépendance des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, ni la responsabilité de l’exécutif ne sont des données reconnues dans la culture politique impériale. Kunicyn introduit une notion fondamentale : la division des trois pouvoirs ne répond pas uniquement à des pratiques administratives, mais aussi et surtout à des impératifs politiques.
27Dans le cours de Kunicyn, le pouvoir souverain est subdivisé en pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, mais le poids le plus considérable est accordé au législatif. Ce dernier correspond au droit qu’ont les citoyens de choisir les moyens pour atteindre le bien public : ces moyens ne sont et ne peuvent être que les lois. L’élaboration des lois constitue donc le cœur de la vie politique, puisque ce sont elles qui gèrent la vie des individus. Évoquant le rôle fondamental des lois dans un État, Kunicyn identifie l’égalité de tous les citoyens devant la loi comme la condition préalable au bon fonctionnement de la vie politique : « Les lois doivent être générales, c’est-à-dire qu’elles doivent obliger également tous les citoyens à tous les mêmes droits et les mêmes devoirs59. » Dans son cours, Kunicyn rappelle que le pouvoir législatif doit demeurer la plus grande puissance de l’État : cette survalorisation du législatif, au nom de la souveraineté du peuple et du respect de la volonté générale, est une des caractéristiques des projets constitutionnels des décembristes. Le pouvoir exécutif, défini comme le « droit du pouvoir souverain à faire exécuter les moyens60 » (donc les lois), est confié à la personne la plus haut placée dans l’État. L’exécutif a pour tâche de faire appliquer la loi, mais il doit s’en tenir rigoureusement aux termes de la loi : en aucun cas, il ne peut faire preuve d’initiative ou proposer des amendements aux lois. Si la loi est obscure, il n’a pas le droit de l’interpréter : c’est, en définitive, le pouvoir législatif qui tranche. Dans la théorie de Kunicyn, l’exécutif doit toujours être soumis au législatif : « Il n’agit que dans les limites qui lui sont prescrites par le pouvoir législatif61. » Quant au pouvoir judiciaire, il est lui aussi remis entre les mains de la personne la plus haut placée dans l’État : il a pour but de protéger l’État et ses citoyens contre toute atteinte à la sécurité.
28Dans cette présentation de la subdivision des trois pouvoirs, A.P. Kunicyn ne revendique pas expressément un droit à la désobéissance civile, mais il identifie nettement les dérives possibles d’un régime dans lequel la séparation des trois pouvoirs n’est pas reconnue. Ainsi, l’autocratie est présentée comme une altération de la monarchie, dans laquelle le principe d’indépendance du pouvoir législatif est bafoué : la totalité des pouvoirs sont remis aux mains de l’autocrate. Si Kunicyn accepte que le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire soient confiés au chef de l’État, il exige en revanche l’absolue indépendance du pouvoir législatif. Expression de la volonté générale, représentant de la nation, le pouvoir législatif est le seul pouvoir autonome qui puisse servir de contrepoids au pouvoir du chef de l’État. Dans la théorie de Kunicyn, le législatif s’affranchit de la tutelle de l’exécutif : cette autonomie ouvre la porte à de réels débats au sein des commissions législatives. Elle reflète surtout l’importance accordée au mode représentatif de gouvernement : la représentation nationale est le chiffre de tout État institué de façon légale, et respectueux de la volonté de la nation. En d’autres termes, nul État – qu’il soit monarchique ou républicain – ne peut prétendre à exister s’il ne reconnaît pas les principes de souveraineté nationale et de gouvernement représentatif. Les décembristes sauront s’en souvenir, à l’heure d’écrire leurs projets constitutionnels.
L’économie politique ou les principes d’enrichissement d’une nation
29Autre discipline fort courtisée par les étudiants, l’économie politique suscita un véritable engouement, en Russie comme en Europe. Là encore, les décembristes eurent soin de se doter d’une formation aussi pointue qu’exigeante. Deux textes permettent de traiter de la réception des théories européennes de l’économie politique en Russie : l’abrégé du cours d’A.P. Kunicyn, qui en traite assez rapidement à la fin de son Encyclopédie des droits, ainsi qu’un texte écrit de la main de P. I. Pestel’, Les principes pratiques de l’économie politique (Praktičeskie načala političeskoj èkonomii)62. Ce texte a été identifié comme des notes d’un cours entendu à l’université de Moscou, en 1819-1820. Les deux textes se recoupent, ce qui confirme la prédominance de l’économie politique dans l’enseignement universitaire de l’époque. À l’époque des décembristes, la théorie des physiocrates a cédé la place à une nouvelle discipline. L’économie politique fait son entrée dans l’université russe en 1804, selon le nouveau statut de l’université qui prévoit une chaire de « diplomatie et d’économie politique ». Les théories d’Adam Smith63 sont alors en vogue en Russie : la traduction de l’ouvrage majeur de Smith, Recherche sur la nature et la cause de la richesse des nations, paraît entre 1802 et 1806. De nombreux professeurs des universités de Göttingen et de Marburg viennent en Russie enseigner les théories d’Adam Smith ; Heinrich Storch devient, en 1804, membre de l’Académie impériale des sciences à la chaire d’économie politique et statistique. L’ouvrage d’Adam Smith a servi de livre de chevet à de nombreux décembristes, tels P. I. Pestel’, N.M. Murav’ëv, N.I. Turgenev, etc. L’école théorique d’économie à laquelle sont formés les futurs décembristes est donc, à n’en pas douter, l’école smithienne64. Il reste toutefois à mesurer la réception de cette théorie parmi les futurs insurgés.
30Cette nouvelle discipline qu’est l’économie politique fascine les décembristes parce qu’elle semble soumettre à la rigueur d’un théorème les principes d’enrichissement d’une nation. Elle leur apporte une assise théorique pour revendiquer la supériorité du travail libre sur le travail servile. Ce que les décembristes – et, à leur suite, l’ensemble de la noblesse éclairée – retiennent de l’économie politique, c’est le principe de liberté, condition sine qua non à l’enrichissement de toute nation. Cette assertion est lourde de conséquences pour la Russie autocratique, car elle implique l’abolition du servage au nom d’une meilleure rentabilité et d’une plus grande productivité du travail. À la suite de nombreux économistes russes, issus notamment de la Libre Société d’Économie, P. I. Pestel’ condamne le travail servile et loue le travail libre, plus efficace du point de vue de la productivité : « Stuart, Turgot et Smith ont prouvé que le travail des esclaves est beaucoup moins productif que le travail des ouvriers libres65. » Dans ses écrits, le général V.F. Raevskij, lui aussi décembriste, fait la même constatation ; selon lui, la faible productivité de l’agriculture russe est à imputer à la faible motivation des paysans-serfs, dépossédés de tout : « Agriculteur par contrainte, le paysan russe parviendra-t-il, un jour, à améliorer son agriculture, quand tout ce qu’il possède appartient au seigneur66 ? » La crainte et la contrainte, l’absence de tout profit sont les causes d’un travail de peu de qualité. La supériorité du travail libre sur le travail servile implique de reconnaître la propriété privée des biens issus du travail et de garantir la sécurité des personnes. Peste !’ affirme sans détours : « En résultat de tout ce qui a été dit précédemment, on voit que l’inviolabilité de la personne et de la propriété acquise est le principe fondamental de l’économie politique67. » Liberté, sécurité, propriété : la théorie de l’économie politique permet aussi aux décembristes de se réapproprier les maximes de l’État libéral.
31Enfin, puisque l’économie politique a pour ambition de circonscrire les conditions d’enrichissement d’une nation, la question de la suprématie des nations agricoles sur les nations industrielles se trouve à nouveau posée. Question cruciale pour la Russie, pays agricole faiblement industrialisé au début du xixe siècle. Dans ses notes de cours, P. I. Pestel’ reprend littéralement la doctrine smithienne : « Selon la théorie d’Adam Smith, la richesse d’une nation est la somme de tous les produits résultant du travail des forces productives, c’est-à-dire toutes les matières premières et tous les produits des manufactures68. » Pestel’ ne s’oppose donc pas à l’industrialisation. Reprenant, dans une comparaison entre les pays industriels et les pays agricoles, la théorie smithienne, P. I. Pestel’ reconnaît qu’il est difficile de trancher en faveur des pays industriels ou agricoles. Les pays industriels ont l’avantage d’avoir une main-d’œuvre importante, qui produit beaucoup, ce qui augmente la richesse du pays ; mais, d’un autre côté, tous risquent de mourir de faim, si l’agriculture est négligée. P. I. Pestel’ range au nombre des pays industriels l’Angleterre (cinq millions d’ouvriers sur quinze millions d’habitants) et la Hollande. En revanche, selon lui, les pays à dominante agricole sont assurés d’avoir de la nourriture en abondance et de ne manquer de rien ; mais l’insuffisance des manufactures et des usines freine l’essor économique du pays69. La préférence du futur chef de la Société du Sud va cependant aux pays agricoles, parce qu’ils paraissent plus indépendants : « Bien que tout dépende des circonstances, il faut néanmoins reconnaître qu’un État agricole est toujours plus indépendant qu’un État purement industriel70. » En affirmant la supériorité des pays agricoles sur les pays industriels, Pestel’ rejoint sans nul doute les convictions d’A.P. Kunicyn. Pour augmenter la productivité de l’agriculture, P. I. Pestel’ n’hésite pas à préconiser l’intervention de l’État, que ce soit auprès des propriétaires ou auprès des fermiers et des ouvriers agricoles. Pour aider les propriétaires, en dehors d’une certaine économie des produits de luxe, l’État doit avant tout créer un système financier viable. Il peut émettre des billets dans les banques, créer un système de crédit ou d’hypothèques et s’engager à racheter les terres des propriétaires ruinés71. L’aide aux agriculteurs en cas de drame est également prévue : une police rurale est créée pour remédier aux désordres sur les propriétés foncières, ainsi qu’un fonds financier permettant d’aider les agriculteurs à racheter des semences pour faire la soudure, ou pour acheter des matières premières (bois, fourrage, etc.)72. Enfin, l’État peut éventuellement concevoir une série d’incitations financières à exporter des grains ou des produits alimentaires transformés73. Dans le domaine agricole, l’intervention de l’État est réelle, mais elle demeure relativement discrète ; P. I. Pestel’ encourage l’initiative individuelle, et, en cela, il se rapproche des théories de l’école classique de l’économie politique.
32La terre joue aussi un rôle fondamental sur le plan politique. P. I. Pestel’ emprunte à A.P. Kunicyn l’idée selon laquelle seuls les propriétaires fonciers sont réellement impliqués dans les affaires de l’État, car eux seuls possèdent un morceau du territoire national : « Le marchand et l’industriel n’ont pas de patrie, seul l’agriculteur en a une74. » L’agriculteur est un passeur des idées patriotiques et un témoin de la loyauté envers l’État ; mais l’industriel et l’ouvrier, le commerçant et l’artisan, âpres aux gains et aux richesses, ne sauraient qu’apporter ruine et décadence morale à un pays. La terre est investie d’une valeur morale, seule la possession d’un terrain garantit le sentiment de patriotisme et d’attachement à la patrie : parce que la terre attache son propriétaire au sol, elle l’attache à l’État. C’est pourquoi, d’après P. I. Pestel’, tout individu, dans l’État, devra être propriétaire d’un morceau de terre : ce sera la garantie qu’il défendra les intérêts de l’État, puisqu’ils recouvriront en partie les siens propres ; cette propriété foncière sera garante de la loyauté du citoyen envers son État. La terre est donc utilisée comme étalon de la conscience politique et citoyenne de ses propriétaires. Est-ce à dire que tous devront devenir agriculteurs ? Certes non, et le futur chef de la Société du Sud évoque la possibilité de se tourner vers l’industrie ou les sciences, et donc de se démunir d’une partie de ses propriétés foncières ; mais d’une partie seulement. Les nouveaux citoyens ne seront pas tous agriculteurs, mais ils devront tous être propriétaires – cette assertion, initialement formulée par A.P. Kunicyn, devait se muer en conviction profonde pour les décembristes.
33Si les décembristes se reconnaissent lors de leurs rencontres, c’est avant tout parce qu’ils ont partagé des expériences communes d’échecs et de désillusions. Confrontés, dans l’armée, aux victoires retentissantes de l’Empereur comme aux traitements humiliants et à la cruauté des colonies militaires, ils font le douloureux apprentissage des paradoxes d’Alexandre. Le séjour en Europe, en 1813-1814, leur a offert une véritable éducation politique, complétée par une initiation diplomatique lors du congrès de Vienne. Ces deux expériences les dotent d’une lucidité sans complaisance sur la situation intérieure russe et sur les choix politiques de l’Empereur. L’expérience de l’impasse autocratique est amère, mais féconde : elle donne l’impulsion initiale à une pensée politique affranchie du modèle autocratique. Les décembristes font preuve d’une grande acuité lorsqu’ils identifient, pour les dénoncer, les maux de leur époque. Dans cette exigence de lucidité, se dit un certain courage, celui d’intellectuels qui acceptent de voir les défauts de leur temps pour, dans le même mouvement, tenter d’apporter des solutions à ces maux politiques, économiques et sociaux. On ne trouve ni lassitude, ni résignation chez ces officiers pourtant déçus par Alexandre. En revanche, on ressent une profonde inquiétude, qui les convainc de l’urgence de l’action.
34C’est aussi par leur parcours intellectuel que ces jeunes gens se rejoignent, formés au droit naturel et à l’économie politique par les plus grands professeurs de leur temps. Cette formation intellectuelle complète offre aux futurs décembristes une assise théorique solide, une compréhension aiguë des problèmes contemporains, mais aussi une indépendance d’esprit considérable. Elle leur permet également de se retrouver autour d’interrogations communes : délimiter les contours de l’association politique, définir le rapport entre les citoyens et les gouvernés, préciser les rouages de l’ordre politique, analyser les ressorts de la puissance économique d’un État sont des problématiques qui retiennent l’attention de tous les décembristes. L’étude du droit naturel et de l’économie politique est le prélude à une critique acerbe de l’autocratie – ce à quoi A.P. Kunicyn a contribué en grande part – mais elle leur offre surtout les outils conceptuels pour élaborer une autre théorie de l’État, affranchie du modèle autocratique et de l’idéologie étatique officielle.
35Lucidité sans complaisance, esprit critique et indépendant, nécessité de l’agir – telles sont les qualités principales que les décembristes reconnaissent dans leurs pairs. L’une ou l’autre se retrouvent dans la franc-maçonnerie ou les sociétés philanthropiques. Mais l’exigence de ces trois qualités concomitantes, à laquelle s’ajoute l’audace de la modernité politique, conduisent les décembristes à développer leurs propres sociétés – et à entrer dans l’illégalité.
Notes de bas de page
1 Source : Listovki Otečestvennoj vojny 1812g., sous la direction de L.G. Beskrovnyj, Moskva, Nauka, 1962, p. 146.
2 Expression empruntée à Richard Hocqueller, dans Résistances et révolution durant l’occupation napoléonienne en Espagne, 1808-1812, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2001, chapitre 3, p. 117-170.
3 Âkuškin, I.D., Zapiski, stat’i, pis’ma dekabrista I.D. Âkuškina, pod redakciej S.Â. Štrajha, Moskva, AN SSSR, 1951, p. 7.
4 Cité par L.G. Beskrovnyj, Russkaâ armiâ i flot v XIX veke. Voenno-èkonomičeskij potencial rossii, op. cit., p. 216. Source initiale : Dnevnik Aleksandra Čičerina, éditeurs scientifiques : 5. G. Engel’ et M.I. Perper, Moskva, AN SSSR, 1966, p. 47.
5 The second discovery was perhaps more suprising and signifiant : this was that the common people of Russia – the peasants conscripted tofight the Trench invader – were as capable of loyalty, initiative, dependability and dévotion to the common weal of the country. Raeff, M., « At the Origins of a Russian National Consciousness : Eighteenth Century Roots and Napoleonic Wars », The History Teacher, vol. 25, n° 1 (novembre 1991), p. 13.
6 Outre le témoignage d’Aleksandr Čičerin, on citera aussi le journal de Norov, V.S., Zapiski o pohodah 1812 i 1813 godov ot Tarutinskogo sraženiâ do Kul’mskogo boâ, Sankt-Peterburg, [s.n.], 1834 ; ou encore celui de Puŝin, P.S., Dnevnik Pavla Puŝina : 1812-1814, éditeur scientifique : V.G. Bortnevskij, Leningrad, LGU, 1987.
7 Glinka, F.N. Cité par Pavlova, L.Â., Dekabristy – ucastniki vojn 180S-1814gg., op. cit., p. 45.
8 Société à but philanthropique hébergée au sein de l’état-major principal de la garde personnelle de l’Empereur. Quelques décembristes en faisaient partie : F.N. Glinka, A.N. Murav’ëv, N.M. Murav’ëv, I.G. Burcov, E.P. Obolenskij.
9 Ibid.
10 Raevskij, V.F., « O soldate », dans Izbranye social’no-političeskie i filosofskie proizvedeniâ dekabristov, Moskva, Gosudarstvennoe izdatel’stvo Političeskoj literatury, 1951, t. II, p. 379.
11 Voir Raevskij, V. E, « O soldate », dans Izbranye social’no-političeskie i filosofskie proizvedeniâ dekabristov, op. cit., p. 375-380.
12 L’armée impériale est un thème classique de l’historiographie consacrée à l’histoire de l’Empire russe. On rappellera notamment les travaux de Keep, J.L.H., Soldiers ofthe Tsar : Army and Society in Russia, 1462-1874, Oxford, Clarendon Press, 1985 ; Zürcher, E.J., Arming the State : Military Conscription in the Middle East and Central Asia, 1775-1925, New York, I.B. Tauris, 1999. L’étude la plus détaillée et la plus documentée sur les colonies militaires demeure celle de Pipes, R.E., « The Russian Military Colonies, 1810-1831 », The Journal of Modem History, vol. 22, n° 3 (septembre 1950), p. 205-219. Enfin, les ouvrages suivants, qui présentent une grille de lecture générale de l’Empire russe, abordent tous la question de l’armée et de son impact sur la société russe : Dixon, S., The Modernization of Russia, 1676-1825, New York, Cambridge University Press, 1999 ; Hartley, J.M., A Social History of the Russian Empire, 1650- 1825, Londres, Longman, 1999 ; Seton-Watson, H., TheRussian Empire : 1801-1917, Oxford, Clarendon Press, 1988 ; Taylor, B.D., Politics and the Russian Army : Civil andMilitary Relations, 1689-2000, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2003.
13 « Rapport du général Orlov au général Zakrevskij, 10 octobre 1817 », dans Dekabristy – Sbornik iz istočnikov, Moskva, Centrarhiv, 1926, p. 39-40.
14 Pour des évaluations chiffrées, se reporter au « Rapport du général Orlov au général Zakrevskij », Dekabristy – Sbornik iz istočnikov, op. cit., p. 42.
15 Pipes, R.E., « The Russian Military Colonies, 1810-1831 », The Journal of Modem History, p. 205-207. Les historiens russes et soviétiques, quant à eux, font remonter la première expérience des colonies militaires en 1809.
16 Pour une biographie pertinente du général A.A. Arakčeev, ministre de la Guerre, responsable des colonies militaires, voir l’ouvrage de Bogdanovič, P.N., Arakčeev, condey baron del Imperio Ruso, 1769-1834 – Arakčeev, grafi baron Rossijskoj Imperii, 1769-1834, Buenos Aires, édition d’auteur, 1956.
17 Une lettre d’Alexandre Ier à sa sœur, la grande-duchesse Ekaterina Pavlovna, témoigne de son enthousiasme pour l’ordre, la propreté, la construction de routes ainsi que la disposition symétrique des maisons. Voir Nikolaj Āihajlovič grand-duc, Correspondance de l’Empereur Alexandre Ier avec sa sœur, la grande-duchesse Catherine, Saint-Pétersbourg, Manufacture des Papiers de l’État, 1910, p. 32-33. Cité par Pipes, R.E., dans « The Russian Military Colonies, 1810-1831 », The Journal of Modem History, op. cit., p. 206.
18 Chiffres extraits du recueil Graf Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, razskazy očevidcev o bunte voennyh poselân ; istoričeskij obzor ustrojstva voennyh poselenij ; perepiska grafa Arakčeeva, Sankt-Peterburg, Pečat’ V.I. Golovina, 1871, p. 176-177.
19 Pour des évaluations chiffrées plus détaillées, se reporter aux études menées par le colonel A.N. Petrov, dans Borozdin, M.F., Graf Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, op. cit., p. 178-179.
20 Turgenev, N.I., La Russie et les Russes, t. II : Tableau politique et social de la Russie, Paris, Comptoir des imprimeurs unis, 1847, p. 465.
21 Rapporté dans Graf Arakčeev i voennyâ poseleniâ, 1809-1831, op. cit., étude du colonel A.N. Petrov, p. 149.
22 La littérature concernant le soulèvement du régiment de la garde Semenov est abondante. Dans un souci d’exactitude historique, nous n’avons pas eu recours à la littérature secondaire, mais uniquement aux sources. Parmi celles-ci, on peut citer : Vosstanie dekabristov – dokumenty, Moskva, Gospolitizdat, 1956, t. VIII ; Lorer, N.I., Zapiski dekabrista N.I. Lorera pod redakciej M.N. Pokrovskogo, Moskva, Gosudarstvennoe social’no-èkonomičeskoe izdatel’stvo, 1931, avec une introduction de M.V. Nečkina ; Murav’ëv-Apostol, M.I., Vospominaniâ i pis’ma, Petrograd, Byloe, 1922. Pour une étude récente, voir Lapin, V.V., Semenovskaâ istoriâ : 16-18 oktâbrâ 1820 goda, Leningrad, Lenizdat, 1991.
23 Turgenev, N.I., lettre à son frère Sergej (1814). N.I. Turgenev fait peu de cas de l’admiration des Français pour Napoléon, puisqu’il ajoute : « L’opinion de ce peuple faible et versatile est de peu d’importance », contrairement à celle des peuples éclairés et de la postérité. Dans Dekabrist N.I. Turgenev – pis’ma k bratu S.I. Turgenevu 1811-1821 gg., izd. A.N. Šebunin, Moskva/ Leningrad, Akademiâ Nauk, 1936, lettre n° 20, p. 122.
24 Dans ses mémoires, N.I. Lorer rapporte l’opinion fort peu flatteuse que la comtesse Cécila de Béranger se faisait du peuple russe : « Je m’étonne, dit-elle, que ce Souverain si magnanime, cet homme si instruit, si européen, doté de telles qualités, règne sur vos peuples sauvages, sur vos Cosaques, vos Tatares, vos Kirghizes ! C’est sur nous qu’Alexandre aurait dû régner ! » Dans Zapiski dekabrista N.I. Lorera, pod reakcivej M.N. Pokrovskogo, Moskva, Gosudarstvennoe social’no-èkonomičeskoe izdatel’stvo, 1931, p. 355.
25 Rozen, A.E., baron, V ssylku (Zapiski dekabrista) – Sočineni barona Andreâ Rozena (dekabrista), Moskva, Tipo-litografiâ I.G. Čuksina, 1900, p. 75.
26 Ibid.
27 Voir Zapiski dekabrista N.I. Lorera, pod redakciej M.N. Pokrovskogo, Moskva, Gosudarstvennoe social’no-èkonomičeskoe izdatel’stvo, 1931, p. 355-359.
28 Lorer, N.I., Zapiski dekabrista N.I. Lorera, op. cit., p. 359.
29 M.F. Orlov fut chargé d’établir la liste des personnes qui étaient autorisées à accompagner Napoléon dans son exil. Pour le rôle décisif joué dans la capitulation de Paris, Orlov fut promu général-major le 14 avril 1814. Il relate cette expérience dans ses écrits politiques : Orlov, M.F., Kapitulâciâ Pariža – Političkie sočineniâ – pis’ma, izd. Podg. S.Â. Borovoj i M.I. Gillel’son, Moskva, AN SSSR, 1963.
30 Voir l’article d’O.V. Orlik, « Vzglâdy dekabristov na Svâŝennyj Soûz i Venskuû sistemu meždunarodnyh otnošenij », dans Istoričeskie zapiski, Moskva, AN SSSR/Nauka, 1979, n° 104, p. 168-202.
31 Arhiv brat’jev Turgenevyh – Dnevniki Nikolaâ Ivanoviča Turgeneva za 1811-1816gg., Sankt-Peterburg, Tipografiâ Imperatorskoj Akademii Nauk, 1913, t. II, p. 343-346.
32 Orlik, O.V., « Vzglâdy dekabristov na Svâŝennyj Soûz i Venskuû sistemu meždunarodnyh otnošenij », op. cit., p. 172.
33 Ibid.
34 Pour le texte du discours inaugural, voir G. Vernadsky, dans La Charte constitutionnelle de l’Empire russe de l’an 1820, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1933, p. 18.
35 Cité par G. Vernadsky, dans La Charte constitutionnelle de l’Empire russe, op. cit., p. 26.
36 Pokrovskij, M.N. (réd.), Zapiski dekabrista N.I. Lorera, Moskva, Gosudarstvennoe social’no-èkonomičeskoe izdatel’stvo, 1931, p. 55-56. Le texte en italique est prononcé en français par l’Empereur.
37 L’historien russe S.V. Mironenko estime ainsi que, jusqu’en 1823, Alexandre demeura fidèle à ses intuitions initiales ; seule l’extrême fin de son règne serait donc marquée par un doute radical à l’encontre des limitations du pouvoir de l’autocrate. Mironenko, S.V., Stranicy tajnoj istorii samoderžaviâ – Političeskaâ istoriâ Rossii pervoj poloviny XIX veka, Moskva, Mysl’, 1990.
38 Zapiski dekabrista N.I. Lorera, op. cit., p. 660.
39 Ibid.
40 Lettre d’Alexandre au prince Galicin, en date du 10 mars 1821. Citée par F. Ley, La Russie, Paul de Krüdener et les soulèvements nationaux, Paris, Hachette, p. 64-65. Alexandre voit dans l’insurrection grecque un mouvement soutenu par la France : « Il n’y a pas de doute que l’impulsion à ce mouvement insurrectionnel n’eût été donnée par le même comité central directeur de Paris. »
41 Voir la note de P. I. Pestel’, « Carstvo Grečeskoe », dans Vosstanie dekabristov – dokumenty, Moskva, Gosudarstvennoe Izdatel’stvo Političeskoj Literatury, 1958, t. VII, p. 327.
42 L’idée même d’un « projet grec » n’est pas sans évoquer celui de Catherine II. Sur ce point, voir l’article de Ragsdale, H., « Montmorin and the Catherine’s Greek Project », Cahiers du Monde russe et soviétique, 1986, XXVII, 1. Pour une analyse de la politique de l’Empire russe vis-à-vis de la Grèce, voir Jewsbury, G.F., « The Greek Question, 1815-1822 », Cahiers du Monde russe et soviétique, 1999, XL, 4.
43 Peu d’études ont été consacrées au rapprochement entre les décembristes et l’insurrection espagnole de 1823. Parmi elles, on citera notamment : Petrov, D.K., Rossiâ i Nikolaj 1 v stihotvoreniâh Espronady i Rossetti, Sankt-Peterburg, Tipo-litografiâ A. Vineke, 1909 ; Borozdin, A.K., Izpisem ipokazanij dekabristov, Sankt-Peterburg, Tipografiâ Pervoj Sankt-Peterburgskoj Trudovoj Arteli, 1906 ; Tarie, E.V., Voennye revolûcii na zapade Evropy i dekabristy, Moskva, AN SSSR, 1958 ; Nečkina, M.V., Dviženie dekabristov, Moskva, AN SSSR, 1955 ; Dodolev, M.A., « Rossiâ i ispanskaâ revolûciâ 1820-1823 gg. », dans Istoriâ SSSR, 1969, n° 1.
44 Belâev A.P., Vospominaniâ o perežitom i perečuvstvovannom, 1805-1850, Sankt-Peterburg, izdanie A.S. Suvorina, 1882, p. 125.
45 Belâev, A.P., Vospominaniâ dekabrista o perežitom iperečuvsvovannom, op. cit., p. 149. Nous soulignons.
46 Âkuškin, I.D., Zapiski, stat’i, pis’ma dekabrista I.D. Âkuškina, op. cit., p. 15.
47 N.I. Turgenev parle explicitement de « sciences politiques » lorsqu’il établit le programme de la revue Arzamas.
48 Ainsi, l’université de Moscou propose à ses étudiants un séminaire consacré à l’étude du Code Napoléon.
49 Texte reproduit dans le recueil Izbrannye social’no-političeskie i filosofskie proizvedeniâ dekabristov, Moskva, Gosudarstvennoe Izdatel’stvo Političeskoj Literatury, 1951,t. I, p. 591-654.
50 Sur ce point, voir les longs développements d’A.P. Kunicyn, dans « Enciklopediâ prav », Izbrannye social’no-političeskie ifilosofskieproizvedeniâ dekabristov, op. cit., p. 593-594. Dans son projet, P. I. Peste !’ insistera particulièrement sur l’égalité des droits, la seule accessible à ses yeux et la seule que l’État doit garantir.
51 Ibid., p. 594.
52 Ibid., p. 598.
53 Ibid., p. 601, § 16.
54 Ibid., p. 605, § 38.
55 Tout peuple qui peut revendiquer ce droit est dit gosudarstvoobrazuûsij, c’est-à-dire apte à se constituer en État. C’est un signe de maturité politique pour les décembristes.
56 Pesteli P. I., Russkaâ Pravda (Justice russe), dans Vbsstanie dekabristov, t. VII, Introduction, §3, p. 114.
57 « Son but consiste à réaliser le Bien-être de toute la société en général et de chacun de ses membres en particulier. Ce but remporte l’unanimité. [...] Le choix des moyens pour atteindre le but énoncé et l’action correspondante à ce choix conduisent à répartir les membres de la société civile en gouvernants et gouvernés. Quand la société civile reçoit le nom d’État, alors les gouvernants reçoivent le nom de Gouvernement (Pravitel’stvo) et les gouvernés le nom de Peuple (Narod). D’où l’on conclut que les parties essentielles ou premières qui constituent chaque État sont : le Gouvernement et le Peuple. » Pestel’ P. I., Russkaâ Pravda, Introduction, § 3.
58 Pestel’, P. I., Le tract politico-social, dans Vosstanie dekabristov, Moskva, Leningrad, Gospolitizdat, 1958, t. VII, p. 291. Texte original en français ; nous soulignons.
59 Kunicyn, A.P., « Enciklopediâ prav », op. cit., p. 613, § 95. Nous soulignons.
60 Ibid., p. 614, § 106.
61 Ibid., p. 615, §113.
62 Pestel’, P. I., « Praktičeskie načala političeskoj èkonomii », dans Izbrannye social’no-političeskie ifilosofskie proizvedeniâ, op. cit., t. Il, p. 9-72.
63 Adam Smith (1723-1790) considère que l’intérêt individuel, et donc l’égoïsme de chaque individu, est le meilleur ressort de l’économie. Le mobile égoïste, à l’origine de toute action d’un individu, a des effets bénéfiques au niveau national : c’est lui qui permet, à l’insu des individus, de réaliser l’intérêt général. En commerce international, A. Smith s’oppose au protectionnisme : il est un fervent partisan du libre-échange. Toutefois il n’écarte pas l’intervention de l’État dans le domaine des infrastructures (voies de communication) et de l’armée.
64 W. Berelowitch soutient que l’économie politique n’exerça aucune influence sur les décembristes, excepté N.I. Turgenev : « On glosera plus tard sur l’intérêt que les révolutionnaires “décembristes” auraient éprouvé pour l’économie politique, avant leur tentative de soulèvement en 1825 : le professeur qui les aurait le plus influencés aurait été Hermann, déjà cité. À considérer les textes et les dépositions des intéressés, on s’aperçoit qu’il n’en est rien, la seule exception notable étant le cas de Nicolas Turgenev qui avait suivi les cours de Sartorius à Göttingen, de 1808 à 1811. » Berelowitch, W„ dans « L’économie politique dans les universités russes au xixe siècle, 1804-1884 », Cahiers du Monde russe et soviétique, XXVII, 2, p. 140. Il convient, pour le moins, de nuancer cette analyse.
65 Pestel’, P. I., « Praktičeskie načala političeskoj èkonomiki », dans Izbrannye social’no-politiceskie i filosofskie proizvedeniâ, op. cit., p. 16.
66 Raevskij, V.F., « O rabstve krest’ân », dans Izbrannye social’no-političeskie i filosofskie proizvedeniâ, op. cit., t. II, p. 367.
67 Pestel’, P. I., « Praktičeskie načala političeskoj èkonomiki », dans Izbrannye social’no-političeskie i filosofskie proizvedeniâ, op. cit., p. 17.
68 Pestel’, P. I., idem, t. II, p. 58.
69 Ibid., p. 62-64.
70 Ibid., p. 64.
71 Ibid., p. 45-46.
72 Ibid., p. 49. Ici, P. I. Pestel’ prend pour exemple la Prusse : Frédéric le Grand avait créé un fonds financier en Prusse pour les agriculteurs, ce qui leur avait permis de réagir plus facilement face aux dégâts dus aux inondations, aux incendies, aux orages ou à d’autres perturbations météorologiques naturelles.
73 Pestel’ se réfère cette fois-ci à l’Angleterre, qui pratiqua ce système de 1688 à 1770, en dépit de nombreuses réticences.
74 Ibid., p. 45.
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Les décembristes
Ce livre est cité par
- (2020) Éloge des communs. DOI: 10.3917/puf.pharo.2020.01.0261
- Grandhaye, Julie. (2012) Libertés et libéralismes. DOI: 10.4000/books.enseditions.2520
- (2019) L'Europe au 19e siècle. DOI: 10.3917/arco.caron.2019.01.0455
- Vautel, Lila. (2020) Francs-maçons d’ailleurs et d’autrefois Alexandre Sergueïevitch Griboïedov : du Malheur d’avoir de l’éthique. La chaîne d'union, N° 92. DOI: 10.3917/cdu.092.0079
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