1Le mouvement décembriste est profondément ancré dans les espoirs et les déceptions de la société russe éclairée vis-à-vis de la politique d’Alexandre I^er, il s’imbrique étroitement dans les préoccupations des jeunes gens en ce début de xix^e siècle ; les futurs insurgés mêlent leurs voix à celles de leurs contemporains pour tisser la trame des interrogations de la société russe de leur temps. Dans la mesure où ces préoccupations ne sont pas le seul apanage des futurs décembristes, un problème majeur demeure : existe-t-il un parcours spécifique à ces futurs insurgés ? Aucun tableau ne peut rendre compte de l’ensemble des hasards de l’existence ni des rencontres qui ont conduit de jeunes nobles, promus à de brillantes carrières, à une opposition ouverte au tsar. Il faut donc accepter de restreindre notre champ d’investigation et de nous concentrer sur les années d’enfance et de jeunesse – années d’initiation et de formation – pour faire connaissance plus avant avec les décembristes et établir leur parcours intellectuel.

2Une étude prosopographique s’impose pour situer les milieux socioculturels auxquels les décembristes appartiennent, et préciser les valeurs qui sont les leurs. L’étude de la période de formation des décembristes permet d’établir les jalons qui sillonnent le parcours intellectuel des futurs insurgés, et de définir les grandes orientations que reprendront, par la suite, leurs projets constitutionnels. Ce « temps d’apprentissage » recouvre une dizaine d’années, de 1801 – avènement de l’empereur Alexandre I^er – à la veille de l’incendie de Moscou et des campagnes contre Napoléon. Les années de formation s’avèrent extrêmement denses et fécondes : en l’espace d’une décennie, les décembristes se forment à la pensée économique et politique, comparent la théorie affichée avec la réalité russe, et s’ouvrent au monde extérieur. Ces trois expériences contribuent à former en eux une grande indépendance d’esprit, peu compatible avec l’autocratie. C’est dire si cette période est cruciale pour la compréhension des projets constitutionnels rédigés entre 1820 et 1825.

Aînés et cadets, deux réceptions du monde et de l’histoire

Plusieurs générations au sein d’un même mouvement

3Dans l’imaginaire collectif, les décembristes apparaissent sous les traits de jeunes gens peu réfléchis, enclins à laisser parler la fougue de la jeunesse. Forgée par Herzen et Ogarëv en exil à Londres, véhiculée par l’historiographie soviétique, cette image d’Épinal a été remise en cause par l’historien W.B. Lincoln1, qui fait appel à l’histoire sociologique et statistique afin de mettre en évidence les différences de générations et d’origines sociales des décembristes. On reprend ici la même méthode, à cette différence près que le nombre de personnes appartenant au mouvement décembriste a été volontairement restreint : seule une centaine d’insurgés ont été pris en compte pour établir des statistiques. L’extrême disparité qu’une telle étude met au jour reflète la complexe richesse de ce mouvement, mais constitue aussi une certaine faiblesse : le relatif manque d’union dans les différentes sociétés secrètes est un réel handicap à l’efficacité de l’action. Le facteur de l’âge joue beaucoup, notamment dans le rapport à la campagne de 1812 et dans la formation des cadets par leurs aînés.

4Il suffit de prendre un échantillon représentatif des décembristes pour se rendre compte que ceux-ci n’étaient pas tous aussi jeunes et inexpérimentés qu’on a pu le prétendre. Sur les 121 personnes condamnées à l’issue du procès de juillet 1826, nous n’avons retenu que celles réellement affiliées à l’une ou l’autre des trois sociétés secrètes politiques : la Société du Nord, la Société du Sud et la Société des Slaves unis. Ce groupe rassemble 104 personnes, nées entre 1780 et 18052. Une première évaluation permet d’établir la part des décembristes nés entre 1780 et 1800, et donc appartenant au xviii^e siècle, et celle de ceux nés entre 1801 et 1805, saluant à la fois le xix^e siècle naissant et l’avènement du jeune Alexandre I^er. Cette proportion est de deux tiers pour un tiers : 66,3 % des décembristes sont nés dans les deux dernières décennies du xviii^e siècle, tandis que 33,6 % seulement sont nés au début du xix^e siècle. Il est possible d’affiner les critères, en déterminant l’âge des décembristes au moment de l’insurrection de décembre 1825. Seuls 25 % d’entre eux ont entre dix-neuf et vingt-quatre ans à la veille du 14 décembre ; la plupart sont déjà des adultes mûrs, dont la formation intellectuelle est achevée. On ne peut donc imputer leur passage à l’acte uniquement à une impulsion spontanée, due à leur grande jeunesse. Par ailleurs, on comprendra aisément que les meneurs de ce groupe se situent essentiellement parmi les plus « âgés3 » : ainsi, P. I. Pestel’, figure de proue de la Société du Sud, est né en 1793 ; N.M. Murav’ëv, auteur d’un projet constitutionnel, est né en 1795. Enfin, M.F. Orlov, respecté de tous pour la profondeur de ses propos, est né en 1788 : l’âge et l’expérience font de lui un « vétéran », au même titre que V.R. Tizengauzen, né en 1779-1780. Ce sont ces « aînés » qui retiendront tout particulièrement notre attention par la suite.

5Un autre phénomène appelle un commentaire : le mouvement décembriste fait des adeptes au sein des familles, et ce sont souvent les aînés, plus mûrs et plus expérimentés, qui entraînent leurs cadets dans ce mouvement. La famille Bestužev constitue l’exemple le plus remarquable : quatre des cinq frères – Nikolaj l’aîné, Aleksandr l’écrivain, Mihail l’historien de la marine russe, et jusqu’au jeune Pëtr – font partie de la Société du Nord. Ces hommes frappent par le sens de la famille qui les unit : Aleksandr et Nikolaj Bestužev partagent le même appartement à Saint-Pétersbourg ; Mihail utilise toutes ses permissions pour rendre visite à sa mère et à ses soeurs. Cette union subsiste même dans l’exil : à la mort de leur mère, les deux sœurs rejoindront Aleksandr, Mihail et Nikolaj, et demeureront en Sibérie, pour y partager leur exil4. La même union existe au sein de la famille Murav’ëv-Apostol : Mihail et Sergej Ivanoviči font tous deux partie de la Société du Sud et provoqueront le soulèvement de Tchernigov en janvier 1826. Au cours de cette insurrection, leur cadet, Ippolit, âgé de dix-neuf ans à peine, refuse de les quitter et se bat à leurs côtés ; mortellement blessé, il meurt dans les bras de ses frères. L’importance des liens fraternels paraît fondamentale : les deux frères Kûhel’beker, Vil’gelm et Mihail Karloviči, appartiennent à la Société du Nord ; de même, les frères Belâev, Aleksandr et Pëtr Petroviĉi, tous deux dans la marine, font partie de la même société secrète ; on rappellera également que les frères Borisov, Andrej et Pëtr, se lancent ensemble dans l’aventure de la Société des Slaves unis. Lors des interrogatoires par la Commission d’enquête, Pëtr aura soin de revendiquer l’entière paternité de la société secrète, afin d’épargner à son frère l’exécution ou le bagne. Entre cousins, les influences sont parfois telles que les uns s’ouvrent aux autres de leurs projets : ainsi en est-il de Z.F. Černyšev et de son cousin F.F. Vadkovskij. Les mariages rapprochent également : Nikita Āihajlovič Murav’ëv, chef de la Société du Nord, épouse Aleksandra Grigor’evna Murav’ëva, née comtesse Černyševa et sœur de Z.G. Černyšev, lui-même affilié aux sociétés secrètes. On ne saurait faire de ces rapprochements familiaux une règle infaillible, puisque, à l’inverse, M.F. Orlov se dissocie radicalement de son frère : ce dernier, soutien infaillible de l’Empereur, sera chargé, en tant que membre du III^e Département de la Chancellerie particulière de Sa Majesté Impériale, d’exercer une surveillance sans relâche sur les insurgés exilés en Sibérie. La même remarque vaut pour P. I. Pestel’, qui, semble-t-il, ne trouva pas d’appui solide parmi sa parenté la plus proche. Sans prétendre, donc, que le mouvement décembriste soit une « histoire de famille », il n’en demeure pas moins évident que les liens familiaux et la confiance qu’ils engendrent chez les proches ont souvent joué dans l’admission de nouveaux membres au sein des sociétés secrètes.

6Le tableau général que nous venons de brosser ne rend pas compte des situations spécifiques à chacune des sociétés politiques secrètes susnommées. Le graphique 2 permet de prendre la mesure du poids relatif des différentes générations au sein de chacune des trois sociétés décembristes.

7Moins aboutie sur le plan politique que ses consœurs, la Société des Slaves unis pèche, pour ainsi dire, par excès de jeunesse : la proportion quasiment égale entre les jeunes de vingt à vingt-cinq ans et ceux de vingt-cinq à trente ans prouve que cette société secrète ne disposait pratiquement pas d’aînés aptes à mener une réflexion théorique solide sur des problèmes politiques. Cette extrême jeunesse – moins de vingt ans pour certains membres des Slaves unis – explique le côté fougueux et parfois irréfléchi, ainsi que la radicalité des propos caractéristiques des Slaves unis ; elle explique également pourquoi les Slaves unis furent absorbés par la Société du Sud et, en quelque sorte, dominés par leurs « aînés » du Sud. En revanche, les Sociétés du Nord et du Sud présentent toutes deux la particularité de compter dans leurs rangs des membres d’âge mûr : 70,4 % des membres de la Société du Nord ont entre vingt-cinq et quarante-cinq ans à la veille de l’insurrection ; ce ne sont plus des jeunes gens. Dans la Société du Sud, cette tranche d’âge représente une petite majorité : 54 % de personnes ont entre vingt-cinq et quarante-cinq ans à la veille de l’insurrection. La composition de cette société est plus hétérogène que celle de la Société du Nord : la Société du Sud dispose aussi de membres plus jeunes, moins raisonnés que leurs compagnons du Nord, mais plus déterminés. Ils font bloc derrière leur chef et idéologue, P. I. Pestel’, et produisent une vive impression sur la Société du Nord par leur sens de l’organisation, de la hiérarchie et de la discipline. On en conviendra aisément : l’image d’Épinal qui peint les décembristes sous les traits de jeunes gens romantiques n’a que peu de chose en commun avec le profil des officiers insurgés. Les deux tiers d’entre eux sont des hommes d’âge mûr, en prise avec le monde de leur temps, forts d’un recul et d’une lucidité que leur a donnés l’expérience de la guerre, et d’une carrière – militaire ou civile – déjà bien entamée. Il est fondamental de conserver ces données à l’esprit pour lire les textes des décembristes.

Le rapport au temps et à l’histoire

8L’âge et la génération jouent également un rôle incontestable dans un autre domaine : celui du rapport à l’histoire et au monde contemporain. Selon les calculs précédemment indiqués, les deux tiers des décembristes sont nés entre 1780 et 1800 ; parmi eux, ceux nés entre 1780 et 1795 ont reçu l’héritage du xviii^e siècle par l’intermédiaire de leurs parents ou de leurs éducateurs. Leur enfance s’est déroulée à l’ombre du règne de Catherine II ou de Paul I^er ; ils ont sans doute entendu leurs parents comparer la splendeur et le faste de la cour de Catherine II avec la rigueur toute prussienne de celle de Paul I^er. Deux événements ont façonné leur enfance : la réception des idées des Lumières et la réception de la Révolution française.

9Hormis V.R. Tizengauzen, né en 1779-1780, et V.I. Vranickij, né en 1775- 1776, les plus âgés des décembristes sont nés au moment de la Révolution française, en 1788 (S.G. Krasnokutskij, I.S. Povalo-Švejkovskij, M.F. Orlov) ou en 1789-1790 (N.I. Turgenev, P. V. Avramov, le prince S.P. Trubeckoj). C’est donc la génération précédente, celle de leurs parents, qui leur a transmis les idées des Lumières ainsi que l’horreur de la guerre civile issue de la Révolution française. Certains pères des futurs décembristes occupent des postes extrêmement importants : le père de N.M. Murav’ëv, Mihail Āihajlovič, est un écrivain réputé, conseiller auprès du ministre de l’Instruction publique et curateur à l’université de Moscou ; il aura à cœur d’enseigner des valeurs humanistes à ses enfants. On rappellera également que le père des frères Turgenev, LP. Turgenev, fut exilé sous Catherine II pour ses relations avec la franc-maçonnerie. Fortement imprégné de culture germanique, lecteur assidu des philosophes allemands, LP. Turgenev éleva ses enfants dans cette culture empreinte à la fois du rationalisme kantien et du romantisme de Goethe ou Schiller5. Pour clore cette série d’exemples, nous évoquerons le cas d’A.F. Bestužev6, père des futurs décembristes. Ce dernier coédita avec I.P. Pnin la Revue de Saint-Pétersbourg (Sankt-Peterburgskij žurnal) ; il y publia notamment un essai intitulé De l’éducation militaire des jeunes nobles (O vospitanii voennom otnositel’no blagorodnogo ûnošestva). Une des filles d’A.F. Bestužev, E.A. Bestuževa, témoigne de l’intérêt que le grand-duc Alexandre, futur empereur, manifestait pour cette entreprise, et du soutien qu’il apporta à A.F. Bestužev, en lui accordant une pension de 2 000 roubles annuels pour ses activités éditoriales, qu’il transforma en pension à vie lorsque la revue fut supprimée7. Entre 1796 et 1798, la revue Sankt-Peterburgskij žurnal publia, à la demande du grand-duc Alexandre, des traductions de la Bibliothèque de l’homme public de Condorcet, de l’Économie politique de Verri et des Recherches sur l’économie politique de Steuart. Une des contributions d’A.F. Bestužev, outre la rédaction d’essais, fut sa participation à de nombreuses traductions : soucieux de l’instruction de ses fils, cet homme leur transmit sans aucun doute les idées contenues dans ces ouvrages.

10Outre ces grandes figures intellectuelles, certains pères de décembristes occupent des postes administratifs d’importance : le père de V.S. Norov est représentant de la noblesse pour la province de Saratov ; I.B. Pestel’, père de P. I. Pestel’, est gouverneur général de Sibérie. S.G. Volkonskij est le fils de Grigorij Semënovič, membre du Conseil d’État et général en chef. S.P. Trubeckoj est le fils du représentant de la noblesse de la province de Nijni-Novgorod. Enfin, pour éviter une énumération fastidieuse, on rappellera simplement que les frères S.I. et M.I. Murav’ëv-Apostol sont les fils d’I.M. Murav’ëv-Apostol, écrivain et membre de l’Académie des sciences de Russie. Ces exemples ne sont pas applicables à tous les décembristes, loin s’en faut. Mais ils prouvent que, pour les futurs insurgés, le rôle de la génération précédente fut déterminant dans leur réception du xviii^e siècle. Dans le cas des personnes citées plus haut, il est évident que leurs parents ont tenu à transmettre les idées les plus généreuses et les plus humanistes développées par l’Aufklärung allemande d’abord, puis française et anglaise. En témoigne la lettre, rédigée en français, que V.N. Liharëv adresse au général-adjudant Levašev, depuis sa prison dans la forteresse Pierre-et-Paul, en 1826. Il y décrit ses rencontres avec V. Davydov, son oncle par alliance et lui aussi membre des sociétés secrètes : « Quand nous nous trouvions ensemble, ce qui n’arrivait guère souvent, le résultat de nos entretiens était toujours une résolution de contribuer autant qu’il était de notre pouvoir aux progrès des Lumières dans notre pays. L’état d’abrutissement dans lequel je voyais le peuple me faisait pitié, et je croyais faire une œuvre méritoire, en cherchant à l’éclairer ; je croyais remplir mon devoir de citoyen, en consacrant une partie de mon existence au bonheur des générations à venir. » Encouragé par son oncle, Liharëv pense contribuer à l’éducation de son peuple par des travaux de traduction et d’édition : « J’essayais de traduire quelques livres de législation, voulant ainsi laisser quelque moment de mon désir d’être utile ; et loin d’en faire un mystère, je pensais que des travaux de ce genre ne pouvaient que m’honorer8. »

11Si les plus âgés des décembristes sont des héritiers directs de ce xviii^e siècle éclairé, les cadets ne reçoivent ces valeurs que par l’intermédiaire de leurs aînés ; pour autant, ils y demeurent très attachés. Les deux générations de décembristes n’ont pas les mêmes expériences de campagnes militaires et de la gloire de l’armée russe face aux troupes napoléoniennes : pour certains, les campagnes contre Napoléon demeurent une histoire d’enfance auréolée d’une gloire qui deviendra légendaire, pour d’autres, elles furent le temps d’une réelle formation. Peu nombreux sont les décembristes qui participèrent aux guerres menées par Alexandre I^er contre la France en 1806-1807, contre la Suède en 1808-1809 et contre la Turquie en 1810-1811. Parmi eux on trouve le prince S.G. Volkonskij, V.L Vranickij, A.V. Ental’cev, S.G. Krasnokutskij, M.S. Lunin, M.F. Mit’kov, M.F. Orlov, S.S. Povalo-Švejkovskij, V.R. Tizengauzen, K.P. Torson ou encore M.A. Fonvizin. Militaires endurcis, ils participeront à la campagne de 1812 contre Napoléon et aux campagnes de libération en Europe. Beaucoup plus nombreux sont ceux qui participeront à la campagne de 1812, à la bataille de Borodino ou à celle de la Bérézina : on en compte vingt-cinq, en plus des précédents. Parmi ceux-ci, on retiendra le prince A.P. Barâtinskij, G.S. Baten’kov, A.F. Briggen, V.L. Davydov, V.K. et M.K. Kûhel’beker, N.I. Lorer, A.N. Murav’ëv, A.Z. Murav’ëv, N.M. Murav’ëv, les frères M.I. et S.I. Murav’ëv-Apostol, P. I. Pestel’, les frères A.V. et I.V Podžio, VF. Raevskij, M.M. Spiridov, LL Suhinov, le prince S.P. Trubeckoj, le baron V.L Štejngel’ ou encore LD. Âkuškin9. En cumulant la participation aux guerres de 1806-1810 et aux campagnes contre Napoléon (1812-1815), on obtient la proportion suivante : 35,2 % – soit plus d’un tiers – des décembristes ont participé aux campagnes menées par Alexandre I^er, y ont acquis leur expérience militaire et conquis leurs galons. Les quelque 60 % restants ne connaissent 1812 qu’à travers le récit de leurs aînés et la gloire acquise par l’armée russe.

12Ces jeunes officiers n’ont pas conquis uniquement la gloire militaire lors des campagnes napoléoniennes. Celles-ci furent aussi l’occasion, pour eux, de découvrir l’Europe, tout particulièrement les pays germaniques et la France. Ils purent facilement entrer en contact avec les habitants des pays libérés parce qu’ils maîtrisaient l’allemand et le français. Ils côtoyaient par ailleurs au sein de l’armée impériale nombre d’officiers étrangers engagés à leurs côtés. Parmi les nobles français qui quittèrent la France dans les années 1790-1795, certains gagnèrent la Russie, où ils furent accueillis à bras ouverts par Alexandre I^er. Ils entrèrent alors au service de l’Empire et bénéficièrent souvent de grades militaires identiques à ceux qu’ils avaient dans l’armée française10. Dans ses mémoires, N.I. Lorer raconte un curieux fait dont il fut le témoin. En 1814, durant les campagnes napoléoniennes, il se trouvait sous les ordres d’Iraklij Polin’âk (Héraclius de Polignac), fils de nobles français chassés par la Révolution française et ayant trouvé refuge en Russie. Arrivé sur ses terres, le jeune de Polignac se fit reconnaître par sa vieille nourrice. L’ensemble des officiers participèrent aux retrouvailles avec le sentiment de se trouver sur une terre connue et accueillante11. Pour les jeunes Russes, la découverte de la France et de l’Allemagne fut d’abord l’occasion d’opérer une comparaison avec la Russie : « Pour les jeunes nobles russes, particulièrement dans les régiments de la Garde, la campagne en Allemagne et en France fut équivalente à l’entrée dans un nouveau monde policé, dont jusqu’alors seules quelques personnes isolées se faisaient une idée12. » Parcours initiatique, ce séjour à l’étranger dote ces jeunes officiers d’un regard plus mûr et plus lucide sur la situation de leur propre pays : « De nombreux officiers russes acquirent de nouvelles idées et de nouvelles manières d’envisager la situation de leur patrie13. » Le séjour en Allemagne et en France offrit aux plus âgés des décembristes une réelle éducation politique. Ces deux éléments – idées des Lumières et campagnes contre Napoléon – ont formé les aînés des décembristes, sur le plan à la fois militaire et politique : leur maturité en ces domaines provient pour beaucoup de ces expériences fondamentales. Outre l’âge, l’origine sociale est un facteur déterminant pour préciser le milieu culturel auquel les futurs décembristes emprunteront leur mode de pensée – ou duquel, au contraire, ils tenteront de se démarquer.

Des milieux socioculturels hétérogènes

13L’arrière-plan familial, social et culturel des décembristes s’avère extrêmement composite14. Si quelques-uns, parmi les futurs insurgés, font partie des grandes familles de la haute noblesse russe, d’autres appartiennent à la moyenne, voire à la petite noblesse. La noblesse est en Russie une condition sociale hétérogène : elle rassemble d’anciennes familles nobles, pourvues de diplômes et d’armoiries, des familles étrangères nobles, des nobles titrés, mais aussi la noblesse militaire, composée d’officiers parfois récemment promus. Tout officier, même s’il n’est pas de noble extraction, accède en effet au rang et aux privilèges de la noblesse par son grade. Par conséquent, dans l’armée impériale, des représentants de la haute noblesse ou de très anciennes familles nobles côtoient une noblesse plus modeste et plus récente15. Ces paramètres sociaux sont à prendre en compte pour analyser l’éducation des futurs officiers insurgés. La petite enfance et les années de formation diffèrent selon la fortune et l’instruction des parents. Suivant les traditions liées à l’origine sociale, l’instruction et les valeurs transmises sont sensiblement différentes ; les cultures familiales – valeurs morales, carrière des pères – diffèrent en fonction des convictions religieuses et politiques des parents. Ce qui pose une question fondamentale : si la complicité réelle qui règne entre les décembristes n’est pas le produit d’un socle commun de codes sociaux reconnus, il faudra découvrir quels ont été les lieux de rencontre effectifs entre ces jeunes gens d’origines sociales différentes.

Grande noblesse russe

14Les décembristes les plus aisés appartiennent à la noblesse la plus fortunée de Russie ; celle-ci est composée soit d’anciennes familles issues des princes de la Russie kiévienne (les princes Volkonskij, Trubeckoj ou encore Šahovskij), soit de familles considérablement enrichies grâce aux terres et aux serfs qu’elles possèdent. Les plus fortunés des décembristes sont des nobles titrés : on rencontre quelques princes, tels les princes S.G. Volkonskij, S.P. Trubeckoj, E.P. Obolenskij, ou encore D.A. Šepin-Rostovskij. Parmi les officiers insurgés, on trouve aussi le comte Z.G. Černyšev, les barons A.E. Rozen et V.N. Solov’ëv. Mais les titres ne sont pas les seuls indices de fortune : dans la première moitié du xix^e siècle, la noblesse russe fonde sa fortune non pas tant sur le patrimoine foncier que sur la possession de paysans-serfs. Même si le patrimoine foncier de la noblesse russe s’est considérablement accru sous Catherine II, le degré de puissance des propriétaires fonciers se mesure encore au nombre de serfs. Les chiffres dont nous disposons sont souvent peu fiables, mais il est communément admis que les propriétaires les plus riches possèdent mille âmes ou plus. En 1859-1860, le 10^e recensement de la population masculine (reviziâ) fait état de 103200 propriétaires fonciers en Russie. Les plus riches d’entre eux ne représentent que 3,8 % des propriétaires fonciers, mais possèdent en revanche près de la moitié des serfs (43,7 %). Les nobles les moins aisés, qui ne possèdent qu’une centaine de serfs, représentent 41 % de cette noblesse foncière. La part des nobles très fortunés reste donc relativement faible16. Certains décembristes sont très fortunés : c’est le cas du capitaine A.I. Âkubovič, qui possède, par son père, 1 200 serfs dans les provinces de Poltava et de Tchernigov, au nord de Kiev17. Les autres décembristes issus d’une noblesse aisée, titrée ou non, disposent de plus de 100 âmes. Ainsi, le baron D.A. Šepin-Rostovskij possède, par son père et sa mère, 300 paysans dans la province de laroslavl18. A.V. Podžio dispose de 500 âmes dans la province de Kiev19. Le prince S.P. Trubeckoj possède des terres et 200 âmes dans la province de Nijni-Novgorod20. P.G. Kahovskij possède 230 âmes dans la province de Moscou21.

15Les ressources financières des familles influent sur l’instruction donnée aux enfants. La plupart du temps, le chemin suivi par les plus aisés est le suivant : premières années d’instruction à la maison, avec des précepteurs souvent étrangers, puis formation dans les institutions les plus prestigieuses du pays ; éventuellement, un séjour à l’étranger vient compléter cette formation. Il suffit de suivre la biographie de plusieurs futurs insurgés pour parachever ce tableau. Au cours des interrogatoires, A.I. Âkubovič relate ses années de formation : il reçoit une instruction à la maison, auprès des professeurs Paro et Sevastiani, avant d’étudier les sciences à la pension près l’université de Moscou22. Le prince A.I. Odoevskij, d’une famille plus modeste, bénéficia néanmoins d’une instruction complète auprès de maîtres prestigieux : Sokolov, conseiller d’État et secrétaire de l’Académie des sciences de Russie, fut son précepteur en langue et en belles-lettres russes ; il eut des précepteurs en français, allemand, anglais, latin et grec. La formation fut complétée par l’enseignement des mathématiques, des statistiques, de l’histoire et de la physique ; des prêtres vinrent assurer l’enseignement religieux et moral23. Le prince E.P. Obolenskij reçut la même instruction à la maison : français, allemand, anglais auprès de précepteurs étrangers ; histoire, géographie et mathématiques auprès de précepteurs russes24. Cette formation est prolongée par l’entrée dans des institutions prestigieuses et de haut niveau. Par exemple, le prince D.A. Šepin-Rostovskij entre dans le corps des cadets de la marine25 ; K.F. Ryleev est formé au sein du 1^er corps des cadets26. Certains suivent leurs parents à l’étranger et sont donc formés dans des institutions non russes, ce dont témoigne S.I. Murav’ëv-Apostol : « J’ai reçu mon instruction, affirme-t-il au cours de ses interrogatoires, à Paris, sous la surveillance de ma défunte mère, dans une pension particulière (collège de M. Hix, rue Matignon, faubourg Saint Honoré)27. »

16Parmi les décembristes, ceux qui ont reçu une instruction de haut niveau conservent ces exigences intellectuelles après leurs années de formation et tentent de se perfectionner dans différentes matières. Ainsi, le prince S.P. Trubeckoj reçoit une première éducation à la maison, de six à seize ans : dans la langue de Shakespeare, il a pour précepteur un Anglais nommé Izinewood ; en allemand, le pasteur Lundberg ; et en français, un émigré de la Couronne, le capitaine Stadler. Il poursuit cette éducation à l’université de Moscou, où il se perfectionne dans les domaines des mathématiques et des fortifications. Il assiste aux cours de statistique et d’économie politique du professeur Herman (German dans sa variante russe) en 1816-1817 ; lors de son séjour à Paris, il suit tous les cours dispensés à la Sorbonne28. Cette soif de connaissances est caractéristique des décembristes, et nombreux sont ceux, même les moins aisés, qui poursuivront leur formation bien après leur sortie de l’université ou des institutions militaires. Ce haut niveau d’instruction leur transmet certaines valeurs communes : le goût du travail bien fait et du perfectionnement de l’esprit, la connaissance des langues et donc l’ouverture au monde, un haut niveau d’exigence, un certain respect religieux souvent apparenté davantage à un souci de morale qu’à un véritable sentiment de foi. Qu’ils choisissent une carrière civile ou militaire, tous les décembristes seront remarqués pour ces qualités extrêmement appréciées par leurs collègues et camarades. Toutefois, ces quelques exemples ne sont pas représentatifs de la majorité des décembristes : seuls 15 à 20 % des membres des sociétés secrètes appartiennent à cette noblesse très aisée. Néanmoins, ils s’avéreront souvent les plus influents des officiers insurgés : leur haute position sociale leur a garanti une instruction complète et exigeante, et les a dotés des outils théoriques qui leur permettent de s’affranchir de l’idéologie officielle.

Petite et moyenne noblesse

17La grande majorité des décembristes appartiennent à la petite et moyenne noblesse, qui possède moins de 100 serfs. Ainsi, A.A. Bestužev possède à peine 50 serfs, ses frères n’en possèdent aucun. De très nombreux futurs insurgés appartenant à la petite noblesse ne possèdent pas de serfs : les frères Bodisko, les frères Belâev, G.S. Baten’kov, D.I. Zavališin, N.I. Lorer, et même le baron V.I. Štejngel’. Ces derniers n’auront pas les mêmes hésitations vis-à-vis du servage que les membres les plus aisés des sociétés secrètes. Enfin, on rappellera que certains décembristes ne sont pas de noble extraction : c’est le cas de F.B. Vol’f, fils de pharmacien et futur médecin militaire, qui ne peut bénéficier des privilèges de la noblesse que lorsqu’il est promu au grade d’officier. Pour tous ces jeunes gens, l’instruction reçue est de toute évidence beaucoup moins brillante que celle de leurs compagnons plus aisés.

18Les parents peuvent difficilement avoir recours à des précepteurs privés, aussi font-ils appel aux pensions et autres collèges pour instruire leurs enfants. Le choix de ces institutions est lié aux convictions des parents et à leurs origines sociales : EB. Vol’f débute ses études dans une pension privée dépendante de l’Église luthérienne à Moscou29 ; il y reçoit un solide enseignement en russe, allemand, français et latin, ainsi qu’en religion, histoire, géographie et mathématiques. N.V. Basargin, en revanche, ne reçoit d’instruction qu’à la maison, jusqu’à l’âge de quatorze ans ; le décès soudain de sa mère interrompt des études qu’il ne reprendra qu’en 1819, après avoir été admis parmi les cavaliers-gardes (Kavalergardy), instruits par le général-major M.M. Murav’ëv30. Le parcours de N.S. Bobrišev-Puskin est également très mouvementé : sa mère lui enseigne les premiers rudiments de français, de latin et de religion ; en 1811, il est admis à la pension de l’université de Moscou, mais en est chassé au bout d’un an ; après quoi, il reste sans précepteur jusqu’en 1814. Il entre à nouveau à la pension de l’université de Moscou et y demeure jusqu’en 1818 ; puis il rejoint le corps des cavaliers-gardes, pour étudier les mathématiques auprès du général-major M.M. Murav’ëv, père du futur décembriste N.M. Murav’ëv31. En revanche, N.I. Lorer reçoit une instruction privée, avant d’être envoyé à Saint-Pétersbourg, dans le corps des volontaires du régiment de la noblesse. Ceux qui le peuvent tentent d’entrer dans des institutions prestigieuses : K.P. Torson fait ses études dans le corps des cadets de la marine32. LL Puŝin et V.K. Kûhel’beker sont les camarades d’A.S. Puškin au lycée impérial de Tsarskoe Selo.

19Même moins brillante que celle reçue par leurs confrères plus aisés, cette instruction permet aux futurs décembristes issus de la moyenne noblesse de parler couramment le français, mieux que le russe, de posséder quelques connaissances en histoire et en géographie. L’étude des sciences militaires viendra plus tard, au sein des régiments. Leur situation moins aisée leur laisse souvent un goût amer, et certains sont prompts à récriminer, tel D.I. Zavališin. Les frères Pëtr et Andrej Borisov ne reçoivent leur instruction que tardivement, grâce à un supérieur qui met sa bibliothèque à leur disposition. Ils découvrent avec avidité les modèles de la citoyenneté antique, en Grèce mais aussi à Rome, et lisent pêle-mêle Helvétius, Voltaire, Diderot. Cette instruction, rapide et pas toujours maîtrisée, leur ouvre toutefois des horizons culturels différents qui bouleversent le regard qu’ils posent sur la Russie. Les frères Borisov s’avèrent très hostiles à l’égard de l’autocratie et de la très haute noblesse ; le ton de leurs mémoires laisse percer une certaine désillusion. Mais, d’une façon générale, même les décembristes les moins aisés conservent le goût du travail et de l’effort. Ceci est particulièrement vrai chez F.B. Vol’f, par exemple, qui tentera, sa vie durant, même en prison, de mettre ses connaissances et ses talents au service des autres. L’athéisme est répandu parmi ces jeunes gens, mais il est difficile de systématiser le rapport entre la moyenne noblesse et la perte de la foi. Tous proviennent de familles pieuses et pratiquantes, mais peu pratiquent réellement, ce dont témoigne leur participation à l’Eucharistie (une fois par an pour la grande majorité d’entre eux, lors des fêtes de Pâques).

Russes, Slaves et non-Slaves au sein du mouvement décembriste

20Parmi les 104 officiers affiliés aux sociétés secrètes, tous ne sont pas d’origine russe. Les décembristes proviennent essentiellement de deux régions de l’Empire : d’une part, des provinces de Saint-Pétersbourg et Moscou ; d’autre part, des provinces méridionales situées autour de Kiev (Poltava, Tchernigov ou, beaucoup plus au sud, Toultchine et Podolsk). Ces dernières, dépendantes de la République des Deux-Nations, n’ont été rattachées que tardivement à l’Empire russe, dans les années 1790. Ainsi, Kiev ne fut intégrée à l’Empire russe qu’à l’issue du troisième partage de la Pologne, en 1795 ; de même, la ville de Toultchine fut rattachée à l’Empire russe en 1793 et intégra le gouvernement de Podolsk en 1804. Les traditions culturelles et politiques de ces régions étaient sensibement différentes de celles des provinces du centre de la Russie, autour de Moscou, ce qui permet de comprendre les orientations politiques et les solutions choisies dans les projets constitutionnels. La mosaïque ethnique des Slaves est complétée par un nombre relativement important de jeunes hommes d’origine allemande, naturalisés russes depuis une ou deux générations seulement.

21Les décembristes non russes sont majoritairement des Slaves et appartiennent pour l’essentiel à la Société des Slaves unis. Certains ont des racines en Ukraine : K.F. Ryleev pour la Société du Nord, I.I. Ivanov pour la Société des Slaves unis. Si le réveil national ukrainien n’a pas encore eu lieu, les provinces situées autour de Kiev présentent néanmoins une identité particulière, marquée par le rattachement à la Pologne. Encore nombreux dans les régions occidentales de l’Ukraine, les Polonais, qui ont une conscience aiguë de leur appartenance nationale, développent une action spécifique dirigée contre l’hégémonie des Russes33. Le plus virulent des décembristes polonais est sans nul doute Ûlian Kazimirovič Lûblinskij, noble de la province de Volhynie ; fondateur de la Société des Slaves unis, il prend position contre la domination des peuples slaves par les Russes. Les autres membres des Slaves unis, d’origine ukrainienne ou polonaise, grandissent et vivent dans les provinces de Kiev et d’Odessa : ils demeurent très sensibles à la mosaïque de peuples, de langues, de cultures et de religions dans cette région, où se côtoient Russes orthodoxes, Polonais catholiques, Ukrainiens uniates34. Cette sensibilité à la différence culturelle explique les tensions entre la Société du Sud, dominée par un P. I. Pestel’ peu enclin à diminuer ses exigences de « russité »– et donc de russification –, et la Société des Slaves unis, désireuse d’offrir la liberté à toutes les nations slaves et de leur garantir un égal traitement. On retrouve les mêmes tensions entre P. I. Peste !’ et P. I. Mošinskij, maréchal de la noblesse de la province de Volhynie et directeur d’une autre société étrangère au mouvement décembriste, la Société secrète polonaise. L’antagonisme, déjà ancien, entre la Russie et la Pologne ne pouvait qu’être exacerbé dans le discours de chefs nationalistes tels que PL Mošinskij ou P. I. Pestel’.

22Les quelques décembristes qui proviennent de familles étrangères naturalisées russes tardivement conservent souvent des liens avec leur pays d’origine. C’est notamment le cas de F.B. Vol’f et P. I. Pestel’, un peu moins de VI. Štejngel’, tous trois d’origine allemande. Le père de VI. Štejngel’35, originaire de Bayreuth, s’engage dans l’armée russe dès 1770 ; né en Russie, à Perm en 1783, VI. Štejngel’ conserve un lien très lâche avec sa patrie d’origine. Tout autre est la position de P. I. Peste !’ : son grand-père s’est installé en Russie à la demande de Catherine II Son père, parfaitement intégré, a réussi une carrière brillante, puisqu’il devient gouverneur général de Sibérie. La famille Peste !’ est donc naturalisée depuis une génération seulement. Les liens avec la famille d’origine sont encore vivaces : ainsi, P. I. Pestel’ reçoit sa première instruction auprès de ses parents, puis, de 1805 à 1809, il est envoyé avec son frère à Dresde, dans sa parenté36. À son retour en Russie en 1810, il entre au corps des pages, où il fait de brillantes études. P. I. Pestel’ présente toutes les caractéristiques des jeunes gens naturalisés depuis peu : une passion exacerbée pour sa nouvelle patrie, un amour démesuré de la langue russe, et une certaine méfiance à l’encontre des étrangers. Il s’efforce de russiser toutes les expressions qu’il utilise, tant dans la langue courante que dans l’art militaire, où la langue allemande a laissé des traces aisément identifiables. De même, il change de loge maçonnique à cause de la langue qui y est parlée : en 1816, il quitte la Loge des Amis réunis pour entrer dans celle des Trois Vertus, « parce qu’on y parlait russe37 ». Par ailleurs, il hérite de sa mère, très croyante, la rigueur du piétisme allemand ; or, le spiritualisme protestant de l’Allemagne comporte une dimension sociale pratique très forte. Empreint de cette culture, mais aussi de l’idéologie franc-maçonne, P. I. Pestel’ restera longtemps marqué par l’idée de transformation de la société à travers la perfection morale des individus38.

23Tel est le tableau que l’on peut dresser des deux générations de décembristes : certains ont participé activement à la guerre de 1812, d’autres en ont ardemment rêvé ; mais tous sont de fervents patriotes. Sur le plan social, les futurs membres des sociétés politiques secrètes ne sont pas tous, loin s’en faut, des fils des grandes familles nobles : ces derniers côtoient des personnes de moyenne et petite noblesse, parfois ruinée, parfois d’origine étrangère. Pour les premiers, le service militaire est un tremplin pour une brillante carrière ; aux seconds, il offre la possibilité d’exercer ensuite leurs compétences à un haut niveau. Les motivations, les valeurs reçues sont différentes d’un groupe social à l’autre. Ces jeunes gens de générations diverses et de milieux sociaux variés n’étaient pas destinés à se rencontrer, et encore moins à partager un destin commun : leurs existences se croiseront grâce aux réseaux de formation auxquels ils appartiennent.

Les années de formation : un entrelacs de réseaux (1801-1811)

24Les années de jeunesse sont aussi l’occasion de former des réseaux de relations, ou d’appartenir à des réseaux déjà organisés. L’entrée dans le service civil ou militaire offre la possibilité de développer des relations avec des personnes partageant la même passion pour la carrière choisie. Le mouvement décembriste étant un mouvement presque exclusivement militaire, il va de soi que l’armée39 domine ces réseaux : de sa structure fortement hiérarchisée, ils retiennent des principes d’organisation ; la solidarité qui les soudera jusque dans l’exil trouve sa source dans l’esprit de corps et la camaraderie militaire ; enfin, ils mettront à profit le réseau d’une armée cantonnée sur l’ensemble du territoire pour diffuser leurs idées et développer leur action. Toutefois, l’assiduité avec laquelle ces jeunes gens fréquentèrent les cours de l’université prouve que la formation intellectuelle était essentielle à leurs yeux. On ne saurait donc négliger cet autre facteur de liens que constitue le milieu estudiantin.

Formation au sein de l’armée impériale

25C’est au sein du corps des cadets et du corps des pages que certains décembristes reçoivent leur formation militaire. Ils y apprennent des arts spécifiques à la guerre (fortifications, artillerie, armurerie, etc.), mais aussi des sciences et techniques plus générales : statistiques, dessin technique, géométrie, stratégie, etc. Après les années d’école prussienne de Paul I^er, Alexandre I^er décide de réorganiser l’armée selon les statuts de Catherine II. L’armée subit donc de profonds changements, proposés par la « Commission militaire chargée de l’examen de la situation des troupes et de leur restructuration40 ». Au 1^er janvier 1801, l’armée russe comptait 446 059 soldats, dont 201 280 formaient l’infanterie, 41685 la cavalerie, 36 500 l’artillerie et 96 594 les troupes de garnison. À cela il faut ajouter les troupes irrégulières, qui comptaient 70000 personnes. L’infanterie connaît de profondes modifications, même si elle demeure le centre de toute guerre selon les conceptions d’Alexandre I^er. De nouveaux régiments furent formés : 8 régiments de mousquetaires et un régiment de chasseurs. L’infanterie comptait alors, après la réforme de 1801, 3 régiments et un bataillon de gardes ; 13 régiments de grenadiers ; 77 régiments et 2 bataillons de mousquetaires ; 20 régiments de chasseurs ; 4 régiments de marins, soit, au total, 117 régiments et 3 bataillons41. Tous les effectifs furent augmentés, de sorte qu’en 1825 l’armée russe comptait désormais 10 régiments de gardes, 15 régiments de grenadiers, 8 régiments de carabiniers, 96 régiments d’infanterie, 50 régiments de chasseurs. Le total s’élevait à 179 régiments, rassemblant 526 512 hommes. Alexandre I^er eut à cœur d’augmenter les effectifs de l’armée russe, même en temps de paix42. La cavalerie fut sans doute l’arme la plus privilégiée de cette réforme. Et pour cause : les campagnes contre Napoléon avaient mis en valeur la nécessité, pour une armée, de se déplacer rapidement ; les questions de stratégie l’exigeaient. C’est pourquoi le contingent des régiments des hussards et de la garde fut maintenu ; les régiments de dragons furent augmentés. En revanche, les régiments de cuirassiers diminuèrent de moitié. Dans le domaine de l’artillerie, les modifications entreprises concernent moins l’organisation que la création de brigades de réserve et le perfectionnement des armes. En 1801, l’armée russe possédait à peine 660 bouches à feu, mais en 1812, avec la préparation à la guerre, ce chiffre est monté à 1 620. L’armée russe se modernise peu à peu. Les corps du génie se multiplient et se diversifient : les régiments des ponts sont augmentés, ceux des sapeurs également ; des armes sont mises à disposition pour permettre aux soldats de s’entraîner. Enfin, Alexandre I^er augmente le nombre des troupes de garnison et des armées de réserve. La préparation systématique d’une armée de réserve permet de répliquer à l’ennemi en cas de difficulté, et facilite les ruses stratégiques. Parallèlement à cette armée de réserve, l’Empereur développe considérablement les troupes irrégulières, c’est-à-dire celles des Cosaques : chargés de maintenir l’ordre aux frontières en cas de guerre et à l’intérieur en cas de jacqueries, les Cosaques sont un soutien infaillible au tsar, plus encore que l’armée régulière. En 1805, suite à cette réorganisation, l’armée russe dispose de 80 régiments cosaques du Don, 20 de la mer Noire, 10 de l’Oural, 3 de Bougsk, un d’Orenbourg, un de Stavropol-Kalmytsk et un de Tchougouev ; soit, au total, 116 régiments de Cosaques, qui représentent environ 100000 personnes. L’armée russe a donc fait l’objet d’une restructuration permettant une plus grande efficacité des troupes lors des guerres.

26Les futurs décembristes profitent de cette restructuration : la création de nombreux régiments leur permet d’obtenir des mutations. Ils sont présents dans presque tous les régiments. Sur les 104 retenus pour notre échantillon, 90,5 % d’entre eux appartiennent à l’armée de terre, et seulement 9,5 % à la marine. Dans l’armée de terre, les décembristes sont rattachés, pour la plupart, à l’infanterie : ils se trouvent majoritairement dans les régiments d’infanterie de Moscou, Saratov, Penza, Tchernigov, Poltava et Izmailov. Ainsi, A.N. Andreev, A.F. Briggen et P.A. Muhanov appartiennent au régiment d’Izmailov. A.P. Barâtinskij, V.L. Davydov, M.S. Lunin, A.Z. Murav’ëv et I.I. Suhinov font partie du régiment des hussards. Le régiment de Moscou accueille M.A. Bestužev, A.N. Luckij, D.A. Sepin-Rostovskij. Enfin, parmi les officiers du régiment de Finlande, on trouve M.F. Mit’kov, E.P. Obolenskij, A.E. Rozen ou encore N.P. Repin. La marine, et notamment l’équipage de la marine de la garde, accueille les lieutenants N.P. Akulov et A.P. Arbuzov, les frères A.P. et P.P. Belâev, N.A. Bestužev et son frère P.A. Bestužev, D.I. Zavališin et I.V. Kireev. Quelques corps spécifiques sont à signaler : le corps des maréchaux des logis comporte de nombreux porte-enseigne, futurs décembristes – les frères N.S. et P.S. Bobriŝev-Puškin, N.A. Zagoreckij, N.F. Zaikin ou encore N.A. Krûkov. Les 8^e et 9^e brigades d’artillerie accueillent EM. Bašmakov, B.A. Bečasnov, P. I. Borisov, I.I. Gorbačevskij, A.V. Vedenâpin et A.S. Pestov. Enfin, après la mutinerie du régiment de Semenov, en 1820, S.I. Murav’ëv-Apostol, V.N. Petin, A.E Furman et A.S. Vojnilovič sont affectés au régiment de Tchernigov43, basé dans le Sud de la Russie.

27Presque tous les futurs insurgés sont des officiers ; on compte, parmi les plus jeunes, quelques aspirants officiers. Les grades les plus souvent obtenus, vers l’âge de trente ans, sont ceux d’enseigne, lieutenant-colonel ou colonel. Ainsi, sur les 95 décembristes appartenant à l’armée de terre, 16 % sont sous-lieutenants (grade qui correspond au 13^e rang dans la table des rangs établie par Pierre le Grand) et 21 % sont lieutenants (12^e rang). Un grand nombre de décembristes portent des grades élevés : 14 % d’entre eux sont colonels, 3 % sont généraux-majors ; on dénombre également un lieutenant-général, A.P. Ûšnevskij. Les décembristes officiers de marine sont moins gradés : sur les 10 décembristes membres de la marine russe, 50 % d’entre eux sont lieutenants (9^e rang) et 10 % sont lieutenants-capitaines (8^e rang) ; les autres sont enseignes ou demeurent sans grade, seul N.A. Bestužev est capitaine de second rang (7^e rang). V.L. Davydov, V.K. Tizengauzen, M.F. Mit’kov et P. I. Pestel’ sont colonels. P.A. Muhanov, N.P. Repin, S.P. Trubeckoj, et A.A. Bestužev sont capitaines de l’etat-major. A.V. Ental’cev commande la 27^e compagnie d’artillerie à cheval, K.G. Igel’strom commande le bataillon des sapeurs de Lituanie, V.K. Tizengauzen commande le régiment d’infanterie de Poltava. Le prince S.G. Volkonskij commande la 2^e brigade de la 19^e division d’infanterie ; M.F Orlov, général-major, commande la 16^e division d’infanterie ; V.F. Raevskij, major, commande le 32^e régiment des chasseurs. Et A.A. Krûkov est adjoint au général de la 2^e armée, le comte Vittgenštejn. Tous occupent des postes de responsabilité qui les amènent à prendre des décisions en cas de guerre et à tenir leurs hommes en cas de paix. Les campagnes militaires en font des hommes de terrain ; tous sont des meneurs d’hommes, attentifs au respect de la discipline, à la hiérarchie, mais aussi à la camaraderie au sein de leur unité.

Les aires géographiques de déploiement de l’armée impériale

28L’armée impériale russe se compose de grands ensembles. Les décembristes appartiennent tous à la 1^re armée, cantonnée dans le Nord de l’empire et dont le quartier général se trouve à Saint-Pétersbourg, et à la 2^e armée, cantonnée dans le Sud et dont le quartier général se situe à Kiev (voir carte 1, p. 70, et carte 2, p. 71). En outre, et contrairement aux directives de Paul I^er’ à partir de 1801, les régiments prennent le nom du lieu où ils ont leurs quartiers, et non celui de leur commandant. La 1^re armée est donc composée des régiments d’infanterie de Moscou, Preobrajenski, Penza, Semenov, du régiment des chasseurs, des régiments de Finlande et de Lituanie. Elle est constituée de tous les prestigieux régiments de la garde personnelle du tsar. À partir de 1815, il faut lui adjoindre le régiment de l’armée polonaise, dirigé par le grand-duc Constantin, et qui fait partie intégrante de l’armée impériale. Enfin, en 1817, est créé le corps de Lituanie, composé de 17 régiments d’infanterie, un régiment de cavaliers et 11 brigades d’artillerie. La 2^e armée, située dans le Sud, est formée des régiments d’infanterie de Kiev, Tchernigov, Kazan, Viatka, pour ne citer que ceux auxquels appartenaient les membres de la Société du Sud. Il faut y ajouter les troupes irrégulières des Cosaques, qui ont leur siège dans le Sud de la Russie : les Cosaques du Don et ceux de la mer Noire habitent dans leurs villages spécifiques et ne se mêlent pas au reste de l’armée, mais demeurent une force militaire à proximité. Deux autres corps d’armée posent problème à cette époque : le corps du Caucase (Kavkazskij Korpus) et le corps de Sibérie (Sibirskij Korpus). Tous deux, placés sur des frontières peu sûres, servent de lieu d’affectation pour éloigner des deux capitales les officiers et les soldats les plus récalcitrants à la discipline. Ainsi, après la mutinerie de 1820, les soldats du régiment de Semenov sont envoyés au Caucase ou en Sibérie. Mais, dès l’époque d’Alexandre I^er, ces régiments inquiètent : composés d’éléments instables et difficiles à contrôler, ils peuvent se rebeller contre le tsar. Aussi le mot « Russie » est-il réservé aux régions des deux capitales et aux régions méridionales qui s’étendent jusqu’à la mer Noire ; le terme désigne uniquement la partie européenne de la Russie. Les « marges », c’est-à-dire le Caucase, la Sibérie et le Nord de la Russie (la Finlande nouvellement acquise), la Pologne à l’ouest ne font pas partie de la Russie, mais forment la mosaïque de l’Empire de toutes les Russies. Cette conception géographique marque les décembristes, pour qui le maintien de la cohésion nationale sera une priorité, mais aussi une source de divergences profondes.

29Au hasard des affectations, les futurs décembristes se retrouvent dans des régiments situés dans les deux armées. Les officiers de la garde personnelle du tsar, tel A.A. Bestužev, capitaine d’état-major du régiment des dragons, comme les officiers de marine, sont cantonnés à Saint-Pétersbourg. Ceux du régiment de Moscou sont cantonnés dans la deuxième capitale. P. I. Pestel’, commandant du régiment de Viatka, est assigné dans le Sud. Mais d’autres, pour obligations de service, en raison de brimades exercées par la hiérarchie ou pour motif de punition, sont appelés à être plus mobiles. Ainsi, S.I. Murav’ëv-Apostol, au départ affecté dans le régiment de Semenov, se retrouve dans celui de Tchernigov (Sud de la Russie), suite à l’insurrection des soldats du régiment de Semenov. Les futurs officiers insurgés qui occupent des positions élevées, tel A.A. Krûkov, adjoint au général de la 2^e armée, le comte Vittgenštejn, sont amenés à se déplacer à Saint-Pétersbourg pour recevoir des ordres du tsar ou transmettre des ordres de mission ou des rapports. Enfin, dernière raison de la mobilité des officiers, les brèves permissions leur permettent de rendre visite à leur famille, et surtout de profiter, pour ceux qui sont affectés en province, de la vie de la capitale. C’est ainsi que P. I. Pestel’, en 1820, se rend à Saint-Pétersbourg, où il rencontre plusieurs membres des sociétés secrètes. La mobilité, même réduite, des officiers et leurs différentes affectations sont aussi des facteurs de rencontre de différents réseaux. Si les deux sociétés politiques les plus abouties prennent pour nom leur situation géographique (Société du Nord et Société du Sud), elles ne se condamnent pas pour autant à l’immobilisme : les officiers utilisent leurs missions pour effectuer des liens entre les sociétés politiques secrètes. Les membres de ces sociétés se trouvent disséminés dans l’ensemble de la Russie d’Europe : certains possèdent des postes stratégiques dans les prestigieux régiments de la garde personnelle de l’Empereur ou auprès des généraux de la 1^re et de la 2^e armées impériales ; d’autres se déploient dans le Sud de la Russie (Ukraine notamment), région extrêmement peuplée et aux réseaux relativement denses. Parce que les sociétés secrètes naissent sur un réseau efficace et déjà organisé – le réseau de l’armée –, elles bénéficieront d’un champ d’action d’autant plus large.

L’ouverture intellectuelle de la vie estudiantine

30Autre système de formation de haut niveau, autre type de réseau : les universités russes, jeunes mais déjà brillantes, offrent une formation complète ainsi qu’une vie estudiantine riche44, qui donnent aux futurs décembristes la possibilité de s’instruire tout en s’initiant à la publication de revues et à la direction de petits groupes de réflexion. L’université offre aussi l’occasion, pour certains, de partir perfectionner leur formation à l’étranger – certains décembristes découvrent ainsi l’Europe universitaire. Leur séjour, en Allemagne notamment, laissera des traces profondes dans le parcours intellectuel de ces jeunes gens : c’est là qu’ils acquièrent les outils conceptuels, philosophiques et juridiques, qui leur permettront d’élaborer des projets constitutionnels construits.

Les institutions et la vie estudiantine

31Pour la très grande majorité d’entre eux, les futurs décembristes sont formés au sein de l’armée. Si certains retournent à la vie civile, comme K.F. Ryleev pour avoir plus de temps à consacrer à l’édition, la plupart font carrière dans les milieux militaires. Toutefois, la part – même réduite – des décembristes ayant effectué une carrière civile ne doit pas être négligée : de leurs rangs sortiront en effet des personnalités marquantes qui exerceront une forte influence sur les autres membres des sociétés politiques. Sur l’échantillon des 104 personnes choisies, seules sept d’entre elles ont fait des études à l’université ou au lycée impérial de Tsarskoe Selo, soit 6,6 % seulement des décembristes condamnés. En prenant en compte ceux d’entre eux qui ont reçu une instruction dans des pensions privées (les frères M.I. et S.I. Murav’ëv-Apostol, par exemple), on comptabilise une dizaine de personnes : la part des futurs insurgés ayant fait des études supérieures ne dépasse pas 9,5 %. Parmi eux, trois proviennent de l’université de Moscou (P.G. Kahovskij, S.M. Semenov et N.I. Turgenev) et un de l’Académie de médecine et de chirurgie de Moscou (F.B. Vol’f), ce qui porte la part des décembristes ayant étudié à Moscou à 3,8 %. Ce chiffre évolue entre 4 et 6 %, lorsque l’on ajoute ceux qui ont suivi, en candidats libres, des cours du soir à Moscou, tel P. I. Pestel’. Mais la proportion demeure faible. Deux futurs membres des sociétés politiques secrètes, V.K. Kûhel’beker et I.I. Puŝin, ont été formés au lycée impérial de Tsarskoe Selo et ont compté A.S. Puškin parmi leurs camarades ; mais cela ne représente que 2,8 % de l’ensemble des futurs insurgés. Les institutions russes les plus fréquentées pour une formation de haut niveau sont les universités de Moscou et Saint-Pétersbourg, ainsi que le lycée impérial de Tsarskoe Selo45.

32Le lycée impérial de Tsarskoe Selo est réputé pour l’excellence des cours qui y sont dispensés. Malgré une censure sévère et une surveillance de chaque instant, les étudiants y développent une vie intense, grâce notamment à A.S. Puškin. Officiellement ouvert en 1811 par Alexandre I^er, le lycée impérial est très vite réputé pour les poètes de valeur qui y sont formés. Les étudiants y reçoivent une formation très large : le lycée a aussi pour vocation de former des diplomates. Les étudiants viennent y faire leurs humanités et étudient l’histoire, la géographie, les belles-lettres russes, etc. On trouve également une chaire de sciences politiques et morales, dirigée par A.P. Kunicyn46 jusqu’en 1820 : il enseigne notamment l’histoire et la théorie du droit. L’université de Moscou (fondée en 1755) connaît un regain de vie intellectuelle à l’avènement d’Alexandre I^er. La Charte de 1804 rend l’université de Moscou plus autonome, ce qui permet d’en faire un lieu réputé pour sa liberté de pensée. Dotée d’une imprimerie, l’université de Moscou fait paraître des ouvrages de haut niveau scientifique. Elle est divisée en quatre facultés : une faculté de sciences politiques et morales, une faculté de mathématiques et physique, une faculté de médecine et une faculté de lettres. Les frères Krickij y font leurs études. L’université de Saint-Pétersbourg47 est créée en 1819, par le décret du 8 février, sur la base de l’Institut pédagogique. Elle est divisée en trois facultés : une d’histoire et de philologie, une autre réunissant la philosophie et le droit, et une consacrée à la physique et à la médecine. En 1829, l’université de Saint-Pétersbourg compte 132 étudiants. La réputation de l’université est due aux professeurs qui y enseignent. Les plus grands noms de l’époque s’y retrouvent : K.F. German et K.I. Arsen’ev pour la statistique et la géographie ; A.I. Galič et E. Raupah en philosophie et en histoire ; M.A. Bagul’ânskij, A.P. Kunicyn et M.G. Plisov en économie politique et en droit, les deux disciplines les plus suivies de l’époque. Tous ces noms sont révérés par les futurs décembristes comme ceux de professeurs exceptionnels.

33En dehors de l’enseignement proprement dit, d’une importance considérable, les universités sont aussi et surtout des lieux de rencontre : l’invitation d’étudiants ou de professeurs étrangers favorise des échanges très fructueux. L’université de Moscou se distingue particulièrement dans ce domaine, grâce à l’activité de M.N. Murav’ëv, curateur de la pension près l’université, et d’I.P. Turgenev, père du futur décembriste N.I. Turgenev. LP. Turgenev, en lien avec des professeurs de l’université allemande de Göttingen, souhaite développer des échanges plus suivis entre les deux établissements. En 1801, il invite le professeur Christian August Schloezer à donner des cours d’histoire générale à l’université de Moscou. M.N. Murav’ëv réorganise l’université et tente de faire venir d’autres professeurs. Il y parvient pleinement et, en 1803-1805, onze professeurs originaires des pays germaniques arrivent à Moscou. Parmi eux, se trouvent cinq professeurs de l’université de Göttingen : G. Grellman, LT. Bulle, H.F. Hoffman, I.A. Ide et F. Reiss48. Indéniablement, ces rencontres contribuent à élargir l’horizon des étudiants dans deux directions : ils découvrent à la fois de nouvelles matières, mais aussi la culture de nouveaux pays, notamment l’Allemagne.

34Les étudiants des universités russes mènent une vie active sur le plan de l’édition. Se regroupant en cercles littéraires, ils développent des associations, qui fondent parfois des revues. La plus célèbre est celle des frères Turgenev, Andrej, Aleksandr et Nikolaj Ivanoviči, qui fondèrent un cercle littéraire, la Société littéraire amicale (Družeskoe Literaturnoe Obŝestvo). Il se scinda bientôt en deux : à son entrée à l’université, Andrej fonda un Cercle universitaire (Universitetskij kružok) et Aleksandr, à son entrée à la pension, une Société de la pension pour nobles près l’université de Moscou (Obšestvo vospitannikov Universitetskogo Blagorodnogo Pansiona)49. Outre l’organisation de rencontres, les cercles s’adonnaient à la publication de traduction et de revues estudiantines. D’autres groupes informels se constituent : par exemple, N.I. Turgenev fonde la revue Arzamas avec P.A. Vâzemskij50, N.M. Murav’ëv et M.F. Orlov. Le but de cette revue était de disposer d’un moyen légal pour répandre des idées justes et clairement exprimées, favorables aux Lumières, et former l’opinion publique russe. Les militaires disposant de talents littéraires réels, tels K.F. Ryleev, M.F. Orlov ou A.A. Bestužev, furent ainsi mis en contact avec des étudiants ou des fonctionnaires civils professant les mêmes idées libérales. Des liens entre les professeurs et les milieux militaires furent ainsi établis : en 1818, la revue Syn otečestva (Fils de la patrie), dont le titre fait écho à la guerre de 1812 et au surnom donné aux paysans enrôlés volontairement, publie un essai d’A.P. Kunicyn, au titre évocateur : De la Constitution ; ce dernier y défend l’idée d’un mode représentatif de gouvernement. Le même titre est repris par le général V.E Raevskij pour l’un de ses écrits, et par M.M. Speranskij dans des écrits publiés à titre posthume. L’édition de revues permet à deux réseaux de se croiser : le réseau estudiantin et le réseau des jeunes officiers militaires. Deux types de jeunesses se croisent ainsi, formées dans des institutions différentes, mais animées d’une commune exigence intellectuelle et avides de contacts avec l’étranger.

Les séjours à l’étranger, une ouverture sur le monde

35Les échanges estudiantins entre la Russie et l’Europe51 remontent à la fin du Moyen Âge, lorsque les universités s’émancipent de la tutelle de l’Église. L’âge d’or des universités, le xviii^e siècle, est marqué par de nombreux échanges entre la Russie et les principautés du Saint-Empire romain germanique, pays de référence par excellence, alors qu’aucun échange universitaire ne se fait avec la France, l’Angleterre et l’Italie. On peut trouver une réponse à cet état de fait dans la germanophilie de certains empereurs, la prépondérance de la Prusse ou encore, sous Catherine II, dans une certaine nostalgie de l’Impératrice vis-à-vis de son pays natal. Ces réponses sont secondaires : le facteur principal réside dans la renommée des universités allemandes, leur haut niveau de formation et leur relative autonomie. Après quelques années de méfiance, dues essentiellement à la crainte de la propagation des idées révolutionnaires françaises par l’intermédiaire des principautés germanophones, Alexandre I^er encourage la reprise des échanges universitaires entre la Russie et la toute jeune Confédération du Rhin, appelée à devenir la Confédération germanique (Deutscher Bund)52. Ces échanges culminent dans les années 1806-1820, avec une parenthèse en 1812. Les conditions des échanges sont sensiblement différentes : alors qu’autrefois les étudiants partaient à leurs frais, à partir des années 1803-1804 ce sont les universités qui organisent les voyages des meilleurs de leurs étudiants et prennent en charge les frais qu’engendre une année universitaire à l’étranger.

36L’afflux d’étudiants russes connaît son apogée en 1811, lors de la création de l’université allemande classique par Wilhelm von Humboldt à Berlin : ce dernier divise les universités en départements, établit différents degrés de professorat, organise les évaluations, etc. La renommée des universités allemandes dépasse le cadre de la Russie et gagne l’ensemble de l’Europe. Les universités de Göttingen et de Berlin font partie des plus réputées. Les étudiants envoyés sont, en majorité, des Russes : parmi eux, 54,5 % viennent de Saint-Pétersbourg et de Moscou.

37Les graphiques53 ci-dessous visualisent à la fois l’origine des étudiants russes partis en Allemagne, et les universités d’accueil qu’ils ont choisies ; les Allemands installés en Russie, plus volontiers enclins à se former en Allemagne, ont été mis à part pour mieux mesurer l’attrait des universités allemandes sur les étudiants russes. Après 1811, les aides de l’État permettent aux roturiers de participer à ces échanges, qui ne sont plus réservés à la noblesse. Comme on le verra aisément, la petite noblesse – non titrée – et’les roturiers (classes des riches marchands et des artisans enrichis) tiennent à former leurs enfants dans les universités européennes, qui deviennent le modèle à suivre. Les universités allemandes qui apparaissent en tête sont celles de Göttingen et Königsberg, suivies de près par Leipzig et Halle. Cinq grandes universités germaniques accueillent près de 70 % des étudiants russes, répartis comme suit : 17 % à Göttingen, 15 % à Königsberg, 13 % à Leyde, 13 % à Leipzig et 11 % à Halle. Les universités sont choisies en fonction de leur renommée, mais aussi selon les formations qu’elles offrent.

38Ainsi, les Allemands de Russie se rendent en majorité à l’université de Halle, réputée pour son enseignement théologique protestant. Les Russes, quant à eux, préfèrent Göttingen et Leyde pour leur enseignement en sciences juridiques. Dans le domaine de la médecine également, Göttingen et Leyde sont pratiquement à égalité. Enfin, en ce qui concerne la philosophie, Gôttingen devance toutes les autres universités. À partir de 1811, l’université de Berlin réorganisée par Wilhelm von Humboldt prime sur les autres universités mais, à cette époque, les décembristes rentrent en Russie pour commencer leur carrière, civile ou militaire. Par ailleurs, la jeune génération des futurs décembristes dispose, en 1811, d’un réseau d’universités russes suffisamment étoffé pour que les séjours à l’étranger deviennent moins vitaux dans leur formation. C’est pourquoi l’université de référence, pour les décembristes partis en Allemagne, demeure celle de Göttingen. Les frères Turgenev sont très représentatifs de la jeunesse russe éclairée du début du xix^e siècle, avide de connaissances et largement ouverte aux autres pays. N.I. Turgenev passa trois ans à Göttingen, de 1808 à 1811 et, grâce au journal54 qu’il tint scrupuleusement, on peut aisément reconstituer sa vie d’étudiant.

Tableau 1 – Emploi du temps de N.I. Turgenev à l’université de Göttingen (1808-1809)55

39À l’université de Göttingen, N.I. Turgenev suivit des cours d’histoire, d’italien et de latin. Il manifesta un vif intérêt pour le droit et suivit avec passion les cours d’économie du professeur Sartorius. Rossi est son professeur d’italien et Benecke, son professeur d’histoire ancienne ; on retiendra d’ores et déjà l’intérêt de N.I. Turgenev pour les cours de Heeren, professeur de statistiques56, et de Wunderlich, professeur de latin. Le nom de Sartorius – professeur d’économie politique qui marqua profondément N.I. Turgenev – n’apparaît pas ici, mais dans son journal, notre jeune Russe ne tarit pas d’éloges pour cet homme. En deuxième année, N.I. Turgenev étudie le droit romain et le droit ecclésiastique, l’esthétique et l’éloquence ; il y ajoute des cours sur le commerce et sur le Code Napoléon. En 1810, il prend la résolution de demeurer une année de plus à Göttingen pour étudier la jurisprudence. C’est donc un jeune homme formé essentiellement au droit ancien et contemporain qui rentre en Russie en 1812. N.I. Turgenev ne se contente pas de faire ses humanités. Il met à profit son temps libre pour parfaire sa culture, notamment en économie. Les cours de Sartorius, présentant les principaux ressorts de l’économie politique, le passionnent. Songeant à son retour en Russie, il s’attache à traduire ces cours en russe. On lit dans son journal :

Mardi 10 (22) novembre (1809). Bien que j’aie peu traduit, j’ai malgré tout laissé ma traduction de côté. J’ai sommeil, parce que la nuit dernière je n’ai pas pu fermer l’œil. Avant le dîner j’ai lu Smith ; ça m’a beaucoup plu. [...]
Mercredi 11 novembre. J’ai laissé de côté Sartorius. J’ai de nouveau lu Smith jusqu’au repas. Maintenant je comprends, alors qu’hier – rien du tout. J’ai calculé aujourd’hui que je travaille au moins 10 à 11 heures par jour. Que ne pourrait-on pas faire, semble-t-il, pendant tout ce temps ? J’en aurai des choses, dans la tête, d’ici un an et demi ! [...]
Lundi 22 novembre (4 décembre). Je viens de finir de traduire Sartorius57.

40N.I. Turgenev utilise son temps libre pour se parfaire en économie et en économie politique, deux disciplines nouvelles ; dans ce domaine, la découverte d’Adam Smith est primordiale : « À partir d’aujourd’hui, je me lève à 6 heures du matin, et je vais aux cours de finances. J’utilise mon temps libre à lire Smith58. » Outre l’économie, le domaine des sciences politiques le passionne. Dans son journal, il reproduit un plan de cours sur la gestion de l’État59, dont les missions se divisent en trois sections : droit, police et finances. Le chapitre sur le droit de l’État regroupe les éléments suivants : droit des peuples ; équilibre de l’Europe ; moyens de défense ; guerres et conquêtes ; paix ; droits réciproques des citoyens et justice ; garantie des droits et peines infligées60. L’organisation de la justice semble intéresser tout particulièrement N.I. Turgenev : indépendance des juges, droit de déposer une plainte contre un tribunal agissant dans l’illégalité ; transparence des tribunaux ; suppression des jugements à huis clos. Il distingue les cours martiales des tribunaux civils et commerciaux. Dans la partie sur les peines encourues, l’étudiant énumère 17 termes juridiques en français, avec leur traduction en russe61. Ceci prouve la formation pointue que N.I. Turgenev reçut en droit juridique, mais également la nouveauté que cette discipline représente pour la Russie, et la nécessité de traduire certains termes pour les introduire dans la culture juridique russe. Avide de nouvelles du monde européen, N.I. Turgenev lit également les journaux français auxquels il a accès – notamment le Conservateur – et dévore Chateaubriand, Voltaire et Rousseau62. À Göttingen, N.I. Turgenev s’est non seulement formé, mais il a aussi choisi sa voie : il sera économiste, et pense déjà à la façon d’exercer son activité, dès son retour en Russie. Outre l’écriture d’un livre sur l’économie politique, il souhaite ardemment « attirer les jeunes gens de Pétersbourg, dans quelques années, vers les sciences politiques, par le biais des cours magistraux63 ».

41Le séjour de N.I. Turgenev l’a formé essentiellement dans le domaine des sciences politiques (économie politique, finances) et du droit (droit des gens, droit des peuples, droit des différents pays). Sa carrière administrative ultérieure (finances et justice) sera le fidèle reflet de l’enseignement qu’il a reçu à l’université de Göttingen. De tous les décembristes ayant fait des études, N.I. Turgenev est le seul à s’être formé à Göttingen, mais l’influence qu’il aura parmi les membres de ce groupe est considérable. Elle dépasse le cercle des futurs décembristes : par son souci de formation en économie politique, N.I. Turgenev s’intéresse – tel un M.M. Speranskij – autant aux sphères économiques et politiques officielles qu’aux projets constitutionnels de ses amis. Ses conversations avec P. I. Pestel’ et N.M. Murav’ëv ont sans nul doute influencé ces derniers dans leurs conceptions économiques.

42Cette étude prosopographique montre que le « mouvement décembriste » n’est pas homogène : en raison de la diversité d’éducation et de formation de ces hommes, il serait plus juste de parler non pas d’un, mais de plusieurs mouvements décembristes. Les Sociétés du Nord, du Sud et des Slaves unis ont rassemblé des hommes aux origines diverses, aux convictions quelquefois divergentes et aux modes de vie radicalement différents. Dans ces sociétés politiques secrètes, la très haute noblesse russe côtoie des représentants d’une petite noblesse ruinée, qui n’a que peu de chose en commun avec les princes, barons et autres comtes. Les années d’enfance et de formation sont elles aussi différentes : tandis que les nobles ruinés vivent l’humiliation d’une grandeur perdue, d’autres futurs insurgés vivent à Paris, certains partent en Allemagne.

43L’étude des origines sociales des décembristes, ainsi que celle des réseaux sociaux et professionnels auxquels ils appartenaient apportent une réponse à l’identification et à la formation de ces valeurs ; deux domaines prédominent : la formation militaire pour la grande majorité des futurs décembristes, et la formation littéraire pour quelques-uns d’entre eux seulement. La formation militaire offre aux jeunes officiers un haut niveau dans toutes les matières techniques et stratégiques ; par ailleurs, les campagnes militaires leur ouvrent des horizons politiques nouveaux. La formation universitaire donne aux étudiants une parfaite maîtrise dans le domaine des sciences politiques et du droit, tandis que les voyages à l’étranger les mettent en contact avec des idées nouvelles. Ces deux réseaux se croisent dans le monde de l’édition : l’échange d’idées se fait au fil des pages des revues, bien avant la création des sociétés politiques.

44Si les années de formation sont primordiales pour comprendre comment ces hommes aux destins apparemment si divers se sont rencontrés et reconnus, il reste toutefois à identifier les valeurs autour desquelles ils se sont retrouvés, ainsi que les expériences communes qui les ont rassemblés. Alors seulement on pourra saisir la profonde fraternité qui unit ces jeunes gens, représentants de la première génération républicaine en Russie impériale.