Les pratiques de la fitna
p. 273-276
Texte intégral
1Pour des objectifs économiques, politiques et symboliques, les émirs étaient donc engagés dans une vaste compétition dans laquelle le jeu des solidarités – maisons et factions – tenait le rôle moteur. Les différents meneurs convoquaient ces solidarités de diverses manières pour influer sur la redistribution des ressources fiscales et des honneurs. Comme on l’a vu, il arrivait que cet équilibre fût contesté, que le sultan tâchât d’imposer sa domination sur l’ensemble de l’élite militaire, ou qu’un groupe d’émirs prît les armes et se soulevât pour établir un nouvel équilibre du pouvoir ou faire évoluer le rapport de force entre les différentes maisons. Le fonctionnement clientéliste et consensuel du régime échouait alors à organiser pacifiquement la redistribution des ressources au sein du conseil. C’est la fitna, la guerre interne.
2La fitna désigne la guerre entre les musulmans, qui était condamnée pour avoir été en quelque sorte le « péché originel » destructeur de l’unité de l’umma lors de la « grande discorde » (al-fitna al-kubrā) qui avait opposé ‘Alī ibn Abī Ṭālib aux partisans de ‘Ā’iša puis à Mu‘āwiyya ibn Abī Sufyān1. Elle s’opposait au ǧihād, la guerre légale contre les infidèles2.
3L’usage du terme fitna est parfois accolé à d’autres termes sans qu’une signification technique ne distingue les deux mots : miḥna (« épreuve »)3, waqa‘a (« accident, bataille »)4 ou ḥarb (« guerre »)5 sont utilisés comme des synonymes de fitna, de même qu’est souvent juxtaposé le terme šarr (« mal »)6 pour insister sur son caractère négatif. Le vocabulaire de la discorde est donc riche. Avant le conflit armé, la compétition est désignée par différents termes, tels que tanāfus (« compétition »), mubāyana (« divergence »)7, ou encore waḥša (« haine »)8. Plus spécifiquement, la révolte contre le sultan est appelée ‘iṣyān (« rébellion »)9, al-ḫurūǧ ‘an al-ṭā‘a (« la sortie de l’obédience »)10, muḫāmara (« désertion » : ce mot désigne en général les vraies désertions sur le champ de bataille mais peut être utilisé pour parler d’une révolte11), ou encore ṯawra (« soulèvement »)12. La discorde, d’une façon générale, est exprimée par le mot ḫulf13 et ses composés.
4En dépit de sa condamnation par les ‘ulamā’14, la fitna, le conflit armé intérieur, était un phénomène fréquent à cette époque : on en compte cent trois en trente ans. Ce nombre est élevé par rapport aux soixante-quatorze fitna-s en quarante et un ans, dénombrées par Jo Van Steenbergen15. Mais le dénombrement pose certains problèmes méthodologiques, d’où des difficultés à comparer, car la période des derniers Qalāwūnides n’a pas connu les grandes guerres internes de l’époque barqūqide16. Au total, 60 % des émirs (687 individus) sont identifiés par les sources pour leur participation active à des fitna-s – auxquels il faudrait ajouter un grand nombre de cas ambigus. Ce pourcentage monte à 73,2 % parmi les émirs ẓāhirī-s protagonistes de ces conflits17. Le conflit armé était donc une forme commune de la concurrence des émirs pour le pouvoir et, étant donnée la forte proportion des émirs qui y prenaient part, il semble bien que le milieu des émirs fût organisé autour de la lutte pour le pouvoir et la confiscation des ressources. Il faut donc remettre en question l’idée que les mamlouks de l’époque circassienne ne dégainaient que rarement le sabre18. La plupart, au contraire, s’engageaient dans ces conflits, car ne pas prendre parti les aurait rendus inutiles : ne pas offrir sa ḫidma, c’est ne pas espérer de ni‘ma. C’est pourquoi chaque mamlouk devait représenter une force, alliée ou hostile au rebelle.
5Du point de vue des acteurs, la première particularité de l’époque barqūqide est le rôle considérable, mais évolutif, que le sultan tenait dans ces querelles. Le rôle central que Barqūq acquit en tant que patron de l’ensemble de la société mamlouke fit du sultan un personnage inévitable des conflits : il fut un acteur central des deux tiers des fitna-s de son règne19. Au contraire, le premier règne du sultan Faraǧ, période polyarchique, est marqué par une multiplication des fitna-s entre pairs20 : le jeune sultan n’apparaît que rarement comme un acteur des conflits, ou alors, en général, comme prête-nom pour les émirs influents. En revanche, son second règne est marqué par cinq expéditions qu’il mena personnellement en Syrie et qui rendirent au sultan son rôle central face à une arène syrienne où les émirs luttaient entre égaux.
6La fitna, par sa fréquence et par la proportion d’émirs impliqués, organisait la redistribution des ressources et du pouvoir. Winslow Clifford l’analyse ainsi comme un élément non pas négatif mais positif du système de partage du pouvoir, où la négociation était partie intégrante du conflit et la violence partie prenante du système politique. Le conflit aurait une fonction de réajustement des relations de pouvoir, et l’élite mamlouke aurait structuré cette compétition de façon à en minimiser le coût social21. Clifford analyse toutefois peu les pratiques du conflit et reste très évasif sur l’élément « microstructurel », si bien qu’il n’identifie pas les pratiques collectives, les enjeux ou encore les issues possibles du conflit.
7Sous la période barqūqide, l’imposition d’une grille de lecture univoque sur l’ensemble des conflits politiques semble périlleuse. Certes, la brillante analyse de Clifford rencontre bien des réalités de cette période, mais l’évolution de l’apparence du conflit montre aussi une multiplication progressive des factions en lice et la diminution de leur ampleur. Les dernières guerres internes, sous Faraǧ, présentent ainsi un treillis apparemment désordonné d’interactions conflictuelles, qui en complexifie l’analyse. Ne comprendre la conflictualité que sous le seul angle de ses motivations, résumées en une aspiration unique, la restauration de ce niẓām, ferait perdre à l’historien cette complexité apparente où, outre les motifs, intervenaient l’information, le temps, les discours, les rituels, les rapports de force, les châtiments et l’honneur. En somme, une anthropologie du conflit politique est à élaborer pour l’époque mamlouke. C’est bien parce que la fitna est au cœur de la culture politique mamlouke qu’il faut l’appréhender dans ses divers aspects, distinguer la nature des différentes fitna-s, montrer les composantes qui forment ces hostilités et tâcher de comprendre dans quelle mesure les pratiques du conflit s’intégraient dans la culture politique de l’élite militaire mamlouke. Plus précisément, nous nous interrogerons sur les formes que prit le conflit politique à l’époque barqūqide, en fonction de ses temporalités et du niveau de la violence politique qui s’y dévoile.
8On peut distinguer trois temps de la fitna, qui correspondaient aux trois phases du jeu : la préparation, la détermination et le règlement22. Chacune de ces phases pouvait se dérouler selon des modalités divergentes, impliquant par exemple le règlement à l’issue immédiate de la phase de préparation – auquel cas, il s’agit d’un complot – ou entraînant une détermination armée du conflit – auquel cas, une bataille a lieu. Les complots, comme les batailles, prenaient différentes formes et se réglaient selon des procédés divergents. Aucune étude précise n’existe sur les formes du conflit à cette époque, aussi nous faudra-t-il en décrire les formes mais aussi les contextualiser pour montrer combien les pratiques conflictuelles évoluèrent pendant la période barqūqide. De fait, ces évolutions des pratiques conflictuelles tranchent avec les formes de la fitna dans les périodes précédentes, telles qu’elles sont présentées par Winslow Clifford et Jo Van Steenbergen. Les grandes guerres internes de l’époque barqūqide, qui se déployèrent sur de longues périodes et de vastes territoires, n’y trouvent pas de comparaison.
9Nous nous interrogerons en premier lieu sur ce qui prépare le conflit, à savoir le complot, où incertitude et communication jouaient un rôle essentiel. Puis nous étudierons les règles du conflit armé, pour nous demander selon quels procédés la fitna réalisait le rapport de force. Nous montrerons ensuite que la sortie du conflit se jouait dans le rite et la maîtrise d’une économie de la violence négociée. Enfin, nous verrons les limites de l’idée d’un conflit normé et l’évolution de la culture politique suivant la transformation des pratiques conflictuelles.
Notes de bas de page
1 Hichem Djaït, La grande discorde, Paris, Gallimard, 1989.
2 Le ǧihād n’est mentionné qu’à deux reprises dans les sources consultées : une fois au sujet de la guerre contre l’envahisseur tatar Tamerlan (MaSu, 3, p. 1036), et une autre fois dans une fatwā des jurisconsultes (fuqahā’) de Tripoli qui l’ont proclamé contre le gouverneur intérimaire de la ville après avoir reçu des dépêches ordonnant son arrestation pendant la deuxième guerre interne, mais c’est une exception (MaSu, 3, p. 990-991). Dans ces deux mentions de ǧihād, les camps antagonistes sont musulmans : proclamer le ǧihād suppose donc que l’ennemi a été accusé d’être un infidèle.
3 ITBM, 3, p. 79.
4 ITBM, 2, p. 467-468.
5 Par exemple, ṢN, 1, p. 416 ; ITBM, 6, p. 310.
6 MaD, 1, p. 430 ; MaSu, 4, p. 201 ; ITBM, 4, p. 216-217 ; 8, p. 21-22 ; 12, p. 130.
7 ITBM, 3, p. 372.
8 ITBN, 6, p. 128.
9 ITBM, 3, p. 57-61
10 MaSu, 3, p. 589.
11 Par exemple : MaSu, 3, p. 584.
12 MaSu, 3, p. 589 ; Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-‘ibar, op. cit., vol. 2, p. 1729, 1731, 1732, 1733, 1734 et 1735.
13 ITBM, 4, p. 33 ; Ibn Ḥaǧar, Ḏayl al-durar al-kāmina, op. cit., p. 81.
14 Abou El Fadl, Rebellion and Violence, op. cit. L’auteur montre toute la complexité d’une telle affirmation, et la nuance sans la nier.
15 Van Steenbergen, Order, op. cit., p. 124.
16 La plupart des fitna-s sont bien individualisées dans l’espace, dans le temps et par leurs protagonistes. Les trois premières grandes guerres internes de cette période ne le sont pas. C’est pourquoi j’ai pris la décision de distinguer les fitna-s en fonction de la recomposition des alliances. J’ai donc compté quatre fitna-s pour la première guerre interne et trois pour la deuxième. Le problème se pose surtout pour la troisième guerre interne, qui dure sept ans et connaît un grand nombre de renversements d’alliances, du fait du factionnalisme et de la présence de plusieurs conflits simultanés sur l’ensemble du territoire. Au total, cette troisième guerre interne se compose de 41 fitna-s distinctes. En la schématisant – mais avec toutes les approximations voire les inexactitudes que cela suppose –, on peut réduire ce nombre à 15, ce qui donnerait, non pas 103 mais 77 fitna-s, un résultat plus comparable avec la période qalāwūnide mais encore nettement supérieur. Pour simplifier la comparaison, on peut calculer le nombre moyen de fitna-s annuelles : on atteint alors 1,8 pour les derniers Qalāwūnides et 2,6 à 3,4 pour les Barqūqides (selon que l’on prend un total de 77 ou 103 fitna-s). Voir la liste des fitna-s en annexe.
17 Précisions toutefois que 80 % des émirs participant aux fitna-s ne sont pas des ẓāhirī-s.
18 Irwin, « Factions in Medieval Egypt », art. cité, ici p. 240 ; Sievert, Der Herrscherwechsel, op. cit., p. 101. Les exemples d’émirs à la vie calme sont en fait rares, sans doute parce que les sources s’attardent davantage sur les autres. L’émir Ibn Duqmāq fut l’un d’eux : émir de Damiette et fameux historien, la seule épreuve (miḥna) à laquelle il fut confronté fut une polémique académique avec le juge Ǧalāl al-Dīn al-Bulqīnī au sujet de son dictionnaire biographique sur les ḥanafites. Ibn Ḥaǧar, Ḏayl al-durar al-kāmina, op. cit., p. 122.
19 Il fut le protagoniste de 17 des 25 fitna-s de son règne. Voir la liste des fitna-s en annexe.
20 21 fitna-s entre pairs, sur les 52 fitna-s de cette période. Plus des deux tiers des fitna-s entre pairs ont eu lieu pendant ce premier règne de Faraǧ. Voir la liste des fitna-s en annexe.
21 Je résume la thèse centrale de l’ouvrage de Clifford : State Formation, op. cit., notamment p. 66 et 69.
22 Goffman mentionne une phase de « dévoilement » qui suit la phase de détermination et précède la phase de règlement. Cette phase n’existe que lorsque la détermination ne comporte pas en elle-même le dévoilement, par exemple dans un jeu où on établit sa main avant d’abattre ses cartes. Voir Goffman, Les rites d’interaction, op. cit., p. 124.
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