1Dans notre étude de la notion même de village, nous avons évoqué l’importante évolution à l’œuvre dans l’Empire byzantin au moment où commence notre propos ; la différence tend à s’estomper entre villages de propriétaires et villages de non-propriétaires. Nous devons donc nous interroger sur la signification socio-économique de cette évolution : s’agit-il d’un mouvement général d’affranchissement ou au contraire d’assujettissement général de la paysannerie auparavant en partie indépendante ?

2L’un des phénomènes majeurs du Bas-Empire avait été l’émergence du patronat. Les complaintes des grands propriétaires fonciers victimes de la confiscation par les patrons d’une partie des revenus qu’ils tiraient du travail paysan nous le décrivent abondamment1. Cette intrusion des patronages est un premier signe d’affaiblissement des institutions municipales et des curiales, relais du système fiscal essentiel pour l’État. Au vi^e siècle, le patronage n’a pas disparu ; le titre du Code Théodosien sur les patronages2 n’est pas repris dans le Code Justinien, mais le patronage y est évoqué de façon tout aussi concrète3 quoique plus limitée. Dans une novelle de 535, Justinien dénonce encore les effets du patronage qui permet au patron de s’approprier les terres d’autrui et de gruger le fisc4, et il s’agit de patronages récents. À la fin du siècle encore, dans sa novelle sur les maisons divines, Tibère reproche aux administrateurs de celles-ci d’assigner aux colons d’autrui des patronages non fondés et de lever sur eux le patrokinion5.

3Le patronage tel que le dénonçait Libanios change petit à petit de caractère et transforme également en profondeur la structure foncière des campagnes. Dans le discours de Libanios, les patrons que recherchent les paysans pour s’affranchir des versements dus aux propriétaires légitimes sont avant tout les militaires installés dans les villages ou à proximité, des hommes d’un grade et d’un rang finalement médiocre6. Et Libanios comprend assez mal qu’ils ne soient pas au bout du compte solidaires de l’ancienne aristocratie7, encore qu’il ait bien saisi l’enjeu : l’existence même de l’ancienne aristocratie foncière8. Les mesures prises à partir du milieu du v^e siècle et surtout sous Justinien et ses successeurs visent les fonctionnaires de haut rang, avant tout les gouverneurs des provinces : ils tirent leur patronage de la puissance offerte par leur fonction, leur place dans l’appareil de l’État9, voire simplement de la gérance de biens impériaux10. Bref, se dessine de cette façon et à cette époque l’antagonisme fondamental, qui formera la trame de l’histoire rurale byzantine jusqu’au xi^e siècle : les puissants d’un côté et les faibles de l’autre.

I/ Les maîtres du sol

4Cette expression mérite d’abord d’être relativisée. Comme nous l’avons déjà vu à propos du village, une part non négligeable des terres appartiennent à ceux qui les mettent en valeur ; nous aurons l’occasion d’y revenir pour les périodes ultérieures en plongeant dans la société paysanne. Ce que nous voudrions étudier ici, ce sont les propriétaires non exploitants détenteurs de grandes quantités de terre ainsi que leurs agents. Nous ne les appelons pas “latifundiaires” à dessein : l’étude des modes de faire-valoir nous confirmera en effet la rareté des très grands domaines d’un seul bloc.

5Au moment où nous situons le début de notre étude, une bonne partie des grandes propriétés rurales revêtent une forme administrative assez bien caractérisée : l’oikos (οἶκος)11. Ces maisons se divisent en trois groupes, comme l’a fort bien déterminé J. Gascou pour l’Égypte : les “maisons divines” pour les domaines impériaux (domus divinœ, θεĩοι οἶκοι) ; les “pieuses maisons” pour les domaines ecclésiastiques (εὐαγεĩς οἶκοι) ; les “glorieuses” ou “illustres maisons” (ἔνδοξοι οἶκοι) pour les grandes propriétés privées12. Il nous faut toutefois avouer que, sorti de l’Egypte, nous ne sommes pas à même de tracer de l’oikos impérial, religieux ou privé un tableau aussi clair et net que J. Gascou.

1/ Généralité de la notion d’oikos

a/ Le fisc

6Nous commencerons par le domaine public. Nous ne reviendrons pas sur les distinctions que l’on peut établir entre terres de l’État, de la Couronne et de l’Empereur13. Pour ce qui nous intéresse ici - la propriété et la mise en valeur du sol - la différence n’est pas très importante. La situation propre au vi^e siècle n’est que l’aboutissement d’une situation antérieure que l’on peut ainsi caractériser. Si le Code Justinien ne porte qu’un intérêt secondaire aux terres de l’État et du Fisc, si les novelles de Justinien n’en parlent quasiment pas14, ce mutisme relatif s’explique aisément : les biens du fisc ne s’accroissent plus ; par une loi du 1^er juin 534, Justinien transfère la réclamation des bona caduca, naguère attribués au fisc, à la Res Privata15. Comme les libéralités effectuées à l’aide des biens du fisc ne s’arrêtent pas pour autant, ceux-ci vont en diminuant et les Sacrœ Largitiones doivent l’essentiel de leurs revenus aux impôts.

b/ La Res Privata

7À l’inverse, la Res Privata, qui regroupe les terres de la Couronne, s’accroît des échoites qui allaient auparavant au fisc ; avant les bona caduca (biens confisqués à l’issue d’un guerre civile), la Fortune Privée s’était ainsi vu attribuer les bona damnatorum (biens confisqués aux personnes condamnées à certaines peines), les bona vacantia (biens tombés en déshérence, faute de testament ou d’héritiers ab intestat), bona templorum (biens des temples païens). Ce transfert à grande échelle s’appuie d’ailleurs sur une thèse énoncée par Justinien le 27 novembre 531 : “attendu que tout appartient au prince, quelle différence établir, selon qu’un bien aliéné provient de sa fortune propre ou du fisc ?”16

8La manière même dont les biens de l’État et de la Couronne reçoivent des apports nouveaux influe sur leur organisation : le plus souvent, c’est l’ensemble des propriétés d’un individu ou d’une famille qui entre en bloc dans le domaine public. Même si la confiscation n’est pas globale, elle s’opère par domaines entiers. Ainsi, Procope, dans ses Anecdota, accuse Justinien et Théodora d’avoir profité de la sédition Nika pour opérer des confiscations à l’encontre de presque tous les sénateurs : ils leur prennent leurs plus beaux domaines (χωρία) et leur laissent ceux qui sont le plus chargés d’impôts17. Les domaines confisqués passent d’abord à la Res Privata de l’Empereur, et, dans le cas présent où Procope insiste lourdement sur le rôle de Théodora, de l’Impératrice. Cette administration importante les répartit ensuite entre les différentes unités qui la constituent : les “maisons divines”.

c/ Les maisons divines

9Pour les biens de la Couronne, l’un des faits majeurs du vi^e siècle, c’est l’émergence progressive des “maisons divines”. Au-delà des problèmes purement administratifs18, la signification économique et sociale du phénomène semble claire : le modèle qui s’impose dans la gestion des biens de la Couronne est celui de l’oikos. Tandis que les autres organismes en charge de ces biens, Res Privata et Sacrum Patrimonium, disparaissent au tournant du vi^e et du vii^e siècle pour se fondre dans le Sakellion19 les “maisons divines” continuent d’exister, même si l’on ne peut faire remonter l’institution d’un Grand Curateur à cette époque, comme on l’a fait bien souvent20. Les maisons divines traversent les tempêtes des vii^e-viii^e siècles sûrement peu favorables aux domaines impériaux comme aux autres grands domaines pour retrouver une assez grande importance institutionnelle au ix^e siècle. À nos yeux, cette aptitude des maisons divines à survivre au moment où disparaissent les services dont elles sont issues vient de leur adaptation à la situation économique et sociale du vi^e siècle.

d/ Les établissements ecclésiastiques

10Il est tentant d’établir un parallèle ente les “maisons divines”, forme désormais essentielle pour l’organisation des biens publics21, et les “pieuses maisons” qui désignent les établissements religieux. Le parallèle est moins formel que réel. Au plan formel, le terme générique de pieuse maison (εὐαγὴς οἶκος)22 n’a pas un sens strict. Tantôt il désigne toutes les catégories d’établissements ecclésiastiques (églises, établissements d’assistance, monastères)23, tantôt plus spécialement les établissements d’assistance, au nombre desquels certains monastères qui peuvent leur être associés24. Au plan juridique et socio-économique, chaque établissement religieux constitue bien une entité qui dispose dans la vie quotidienne de l’autonomie de gestion. Dans la novelle 120 du 9 mai 54425, Justinien définit les autorités compétentes pour passer des contrats et délimite trois catégories. La première groupe les églises et autres pieux établissements26 gérés directement par l’évêque et son clergé, où l’évêque et son personnel sont compétents. Qu’il faille préciser la compétence de l’évêque indique assez combien celle-ci n’était pas évidente : l’indépendance juridique n’est pas totale, mais chacun de ces oikoi constitue bien une unité économique et sociale. L’indépendance est plus grande pour celles des “pieuses maisons” (asiles de pauvres, hôpitaux, asiles de malades ou autres) autogérées (ιδίαν διοίκησιν ἔχοντες) où le chef de la maison et les desservants sont compétents ; l’évêque n’a qu’un droit de présence au moment où les contrats sont passés. Quant aux monastères - qui ne sont pas ici rangés au nombre des “pieuses maisons” -, ils disposent déjà d’une large autonomie, puisque l’higoumène et la majorité des moines agissent sans aucune intervention de l’évêque. Comme il s’agit de passer des contrats d’emphytéose, mode de faire-valoir dominant des grands domaines, ecclésiastiques ou autres, à cette époque, on voit que, peu ou prou sous la tutelle de l’évêque, chaque établissement ecclésiastique constitue une unité de gestion indépendante.

e/ Les oikoi privés

11La notion d’oikos appliquée aux grandes fortunes privées est beaucoup moins bien attestée que pour les biens de la Couronne et de l’Église. Hors de l’Égypte27, l’expression “glorieuses” ou “illustres maisons” (ἔνδοξοι οἶκοι) est peu courante ; la législation les ignore, et, comme nous n’avons pratiquement pas conservé de documents de la pratique en dehors de l’Égypte, les sources sont extrêmement ténues. A Nessana, dans le Néguev central, nous possédons les comptes d’un domaine en régie directe un peu semblable aux oikoi égyptiens ; ce domaine, centré sur Beraein (Bir Biren) à 13 km au sud de Nessana, comporte six localisations ; les productions sont regroupées car le battage se fait sur deux aires situées à Beraein. Mais nulle part n’apparaît l’appellation oikos28.

12En revanche, on trouvera une grande ressemblance avec les oikoi égyptiens dans les possessions du protecteur d’Épiphane de Chypre. Ce protecteur est un docteur de la loi d’Éleuthéropolis en Phénicie ; il se trouve à la tête d’un oikos formé de biens-fonds (κτήσεις) dans les villages alentour, qu’il inspecte périodiquement29. Épiphane, qui a hérité de son protecteur, continue les tournées d’inspection, monté sur une bête et flanqué du moine Lucien, qui va à pied30. Voilà un bel exemple d’oikos privé devenu εὐαγής οἶκος par donation pieuse, comme d’autres deviennent maison divine par prise de possession impériale (donation, confiscation, héritage, etc.).

Caractères communs

13Pour J. Gascou, en Egypte, les oikoi impériaux, religieux ou privés sont semblables en tout point, et les ἔνδοξοι οἶκοι jouent le même rôle que les autres, celui d’une institution semi-publique, engagée dans le système fiscal de perception de l’impôt “avec pour modèle naturel d’organisation la domus divina”31. Hors d’Égypte, et malgré les lacunes de notre documentation, nous trouvons également de très grandes similitudes concrètes entre la constitution de grands domaines privés, ecclésiastiques ou publics et nous acceptons le vocable d’oikos qui, au reste, s’imposera ultérieurement pour les domaines privés tout en restant valable pour les autres.

14Néanmoins, il existe d’autres sortes d’oikos. Un certain nombre d’oikoi sont interrégionaux : centrés sur une grande cité, le plus souvent Constantinople, ils possèdent des biens dispersés dans plusieurs provinces ; ce sont des organismes gigantesques. Les autres, dans lesquels entrent l’essentiel des ἔνδοξοι οἶκοι égyptiens, ont un horizon beaucoup plus limité : une province ou deux, ou trois. Évidemment, la frontière entre les deux catégories ainsi esquissées est largement artificielle.

2/ Les maisons divines

15Les maisons divines appartiennent essentiellement à la première catégorie. Ce n’était pas le cas avant la généralisation du système d’organisation en maisons divines à l’ensemble des biens de la Couronne : les maisons divines étaient avant tout celles de Cappadoce. Celles-ci s’étendaient peut-être dans tout le diocèse de Pontique : l’autorité du proconsul de Cappadoce institué le 18 mars 536 déborde des limites de sa province32. Mais les maisons divines de Cappadoce sont essentiellement circonscrites à ces provinces ; certes, elles dépendent jusqu’en 536 d’un fonctionnaire unique, le Cornes Domorum per Cappadociam, mais elles sont au nombre de 13, chacune avec son administration propre (κατ’ οἰκίαν ἑκάστην)33. À en juger par les revenus considérables qu’elles fournissent34, le système n’était pas mauvais.

16La plupart des maisons divines connues ont une organisation radicalement différente, qui s’apparente à celle des plus grandes fortunes privées, notamment sénatoriales. D’ailleurs, les maisons divines dont nous connaissons le nom renvoient à de grands personnages : Antiochos, César (sans autre précision), Hormisdas, Karianos, Marina, Placidia, Zénon, etc. ; au départ, ce sont d’anciennes propriétés de magnats entrées par héritage, donation ou confiscation dans les propriétés de l’Empereur35. La plupart des maisons divines ont leur siège à Constantinople ; le plus souvent, un palais porte le nom de leur fondateur, lui-même éponyme de son quartier ; signe incontestable d’une importance exceptionnelle36. La gestion d’ensemble de chacune des maisons est assurée, au vi^e siècle, par un fonctionnaire de très haut rang, le curateur37. À l’exception notable de Magnus le Syrien38 qui fait une carrière essentiellement provinciale, les curateurs sont des hommes de cour, des fonctionnaires de l’administration centrale originaires de Constantinople ou qui s’y sont installés et y résident ; ils jouent d’ailleurs un rôle de choix dans les innombrables complots de la deuxième moitié du vi^e siècle et du début du vii^e siècle39. Pour qu’un homme comme Constantin Lardys acceptât d’être curateur de la maison divine d’Hormisdas après avoir exercé les fonctions de Préfet du Prétoire, il fallait qu’un tel poste fût important et bien rémunéré40.

Contenu des domus divinœ

17On peut en conclure que chaque maison divine était un organisme richement doté en biens de rapport. Toutefois, nous sommes moins bien documenté sur les maisons elles-mêmes que sur leurs curateurs ; nous ne pouvons décrire de façon un tant soit peu exhaustive la constitution d’aucune des domus divinœ citées plus haut. Nous sommes cantonné à des considérations générales. Nous savons qu’elles comportaient “des maisons, biens-fonds ou ateliers”41 : donc, à côté des biens-fonds ruraux, des terres cultivées, les domus comptaient des maisons de rapport et des ateliers, peut-être en partie ruraux, mais sûrement avant tout urbains et même, pour la plupart, à Constantinople. En effet, lorsque Justinien renouvelle le 17 mai 537 l’exemption fiscale de 1.100 ateliers dépendant de Sainte-Sophie dont les revenus fiscaux sont consacrés à assurer la gratuité des funérailles, il dénonce ceux qui ont accaparé illégalement de tels privilèges, parmi lesquels “de nombreuses maisons divines”42. La possession d’ateliers à Constantinople était pour le moins fréquente parmi les maisons divines, comme pour les établissements religieux de toutes catégories, mais aussi les magistrats et dignitaires de tout rang43 : nouvelle preuve du parallélisme des fortunes entre maisons divines, établissements religieux et hauts fonctionnaires et sénateurs.

18Les données régionales que nous possédons sont excessivement ténues. En Apamène, un domaine (χωρίον) appartient à une maison divine au nom illisible sur l’inscription, dont le curateur, par ailleurs inconnu, s’appelle Lazaros ; le titre de magnifiais qu’il porte date cette inscription de la seconde moitié du vi^e siècle44. La borne est sans doute à peu près en place dans le village d’El Mesrefé, là où elle a été retrouvée. Le chôrion en question pouvait correspondre au village (kômè) connu en 344 par une autre inscription45 ; la kômè semble alors appartenir à un grand propriétaire qui la fait gérer par un πραγματευτής ; un peu plus de deux siècles après, elle serait donc passée à une maison divine.

19Le domaine le mieux connu appartenant à une maison divine, celui de Bab el-Hawa, se situe en Antiochène. Il est en effet signalé par une borne encore en place qui le range dans l’oikos d’Hormisdas, alors géré par le curateur Magnus46, donc entre 573 et 578. Il consiste en un complexe rural à l’entrée de la petite plaine de Dana, qui relevait sans doute entièrement de la maison divine ; ce complexe, qui s’ouvre sur la route romaine par les bâtiments d’exploitation et une église, regroupe un nombre assez important de maisons, sans doute celles des exploitants du domaine47. Une autre borne en tout point semblable à celle de Bab el-Hawa se trouve à Attaleia : l’oikos est celui de Marina, mais le curateur est aussi Magnus, et la borne se trouvait à l’entrée du chôrion48. La borne n’est pas en place ; néanmoins, le domaine en question se trouvait probablement en Pamphylie.

20Naturellement, un domaine comme celui de Bab el-Hawa constituait une petite partie de la fortune foncière de l’oikos d’Hormisdas. Chaque maison divine devait posséder un grand nombre de domaines comme celui-ci. Malheureusement, rien ne nous permet de juger du degré de dispersion de ces domaines en dehors de la Cappadoce ; tout au plus pouvons-nous remarquer que, à l’époque de Justinien, les textes qui réorganisent le gouvernement des provinces mentionnent les maisons divines dans l’Hélénopont49, la Paphlagonie50, l’Arabie51, la Phénicie libanienne52. De même, la novelle du 17 septembre 548, qui rétablit le vicariat de Pontique, montre l’existence des maisons divines dans tout ce ressort53, ce que la novelle sur la Cappadoce supposait déjà. Procope nous apprend que la Palestine en comptait, quand il parle de Faustin “institué gérant des domaines (χωρίων) impériaux de Palestine et de Phénicie”54, ce qui recouvre cinq provinces (les trois Palestine et les deux Phénicie) : y avait-il une esquisse d’organisation régionale des maisons divines de cette zone ou bien Faustin était-il curateur d’une maison divine dont les domaines se situaient principalement dans cette région ?

21A contrario, on notera que, pour les autres provinces réorganisées en 535, la Pisidie (novelle 24), la Lycaonie (novelle 25), la Thrace (novelle 16), l’Isaurie (novelle 27), l’Hellespont (édit 12) où l’Empereur dénonce pourtant les méfaits des puissants, les textes ne citent pas les maisons divines. Peut-être les terres impériales étaient-elles moins présentes en ces provinces. Mais on n’en tirera pas d’autres conclusions. Au reste, le processus d’entrée des biens dans les maisons divines - biens du nouvel empereur, dons, confiscations - montre que l’Empereur possédait nécessairement des biens pratiquement partout.

3/ Les oikoi ecclésiastiques

22Rares sont les établissements ecclésiastiques qui atteignent à une échelle et à une organisation comparables. Même les grands patriarcats orientaux, pourtant richement dotés si l’on en croit la vie de Jean l’Aumônier, pape d’Alexandrie au tournant du vi^e et du vii^e siècle, tiraient leurs immenses ressources de la région même. Seule, finalement, la Grande Église de Constantinople peut se comparer aux maisons divines, en mieux. Elle possède 1.100 ateliers à Constantinople, dont nous parlions ci-dessus, avec l’exemption fiscale55. Le patriarcat d’Alexandrie possédait aussi des ateliers sur lesquels il levait loyers et impôts56.

a/ La fortune de Sainte-Sophie

23Une loi de Justinien57 fournit le schéma, très significatif, de l’organisation des biens appartenant au patriarcat de Constantinople. La Grande Église possède en effet toute une batterie d’économes à compétence provinciale qui s’occupent d’encaisser et de transmettre les revenus à Constantinople. Sur place, l’église dispose de chartulaires dont la loi réglemente le nombre ; dans chaque grande région, ils constituent un scrinium : 15 chartulaires en Orient, 16 en Asie, 15 dans le Pont, 8 en Thrace, 6 à Antioche, 6 à Kalopodios58. Ce personnel extrêmement nombreux est sans doute réparti dans ces régions en fonction des biens-fonds que la Grande Église y possède et selon des circonscriptions géographiques. Cela donne une certaine idée de la très grande dispersion de ces domaines et de la puissance économique et sociale globale que cela représente. Aux portes de Constantinople, le patriarche Anatolios (449-458) propose à Daniel le Stylite d’établir un ermitage sur l’un des nombreux proasteia que possède la Grande Église59. Mais nous avons aussi des témoignages concrets des possessions éloignées de la Grande Église. Ainsi, tandis que le patriarche Eutychès est exilé dans son monastère d’origine, dans la région d’Amasée, après 565, il guérit de la surdité le fils du prêtre d’un chôrion de la région, qui appartient à la Grande Église60 ; voici un chôrion du Pont qui appartient à Sainte-Sophie.

24Lorsque l’église de Constantinople reçoit des donations comme celle que fait Olympias à l’époque de Jean Chrysostome, une organisation perfectionnée s’impose ; outre 10.000 livres d’or et 100.000 d’argent - sûrement en partie réinvesties en terres -, Olympias donne tous ses biens immeubles situés en Thrace, Galatie, Cappadoce Première et Bithynie, ainsi que ses maisons et proasteia de Constantinople61. Prise sans doute d’un remords de n’avoir pas donné assez, la riche romaine offre à la Grande Église toutes ses autres propriétés immobilières dispersées dans toute la province62 et les “pains politiques” qui lui appartenaient63. De telles donations étaient sûrement monnaie courante ; même si tous les donateurs n’étaient pas aussi fortunés qu’Olympias, la fortune de la Grande Église s’accroissait rapidement de biens situés absolument partout, au moins en Orient. Une organisation comme celle que décrit Justinien en 530 était nécessaire et inévitable.

b/ Les évêchés provinciaux

25Les évêchés provinciaux étaient évidemment beaucoup moins richement dotés. La loi du 11 mai 546 qui limite les offrandes apportées par un nouvel évêque à son entrée en charge classe les évêchés en six catégories : plus de 30 livres de revenus annuels ; de 30 à 10 livres ; de 10 à 5 livres ; de 5 à 3 livres ; de 3 à 2 livres ; moins de 2 livres64. D’une façon générale, toutefois, dès lors que la dotation d’un établissement ecclésiastique est importante, elle est assez largement dispersée. Ainsi, une loi du 18 mars 545 autorise les établissements ecclésiastiques à échanger entre eux des revenus assis sur une terre plus éloignée que la province voisine contre un revenu assis sur une terre proche65. Ainsi, selon Procope, avant les mesures de confiscation prises par Justinien, les églises hérétiques (nestoriennes et surtout monophysites) de Syrie-Palestine “possédaient des maisons et domaines en grand nombre et de grandes étendues de terre partout dans le monde”66.

26Toutefois, les évêchés plus modestes, ceux dont le revenu pouvait ne pas même atteindre 2 livres d’or, comme les établissements de charité de faible importance qui fleurissaient un peu partout dans l’Empire, ne possédaient que quelques domaines proches. Bien souvent, l’église en question recevait avant tout des donations d’individus faiblement fortunés, qui lui léguaient leur tenure. Ainsi Porphyre de Gaza envoie son serviteur Barochas dans une kômè proche de la ville pour lever le canon d’un paysan : celui-ci est le seul de ce village à tenir sa terre de l’évêché de Gaza67. Dans sa révolte, il appelle au secours ses covillageois, qui ne sont pas redevables du canon envers l’évêché de Gaza, mais sont solidaires contre l’exploiteur. Souvent, toutefois, l’évêché possède une part suffisante de certains villages pour que ceux-ci soient réputés appartenir à l’église épiscopale. Ainsi, devenu évêque d’Anastasioupolis, Théodore de Sykéôn confie par contrat à un habitant de ladite cité, par exemple le protiktôr Théodosios, la gestion des chôria qui appartiennent à l’église68, ainsi que l’autorité (ἐξουσία) sur eux ; Théodosios mésuse de cette autorité et pressure les paysans. Les villageois implorent d’abord vainement Théodore de congédier Théodosios : celui-ci dispose d’un contrat en bonne et due forme. Mais l’un des villages, Eukraous69, prend les armes et interdit Théodosios d’accès ; le protiktôr retourne à Anastasioupolis pour chercher du renfort, mais Théodore le licencie, en payant le dédit de deux livres prévu au contrat70. On rapprochera de cet incident les mécomptes de l’économe de Juliopolis, volé par son second (μειζότερος) du revenu (πρόσοδον) levé sur les chôria de l’église épiscopale71 ; comme l’évêché voisin d’Anastasioupolis, celui de Juliopolis est entouré d’une ceinture de villages qui lui appartiennent au moins en partie.

27Jusqu’à quel point des villages, comme Eukraous, appartenaient-ils au temporel de l’évêché ? La lecture littérale de la vie du saint impliquerait qu’ils fussent tout entiers la propriété de l’église. Cela cadre assez mal avec la vision sociale des villages de la région, où coexistent généralement paysans propriétaires et non propriétaires72. Que l’ensemble des villageois d’Eukraous prenne solidairement les armes pour refuser l’accès du village à Théodosios ne prouve pas qu’ils soient tous des locataires de l’évêché. On a vu pour la région de Gaza comment la solidarité villageoise s’imposait face aux exigences d’un propriétaire quel qu’il fût. Eukraous comptait en assez grand nombre des “maîtres de maison” (οἰκοδεσπόται), propriétaires par définition ; à lire ce passage73, on aurait plutôt l’impression que le village d’Eukraous, alors frappé par un démon que Théodore viendra en personne chasser, est le type même du village de paysans propriétaires ; bref, il se peut que l’évêché d’Anastasioupolis et celui de Juliopolis aient détenu la propriété de quelques villages dans leur totalité ; mais l’expression “villages appartenant à l’évêché” désigne plus souvent des villages où l’évêché détient une partie des terres, et où, partant, des exploitants lui versent le canon.

4/ Les oikoi privés

28Il est vrai que des villages propriété d’une seule personne existent. Évangélios, rhéteur de Césarée de Palestine, s’est enrichi en biens meubles et en terres ; il achète la kômè maritime de Porphyréôn pour la coquette somme de 3 kenténaria ; Justinien lui a racheté ce bien-fonds (chôrion) à bas prix74. Cet exemple est précieux à plus d’un titre. D’abord notre rhéteur acquiert la kômè d’un bloc ; vu le prix payé, il doit s’agir du village entier avec tout son terroir, qui appartenait déjà dans son ensemble à un autre propriétaire foncier. Un tel village constitue donc un domaine (c’est ainsi que Procope le qualifie quand Justinien le rachète) d’un seul tenant d’une grande étendue : selon le prix de la terre dans cette région, il devait contenir de 2.000 à 4.000 ha et pouvait comporter pour le moins quelque 400 exploitations. Évangélios achète d’ailleurs moins la terre que le canon versé par les paysans. Enfin, on notera que ce nouveau riche achète un bien-fonds à proximité de sa ville d’origine, Césarée. Et, au bout du compte, ce village devenu chôrion d’Évangélios se retrouve dans les propriétés de Justinien, donc au nombre des biens d’une maison divine.

29Évangélios est une exception pour son époque. Il appartient aux couches traditionnelles de l’aristocratie municipale, alors en pleine décadence après deux siècles de développement du patronage : or cet homme s’enrichit au point d’acheter 3 kenténaria un village entier. Comme le reste de l’aristocratie foncière, il réside en ville. Ce n’est pas un cas tout à fait général. Certains propriétaires fonciers se sont installés sur leurs terres, dans des villœ ; celles-ci sont à la fois des fermes qui regroupent la paysannerie dépendante et l’installation rurale du patronat latifundiaire. Ainsi a-t-on retrouvé en Thrace Orientale des villœ plus ou moins fortifiées, dont certaines ont été détruites par les invasions gothiques de la fin du iv^e siècle, après avoir servi de refuge face à ces invasions, comme plus tard dans la seconde moitié du vi^e siècle ; elles ont souvent l’allure de bâtiments couvrant 1.000 à 5.000 m² autour d’une cour à péristyle75. Sur le même modèle, mais en plus petit, sur l’emplacement de la ville antique de Halieis (Porto-Héli, en Argolide), nous trouvons un complexe comprenant le bâtiment d’un riche propriétaire foncier avec un petit bain et les maisons des dépendants ; l’établissement a été détruit vers 580 par les invasions slaves, puis réoccupé jusqu’à son abandon définitif en 63076. Dans ce cas, le grand propriétaire (ou son représentant) vit au milieu de ses terres, sur un domaine d’un seul bloc.

30Ce n’est sans doute pas le modèle dominant en Orient, pour deux raisons au moins : les grands propriétaires fonciers résident en ville et leurs propriétés sont au moins relativement dispersées. On ajoutera que, s’il connaît la menace de l’invasion perse - donc par un État organisé, malgré tout soucieux d’une entente minimale avec des populations éventuellement soumises qu’il ne cherche pas à remplacer -, l’Orient asiatique ignore l’invasion barbare à finalité d’installation au vi^e siècle. On lira avec profit les exhortations qu’adresse Théodoret de Cyr au scholastikos Marana77. Celui-ci est un original parce qu’il s’est retiré à la campagne et veille personnellement à la mise en valeur de son domaine (ἀγρός) ; Théodoret lui conseille de laisser attelages et outils pour revenir en ville mener la vie normale et policée : les propriétaires fonciers vivent en ville et ne s’occupent pas eux-mêmes de la mise en culture de leurs terres.

31Libanios constatait le même phénomène dans l’Antiochène de la fin du iv^e siècle : les potentes vivaient en ville ; si les potentes sortent de la ville, c’est pour édifier dans les faubourgs ou en grande banlieue - à portée de la vie urbaine - des maisons sur le modèle urbain78.

32Il n’est pas indifférent que les témoignages que nous venons de citer remontent à la fin du iv^e siècle et au v^e siècle. Non que ce type d’aristocratie rurale ait totalement disparu au vi^e siècle ; les mesures que prend Justinien dans un dernier effort pour protéger ce qui reste de curies79 sont confirmées par l’exemple du rhéteur Évangélios. Mais l’aristocratie sénatoriale et ses très grandes fortunes a mieux résisté que la petite aristocratie municipale. Or cette aristocratie sénatoriale nous est mal connue pour le vi^e siècle, tandis que de nombreux exemples, comme celui d’Olympias, permettaient d’en dégager des traits essentiels pour les iv^e-v^e siècles : résidence urbaine, domaines nombreux, mais de taille moyenne et dispersés80. Cette aristocratie sénatoriale réside avant tout dans les grandes métropoles, surtout dans la capitale ; mais aussi parfois dans les villes de province. Ainsi Publius, d’une famille sénatoriale de Zeugma (Balqis) sur l’Euphrate, se retire au désert à 30 stades de là, et vend tout ce qu’il a reçu de son père : sa maison, ses biens-fonds et ses troupeaux, sans compter ses biens meubles81 : fortune assez considérable, mais restreinte à une seule zone. Les sénateurs égyptiens fourniraient des exemples du même genre au vi^e siècle.

33Les grandes fortunes du type de celle d’Olympias n’ont pas disparu pour autant. Nous en avons un exemple dans le testament d’un nommé Hiérios, cité in extenso avec son codicille dans le préambule de la novelle 159 de Justinien du 26 avril 55582. Hiérios avait quatre fils, tous quatre illustres au moment de la rédaction du testament, mais plus tard gloriosi (μεγαλοπρεπέστατοι), donc des sénateurs83. La dotation de chacun des fils est composée d’un proasteion (deux pour le second fils, Anthémios) et de deux maison (οἰκίαι), l’une à Constantinople, l’autre à Antioche. Le codicille ajouté au testament permet d’en savoir un peu plus sur l’un des proasteia, celui de Koparia, parce que Hiérios le donne directement à son petit-fils Hiérios, visiblement son préféré, peut-être parce qu’il porte son prénom. Koparia, qualifié de προάστειον ἤτοι οἰκία, est situé dans le faubourg des Sykes dont Justinien a reconstruit les murailles84.

34Le codicille donne de ce proasteion (nous reviendrons sur l’équivalence avec “maison”) une description complète : tous les bâtiments et toutes les échelles qui y sont situées, toutes les bâtisses et boutiques (ergastèria) louées en deçà ou au-delà de la porte, les bains, les jardins dans et hors les murs, l’hippodrome, le jardin et la citerne qui s’y trouvent. Le proasteion comprend donc : les bâtiments d’habitation du maître ; des quais de déchargement des navires, des immeubles de rapport (maisons et boutiques-ateliers) ; des jardins, qui doivent s’entendre au sens productif, dont une partie dans ce que nous pourrions qualifier de faubourg du faubourg ; un bain, vraisemblablement public ; ce que le testament appelle pompeusement hippodrome, par quoi on peut se contenter de comprendre un enclos pour les chevaux ou un manège, avec jardin et citerne (pour abreuver les bêtes). D’où l’appellation de προάστειον ἤτοι οἰκία : Koparia comporte une résidence de maître et constitue en soi un complexe économique complet, une véritable “maison”.

35Ceci dit, ce testament pose plus de questions qu’il n’en résout sur les fortunes sénatoriales au vi^e siècle. D’abord, les proasteia sont vraiment très urbains ; ils comportent avant tout des bâtiments typiquement liés à l’économie urbaine (maisons de rapport, ateliers, quais, bains, enclos pour les chevaux), les jardins étant la seule activité de type rural, mais en fait très “urbanisée” à Constantinople85. Le reste des dotations consistant en οίκίαι, le testament ne comporte pas de biens-fonds strictement ruraux, à première vue. Ensuite, chaque part d’héritage comporte une οικία à Constantinople et une à Antioche. Donc la famille de Hiérios possédait des intérêts à Antioche ; sans doute en est-elle originaire, mais cela n’explique pas l’existence de quatre οἰκίαι à Antioche, une pour chaque fils. Peut-être faut-il s’interroger sur le sens à donner à οἰκία ? De deux choses l’une : ou bien οἰκία désigne simplement un complexe d’habitation et la fortune de Hiérios est uniquement urbaine : sa prospérité repose toute entière sur l’économie urbaine et suburbaine. Ou bien οἰκία est l’équivalent de oikos (et réciproquement) et désigne alors le centre d’un vaste complexe économique, vraisemblablement doté de terres à la fois dans les régions proches de Constantinople et en Syrie.

36Malheureusement, nous ne pouvons cerner plus étroitement le fonctionnement des oikoi privés : toutefois, au vi^e siècle, le modèle de l’oikos triomphe, même si les plus modestes “maisons pieuses” et des “maisons” privées, et sans doute le plus grand nombre de celles-ci, n’ont nul besoin d’une telle organisation. Pour une bonne part des établissements de charité et même des évêchés, ainsi que pour les innombrables fortunes moyennes, et partant, locales, la problématique centralisation-décentralisation n’a pas de sens. Par exemple, l’évêché d’Anastasioupolis s’adresse à un seul personnage pour assurer la collecte de tous les revenus fonciers de tous ses biens.

37Le modèle de l’oikos, c’est une administration centralisée en un point, là où réside le propriétaire des biens et où doivent donc converger les revenus tirés de ceux-ci. Partant de là, les biens-fonds d’où proviennent les revenus peuvent être dispersés, au hasard des acquisitions qui ont fait la fortune foncière de l’oikos. Le cadre de cette dispersion peut être une seule région, comme c’est le cas pour les ἔνδοξοι οἶκοι égyptiens et sans doute pour une bonne part des “pieuses maisons”, la Grande Église exceptée. Dans le cas de certaines maisons divines (celles de Cappadoce répondent au modèle régional), de la Grande Église et de certains sénateurs particulièrement riches, la dispersion peut être plus grande, à travers un grand nombre de provinces de l’Empire.

38La gestion de tels ensembles doit allier la centralisation de l’ensemble au siège social, là où aboutit l’ensemble des revenus, et une décentralisation de la mise en valeur ; celle-ci s’opère au niveau local, quel que soit le mode de faire-valoir des terres. Une “maison” transrégionale combinera donc une administration centrale et des administrations régionales ou locales, sans préjudice du statut des exploitants agricoles. Ainsi s’épanouit, entre le propriétaire initial des biens et bénéficiaire final des revenus toute une panoplie de curateurs, pronoètes, proestôtes, diocètes, etc., intermédiaires obligés et rémunérés entre le grand personnage à qui appartient l’oikos et les colons, locataires ou emphytéotes qui cultivent la terre. C’est sur ce personnel des oikoi, du plus humble au plus considéré, que nous porterons maintenant notre attention.

II/ La mise en valeur des grandes propriétés

1/ L’échelon administratif

39Les sources législatives donnent une idée plus nette de ce qui se passe sur les biens de la Couronne et sur les biens de l’Église que sur les biens privés. Nous verrons par la suite comment appliquer ce modèle aux domaines privés.

a/ Les biens de la Couronne

La Res Privata

40À l’origine, tous les biens de la Couronne, même ceux qui ultérieurement formeront le Patrimoine ou les maisons divines, appartenaient à la Res Privata86. La gestion des biens de la Res Privata est d’apparence simple. À l’échelon central, le Cornes Rerum Privatarum (ou Rei Privatœ) s’appuie sur un bureau (taxis) composé de fonctionnaires (taxéotes). Mais, au niveau local, les choses évoluent suivant les époques. D’après la Notitia Dignitatum, au début du v^e siècle, le Cornes Rerum Privatarum serait représenté au niveau régional par des rationales ; les provinces sont nommément citées87 ; au niveau inférieur, on trouverait des actores, en contact direct avec les exploitants, et des procuratores, à un niveau un peu plus élevé. À ce moment-là, la Res Privata se compose avant tout d’unités locales, faiblement dispersées, qui s’appellent chacune “maison divine” ; l’actor s’occupe de chaque bien-fonds et le procurator gère l’ensemble d’une domus88, chaque domus gardant un horizon local, attesté ultérieurement en Cappadoce. Les biens-fonds de la Res Privata peuvent être confiés à des conductores pour une durée donnée (ad tempus) et même être retirés à un conductor pour un conductor plus offrant89 ; mais la règle est déjà la dévolution en droit perpétuaire ou emphytéose perpétuelle.

41Qu’en est-il de la gestion des domaines de la Res Privata au vi^e siècle ? Dans le célèbre texte organisant le Patrimoine sur le modèle de la Res Privata90, Anastase énumère les exploitants agricoles (colons, parèques, emphytéotes) et cite les fonctionnaires de l’office comtal (taxéotes) pour préciser qu’ils gardent dans le Patrimoine les droits et devoirs qui étaient les leurs dans la Res Privata. Mais cette loi nous est connue seulement à travers la traduction des Basiliques, sans doute sous une forme résumée, dont on ne peut exclure qu’elle ait omis quelque passage. Toutefois, la législation proprement justinienne mentionne également les taxéotes91 ou les différents locataires de la Res Privata ou du Patrimoine (colons, locataires, emphytéotes)92.

42La Res Privata serait donc, au vi^e siècle, une administration relativement simple, n’étaient ses imbrications avec les domus divinœ de Cappadoce : un bureau central avec ses fonctionnaires, qui parcourent les provinces pour toucher les rentes versées par les colons, locataires (parèques) et emphytéotes. Le Patrimoine, comme l’explique si bien Anastase, est organisé sur le même modèle, ce que confirme tout à fait la novelle 147 de 553, un demi-siècle plus tard. Cette simplification est rendue possible par une nette déflation. D’abord la création du Patrimoine dédouble la Res Privata et donc la divise, plus ou moins également, par deux. Ensuite et surtout, l’émergence progressive des maisons divines comme entités économiques et administratives de plus en plus indépendantes de la Res Privata (et du Patrimoine dès lors que celui-ci existe), soulage d’autant Res Privata et Patrimoine. Dès 531, Florus, Cornes Rerum Privatarum, est en même temps curator dominicœ domus93. Le phénomène ne fait que s’amplifier tout au long du vi^e siècle94 ; la majeure partie des biens de la Couronne se trouve désormais au sein des “maisons divines” dont nous cernons mieux l’organisation.

Les maisons divines

43Organisation à vrai dire originale pour l’Empire byzantin, puisque, cas d’espèce, l’administration de chacune des maisons existe avant qu’on puisse être assuré de la présence d’un curateur central ou grand curateur, attestée sans discussion possible au... ix^e siècle95. Cette organisation nous est particulièrement bien connue parce que Tibère II (578-582) a consacré aux maisons divines une novelle entière96. À la tête de chaque domus divina se trouve un curateur, haut fonctionnaire de la capitale à la titulature impressionnante. Le texte de Tibère II sépare radicalement le curateur, chef de la domus, du reste des personnels la desservant ; en cas de contestation judiciaire, les curateurs dépendent directement du gouverneur provincial ou des juges de Constantinople suivant le lieu du litige, tandis que les affaires des autres personnels peuvent être jugées, si la partie adverse y consent, par le curateur lui-même97.

44En dessous des curateurs, toute une série d’employés des maisons divines pour la mise en valeur au plan local : ce sont eux qui, sur place, imposent des patronages non fondés, apposent des écriteaux sur les terres d’autrui, manœuvrent pour s’attribuer des biens qui ne leur appartiennent pas. En combinant les différentes énumérations fournies par la novelle de Tibère II, on obtient une liste qu’on peut espérer exhaustive : proestôtes (προεστῶτες), pronoètes (προνοηταί), chartulaires (χαρτουλάριοι), emphytéotes (ἐμφυτευταί), locataires (μισθωταί), diocètes (διοικηταί), paysans ou colons (γεωργοί).

45Première remarque, nous retrouvons ici la trilogie évoquée pour la Res Privata et le Patrimoine : colons, locataires, emphytéotes. Nous verrons qu’il est nécessaire de s’interroger plus à fond sur les locataires. Mais l’ensemble de ces trois catégories renvoie directement à ceux qui cultivent eux-mêmes la terre. Les autres portent un titre plus administratif. Le chartulaire, appelé ailleurs chartophylaque98, rappelle les chartulaires ou chartophylaques d’Église, personnages importants dans la gestion du temporel ecclésiastique99. Administratif aussi le terme de diocète : ainsi, au vii^e siècle, André de Jérusalem fut διοκητὴς και ἐπίτροπος des biens de la cathédrale de Jérusalem, aux côtés de l’économe100 ; le terme prend par la suite le sens fiscal de percepteur101 ; le diocète de Tibère II a déjà pour tâche de percevoir les revenus comme les diocètes des oikoi égyptiens102. De même, le pronoète est-il avant tout un agent domanial, sur les domaines privés comme sur les domaines ecclésiastiques d’Égypte ; sa tâche est, là encore, avant tout, de lever les revenus103. Bref, contrairement aux colons, locataires ou emphytéotes, qui cultivent le sol, les autres sont des officiers, chargés de tenir les registres des contrats (chartulaires) ou d’encaisser les revenus (pronoètes, diocètes). Mais ce sont des rouages administratifs locaux : dans chaque région où une maison divine possédait un ensemble de biens-fonds, le curateur envoyait ces agents contrôler les baux et la perception des revenus ; ainsi, pour chaque maison, s’ébauchait une administration provinciale.

46Reste un cas particuliers : les “locataires”. Le terme est ambigu ; il peut s’agir de petits locataires détenteurs d’une simple tenure. On a vu que, dans le résumé par les Basiliques de la loi d’Anastase créant le Patrimoine, la liste des exploitants agricoles comportait, en lieu et place de nos locataires, les parèques ; ceci plaide en faveur d’une position modeste des locataires, différents des colons et emphytéotes essentiellement par la durée plus limitée de leur bail. Il s’en faut toutefois que les locataires soient toujours de modestes laboureurs. La ferme peut être la ferme générale d’un domaine, éventuellement d’un groupe de domaines, adjugée à un personnage assez puissant et entreprenant pour inquiéter les paysans alentour. Tibère II stigmatise ceux “qui ont pris des bâtiments, domaines ou ateliers d’une des maisons divines pour une ferme plus élevée que la ferme (μισθός) en vigueur, ou même pour la ferme en vigueur, et qui mésusent de la puissance qu’ils en tirent”104. La puissance qu’ils tirent de cette location suppose une concession relativement importante.

b/ Les biens ecclésiastiques

47La gestion des biens ecclésiastiques, qui est plus aisée pour les intéressés, apparaît pour nous plus compliquée. Les églises disposent en effet d’un personnel spécialisé en leur sein même, probablement assez instruit et capable de satisfaire à la tâche. La législation de Justinien pose un certain nombre de principes, définit les compétences de chacun et leurs limites, qui seront profondément modifiées dans la suite de l’histoire byzantine. Comme nous l’évoquions plus haut105, trois catégories apparaissent : les églises et autres pieux établissements gérés directement par l’évêque et son clergé, où l’évêque est compétent ; les établissements de charité autogérés où le chef de la maison et les desservants sont compétents, en présence de l’évêque ordinant ; enfin, les monastères, où l’higoumène est compétent, en accord avec la majorité des moines, sans intervention épiscopale106.

Le personnel de gestion

48L’évêque et son clergé, par quoi il faut entendre le clergé de l’église épiscopale, sont compétents pour la gestion de toutes les églises, celles fondées par l’évêché, mais aussi celles fondées sur leurs domaines par des personnes privées. Le “droit de fondateur” (κτητορικὸν δίκαιον) confère au “fondateur” et à ses héritiers un certain regard sur la nomination des desservants ; mais ce n’est pas un droit de propriété. Qu’ils aient un “fondateur” ou non, les établissements ecclésiastiques sont des personnes morales qui possèdent des biens, une fortune juridiquement et économiquement indépendante, sous la responsabilité exclusive des personnels ecclésiastiques107, selon la distribution évoquée plus haut. On remarquera ensuite que les établissements de charité sont des établissements à part entière. Ils ne sont une annexe ni des églises épiscopales, même quand ils en dépendent108, ni des monastères ; ils ont une personnalité religieuse propre, mais aussi juridique, puisque certains contrôlent leur propre gestion. C’est là une constante de l’histoire byzantine, même si les monastères s’intéresseront par la suite davantage aux établissements de charité au point d’en fonder en leur sein109. On notera enfin l’indépendance totale des monastères : point de monastères impériaux, patriarcaux, épiscopaux, patrimoniaux ; tous sont, comme on le dira plus tard, “autodespotes” sur le plan matériel ; le chef et le gestionnaire sont une seule et même personne : l’higoumène.

49L’évêque peut jouer un rôle économique direct dans la gestion des biens et l’affectation des revenus. Par exemple, nous voyons à plusieurs reprises Jean l’Aumônier, patriarche d’Alexandrie, se mêler de ces affaires110. Mais pour la gestion des biens des églises, le personnage central est l’économe, qui s’occupe aussi des établissements de charité non indépendants111. Nous ne disposons pas de donnée décisive sur le nombre d’économes qu’emploie telle ou telle église ; la Grande Église en comptait sûrement un grand nombre pour gérer son énorme fortune et celle des établissements dépendant d’elle, églises et établissements de charité. Aucun document ne nous donne d’indication sur leur nombre ; même la loi d’Héraclius qui précise le nombre d’officiers de Sainte-Sophie112 cite le nombre de syncelles (2), de chanceliers (12), de défenseurs (20), de notaires (40), etc., mais pas celui des économes.

50Si l’on peut s’interroger sur le nombre des économes dans les très grandes cités comme Constantinople et les métropoles orientales, les évêchés secondaires ne comptaient assurément qu’un seul économe. Ainsi celui de Juliopolis en Galatie qui va chercher l’aide de Théodore de Sykéôn pour le sauver des embarras que lui cause son adjoint : celui-ci a gardé pour lui les revenus levés sur les villages ; l’économe, qui est responsable sur ses biens, devra restituer cette somme en liquidant sa fortune et mettra sa famille dans le dénuement113. Notre homme, s’il a un adjoint qu’il choisit sûrement lui-même, ce qui engage sa responsabilité, est seul économe de Juliopolis. Au vii^e siècle, le patriarcat de Jérusalem ne compte qu’un économe ; le patriarche confie à André de Crète, à côté de l’économe, la gestion des biens du patriarcat, comme diocète (διοικητής) et épitrope (ἐπίτροπος)114. De la même façon, l’archevêché d’Éphèse, un des plus importants d’Asie Mineure, ne compte qu’un économe : une inscription témoigne qu’un bâtiment a été construit sous l’évêché de Jean et l’économat de l’humble diacre Jean115. L’économe pouvait être un diacre116, mais aussi prêtre, comme à Hagioi Déka (Gortyne), en Crète, au vi^e siècle117.

51Parmi le personnel que l’on rencontre sur tous les types de domaine, et pour tous les types d’établissement ecclésiastique, les chartulaires118 rédigent et conservent les titres de propriété de la “pieuse maison” concernée. On trouvait bien entendu des chartulaires dans l’administration de l’évêché, comme celui d’Hagioi Déka aux v^e-vi^e siècles, Jean, simple lecteur et chartulaire119. On pouvait trouver aussi des chartulaires dans les établissements de charité, dont le chef (προεστώς) pouvait se charger de la gestion ou la laisser à du personnel spécialisé. Ainsi, nous possédons, au VIL siècle, le sceau d’un nommé André, chartulaire et hospitalier (χαρτουλαρίου καὶ ξενοδόχου)120 : dans cet hôpital, le chef d’établissement se reposait de la gestion des biens sur le chartulaire et l’hospitalier, une seule et même personne ; à moins que André ne soit également le προεστώς !

52Pour les monastères, l’higoumène est encore seul responsable de la gestion à notre époque. Toutefois, dès le vi^e siècle, dans les grands monastères, s’amorce une spécialisation des tâches confiées aux moines, comme on le verra plus tard dans les typika et les actes de la pratique. Ainsi, dès le v^e siècle, Euthyme a nommé le diacre Domitien économe de sa laure ; c’est lui qui est chargé de ravitailler les hôtes et s’occupe du “magasin des pains” ; ses attributions plus économiques ne sont pas évoquées dans la vie d’Euthyme121.

Gestion par des laïcs

53L’Église s’en remet souvent à des laïcs pour gérer ses biens. Ainsi Théodore de Sykéôn, devenu évêque d’Anastasioupolis, ne semble pas avoir d’économe, contrairement à son collègue de Juliopolis ; en tout cas, il confie la gestion (διοίκησις, ἐπιτροπή, à rapprocher des fonctions d’André de Crète) des villages qui fournissent ses revenus à l’évêché, à un laïc, le protiktôr Théodosios122. De même, au vii^e siècle, l’orphelinat d’Apamée de Thrace fait assurer la gestion des biens qu’il détient en emphytéose par un curateur, l’illustris Aithérios : un haut personnage, et, à coup sûr, un laïc123. Réciproquement, on citera le cas de Constantin, ancien “éparque”, donc haut fonctionnaire, devenu gèrokomos (gérant d’hospice de vieillards)124.

54Nous retrouvons sur les biens ecclésiastiques des personnages dont les fonctions ne sont définies nulle part à notre époque, mais dont le rôle dans la perception des rentes semble clair d’après l’évolution ultérieure du vocable : les diocètes. L’évolution est à peine ébauchée au iv^e siècle lorsqu’est gravée l’inscription de Bostra125. Cette inscription provient d’un domaine ecclésiastique (“sous la prêtrise de Jean”) ; deux “diocètes” sont chargés de la vente des figues ; sans doute grâce à cette vente, le pieux établissement a pu acheter des ateliers. Les diocètes, personnages modestes ici, ne font pas partie du clergé. Cela confirme tout à fait l’emploi par l’église de laïcs dans la gestion de ses biens. Si l’Église persiste à utiliser ultérieurement des diocètes, ils resteront des personnages de modeste stature : contrairement aux autres gestionnaires de biens ecclésiastiques, ils n’ont pas laissé de sceau à l’époque qui retient notre attention.

c/ Les domaines privés

55Bien entendu, la gestion des domaines privés n’a pas donné matière à une si abondante législation. Nous en sommes réduits aux actes de la pratique, inexistants hors de l’Égypte, et aux maigres données des chroniqueurs. La législation de Justinien tente de s’opposer à un certain nombre d’abus commis par les puissants, comme le débauchage des colons ou l’apposition de tituli sur les terres d’autrui. Nous y reviendrons. Ces abus peuvent être l’œuvre des puissants eux-mêmes, mais aussi des gestionnaires de leurs biens. La définition de ceux-ci est extrêmement floue. Elle l’était déjà dans une loi de 408 qui réprimait les abus des procuratores, terme que les Basiliques traduisent par ἐντολεĩς, φροντισταί, ἐπίτροποι126. On retrouve le même flou dans la série de lois de 535-536 : προνοούντης dans la novelle générale d’avril 535 qui réprimande le débauchage des colons d’autrui127, comme dans la loi sur la Cappadoce128 ; φροντιστής dans la novelle sur l’Hélénopont129 ; προεστὼς τῶν χωρίων dans la novelle sur la Paphlagonie130 ; enfin la novelle sur le modérateur d’Arabie, comme l’édit sur la Phénicie libanienne, très légèrement postérieurs, sont encore plus vagues (τις τῶν δυνατῶν οἴκων)131.

56Cette énumération reste volontairement vague, comme nous le montre la novelle 17 de Justinien. Pour lui, en effet, les προνοοῦντες sont en charge “soit par location (μίσθωσις) soit à un autre titre”132. Justinien donne la préférence à la location, cas le plus fréquent ; les autres ne sont là qu’à un “autre titre”. La documentation égyptienne confirme ceci ; elle conduit en effet J. Gascou à constater : “la plupart du temps..., nous avons affaire au προνοητής”133 dont la similitude avec les προνοοῦντες de Justinien frappe d’emblée. Quant au statut du pronoète, “il s’agit du fermage”134, ce qui correspond une fois encore au texte de Justinien.

d/ Caractères communs

57Cette constatation faite, nous pouvons revenir à la novelle de Tibère II pour comparer ce qu’il en est des domaines privés et des domus divinœ. En dehors des chartulaires, dont la place dans la gestion du domaine est à la fois bien marquée, inévitable et circonscrite, les personnels le plus souvent cités sont les locataires et pronoètes. Les pronoètes ne sont pas forcément locataires, ce qui explique leur présence en même temps dans plusieurs énumérations135 ; mais, en général, ils le sont. Quand les gestionnaires des maisons divines se mettent-ils à mésuser de la puissance qu’ils tirent de leur position ? Dès lors qu’ils ont pris “bâtiments, biens-fonds ou encore ateliers d’une maison divine pour plus que le loyer (μισθῷ) en vigueur ou même pour le loyer en vigueur”136. C’est la preuve que la ferme est le mode normal de concession comme sur les domaines privés égyptiens.

58Certes, la similitude n’est pas totale. Avec nos sources dispersées et fragmentaires, il eût été étonnant qu’elle le fût. Par exemple, les sources épigraphiques syriennes nous font connaître un πραγματευτής tant à El-Mesréfé en Apamène en 344137 qu’à Émèse en 488-489138. On ne retrouve mention d’une telle fonction ni en Egypte ni sur les biens impériaux pourtant nombreux en Syrie du Nord, ni sur les biens ecclésiastiques.

59Finalement, pour les trois types de domaine, il existe certes de grandes différences : les biens de la Couronne en général et les domus divinœ en particulier se caractérisent par une très grande dispersion à travers les provinces ; ils partagent cette caractéristique avec les biens de la Grande Église et ceux de certains grands sénateurs ; d’ailleurs, la plupart des maisons divines tirent leur origine de l’incorporation aux biens de la Couronne de telle ou telle grande fortune dont elles gardent le nom ; et la fortune de Bélisaire, qui rejoint à la mort du grand capitaine en mars 565 la domus divina de Marina139 était également dispersée en Orient140 et en Occident141. Mais il existe aussi de très nombreuses similitudes ; les termes mêmes employés pour désigner les gestionnaires sont semblables. Les fortunes privées finissent d’ailleurs par être gérées, comme les domus divinœ et certains biens d’Église, par des curateurs ; ainsi celle de Bélisaire142. Bien sûr, il y a loin entre les très puissants fonctionnaires et dignitaires auliques que sont les curateurs des domus divinœ à la fin du vi^e siècle et le curateur d’un orphelinat d’Apamée de Thrace ; l’écart est considérable même avec le curateur de Bélisaire. Mais cette similitude de vocabulaire traduit tout de même une ressemblance dans l’organisation.

60Ceci tient au mode de faire-valoir dominant. L’esclavage n’est plus qu’une source secondaire de main-d’œuvre rurale. L’essentiel des terres est mis en valeur par des colons, locataires ou emphytéotes ; l’essentiel des revenus des grands domaines provient des levées faites sur ces paysans, canon ou loyer, en nature et le plus souvent en espèces. La tâche des diocètes, pronoètes ou autres n’est nullement agricole : les chartulaires tiennent matériellement à jour les contrats ; eux assurent la perception des versements dus par les exploitants agricoles. L’exemple du curateur Aithérios, employé de l’orphelinat d’Apamée de Thrace, est ici éclairant : il est curateur des biens concédés en emphytéose, donc chargé de lever le canon emphytéotique143. C’est aussi la tâche de Théodosios dans l’évêché d’Anastasioupolis144. Comme le propriétaire est par ailleurs responsable de la levée des impôts sur ses terres, on ne s’étonnera pas que rente publique et privée soient confondues au moins au moment de la perception ; d’où la thèse de J. Gascou, que les oikoi égyptiens ont un caractère semi-public145. Phénomène largement facilité par le mode de faire-valoir des terres, par ailleurs fondamental pour comprendre les rapports de production.

2/ Les cultivateurs du grand domaine : le triomphe du faire-valoir indirect

a/ Le faire-valoir direct

61L’exploitation des grands domaines en faire-valoir direct pourrait s’effectuer de trois façons, d’ailleurs nullement exclusives l’une de l’autre : l’esclavage, le travail gratuit des tenanciers sur la partie du domaine restée en régie directe par le biais de corvées, le salariat.

62La corvée existe à Byzance, mais il s’agit uniquement de travaux effectués pour le compte et à la demande de la puissance publique : charrois (ἀγγαρεία), construction de routes (όδοστρωσία) et de ponts (γέφυρα) sont d’ailleurs mis sur le même plan que d’autres types de réquisition, comme la vente forcée de marchandises (συνωνή) ou le gîte (μητᾶτα), ou même que des impôts additionnels (διαγραφή) ou l’adjectio sterilium146. Nous n’avons pas connaissance que ces corvées publiques aient été détournées pour la mise en valeur de biens privés ; au reste, elles n’ont aucun caractère agricole.

63Le salariat n’est pas inconnu. Certaines tâches collectives dans les villages sont même effectuées de façon privilégiée par des salariés, plus ou moins employés par la communauté. Le salariat permet également de recruter la main-d’œuvre d’appoint. Ainsi les 18.500 prisonniers que font les Sarracènes le 26 novembre 502 près d’Harran et d’Édesse s’expliquent parce que de nombreux habitants de ces cités étaient sortis aider les villageois pour la moisson147 ; les campagnes utilisent donc comme main-d’œuvre temporaire les habitants désœuvrés des villes ; mais il ne s’agit que d’un salariat d’appoint. Force est de constater que nous n’avons pas trace d’une utilisation large et permanente du salariat dans la mise en valeur des terres.

64L’esclavage est au contraire largement attesté, et pour longtemps encore, puisque, à la fin du ix^e siècle, Léon VI se résout à accorder le droit de propriété aux esclaves impériaux, ce qui est la négation même de l’esclavage, et conseille aux autres propriétaires d’en faire autant148. Que les esclaves soient employés effectivement sur les grands domaines, c’est ce que prouve la législation justinienne. Une loi de la fin du v^e siècle ou du début du vi^e interdit d’asseoir un patronage sur des villages (kômai) et leurs agriculteurs, qui peuvent être des esclaves149. Les esclaves seront bien entendu rendus à leur maître ; toutefois, celui-ci ne les surveillait pas de très près s’il les a laissés entrer dans le patronage d’autrui. Surtout, les novelles de Justinien placent dans les biens immeubles que l’Église ne peut aliéner les “esclaves agriculteurs” (ἀνδράποδα ἀγροικικά ou γεωργικά)150. Une partie des domaines de l’Église étaient donc exploités par des esclaves agriculteurs.

65De cette utilisation de la main-d’œuvre servile dans la mise en valeur des domaines fonciers, nous avons un petit nombre d’indices archéologiques. Ainsi la ferme palestinienne de Shelomi, dépendance d’un monastère : les traces que l’on y a découvertes d’engrangement du foin démontrent la stabulation des bovins au centre du domaine, donc l’entretien de trains de culture utilisés pour la mise en culture d’une partie du domaine par une main-d’œuvre qui, si elle n’est pas salariée, est peut-être servile, à moins de supposer un système compliqué d’attelages mis à la disposition des colons ; les trouvailles d’instruments agricoles divers (faux, faucilles, fourches) et les restes végétaux stockés, indices d’une récolte engrangée, vont dans le même sens151. Autre exemple allant dans le sens de l’utilisation des esclaves, la villa d’Halieis (Porto-Héli) des v^e-vi^e siècles ; le bâtiment d’un riche propriétaire (non classable) est entouré des maisons des dépendants, dont les tombes attestent la très grande misère152. Le grand nombre d’amphores trouvées à proximité servait sans doute pour l’huile et le vin ; l’olivier et la vigne seraient alors cultivés par les habitants de ces demeures à qui la misère et le très fort regroupement laissaient peu d’indépendance : des esclaves ou quelque chose d’approchant153.

66Au sein des personnels de gestion étudiés plus haut, rares étaient ceux qui pouvaient faire penser à des régisseurs animant le travail de troupeaux d’esclaves ; ce sont plutôt des collecteurs de rentes ou redevances, surveillant la bonne exécution des baux : la forme dominante de mise en valeur des terres est la location sous diverses formes à de petits exploitants : colons, locataires, emphytéotes.

b/ Les colons

67Le colonat est, de tous les sujets touchant aux campagnes de l’Empire romain tardif, celui qui a donné naissance à la plus abondante littérature que nous ne prétendons pas renouveler, du moins pour la condition juridique154. Nous voudrions simplement mettre quelques facteurs très simples en relation avec la mise en valeur des terres, tels qu’ils ressortent de la législation de Justinien155. D’abord, le colon est un locataire : sa seule obligation vis-à-vis de son propriétaire est de payer son loyer en argent ou en fruits ; le propriétaire n’a pas le droit d’augmenter le loyer convenu156 ; il ne peut pas non plus se faire payer en argent si le versement est convenu en nature et réciproquement157. Le bail est perpétuel des deux côtés. Le propriétaire ne peut chasser le colon, même pas le changer de terre au moment où il la transfère : le transfert d’une terre baillée à des colons implique le transfert des colons158. Le colon ne peut déguerpir, même si le propriétaire transfère à autrui son droit à la terre, ni choisir son maître, et ceci de façon héréditaire159. Bref, le colon a toutes les apparences de l’exploitant agricole indépendant au plan économique, mais il est attaché héréditairement à sa terre.

68Ceci dit, notre époque connaît deux sortes de colons : selon Anastase, “des paysans, les uns sont adscrits (έναπόγραφοι) et leur pécule appartient à leur propriétaire ; les autres, au bout de trente ans, deviennent des colons (μισθωτοί)160, tout en restant libres avec leurs biens propres ; ils sont tenus et de travailler la terre et de fournir l’impôt ; ceci dans l’intérêt du propriétaire et des paysans”161. Malgré de nombreuses études, ce texte garde une partie de son mystère. En 531-534, Justinien précise la condition du “colon” qu’Anastase qualifiait de “libre” ; notamment, la clause des trente ans pouvait permettre aux enfants de déguerpir à la mort de leurs parents s’ils n’étaient pas nés au moins trente ans avant. Ceci prouve que la condition de colon libre est ressentie comme relativement nouvelle. D’un autre côté, c’est une condition “réelle”, liée à la terre exploitée. Lorsqu’une terre de colon devenait vacante faute d’héritier, on pouvait la proposer à un homme “libre” ; celui-ci gardait évidemment sa liberté, mais, au bout de trente ans (durée d’un bail ordinaire), il devenait colon, donc attaché à la terre. On remarquera l’absence de toute législation sur le degré de liberté personnelle du colon avant Anastase ; avec ce dernier, le problème se pose, car les colons se raréfient et l’on propose des terres de colon à des hommes libres de toute attache foncière. On peut y voir, comme on l’a souvent fait, la marque d’un asservissement des hommes libres par attache à la terre ; on peut aussi y voir le signe que les colons adscrits font défaut et qu’on se dirige ainsi vers l’alignement sur la condition, plus favorable, de colon libre : le colonat est aspiré vers la liberté du simple fait que des colons sont libres. Que vaudront en effet les entraves à la liberté du colon libre qui reste propriétaire de ses biens propres et qui est contribuable, donc citoyen de plein exercice ?

69Il faut donc se pencher sur la condition des colons dits adscrits. Une étude récente162 a, sur ce point, redressé un certain nombre d’idées effectivement discutables. D’abord, la notion même, apparue en Orient dans la deuxième moitié du v^e siècle, n’est pas pleinement définie à l’époque de Justinien. C’est la notion d’inscription qui l’emporte : le colon adscrit est enregistré sur un domaine163. On ne peut pas non plus soutenir que la condition de colon adscrit s’est continuellement dégradée pour se transformer en quasi-esclavage164. Justinien se borne à tenter désespérément d’en maintenir les effectifs.

70Quelle différence entre le colon “libre” et le colon “adscrit” ? La non-disposition de ses biens va bientôt voler en éclats. La seconde et dernière différence, c’est que le colon libre paie directement l’impôt, est contribuable, tandis que le colon adscrit ne le paie pas. Du moins, le contribuable est alors le propriétaire qui se rattrape sur le colon, à travers la rente, de l’impôt qui lui est demandé en fonction des colons inscrits dans son rôle. Les conséquences de ce phénomène sont ambiguës. D’un côté, il prive le colon adscrit d’une partie de la condition de citoyen, celle de contribuable. De l’autre, il fait du propriétaire un agent public de perception. Le colon verra dans son propriétaire plus le percepteur que le propriétaire165, ce qui distend en fait les liens entre propriétaire et colon devenus publics plus que personnels.

71Mais l’évolution va plus loin encore. Dans une novelle de 545, Justinien précise que personne ne doit être imposé pour ce dont il n’est pas propriétaire. Par exemple, le propriétaire d’un colon adscrit ne se verra pas réclamer l’impôt dû par son colon pour la propriété (κτῆσιν) que celui-ci détient en propre (ἰδίαν)166. En 545 donc, un colon adscrit, qui, sous Anastase, ne disposait même pas de son pécule, peut être par ailleurs propriétaire d’un bien ; il est ainsi contribuable. Les deux principales limitations à la liberté du colon adscrit ont ainsi disparu, preuve de la fragilité extrême de cette condition : la dernière trace de l’origine servile, l’incapacité de propriété et l’incapacité fiscale qui lui était liée, a disparu. Dès lors, tous les colons sont, de fait, des “colons libres”. Reste l’attache à la terre ; nous verrons ce qu’elle vaut.

72Donc, une partie des terres des grands domaines sont exploitées au vi^e siècle par des colons. Ceux-ci doivent un loyer en espèces ou en nature, fixé au départ en valeur ou en part de fruits, on ne sait, mais insusceptible de modification sans l’accord des deux parties. Les colons sont donc des locataires. Mais des locataires un peu particuliers : la location est perpétuelle et ni le propriétaire ni le locataire ne peuvent y renoncer et, ce, de façon héréditaire.

с/ Les locataires

73La location167 (locano, conductio, μίσθωσις) est, à bien des égards, le contraire du colonat : certes, le loyer est fixé à l’avance et le propriétaire, pas plus que le locataire, ne peut le modifier durant le bail168. Mais la location est à durée strictement limitée, avec un butoir à 29 ans qui permet d’éviter tout soupçon de colonat ; c’est du moins l’évolution qui se fait sentir : une loi ancienne, reprise dans le Code Justinien et les Basiliques, envisageait la location perpétuelle169 ; mais la novelle de 544 sur les biens ecclésiastiques limite la durée de la location à 29 ans170 ; ce passage ne s’applique pas uniquement aux biens ecclésiastiques, comme le confirme le titre XIII de l’Ecloga171. Une assez large ambiguïté demeure néanmoins. Les scholies des Basiliques commentent ainsi le texte de C. J. IV, 65, 10 : “Que la location soit perpétuelle ou à temps, elle passe aux héritiers. Cela signifie qu’il existe une location perpétuelle. La novelle dit aussi que la location des biens ecclésiastiques ne doit pas dépasser les trente ans”172. La traduction des Basiliques a supprimé la mention qu’une location (conductio) est perpétuelle ou à temps ; d’où la surprise du scholiaste. La location perpétuelle, qui date d’une période antérieure au colonat, a de fait presque entièrement disparu dès l’époque des Basiliques et même sans doute à l’époque du Code Justinien ; le titre du Code sur la location comprend en effet surtout des lois du iii^e siècle.

74Le contrat de location est passé entre deux personnes ; la terre (ou la maison ou l’atelier)173 est bien l’objet du contrat, mais elle n’est pas partie prenante du contrat, si l’on peut dire. Si quelqu’un achète un bien-fonds pourvu d’un locataire, l’acheteur n’est pas forcé d’autoriser le locataire à rester sur le bien-fonds, sauf si c’est prévu au contrat de vente : il doit donner expressément son accord au maintien de la location174. En revanche, le décès du locataire n’est pas un motif d’interruption : le fils hérite de la location pour le temps qui reste à courir.

75La condition de locataire est néanmoins précaire. Rien ne garantit la reconduction du bail : la location échue doit être renouvelée, au moins tacitement175. A l’occasion du renouvellement du bail, le propriétaire peut à discrétion changer de locataire ou augmenter le loyer, ou les deux. Néanmoins, le contrat comporte des garanties. D’abord, il existe une possibilité de dédit dans un délai d’un an pour les deux parties sauf si le contrat l’exclut explicitement176. Ainsi, le locataire qui estimerait avoir été joué sur la qualité de la terre a la faculté de rompre le contrat ; de même pour le propriétaire qui penserait avoir engagé un locataire inefficace qui s’avérera incapable de verser son loyer. Ensuite, le propriétaire ne peut ni augmenter le loyer durant le contrat, ni substituer en cours de contrat un candidat mieux-disant au locataire en place177. Enfin, le locataire semble protégé en cas de mauvaise récolte accidentelle, à charge pour lui de compenser par le surplus des bonnes récoltes178. L’intérêt porté par les scholiastes des Basiliques à ce problème montre qu’il était toujours d’actualité à leur époque.

76Ajoutons que le locataire n’est pas forcément celui qui met en valeur : “on n’empêchera personne de sous-louer à un autre le bien qu’il a loué, pour le mettre en valeur (καρπώσασθαι)”179. Nous n’avons pas d’autre précision sur les conditions de cette sous-location. Mais, comme la location elle-même peut être “non écrite”, il s’agit probablement d’un contrat oral.

77Nous n’avons malheureusement conservé pour cette époque des contrats de location qu’en Égypte. Même l’Église, qui préfère, on le verra, l’emphytéose, pratiquait aussi la location à court et moyen terme ; les baux à part de fruits, caractéristiques de la location, représentent une part non négligeable (entre 1/4 et 1/5 approximativement)180. Par ailleurs, même pour les baux fixes (pour la plupart emphytéotiques), les versements en nature le disputent à l’or181.

d/ Les emphytéotes

Succès de l’emphytéose

78Pour l’époque qui nous intéresse, la location au sens strict occupe une part relativement faible dans la mise en valeur des grands domaines, au profit du colonat et de l’emphytéose. Les baux perpétuels ou à long terme l’emportent très largement sur ceux à court terme. Ceci mérite une explication de nature économique, même si nous devons prendre garde aux pesanteurs socio-politiques ; l’État préfère les contrats perpétuels, au premier rang desquels le colonat, car ils apportent une meilleure garantie de paiement de l’impôt : l’exploitation de la terre, et, partant, le versement de l’impôt, ne connaîtront pas de solution de continuité. Les baux perpétuels sont une garantie, d’ailleurs plus formelle que réelle, contre le développement des sterilia, ennemi héréditaire de l’État-percepteur.

79Les exploitants agricoles préfèrent également les baux perpétuels, qui leur assurent de conserver la terre et de voir leurs enfants leur succéder, ce qui compense largement l’astreinte, au reste peu applicable, à ne pas déguerpir, et l’éventuelle hausse des loyers réels au cas où le prix du droit à la terre baisserait. En revanche, les baux â court terme devraient avoir la préférence des propriétaires : ils sont les seuls qui leur permettent de profiter de la conjoncture, de faire jouer la concurrence entre les preneurs et de donner la terre au mieux-disant, d’adapter le mode de perception de la rente (espèces ou nature) à l’état du marché. Or, les grands propriétaires eux-mêmes préfèrent de toute évidence l’assurance d’un minimum que leur fournissent les baux plus ou moins perpétuels : ils n’ont pas intérêt aux baux à court terme parce que la conjoncture n’y est pas favorable. C’est le signe d’une économie agraire peu entreprenante, qui tente de jouer sur le long terme, et non sur la conjoncture du moment. L’essentiel est de lier à la terre qu’il cultive autant que faire se peut l’homme, denrée rare. Or l’attache réglementaire au sol par le biais du colonat ne résiste pas au manque généralisé de bras ; à preuve les lois réitérées qui punissent ceux des propriétaires ou de leurs employés qui attirent les colons d’autrui, ou qui permettent de poursuivre un colon fugitif sur plusieurs provinces, ce qui montre la très grande mobilité182. Mieux vaut, dès lors, que cette attache du paysan à la terre soit volontaire : et c’est le triomphe de l’emphytéose.

80Même si l’emphytéose est le successeur de l’ancien jus perpetuu183, elle reste au vi^e siècle un mode de concession relativement récent. Le titre 66 du Livre IV du Code Justinien qui en traite suit immédiatement celui sur la location : dans ce dernier, il fallait attendre 32 lois (dont 30 du iii^e siècle) pour atteindre l’époque de Zénon où commence le titre sur l’emphytéose. Le législateur a d’ailleurs bien conscience d’innover, puisqu’il définit l’emphytéose par défaut : elle “n’est ni une catégorie de location, ni une catégorie d’aliénation, mais obéit à ses propres règles”184. À l’autre bout de la chaîne, l’Écloga, qui n’accorde qu’un paragraphe à la location, en consacre six fois plus à l’emphytéose185 ; elle est le premier exposé systématique sur le sujet.

Nature de l’emphytéose

81La nature même de la concession est tout à fait différente de la location. D’abord, elle est de très longue durée : elle peut être perpétuelle ; si elle ne l’est pas, elle dure au moins la vie du preneur et, le plus souvent, elle s’applique pour trois générations, le preneur et ses deux héritiers et successeurs : “la troisième personne, en mourant, ne peut renouveler l’emphytéose limitée pour qu’elle ne se transforme pas, par ce biais, en emphytéose perpétuelle”186. Ensuite, l’emphytéote est possesseur de la terre : il peut en faire ce qu’il veut, de la terre comme des améliorations ; en conséquence, il est en droit non seulement de transmettre l’emphytéose à ses héritiers, mais de la donner en dot ou de la vendre ; le propriétaire d’origine a le droit de préemption sur l’emphytéose en cas de vente de celle-ci ; mais, s’il n’en use pas, il doit recevoir par écrit le nouvel emphytéote187. En tout état de cause, l’emphytéote est propriétaire des améliorations qu’il apporte au bien, des investissements qu’il effectue dessus. Son emprise sur la terre est donc extrêmement forte. Il peut en être chassé dans deux cas seulement : s’il reste trois ans sans verser son canon ou sans apporter au propriétaire les quittances de l’impôt qui permettront à celui-ci de prouver que l’impôt sur sa terre a bien été versé188 ; il perd alors aussi ses investissements. Ce délai a été ramené à deux ans pour les emphytéoses ecclésiastiques189, mesure que l’Ecloga renforce190. Les textes législatifs protègent même l’emphytéote contre la manœuvre que pourrait tenter le propriétaire désireux de récupérer son bien et les investissements pratiqués dessus : attendre deux ou trois ans en refusant obstinément de recevoir canon et quittances des impôts191. Bref, l’emphytéote est un locataire à très longue durée, détenteur de larges droits et vigoureusement protégé par la loi.

82On comprend que la législation de Justinien, Code et Novelles, s’y attarde tant : ce mode d’exploitation se développe considérablement à cette époque. Il est dominant dans les oikoi égyptiens192, avec ses trois caractéristiques : fixité, perpétuité (déjà évoquée) et liquidité ; le revenu (pakton, canon) est au moins partiellement, et souvent majoritairement, évalué et payé en espèces. Toutefois, en Egypte comme ailleurs, c’est sur les domaines ecclésiastiques que l’emphytéose a connu la vogue la plus complète193. Sous Justinien en effet l’Église obtient l’élargissement du droit à concéder des emphytéoses : d’abord limitées à trois générations, ces concessions peuvent être perpétuelles à partir de 544.

L’emphytéose perpétuelle des biens ecclésiastiques

83En effet, toutes les lois connues concernant les biens ecclésiastiques tournent autour de l’idée qu’aucun de ceux-ci ne peut échapper de façon définitive à l’Église. On peut les résumer ainsi : les “pieuses maisons” ne peuvent vendre, donner, échanger des biens immeubles, ni les louer à plus de trente ans194, ni les donner en droit de parèque195, ni les donner en gage ni les concéder en emphytéose perpétuelle196. Celle-ci est donc assimilée à une aliénation, puisque l’Église ne peut reprendre le bien. Au reste, le jus colonarium aboutit au même résultat ; d’où l’interdiction de louer pour plus de trente ans, puisque, au bout de trente ans, le locataire devient colon et ne peut plus être chassé ; interdiction paradoxale, puisque les colons font partie du capital immobilier de l’Église au même titre que les biens-fonds, les esclaves agriculteurs ou les annones publiques197.

84En 544, Justinien autorise enfin les emphytéoses perpétuelles198. Pour les établissements de la capitale, cela n’est autorisé que pour les biens en ruine dont il faut assurer la reconstruction ; pour ceux de province, point de limite. Cette concession de l’Empereur est surtout intéressante si l’on veut bien en chercher l’explication de fond. Celle-ci est double. D’abord, les biens ecclésiastiques sont dans un état lamentable et les revenus sont en chute libre ; l’Église n’a même pas de quoi payer ses impôts, au point que Justinien doit prévoir, pour payer des dettes publiques ou d’autres, soit la vente aux enchères, soit de donner le bien que l’on veut aliéner suivant la procédure pro soluto199. Elle doit donc à tout prix louer ses biens. Or elle ne trouve pas preneur pour les emphytéoses aux prix précédents et à durée limitée, car les emphytéotes potentiels trouvent mieux ailleurs. Ils trouvent pour un canon moins élevé et l’Église, sur ce point, est prête à céder ; Justinien doit y mettre un garde-fou en limitant la diminution du loyer au 1/6^e200. Mais ils trouvent aussi à prendre des emphytéoses perpétuelles, concédées soit par l’État soit par un propriétaire privé ; quel besoin auraient-ils alors de prendre pour un loyer sans doute plus élevé et pour trois générations seulement un bien pour lequel ils bénéficieraient d’une protection moins forte puisque l’Église serait en droit de les expulser au bout de deux ans seulement de non-paiement du loyer ? Au reste, on prendra bien garde que l’Église n’est nullement obligée de chasser l’emphytéote “défaillant” : elle peut lui laisser l’emphytéose s’il verse son canon, et même lui faire grâce de l’arrérage201. Moralité : il vaut mieux faire remise à un emphytéote de quelques années de loyer pourvu qu’il reste et assure ainsi, pour l’avenir, le paiement de l’impôt et le versement d’un canon.

Signification économique et sociale de l’emphytéose

85Les textes législatifs destinés à protéger les biens de l’Église contre les aliénations sont donc tout à fait significatifs. L’ensemble des propriétaires proposent aux paysans des emphytéoses perpétuelles pour un loyer, disons, raisonnable. Ce mode de concession fait florès, ce qui explique, 170 ans plus tard, la place qu’il occupe dans l’Ecloga. Voilà qui dénote chez les propriétaires de tous ordres, publics, ecclésiastiques ou privés, la peur du risque, la fuite devant les revenus variables parce qu’ils sont proportionnels à la récolte ou versés en nature, en marchandises de prix variable : les grands propriétaires cherchent un revenu garanti, fixe et, si possible, perçu en or. Et l’on abrite une éventuelle nouveauté comme le paiement en or derrière une coutume prétendument ancienne et la “justice” d’un canon fixe, à vrai dire réclamé d’un commun accord par les deux parties202.

86Second point d’une extrême importance à nos yeux : le triomphe de l’emphytéose profite aussi aux autres paysans non propriétaires. Déjà, la condition de tenancier - emphytéote, mais aussi colon - est à bien des égards préférable, au plan économique mais aussi parfois juridique, à celle des petits propriétaires ; ceux-ci sont écrasés d’impôt, en butte aux abus des autorités et menacés par l’appétit des puissants203, tandis que ceux-là, à l’abri de toute augmentation de loyer autant que de toute expulsion, sont de surcroît protégés par leur propriétaire contre les excès des agents du fisc. De plus, l’emphytéose attire irrésistiblement le colonat, comme le montrent les baux emphytéotiques souscrits par des colons204. Les colons mêmes “adscrits” ont le droit d’accéder à la propriété de biens-fonds dans la législation de Justinten205 ; a fortiori, ils ont le droit de détenir une terre en emphytéose, à côté de leur tenure colonaire. Mais surtout, les colons se transforment en emphytéotes206, soit qu’ils prennent la même terre en emphytéose, soit qu’ils changent de tenure pour en prendre une autre en emphytéose. Le manque d’hommes rend inefficace l’attache à la terre : l’on n’a pas les moyens d’empêcher de déguerpir un paysan décidé à le faire, assuré qu’il est de trouver la protection d’un autre maître qui a besoin de lui207.

87Ce développement de l’emphytéose nous paraît un point crucial dans l’évolution de la paysannerie byzantine. D’abord, ce statut est extrêmement favorable ; l’Église a raison de considérer une emphytéose perpétuelle comme une aliénation. Comme le propriétaire, l’emphytéote perpétuel est détenteur de sa terre sans limitation de durée et avec un plein droit de transmission et de concession ; comme lui, il paie directement l’impôt. On objectera que l’emphytéote doit verser le canon, ce qui le dénonce comme non propriétaire. Mais le canon emphytéotique est très faible et surtout en baisse continuelle ; d’où les précautions répétées que doivent prendre les Empereurs pour empêcher que ce canon ne diminue plus vite que 1/6^e par 1/6^e à chaque changement d’emphytéote208. L’emphytéose est un des moyens privilégiés qui conduit le paysan à l’indépendance la plus totale ; c’est l’une des sources essentielles de l’essor de la petite propriété.

88D’ailleurs, les paysans qui deviennent emphytéotes sont les plus entreprenants et les plus riches. Ils soutiennent la concurrence avec d’autres preneurs d’emphytéoses qui y voient une source éventuelle de revenus et qui appartiennent à d’autres catégories sociales ; artisans de quelque importance, demotes (cadres de la vie municipale), enseignants, notaires et même plus hauts fonctionnaires, qui sous-louent ensuite à des paysans209 ; or, lorsque ce ne sont pas de tels personnages qui emportent l’emphytéose, ce sont des γεωργοί ; par quoi on peut entendre colons, mais aussi, en fait, toutes sortes d’agriculteurs quels que soient leur statut - emphytéotes, locataires, colons, et même propriétaires - et leur occupation, même leur appartenance éventuelle au clergé210. Pas n’importe quels paysans toutefois, mais les plus entreprenants. En effet, dans l’emphytéose, la propriété des améliorations revient au preneur ; c’est la contrepartie de l’investissement qui incombe à l’emphytéote.

89Même sans entrer dans le détail des contrats que l’Egypte seule nous offre, il est clair que l’emphytéote doit disposer d’une certaine capacité à investir. Ainsi, l’église de Constantinople concède des proasteia que la loi prétend de grande valeur, mais qui ne rapportent à peu près rien ; on ne peut donc en déterminer exactement le canon attendu ; on l’estimera à 5 % de la valeur, et le canon sera donc de 4 1/6 % de la valeur du bien (5 % diminué de 1/6^e). Les biens ecclésiastiques totalement en ruine seront donnés en emphytéose et l’emphytéote reconstruira avec le droit d’utiliser les matériaux trouvés sur place211. En 544, les choses ne se sont pas améliorées : l’Église possède des biens dont les bâtiments sont en ruine et qui ne rapportent rien ; l’administrateur peut les bailler en emphytéose perpétuelle ; l’emphytéote choisit entre un loyer du tiers des bâtiments encore debout dès le début de la concession, ou une franchise de loyer pendant la reconstruction et canon de moitié par la suite ; l’emphytéote peut utiliser les matériaux212. On voit bien que l’emphytéote investit. C’est pourquoi d’ailleurs Justinien, en 530, précisait que le bénéficiaire devait être aisé (εὒπορος), pour assurer la restitution en fin d’emphytéose, quand l’Église ne devait pas concéder d’emphytéose perpétuelle213. L’Église craignait donc la concession à des paysans pauvres qui auraient mal entretenu le bien : elle recherche l’εὒπορος, le paysan aisé qui investira sur ses biens. À l’inverse, le bailleur est dispensé d’investissements ; dans le cas de l’Église, il n’en avait pas souvent les moyens.

90Une conclusion s’impose. Une partie de la paysannerie byzantine du vi^e siècle a de quoi investir en prenant des terres en emphytéose, ce qui lui assure une indépendance économique totale, sauf un modeste canon ; c’est une étape sur le chemin de la propriété. Ces hommes constituent l’avant-garde de la masse rurale. Celle-ci s’éloigne définitivement de l’esclavage. Le colonat est une condition encore nombreuse, mais moribonde. Le manque généralisé de bras, la recherche désespérée d’exploitants pour des terres désertes où l’État tente en vain de percevoir encore l’impôt, permettent à la paysannerie d’améliorer sa condition de façon progressive mais décisive. Certes, on voit poindre dans les lois de Justinien les contours d’une sujétion nouvelle avec le “droit de parèque”, qui remplacerait le jus colonarium214 ; mais ce remplacement même permet de mesurer le chemin parcouru, car le parèque, qui peut disposer de sa tenure, est plus proche de l’emphytéote du vi^e siècle que du colon, fût-il “libre”.

III/ L’état des grandes propriétés

1/ Les grands propriétaires : les puissants et leur personnel

L’évolution du patronage

91Les conclusions que nous venons d’esquisser semblent contredites par les sources, nombreuses et concordantes, qui retracent les abus commis par les puissants à rencontre des paysans à notre époque. Toutefois, ces sources, dans la droite ligne des harangues de Libanios, condamnent toujours avec énergie l’imposition de nouveaux patronages, mais les victimes en sont désormais moins les propriétaires urbains privés de leurs rentes que les paysans eux-mêmes ou les moyens propriétaires, privés purement et simplement de leurs propriétés.

92Au v^e siècle encore, quand écrit Théodoret de Cyr, les paysans semblent rechercher un patron, ne serait-ce que pour arbitrer leurs querelles de murs mitoyens ; c’est le rôle que joue le scholastikos Marana que Théodoret veut persuader de revenir en ville215. Les villageois propriétaires (γεωργοί καί δεσπόται) d’une grande kômè du Liban, qu’Abraamès vient de convertir, appellent ce dernier à devenir leur patron (προστάτης) pour les protéger du fisc ; Abraamès finit par se porter caution pour la somme de 100 nomismata qu’il emprunte à des amis d’Émèse216. Devant l’exode vers la ville de l’aristocratie foncière, les paysans, même propriétaires, ressentent le besoin de la protection et du savoir-faire d’un puissant217. Ici, la puissance est d’origine spirituelle, mais ce ne sera pas toujours le cas.

93La fonction de protection du patron peut aisément se muer en fonction de dépouillement. Déjà Marina, femme de Valentinien, achète un proasteion en bénéficiant d’un tarif spécial parce qu’elle est impératrice. Valentinien réagit vigoureusement et fait rendre le bien218. Des personnages de moindre envergure arrivaient aussi à acheter des terres bien en dessous de leur prix. En 535, Justinien nous décrit dans les détails les abus ainsi commis en Thrace, dans une novelle adressée au gouverneur d’Hémimont, conservée en latin et en grec. Ce texte est à nos yeux très important autant pour la situation du vi^e siècle que pour la similitude que l’on ne peut manquer de noter avec les novelles du x^e siècle.

94Justinien dénonce ceux qui “ont osé, se saisissant de l’occasion du manque de grain, faire à des gens des prêts à gage d’une toute petite quantité de fruits et leur prendre toute leur terre ; ainsi, une partie des paysans (γεωργοί ; latin : coloni ou agrestes) a déguerpi et l’autre est morte de faim ; calamité qui ne le cédait en rien à une invasion barbare”219. L’accaparement ne porte pas seulement sur la terre, mais aussi sur le capital d’exploitation (bovins, brebis ou esclaves)220. Les coupables se sont emparés des colons des autres propriétaires, avec leurs terres, et surtout des terres des petits propriétaires, ceux qui travaillent avec leurs esclaves221. Parmi les auteurs les plus acharnés de tels abus, les soldats, ce qui motive l’appel de Justinien au préfet du prétoire d’Illyricum pour assurer l’application des mesures prises222 ; cela confirme l’usage de la puissance au sens le plus concret, la force armée, pour acquérir des terres.

95Ce texte traduit une évolution importante du patronage. Au départ, si l’on en croit Libanios, le patron visait surtout à détourner à son profit le prélèvement dû au propriétaire, et aussi au fisc. Cela existe toujours et Justinien le dénonce encore en 535223 ; mais il condamne également l’appropriation des biens d’autrui, par quoi il faut entendre non seulement les revenus, mais les biens eux-mêmes. D’ailleurs, le chroniqueur Malaias explicite les intentions de Justinien224 ; celui-ci, par ses novelles (il s’agit de la novelle 17 de 535), interdit aux fonctionnaires d’acquérir dans le ressort de leur fonction, afin qu’ils ne briment pas leurs “copropriétaires” (συγκεκτημένοι) et ne forcent personne à tester en leur faveur en vertu de leur prostasia (puissance, patronage : c’est le même terme) de magistrat.

96Nous abordons ainsi un nouvel aspect de l’oppression des puissants : l’utilisation à des fins privées de la puissance publique. Encore l’exemple précédent visait-il sans doute avant tout des personnages de haut rang ; mais il n’est pas toujours besoin de monter si haut. En 545, Justinien dénonce les abus commis sur les biens en attente d’adjectio sterilium, provisoirement gérés par les fonctionnaires chargés de la perception ; Justinien ordonne que le gouverneur fasse faire un inventaire précis des colons et de leur pécule, des fruits, animaux, outillage (instruction) et équipement (instrumentum) qui s’y trouvent225 ; ainsi, ces fonctionnaires ne profiteront pas de leur gestion provisoire pour s’emparer du capital d’exploitation. La présence de colons et d’animaux sur une terre semblerait pourtant contradictoire avec son caractère stérile ; sans doute soumettait-on à l’adjectio sterilium des terres non pas improductives, mais dont on n’arrivait plus à percevoir l’impôt dû par le propriétaire d’origine.

97De cette utilisation d’une parcelle de la puissance publique pour arracher leurs terres aux petits détenteurs, on en aura une idée à travers l’exemple suivant tiré d’un additif au Pré Spirituel de Jean Moschos, en date du début du vii^e siècle. Un frère avait réussi à résister à la pression d’un illustre laïc qui convoitait l’unique bien-fonds qu’il avait conservé. Mais ce laïc devient gouverneur de la province et multiplie les méfaits : notamment, il fait passer ses troupeaux par le bien-fonds du frère. Sans l’intervention d’un pieux vieillard hésychaste, le moine aurait cédé226. Le puissant utilise à la fois l’obstination, sa puissance administrative et l’impunité qu’il en tire pour dépouiller un pauvre homme du seul bien-fonds qui lui reste. Les gestionnaires des maisons divines, reconnaît Tibère II, utilisent même des moyens encore plus directs, allant jusqu’à la torture, pour dépouiller les faibles de leurs biens-fonds en faveur des maisons divines qu’ils gèrent avec plus d’appétit encore que leurs propres domaines227.

L’action à force ouverte

98On en arrive ainsi à un mal qui semble fort répandu à l’époque de Justinien : l’action à force ouverte qui permet à un puissant personnage, en personne ou par ses employés, de s’approprier les terres d’autrui en apposant des titres de propriété à son nom ; celle-ci vient doubler l’insinuation dans des procès où il n’a rien à voir pour faire perdre des gens qui auraient dû gagner et ceci au bénéfice de ses protégés. On trouvait déjà ce procédé dans une loi du début du v^e siècle228. On le retrouve, omniprésent, dans la novelle de Tibère II sur les maisons divines229. Et les personnels de celles-ci utilisent le prestige que leur confère la détention des biens impériaux pour gagner, contre toute justice, les procès qu’ils mènent en leur nom propre230.

99L’apposition de tituli par les puissants et leurs protégés n’est pas nouvelle non plus ; dès 439, les gérants (φροντίζοντες) de la Res Privata y était déjà impliqués231. Les curateurs et autres chartulaires, gérants, locataires des maisons divines la pratiquent encore à l’époque de Tibère II ; ils profitent souvent du voisinage : les terres qu’ils s’approprient ainsi au nom des maisons divines sont mélangées à celles qui appartiennent réellement à ces établissements232 ; en effet, bien souvent, un grand propriétaire ne détient qu’une partie d’un village et ses parcelles sont inextricablement mêlées à celles d’un ou de plusieurs paysans.

100Par exemple, Aithérios “s’emparait des biens des vivants et des morts au nom de la maison impériale233 qu’il gouvernait sous Justinien”234.

101Tibère II dénonce l’apposition de tituli impériaux sur les biens d’autrui ; en cas d’attribution légalement fondée d’un bien à une maison divine, cette procédure était au contraire parfaitement légale235. En revanche, une telle apposition était interdite aux personnes privées. Dans ses novelles de 535, qui réorganisent la plupart des provinces, Justinien explique que c’est un des abus les plus fréquents et l’Empereur renforce les pouvoirs des fonctionnaires provinciaux pour le combattre efficacement. Que celui-ci soit le fait de puissants personnages, cela tombe sous le sens ; bien souvent, toutefois, ils font agir leurs gérants (φροντιστής, προνόῶν) ; ce qui leur évite d’ailleurs d’encourir la confiscation236.

102Les gérants des biens des puissants et ceux des maisons divines dans la novelle de Tibère II ont un comportement similaire. Il s’agit bien sûr d’un seul et même personnel ; et l’Empereur, malgré ses dénégations, ne se conduit pas autrement que les puissants, sauf que lui ne risque en aucun cas la... confiscation ! Publics et privés, les puissants sont un seul et même danger pour les humbles ; ainsi, dans la novelle 102 du 27 mai 536 sur le modérateur d’Arabie ; le modérateur institué par cette loi “viendra au secours des particuliers en ne permettant ni au duc, ni au phylarque, ni à une personne appartenant aux maisons des puissants (τις των δυνατών οϊκων)237, ni même au divin Patrimoine, à nos divins privata ou à notre maison divine de causer à nos sujets le moindre dommage”238.

103Mais la description la meilleure des méfaits des puissants, ou du moins de leurs employés, concerne la Cappadoce : “Il s’agit des gérants (έπιτροτεύοντες) des biens des puissants. Mais voilà que la honte nous saisit à dire avec quelle insolence ils vont çà et là, comment une milice armée (δορυφόροι) les sert et une foule innombrable les flatte. Tous pillent sans retenue”239. Personne ne trouve grâce devant eux, ni les femmes, ni les prêtres ; même la terre impériale a souffert de ces abus. Le nouveau gouverneur de Cappadoce supprimera les milices armées des puissants et ne “laissera pas piller et voler les biens-fonds d’autrui”240. Les mesures prises par Justinien ne sont d’ailleurs pas très efficaces ; au début de l’édit de 548 sur le vicariat de Pontique, il décrit les milices armées (ἂνδρες όπλοφοροῦντες) qui se rassemblent et s’entretuent, mais échappent sans peine aux châtiments qu’elles mériteraient241.

L’anarchie justinienne

104Les lois de Justinien portant réorganisation des provinces, sans être toujours aussi nettes, laissent transparaître une situation qui mériterait une plus longue étude. Dans l’Hélénopont, l’Arabie, la Phénicie libanienne, la Cappadoce, la Paphlagonie, ce sont les milices des puissants qui agissent à force ouverte sans que les magistrats en place aient moyen ni volonté de s’y opposer ; les gérants des maisons divines et autres biens publics ou impériaux se conduisent de la même façon et l’Empereur dépouille ainsi ses propres sujets ! Pour d’autres provinces, les novelles sont moins précises, mais c’est bien la même chose, comme en Arménie ou Palestine242. En Lycaonie et en Isaurie, les éleveurs de chevaux et soldats des gros villages (κώμαι μεγάλαι) se révoltent fort souvent et refusent de payer l’impôt243. Bref, à l’époque de Justinien, souvent considérée comme un apogée de la puissance byzantine, on frise l’anarchie dans les provinces. L’exécution des ordres impériaux au vi^e siècle mériterait une étude. Nous nous limiterons à en estimer, autant que faire se peut, l’impact social pour la vie des campagnes.

105La confrontation des différentes lois que nous venons d’évoquer permet dès l’abord deux remarques importantes. En premier lieu, les puissants personnages pourvus de milices armées ne sont pas les seuls fauteurs de désordres : les paysans indépendants (trop indépendants ?) des villages sont également réticents à une autorité pesante, mais inefficace à les protéger des abus des puissants : ils se défendent eux-mêmes. Ainsi se manifeste de façon sauvage, incontrôlée, paralégale, une force sociale avec laquelle l’Empereur doit compter : la petite paysannerie. Tant que cela se limitait à l’Isaurie, réputée pour ses guerriers, c’était une antique habitude ; mais cette situation locale devient un problème socio-politique, puisqu’elle déborde sur une province centrale de l’Empire, la Lycaonie (Ikonion). Dès lors, on doit s’interroger sur cette force montante : la petite paysannerie indépendante des villages.

106D’autre part, dans les listes des oppresseurs dressées par la législation justinienne244, les “pieuses maisons” manquent à l’appel. Les établissements ecclésiastiques n’entrent pas dans la catégorie des oppresseurs, des fauteurs de trouble, des employeurs de milices privées ; l’Église met ainsi involontairement en accord les principes qu’elle défend et son comportement social parce qu’elle n’a pas les moyens d’intégrer la classe des puissants. Certains ecclésiastiques peuvent se livrer à des méfaits qui rappellent de façon étonnante ceux des “puissants” laïcs ; ainsi, Procope accuse Justinien de permettre “aux prêtres de contraindre leurs voisins ; s’ils annexaient les biens qui jouxtaient les leurs, il les en félicitait”245. D’ailleurs, Justinien interdit aux ecclésiastiques d’exercer un certain nombre de fonctions publiques ou privées, à titre personnel ou au nom de leur établissement : “percepteur ou collecteur des impôts publics, fermier des impôts publics ou des biens d’autrui, curateur d’une maison.,.”246, car cela risquait d’impliquer l’établissement dans des affaires douteuses. Des liens peuvent donc exister entre ces ecclésiastiques et une certaine catégorie sociale, celle des fonctionnaires du fisc, ou gérants des biens publics ou privés. Réciproquement, les prêtres figurent parmi les principales victimes des milices des puissants de Cappadoce247. Quant aux interdictions édictées par Justinien, on aura noté qu’elles visent les ecclésiastiques au service d’autrui plus que les ecclésiastiques voulant arrondir leur patrimoine propre ou celui de leur établissement.

2/ Les grands propriétaires en perte de vitesse ?

a/ L’Église

107Une irritante contradiction s’affirme dans les sources qui nous dépeignent l’état des fortunes ecclésiastiques ; à un extrême, Procope suggère une grande prospérité, en accroissement constant ; il nous a laissé, par exemple, un tableau saisissant de la fortune des églises hérétiques de Syrie-Palestine : “ni le Sénat dans son ensemble, ni aucune autre catégorie notable de l’Empire romain ne pouvait se comparer en richesse à ces sanctuaires”. Richesse mobilière, mais aussi foncière, étroitement imbriquée avec celle des laïcs, même orthodoxes, évidemment touchés lorsque Justinien se met à confisquer les biens des hérétiques248. Peut-être la position même des ces églises, en opposition avec le pouvoir chalcédonien, avait elle drainé vers elles un très fort courant de donations qui les rendait relativement plus riches que les églises orthodoxes ; peut-être Procope a-t-il forcé la note pour mieux montrer l’odieuse rapacité qu’il prête à Justinien. Mais la très grande richesse de quelques établissements, déjà évoquée pour la Grande Église, ne doit pas cacher les inégalités considérables entre les “pieuses maisons”. L’éventail des revenus des évêchés dépassait les 15 à l249. Justinien, inquiet de voir des églises insuffisamment dotées, essaie à plusieurs reprises d’orienter les candidats à la fondation d’églises vers la dotation d’églises existantes mais pauvres250.

108L’insuffisance de dotation n’est toutefois pas le danger le plus grave qui guette les biens ecclésiastiques. Si l’on met de côté le cas des monastères, encore faiblement pourvus, un courant constant assure aux églises épiscopales et locales et aux établissements de charité une dotation foncière suffisante. Mais les biens ecclésiastiques sont déjà mal gérés, souvent menacés de ruine, criblés de dettes que le statut même d’inaliénabilité interdit d’éteindre par la mobilisation des terres251. L’Église n’en manque point, mais elles sont souvent désertes, même les meilleures ; par exemple, des proasteia de Constantinople, dont on connaît pourtant la valeur, “qui rapportent un revenu très faible, ou même pas de revenu du tout”252. Nombreux sont les biens-fonds désertés, complètement ruinés, qui n’ont plus ni bâtiments en état, ni matériel. Devant ce constat d’échec de la gestion des biens ecclésiastiques, Justinien est obligé de donner à l’Église l’autorisation d’aliéner des biens, d’abord en Moesie253, puis d’une façon générale (novelle 120 du 9 mai 544) : “si une desdites “pieuses maisons” de la ville impériale ou de province possède un bien grevé de lourds impôts d’où la “pieuse maison” ne tire aucun revenu, nous autorisons le diocète dudit pieux établissement à l’aliéner comme il voudra”254. Nous sommes loin de l’état florissant complaisamment étalé par Procope pour les innombrables fondations du De Ædificiis ou des établissements sauvagement ravagés par Justinien d’après les Anecdota. Même la Grande Église ne reçoit pas des revenus illimités ; d’où la nécessité, plusieurs fois ressentie, de circonscrire plus étroitement le nombre de desservants de Sainte-Sophie255.

109Certaines maisons ne sont certes pas à court de ressources ; on en trouve pour ne pas se contenter de leur dotation et prendre en location ou emphytéose des terres proches256, d’autres établissements257. Certaines sont donc désireuses et capables d’exploiter un domaine plus étendu, donc expansionnistes à tous les sens du terme ; et ces maisons qui reçoivent de leurs congénères des biens en emphytéose perpétuelle sont tout simplement en train de les absorber.

110Mais une partie au moins des pieuses maisons ne tirent pas de leurs biens de quoi entretenir leurs desservants et satisfaire aux obligations charitables qui leur incombent. L’endettement des établissements ecclésiastiques est l’un des maux les plus importants du vi^e siècle. La dette, en soi, n’est pas grave ; d’autant que la loi limite en ce cas l’intérêt à 3 % 258. Ce qui est grave, c’est l’origine de cette dette : l’insuffisance des revenus. L’Église emprunte non pour investir, mais pour suppléer son manque de revenus ; elle ne peut donc ni rembourser sa dette, précisément par manque de revenus, ni cesser d’emprunter, puisque les revenus n’ont aucune raison de s’accroître et de devenir suffisants, faute d’investissements ; sa dette s’alourdit sans cesse et Justinien concède le droit d’hypothéquer, puis de vendre.

L’aliénation des biens ecclésiastiques

111D’un côté, le mouvement d’aliénation est irrésistible. Justinien l’avoue : “quand le très saint évêque de la métropole et les vénérables économes de la très sainte église veulent vendre, que faire”259 ? De l’autre, les conditions générales sont mauvaises ; l’Église jette sur le marché des quantités considérables de terres en piètre état alors que les bras manquent pour les mettre en valeur. En 544, dans la novelle 120, Justinien prévoit, pour payer une dette fiscale, mais aussi privée, la vente aux enchères des biens d’Église ; la proposition est affichée en un lieu public et les enchères durent 20 jours. Et malgré tout, l’on n’est pas assuré de trouver un acheteur ! On doit finalement forcer le créancier à recevoir le paiement de sa créance par un bien-fonds comportant la moitié de sterilia, estimé à un cours forcé de 10 %, suivant la procédure pro soluto260. Autant dire que la nécessité de vendre ne rencontre pas un désir farouche d’achat !

112Pour nous résumer, les pieuses maisons, au moins certaines d’entre elles, ont des biens en quantité mais rarement de qualité, faute, le plus souvent, d’une gestion convenable. Les revenus ne sont donc pas à la mesure d’un capital qui reste pourtant le fondement de l’impôt. L’Église est impécunieuse et recourt à l’aliénation, directe ou déguisée.

Les bénéficiaires de ces aliénations

113À qui profite l’aliénation des biens ecclésiastiques ? D’abord aux biens de l’État, pour payer les dettes fiscales, et de la Couronne avec qui sont autorisés dès l’origine des échanges d’une réalité peut-être contestable ; et Justinien de justifier ces échanges : “car faible est la différence entre le sacerdoce et l’Empire et entre les biens sacrés et les biens publics de la communauté”261. Or les gérants des biens impériaux sont des puissants comme les autres. Les puissants ont d’ailleurs des manières directes de s’imposer ; en 537, Justinien interdit à l’évêque d’Oditissa de vendre des biens ecclésiastiques pour éviter “que des puissants ne le forcent à aliéner... à leurs conditions”262. Même les évêques subissent les méfaits des puissants.

114Mais que vaut cette interdiction d’aliéner en faveur des puissants, déjà édictée en son temps par Justinien pour Constantinople263 ? L’aliénation des biens ecclésiastiques, finalement acceptée pour éviter que le droit ne soit trop ouvertement violé, profite à ceux qui ont du capital disponible : les plus riches, les plus puissants. Les aliénations de biens ecclésiastiques viendraient donc renforcer le groupe des puissants déjà si bien installés et que Justinien tente de contenir avec un succès discutable.

115Cette conclusion mérite des nuances. Bien des églises en effet sont pauvres : leurs biens, peu étendus et de faible valeur, tentent moins les puissants. Des paysans aisés (εὔποροι) pouvaient ainsi les acquérir d’une façon ou d’une autre ; ils sont également les principaux bénéficiaires des locations et emphytéoses, surtout des emphytéoses perpétuelles, dont Justinien tente vainement d’endiguer la vague de fond. L’emphytéose perpétuelle conduit à aliéner (ou quasiment aliéner) les biens ecclésiastiques en faveur de ceux des paysans qui possèdent le capital d’exploitation suffisant pour prendre de nouvelles terres à mettre en valeur. Il arrivait que le postulant à l’emphytéose fût pauvre, mais Justinien s’y oppose ; peut-être a-t-il plus de succès en ce cas.

116Ainsi donc, l’aliénation des biens ecclésiastiques, illicite mais réelle, tolérée, puis autorisée avec des garde-fous aussi nombreux qu’inefficaces, profite à deux catégories sociales, les puissants et les paysans aisés, contribuant ainsi à mettre en place ou à consolider ceux dont la lutte constitue la trame même de l’histoire rurale byzantine pendant les siècles qui suivent.

b/ Les biens impériaux

117Dépouiller les biens ecclésiastiques et tyranniser les faibles : deux abus que nous retrouvons avec les biens impériaux. D’un côté, la novelle de Tibère II tente avant tout d’empêcher le personnel des maisons divines à tous les niveaux, du simple locataire au curateur, de commettre les abus que Justinien cherchait à éliminer par les novelles de 535-536 : procès truqués, reconnaissances de dettes imaginaires en faveur de la maison divine, falsification en sa faveur de contrats de vente et de donation, assignation de patronages sans fondements, avec levée de redevances, apposition d’écriteaux à la marque impériale sur les terres d’autrui264. La composition de la novelle de Tibère II laisse planer quelque ambiguïté : les abus sont avant tout le fait d’exploitants et gérants au niveau local ; les curateurs peuvent servir d’arbitres et l’Empereur compte sur eux pour faire cesser certains méfaits ; d’un autre côté, ils se livrent aux mêmes excès.

Puissance des curateurs

118Les curateurs sont en effet de fort puissants personnages. Nous ne reviendrons pas ici sur l’étude détaillée de cette puissance265. La loi dénonce non seulement leur participation aux autres abus, mais aussi la façon dont ils “s’insinuent juges de leurs propres affaires”266. Les chroniqueurs nous confirment cette façon de procéder, en général ou en particulier. Nous avons cité Aithérios, curateur de la maison divine d’Antiochos de 560 au plus tard à 566267. Lorsque le curateur Anatolios meurt en 557268 il n’emporte pas que des regrets, et, le long du cortège funèbre, la foule murmure qu’il “avait spolié de leurs biens beaucoup de gens ; les écriteaux et morceaux de toile pourpre, il s’en était servi à cet effet, qu’il apposait en nombre et souvent sur les maisons des gens riches, sous couvert de bienveillance envers l’Empereur ; par ce biais, il s’attribuait tout...”269

119Seule différence avec les puissants, leurs gérants et leurs milices : en dernière analyse, les curateurs et autres personnels des maisons divines n’agissent pas pour leur seul bénéfice ; au bout du compte, c’est la maison divine qui s’enrichit. L’Empereur, ainsi convaincu de dépouiller ses propres sujets et de se livrer lui-même aux abus qu’il condamnait, s’en émeut. Mais, naturellement, le personnel des maisons divines agit ainsi parce qu’il y trouve son intérêt : le régime général, c’est la ferme ; les gestionnaires de tout grade, de l’emphytéote au curateur, doivent verser une redevance annuelle fixe ; en contrepartie, ils touchent les revenus des terres, fruits pour les emphytéotes et locataires de base, rente foncière pour les autres ; la différence fait leur rémunération. Qu’ils arrondissent les terres impériales dont ils ont la concession et le revenu de l’agrandissement leur revient intégralement. On comprend mieux ainsi que certains n’aient pas hésité, pour obtenir un affermage, à offrir “plus que la ferme en vigueur”270. En tout cas, de tels comportements rangent les intéressés parmi ces puissants dont nous évoquions ci-dessus l’essor.

L’état réel des biens impériaux

120On serait tenté d’en conclure que les propriétés impériales sont en constante augmentation. La réalité est plus complexe. Certes, la puissance qu’étalent, parfois avec impudence, les curateurs de la fin du vi^e siècle et du début du vii^e indique assez sur quelle réalité ils s’appuyaient. L’arbre ne doit toutefois pas cacher la forêt. Au v^e siècle, plusieurs maisons divines sont nées de l’attribution à l’Empereur de fortunes gigantesques ; cela arrive encore au vi^e siècle, puisque l’oikos de Marina recueille la fortune de Bélisaire271, mais une bonne part des maisons divines tirent leur dotation de... la Res Privata et du Patrimoine ; par ce biais, l’Empereur conserve pour lui et son épouse les revenus qui, sinon, allaient de plus en plus remplir les caisses de l’État272 ou du moins en combler le vide. Au tournant du vi^e et du vii^e siècle, Patrimoine et Res Privata disparaissent sans bruit au profit du sakellion273. Le bilan global entre les années 530, où surgissent en pleine lumière des domus divina au côté du Patrimoine et de la Res Privata, et la fin du vi^e où ne subsistent, ou presque, que des maisons divines puissantes et coiffées par un début d’administration centrale274, est-il positif ? Même si nous ne disposons pas de réelles données quantitatives, nous pouvons assurer que non.

121La novelle 30 sur la Cappadoce275 est révélatrice sur ce point aussi, d’autant qu’elle dépasse largement le cadre des seules provinces de Cappadoce et décrit l’état des biens de la Res Privata et des maisons divines dans tout le diocèse de Pontique. Or, la description que fait Justinien est plus qu’alarmante. Les biens des domus divince “sont tombés dans un état misérable pour avoir été brocantés de toute part ; ils ne valent à peu près rien... La terre tamiaque276 est déjà devenue privée dans sa quasi-totalité, dispersée et accaparée avec, même, les troupeaux de chevaux, sans que personne ne s’y oppose, car l’or ferme les bouches”277. Rien n’a été épargné, “pâturages, champs et vignes, domaines fonciers et habitations”278. Et ce n’est pas d’hier : nombre d’usurpateurs de biens impériaux avancent la prescription trentenaire. D’aucuns poussent le cynisme jusqu’à proposer à la maison divine d’acheter les terres qu’ils se sont naguère appropriées à ses dépens.

122En Cappadoce au moins, les affaires de la fortune impériale ne sont donc pas du tout aussi florissantes qu’une simple lecture de la novelle de Tibère II pouvait le laisser croire. Les puissants s’enrichissent directement à ses dépens, en la dépeçant méthodiquement. Justinien en rend en partie responsable l’organisation de ces maisons en Cappadoce. L’explication contient une part de vérité. Contrairement aux maisons divines conquérantes de la fin du vi^e siècle, celles de Cappadoce sont locales, limitées à la province, et ne peuvent compter sur la protection que confère un haut personnage de la cour ; Justinien tente d’y remédier en renforçant les pouvoirs du gouverneur de Cappadoce. Nous ne pouvons savoir ce qu’il advint finalement des domus de Cappadoce. Toutefois, elles n’apparaissent pas au moment où les domus divinœ s’organisent, tendent à se regrouper en un organisme unique : on peut au moins douter que la réforme de Justinien soit parvenue à redresser la situation. Totalement usurpé par les potentats locaux ou incorporé à d’autres maisons divines centrées sur Constantinople, l’ensemble des biens impériaux à la fois le plus ancien et le plus cohérent disparaît de l’histoire au moment où s’effacent également Patrimonium et Res Privata.

Les bénéficiaires de ces aliénations

123Les biens impériaux - hormis certaines domus divinœ - connaissent aux vi^e-vii^e siècles une nette déflation : nous devons donc nous interroger, comme nous l’avons fait pour les biens de l’Église, sur les bénéficiaires. Pour une part, ce sont les mêmes qui forcent l’Église à leur vendre à vil prix, apposent des écriteaux à leur nom ou au nom des maisons divines sur les biens d’autrui, font donner leurs milices armées pour obtenir ces résultats : ce sont de très puissants personnages, à n’en pas douter haut placés dans la hiérarchie des honneurs et des fonctions, dans l’administration centrale ou provinciale. Certains appartiennent à l’ancienne aristocratie sénatoriale, comme Constantin Lardys279 ; d’autres sont de glorieux soldats comme Bélisaire ; d’autres enfin sont l’avant-garde d’une espèce qui viendra à maturité au x^e siècle : l’aristocratie provinciale.

124Ce ne sont toutefois pas les seuls bénéficiaires. L’emphytéose s’applique en effet aussi bien sur les terres impériales que sur les autres. Comme pour les biens ecclésiastiques, ce ne sont pas en théorie des pertes totales pour l’État ; mais les biens impériaux n’échappent pas à l’évolution générale de la grande propriété, même s’ils ne subissent pas les causes structurelles de déficit qui frappent les “pieuses maisons”. Le courant est plus fort sur les biens du Patrimoine et de la Res Privata, gérés de très loin par des “taxéotes”, des bureaucrates, attachés seulement à la perception d’un revenu et qui trouvaient expédient de pratiquer des concessions perpétuelles : un loyer faible, mais certain et encaissé sans trop de mal. Une partie des biens impériaux passe ainsi progressivement sous le contrôle de la petite paysannerie, du moins de celle qui a les moyens de mettre en valeur ces terres impériales.

с/ Les fortunes privées

125Nous ne pouvons malheureusement pas étudier l’état des fortunes privées de la même façon que celui des fortunes publiques et ecclésiastiques ; la législation s’en désintéresse, sauf pour réprimer les abus de certains puissants dont nous ne savons s’ils étaient représentatifs de toute une classe sociale. Une chose nous paraît vraisemblable : les potentats qui parcouraient les campagnes, eux ou leurs hommes de main, à la tête de milices armées n’étaient certainement pas très nombreux. Les autres participent du sort des aristocraties municipale, en pleine déconfiture, ou sénatoriale, un peu semblable à celui des maisons divines. L’Égypte, où les maisons privées ont laissé des archives, montre une prédominance absolue de la concession perpétuelle, l’affranchissement économique progressif du colon et surtout le triomphe de l’emphytéose. Bref, à l’intérieur de la catégorie sociale des grands propriétaires privés, une mince frange s’enrichit grâce à l’usage de sa puissance politique ; le reste connaît une évolution comparable à celle de la Couronne et de l’Église.

CONCLUSION

126Nous pouvons ainsi tenter d’esquisser un tableau socio-économique des campagnes byzantines au début du vi^e siècle, pour dégager les tendances profondes de l’évolution, en laissant pour l’instant de côté l’impact des données de type conjoncturel : effet des pestes et autres catastrophes naturelles, premiers chocs des invasions slaves, avec leurs conséquences démographiques - en hausse ou en baisse, la population rurale byzantine reste de toute façon peu dense -, variation des prix.

127La grande propriété traditionnelle s’essouffle, qu’elle soit d’origine ancienne, comme les fortunes impériale, sénatoriales ou municipales, ou plus récente, comme les “pieuses maisons”, l’Église. Il y a longtemps que les grands domaines ne sont plus exploités en régie directe - s’ils l’ont jamais été - faute de main-d’œuvre servile. La petite exploitation est, sans conteste ni concurrence, le mode de mise en culture le plus répandu, quasiment le seul et les grands propriétaires sont avant tout des “rentiers du sol”280, phénomène auquel on n’a peut-être pas encore porté une attention suffisante. Dès lors qu’il a installé sur un lot de terre un paysan - colon, locataire de courte durée ou emphytéote -, le propriétaire se désintéresse de la vie rurale ; il ne participe pas à l’investissement et il attend du tenancier un versement, en nature ou, de préférence, en espèces, le plus fixe possible281. Le bail à part de fruits (μορτή) existe282, mais il est davantage prisé par les petits bailleurs. Ainsi se dessine un des traits dominants des campagnes byzantines : ce qui compte pour les grands propriétaires, c’est la rente, peu importe son origine concrète ; cela explique le succès ultérieur d’institutions comme le solemnion, puis la pronoia, dévolution de revenus fiscaux levés sur une terre, sans dévolution de la terre. L’autorité sur les hommes n’intéresse que dans la mesure où elle permet d’assurer la permanence de la rente, comme pour l’attache du colon, et plus tard du parèque, à la terre. Faute d’appréhender correctement cette réalité, l’on peut s’engager dans des controverses sans fin sur la “féodalité” byzantine ou son absence283.

128L’organisation des grandes propriétés, les oikoi, est donc plus administrative que sociale et économique. Publique, ecclésiastique ou privée, la grande propriété fonctionne grâce à un large éventail d’employés qui sont plus des administrateurs que des gestionnaires au sens économique du terme ; la grande affaire, c’est la levée de la rente, au point que la frontière est parfois ténue entre la levée publique et privée : même vocabulaire, même structure284. La centralisation excessive de l’oikos, souvent à grande distance des biens-fonds, éloigne encore le propriétaire de l’exploitant agricole.

129Pourtant, à l’intérieur même de la grande propriété, une couche nouvelle semble prête à prendre la relève : celle des potentats locaux. Pour eux, la donnée essentielle est moins la richesse que la puissance. Et celle-ci doit s’entendre au sens le plus concret : puissance tirée de la détention de l’autorité publique pour ceux que l’on appelle les archontes, tirée du lien évident et reconnu avec le pouvoir impérial quand il s’agit des employés des “maisons divines” ; tirée plus simplement encore de l’usage de la force, du recrutement et de l’utilisation de milices privées, de la pression directe physique, personnelle, sur les paysans.

130Et comme il faut bien arracher terres et paysans à ceux qui en sont les maîtres, ces puissants exercent leurs talents non seulement aux dépens des paysans indépendants, mais avant tout à rencontre des grands propriétaires de la “génération” précédente, que leur organisation de type “administratif prépare mal à répondre à l’action directe et décentralisée de ceux que nous appelons les potentats locaux, même s’il peut s’agir de gens bien installés à Constantinople et qui font agir sur place, à la tête de leurs milices, leurs hommes de paille. Ces “puissants” sont promis au plus brillant avenir285 ; mais leur triomphe, qui peut paraître imminent à lire les lois de Justinien, n’arrivera qu’au x^e siècle, où les empereurs reprennent d’ailleurs souvent les termes mêmes de leur illustre prédécesseur pour composer leurs novelles. La législation de Justinien, si inefficace par ailleurs, ne saurait expliquer ce long délai.

131On peut d’ailleurs se demander si les puissants qui apparaissent au vi^e siècle ne poursuivent pas simplement un objectif de substitution : s’emparer des rentes des autres propriétaires, plus que de leurs terres, même si cela passe par l’appropriation concrète de celles-ci ; ces puissants concèdent leurs terres de la même façon que l’aristocratie “traditionnelle” et ne remettent en cause ni la primauté de la rente, ni l’absolue indépendance économique de l’agriculteur.

132Or cette indépendance économique du tenancier, même non propriétaire, est la conclusion la plus importante que nous tirons de cette étude des rapports sociaux de production. Au vi^e siècle, l’indépendance économique du paysan s’accroît. Le colonat régresse au profit de l’emphytéose : le droit de colon, quasi absent de la législation proprement justinienne, est déjà en voie de remplacement par le droit de parèque, nettement plus proche de l’emphytéose. Or, ce qui caractérise l’emphytéote, c’est l’indépendance presque totale : pourvu qu’il verse son canon et acquitte les impôts de la terre, l’emphytéote n’a de compte à rendre à personne et peut même faire ce qu’il veut de son droit à la tenure. Pour ce citoyen-contribuable, la distance à la pleine propriété est d’autant plus réduite que le canon emphytéotique, déjà très modique, tend à diminuer au cours du vi^e siècle : Justinien tente vainement de limiter ce phénomène sur les biens ecclésiastiques.

133L’emphytéote est un paysan entreprenant : s’il investit, il est propriétaire des améliorations qu’il apporte au bien-fonds. Le développement de l’emphytéose, dernière étape sur le chemin de la pleine propriété, est la marque d’une petite et moyenne paysannerie dynamique, faute d’être nombreuse. Il marque aussi la perte de contrôle progressive sur leurs terres de ceux qui concèdent massivement de tels baux : l’Église avant tout, mais aussi la Couronne, et, sans doute, entraînée dans le mouvement, l’aristocratie sénatoriale et municipale. L’ascension de la petite paysannerie s’ajoute donc au patronage, qui existe toujours, mais surtout au profit des “puissants”, pour affaiblir définitivement l’ancienne aristocratie.

134Ainsi, d’un côté, l’action des puissants menace l’indépendance de la paysannerie en même temps qu’elle participe au dépouillement des grands domaines traditionnels ; la petite propriété paysanne est victime, au même titre que la Couronne et l’Église, des empiétements des puissants et de leurs milices.

135D’un autre côté, la petite paysannerie indépendante s’étoffe et se renforce, obtient des baux meilleurs pour un plus grand nombre d’exploitants ; elle aussi est donc en pleine ascension. Entre les puissants et les faibles - à ce moment conquérants -, l’affrontement éventuel est encore limité parce qu’il reste une place suffisante sur les anciens grands domaines pour l’appétit des uns et des autres ; mais il est constamment à l’arrière-plan.

136Au début du vii^e siècle, le fait dominant reste le développement de cette paysannerie indépendante ; et le phénomène social majeur, c’est l’organisme vivant qui la regroupe ; la société villageoise.