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Les hommes et la terre à Byzance du vie au xie siècle

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Michel Kaplan

Introduction

Texte intégral

1Voici trente ans, P. Lemerle intitulait modestement “Esquisse pour une histoire agraire de Byzance : les sources et les problèmes” une série d’articles donnés à la Revue Historique. Partant d’une analyse des sources alors disponibles, l’auteur traçait les grandes lignes de l’évolution sociale des campagnes byzantines du vie au xie siècle. Peu de temps auparavant avaient paru plusieurs ouvrages de G. Ostrogorsky portant essentiellement sur la période postérieure. Au-delà d’une opposition sur la notion de féodalité à Byzance, ou sur l’absence totale de celle-ci, ces deux maîtres faisaient accomplir ensemble à l’histoire rurale byzantine un progrès décisif. Au même moment, N. Svoronos dépassait les aspects formels de cette opposition ; il formulait, dans les Annales, la question fondamentale sur laquelle nous reviendrons longuement : petite ou grande exploitation. Il indiquait ainsi que, par-delà les fluctuations du régime de la propriété qui avaient jusque là monopolisé l’attention, le vrai problème de la vie rurale est celui de la mise en valeur du sol.

2Par son titre même, P. Lemerle invitait ceux qui s’intéresseraient à la société rurale à poursuivre la recherche. C’est ce que nous avons tenté. Sans négliger les sources qui formaient l’appui essentiel de l’“Esquisse”, il nous est en effet apparu que l’histoire rurale byzantine restait trop étroitement rivée à une problématique juridique, la condition des hommes et celle de la terre, parce que les sources disponibles les plus cohérentes étaient de nature juridique. Même si l’on peut interroger celles-ci avec une autre grille, elles révèlent rapidement leurs limites.

3Notre premier souci a donc été d’essayer de pénétrer dans le village byzantin ; non pas seulement l’unité fiscale, mais les hommes ainsi rassemblés, ce qu’ils produisent, pour quoi faire et dans quelles conditions, notamment techniques ; le groupement des maisons, des jardins, des terroirs cultivés et des friches, ou au contraire leur dispersion. Bref, la vie rurale quotidienne. Ceci, les sources juridiques ne nous le montraient que de façon générale, uniforme, abstraite, évidemment normative, n’abordant le village que sur les pas du juge, ou, pire, du recenseur ou du percepteur ; un point de vue certes important, mais, assurément, pas celui des paysans ni même des grands propriétaires.

4Les actes de l’Athos, dont les publications se multipliaient, nous fournissaient certes quelques documents, de même nature que ceux utilisés pour l’histoire rurale de l’Occident, avec deux limites néanmoins : ils n’apparaissent qu’au xe siècle et ne deviennent nombreux qu’à la fin du xie siècle. De plus, cette première étape de la documentation diplomatique ne concerne pratiquement que la Macédoine orientale de par la provenance des documents. Compte tenu que les chroniqueurs byzantins sont très étroitement constantinopolitains et que, de toute façon, le problème des lacunes entre le début du viie et le ixe siècle se pose de la même façon à la notable exception de Théophane, il ne restait qu’un type de personnage qui pouvait nous faire pénétrer dans les villages : le saint. Que le dépouillement aussi exhaustif que possible de la vie des saints de notre période soit toujours passionnant, nous n’oserions l’affirmer : les realia sont purement et simplement absents de maint récit hagiographique, juxtaposition de lieux communs édifiants. Mais, sur la quantité, un certain nombre de textes répondaient à notre attente ; et même ceux que l’historiographie avait déjà utilisés n’avaient pas toujours été interrogés à la lumière d’une problématique technique, sociale et économique bien précise.

5Lancé sur la piste des realia, nous avons demandé le témoignage des restes matériels à l’archéologie dont les développements récents en Syrie ou dans les Balkans fournissent des résultats très encourageants. Ici réside pour l’avenir une source quasi inépuisable de documentation. Nos sources littéraires nous font connaître environ 500 villages, peut-être même pas le centième des implantations du territoire considéré ; et, sur ce centième, un sixième seulement est localisé, mis à part les villages de Macédoine.

6Nous avons également recherché les témoignages concrets dessinés par les Byzantins eux-mêmes, sous forme de représentations picturales, sur les murs, mais avant tout dans les enluminures des manuscrits. Ici, notre enquête est loin de prétendre à l’exhaustivité, en dehors des manuscrits parisiens ; elle pourrait utilement être complétée par le dépouillement systématique des autres fonds de manuscrits grecs, comme l’a fait récemment A. Bryer pour “Les Travaux et les Jours” d’Hésiode.

7Cette recherche systématique de la façon dont vivaient les habitants des campagnes byzantines nous a rapidement persuadé d’une double fixité, tout à fait remarquable pour notre époque. D’abord, la constance dans les productions agricoles et dans les techniques qui les autorisent ; au point que, comparée à l’évolution connue dans le monde arabo-musulman puis dans l’Occident postcarolingien, l’agriculture byzantine, d’abord en avance, semble bloquée. Ensuite, une constante prédilection pour l’habitat groupé, au-delà des structures sociales que celui-ci recouvre. Nous avons donc commencé par exposer, après un aperçu géographique, ces deux permanences pour toute notre époque (vie-xie siècle) : les techniques et les productions ; l’habitat et son terroir.

8Encore cet habitat groupé recouvre-t-il une réalité économique et sociale caractérisée par des facteurs constants, la prédominance de la petite exploitation, et d’autres évolutifs, comme la place de la petite paysannerie indépendante. À cet égard, la période considérée, dont nous exposerons plus bas les termes, est marquée par un mouvement pendulaire. Dans un premier temps se renforce, sur les ruines du système municipal et du colonat, la petite paysannerie indépendante ; cette première période, qui correspond aux vie-viiie siècles, nous a donc parue propice à étudier, outre le développement même du phénomène, le village comme communauté et la société qu’il abrite.

9Vers les années 800 s’amorce un tournant décisif, matérialisé par la politique de l’empereur Nicéphore. La réaction de cet empereur, qui vise à retrouver des ressources fiscales et à mobiliser de nouveaux soldats, montre assez le retour au premier plan d’un problème qu’avait déjà connu Justinien et qui s’était estompé par la suite : les appétits grandissants des puissants, leurs tentatives pour le contrôle des terres et, sans doute, des hommes. Or les puissants réapparaissent sur la scène historique au tournant du viiie et du ixe siècle. Nous avons donc examiné ce nouveau développement. Il nous a dès lors paru nécessaire d’étudier le phénomène de désertion qui accompagne ce mouvement ainsi que la réaction des pouvoirs publics face à l’évanescence d’un fondement décisif de la substance fiscale. Nous en arrivions ainsi à un grand classique de l’historiographie byzantine : la politique des Macédoniens.

10Il nous est alors apparu que cette politique n’avait pas été analysée dans toutes ses nuances. Cela, P. Lemerle l’avait déjà suggéré à propos de Nicéphore Phocas, avec prudence. Les inflexions portées dans un sens par Léon VI et Constantin VII, dans l’autre par Nicéphore Phocas, avaient été sous-estimées ; la rigueur supposée de Romain Lécapène, au contraire, surestimée ; l’application concrète de la législation passée par profits et pertes ; bref, nous ne pouvions échapper à une nouvelle étude de la politique des Macédoniens.

11Le schéma général ainsi tracé n’est pas, on le voit, très différent de celui proposé par P. Lemerle. L’étude successive des constantes et des évolutions de la vie rurale byzantine nous a d’autre part confirmé un phénomène majeur, déjà avancé par N. Svoronos : la prédominance de la petite exploitation paysanne dans la mise en valeur du sol, constante aussi absolue que l’araire tiré par une paire de bœufs dans la vie rurale byzantine. De la santé économique et sociale de cette petite exploitation dépend la croissance ou la récession dans les campagnes byzantines et donc, dans un empire qui cache derrière une brillante façade urbaine la prédominance fondamentale de l’économie rurale, la prospérité ou la crise.

12Nous avons donc tenté de cerner de plus près la logique de cette petite exploitation rurale byzantine. D’abord en dégageant ceux des facteurs conjoncturels, naturels ou économiques, susceptibles d’influer sur elle. Ensuite en tentant de décortiquer la notion que les Byzantins eux-mêmes avancent comme un idéal, pour le paysan autant que pour le puissant, l’“autarcie” ; l’agriculture byzantine est pour l’essentiel une agriculture de subsistance. Celle-ci a une cohérence et nous avons pris le risque, sans doute exagéré, de construire un modèle économique de cette autarcie, dont nous avons tenté de faire jouer les variables. De cette étude ressortait néanmoins une donnée assurée : dans la très grande rigidité d’ensemble du système, essentiellement causée par le blocage technologique, l’unique facteur notable de variation qui échappe à la seule logique économique pour dépendre des rapports de force sociaux et politiques, c’est la part de la production qu’abandonne le paysan au percepteur, au propriétaire, ou aux deux, qu’on appellera, comme on veut, la rente ou le prélèvement. Nous avons donc tenté d’en saisir l’évolution.

13À cette étude, nous avons fixé deux types de limites, géographiques et chronologiques, selon des critères différents. Au plan géographique, nous avons exclu l’Égypte parce que l’énorme documentation papyrologique aurait doublé d’un coup, et largement, nos données, et par là même déséquilibré le travail au profit d’une région et d’une époque. Nous avons également laissé de côté l’Italie byzantine au double motif que l’Italie, même byzantine, est avant tout italienne et que l’avancement des travaux y est tel qu’il aurait, là encore, créé un réel déséquilibre. Nous nous limitons donc, si l’on peut dire, aux Balkans, à l’Asie Mineure, à la Syrie, à la Palestine et à la Haute Mésopotamie, dans les limites géo-chronologiques du contrôle byzantin, histoire qu’il ne nous appartient pas de refaire. Nous avons donc tourné le dos à une étude régionale ; pas de volonté délibérée, mais parce que les sources disponibles ne permettent qu’une étude globale pour tout l’Empire. Il fallait donc soit renoncer, soit tenter celle-ci. Or, les limites chronologiques feront mieux comprendre l’intérêt de cette tentative et les risques qu’elle comporte.

14Nous avons commencé au vie siècle parce que nos recherches sur cette période nous avait persuadé de l’existence dès cette époque d’un phénomène que P. Lemerle assignait à la période suivante et expliquait avant tout par les invasions : la place croissante de la petite paysannerie libre. Il convenait donc de rechercher aussi une explication d’ordre interne à un processus largement antérieur aux invasions.

15L’étude du xie siècle menée par et autour de P. Lemerle nous a convaincu de pousser jusque-là pour apporter notre pierre à l’étude du blocage de la société, d’autant plus éclatant que l’Occident connaît alors une formidable croissance et commence d’envoyer ses marchands en Orient. La classe marchande constantinopolitaine, qui a d’abord suivi ce mouvement, n’a pu se tailler, même dans sa propre cité, une place suffisante ; et la réaction des Comnènes met brutalement fin à l’expérience. Or les marchands et artisans des villes d’Occident doivent l’essentiel de leur prospérité aux dépenses que l’aristocratie peut faire en ville grâce aux surplus tirés d’un prélèvement accru sur une production rurale elle-même en pleine croissance. Il était donc nécessaire de voir si, sous des formes différentes, de telles possibilités existaient à Byzance. On trouvera plus bas des réponses partielles à ces questions.

16Les limites géographiques et chronologiques que nous nous sommes fixées sont, pour une part, arbitraires. Mais il faut bien, le moment venu, tracer des limites ; nous avons tenté de le faire à la lumière d’une certaine logique interne à notre travail.

© Éditions de la Sorbonne, 1992

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