Version classiqueVersion mobile

Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210)

 | 
Jean-Claude Cheynet

Troisième partie. Interprétation des révoltes

Chapitre V. Le fragile apogée des Comnènes (1108-1180)

Texte intégral

1Des dernières années du règne d’Alexis Comnène à la mort de Manuel I, l’Empire connut un calme étonnant en comparaison de l’agitation de la seconde moitié du xie siècle et de la désintégration finale de l’ultime quart du xiie siècle qui culmina avec la prise de Constantinople en 1204. La compétition pour le pouvoir suprême cessa virtuellement ou plus exactement se limita à la famille Comnèno-Doukas, hors de laquelle ni l’aristocratie ni le peuple ne concevaient plus de choisir l’empereur. Le sentiment dynastique prévalut à nouveau, comme dans la première moitié du xie siècle en faveur des dernières impératrices de la dynastie macédonienne. Même en tenant compte du manque d’informations presque complet à propos du règne de Jean II Comnène, les complots contre l’empereur se réduisirent à quelques velléités vite réprimées. Pas un mouvement militaire d’envergure ne se développa pendant près d’un siècle. Certes dans les provinces, la situation ne s’améliora pas autant que le calme relatif qui y régnait le laisserait croire.

L’aristocratie de cour sous contrôle

  • 1 Les fonctions jusqu’ici réservées aux eunuques, telles que parakoimoméne, lui sont ouvertes. Jean (...)
  • 2 Lilie, Macht und Ohnmacht, p. 84 sq.
  • 3 Même après la défaite de Myrioképhalon, bien plus sanglante que ne l’avait été celle de Mantzikert (...)

2Alexis Comnène avait réussi à unifier l’élite de l’aristocratie en la transformant en une vaste famille qui pourvoyait aux plus hauts postes, y compris les postes civils et en recevait les prébendes1. Comme l’a bien noté J. Lilie, le chef de l’État devenait en même temps le chef respecté de la famille2. Aucun système, si solide fût-il3, ne pouvait toutefois éliminer toute ambition personnelle. De plus le caractère patrimonial du gouvernement favorisait certes l’hérédité comme mode de transmission de l’Empire, mais privilégiait aussi le droit d’aînesse. En effet, parmi la petite dizaine de complots identifiables dirigés contre Jean et Manuel Comnène, une moitié peuvent s’expliquer par des prétentions fondées sur un tel droit, aussi bien pour les princesses que pour les princes porphyrogénètes. Jean II se vit contester l’accès au trône par sa soeur aînée Anne ; Manuel dut faire face à l’ambition du César Jean Rogerios-Dalassènos, époux de sa soeur aînée Marie, puis aux intrigues de son frère aîné Isaac le sébastocrator dont le fils Andronic continua les séditions menées contre son cousin.

  • 4 Il aurait été concevable qu’Irène, issue des Doukai, ait favorisé l’un d’eux, mais sa fille Anne n (...)
  • 5 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 6.
  • 6 Lilie (Macht und Ohnmacht, p. 60-61) considère pourtant la désertion de Jean, fils du sébastocrato (...)
  • 7 Prodrome, Poésies, n° LII, p. 445-446.

3Ces conspirations étaient dangereuses tant que le nouvel empereur ne tenait pas fermement le palais impérial. Bien entendu, une partie de l’aristocratie a appuyé les factieux, mais nous sommes incapable de distinguer, à la différence de la période précédente, des clans aux projets bien définis. Sans doute en 1118, Nicéphore Bryennios, poussé par son épouse Anne et par sa belle-mère l’impératrice Irène Doukaina à prendre la place de Jean II, aurait pu devenir le porte-drapeau du groupe macédonien ; mais l’apathie et même le refus de Nicéphore Bryennios indiquent que le projet d’éliminer le souverain n’était pas celui d’un groupe, mais l’effet de la haine personnelle d’Anne, soeur de Jean II, et d’une manière fort inexplicable à nos yeux, de sa mère Irène4. Isaac soutint d’ailleurs son frère Jean II5, alors qu’il devint ensuite un de ses ennemis ; c’est qu’en 1118, il s’agissait de conserver l’Empire aux mains des Comnènes, appuyés par la population de Constantinople. Bryennios continua donc de servir Jean qui ne lui manifesta aucune défiance particulière. En 1143, de la même manière, la tentative du César Dalassènos avorta immédiatement sur la dénonciation de son épouse, Marie, soeur de Manuel. La jalousie des frères de l’empereur, les sébastocrators, provoqua des brouilles, leur fuite en pays turc ou leur exil ; mais nous ne saurions, semble-t-il, attribuer à ces mouvements une interprétation politique, sinon qu’ils rassemblaient les inévitables mécontents6. En particulier les différenciations régionales que nous avions notées pour les siècles précédents n’étaient plus aussi nettes avec l’unification des clans aristocratiques, la diminution du territoire impérial et le bouleversement complet de l’Asie Mineure. Rien ne symbolise mieux la nouvelle situation que le motif gravé sur l’épée d’Alexis Comnène-Kontostéphanos, où il avait fait représenter deux saints, Théodore l’oriental et Démétrius l’occidental7.

  • 8 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 208 ; Sk.Ylitzès Continué, p. 112.
  • 9 Sous Manuel, les tagmata latins restèrent un atout important de l’effort de guerre ; l’empereur, r (...)
  • 10 Eustathe de Thessalonique (Opuscula, p. 200), dans son éloge funèbre de Manuel I, critique aussi, (...)

4Pourtant, des réformes aussi importantes que celle de l’armée, entreprise par Manuel Comnène, auraient pu provoquer l’hostilité de tel ou tel groupe. Le rapport qu’en livre Nicétas Chôniatès est de fait fort critique : tout le monde voulait devenir soldat, attiré par les pronoiai, les artisans quittaient leur métier pour acquérir des armes. Au siècle précédent, le continuateur de Skylitzès donnait l’image inverse, lorsqu’au contraire, tous fuyaient le service armé, préférant se faire avocats8. Lorsque Nicétas Chôniatès rédigeait, un demi-siècle plus tard, l’établissement de ces réformes, il en proposait une double critique, leur coût considérable pour développer une armée qui se révéla finalement incapable de défendre d’Empire, et la part trop belle qu’y recevaient les étrangers9 ; car il était scandaleux pour Chôniatès qu’un Byzantin verse l’impôt à un demi-barbare, lui soit soumis, écrivait-il non sans exagération. Si la réforme militaire de Manuel ne fut pas unanimement appréciée, cela ne se traduisit cependant pas par des troubles particuliers ; la violence critique de Chôniatès10 reflétait-elle l’opinion de ses pairs, hauts fonctionnaires des bureaux de la capitale dont la majeure partie n’était pas apparentée à la famille impériale et dont certains appartenaient à des familles récemment promues, tels les Chôniatai eux-mêmes, les Bélissariôtai apparentés aux précédents, les Hagiothéodôritai ? Ou bien ce jugement n’était-il qu’une réflexion tardivement formulée sur l’échec final de la réforme ? Si la première hypothèse devait être retenue, l’opposition n’aurait pas été en mesure de menacer le pouvoir, privée qu’elle était de moyens de pression puisque l’armée était justement à la dévotion de l’empereur.

  • 11 Kinnamos, p. 268.
  • 12 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 186.

5Au sein même de l’armée, une certaine opposition à la politique ambitieuse et coûteuse de Manuel est révélée par l’arrestation du prôtostratôr Alexis Axouch, épisode rapporté de manière contradictoire par Kinnamos, qui l’accuse de trahison, et par Chôniatès, pour qui les soupçons de l’empereur étaient injustifiés. Chôniatès évoque la popularité d’Axouch, dont l’immense fortune lui permettait de se montrer généreux envers les soldats, et dont le père, rappelons-le, avait été domestique des Scholes pendant plus de trente ans. Kinnamos accuse Axouch d’avoir comploté en s’appuyant sur les ennemis de l’Empire, le sultan d’Iconium et un obscur, mais efficace, magicien latin ; Axouch aurait confié à Alexis Kassianos qu’il voulait gagner à sa cause que “le basileus veut anéantir les Romains, il m’ordonne de les lancer dans la bataille sans égard pour ce qui adviendra”11. Ce reproche fait à Manuel de ne pas se soucier des forces réelles de l’Empire fut curieusement repris par un soldat qui, au cours du désastre de Myrioképhalon, répliqua audacieusement à l’empereur qui se plaignait de boire de l’eau mêlée à du sang : “ce n’est pas aujourd’hui la première fois, mais bien souvent et depuis longtemps que tu t’es enivré du sang des chrétiens, toi qui as épuisé tes sujets”12. Il est donc clair que la politique impériale ne faisait pas l’unanimité, mais il n’apparaît pas qu’un groupe structuré d’opposants se serait constitué et aurait proposé un autre candidat au pouvoir.

  • 13 Sous Alexis, Michel Tarônitès, sous Jean II, Grégoire Tarônitès, fils de Michel. Sous Manuel, Jean (...)
  • 14 Cheynet, L’éparque, p. 54.
  • 15 Sous l’empereur Alexis, Michel et Isaac Kontostéphanoi, deux frères, furent l’un, officier de la f (...)

6La société byzantine fit preuve en apparence d’une grande stabilité et même de rigidité au point que certaines fonctions allaient de préférence à certaines branches de la famille Comnène. Plusieurs Tarônitai ou apparentés furent protovestiaires13. Sur la liste incomplète des éparques du xiie siècle, le nom des Kamatèroi revient à quatre reprises14. Plus spectaculaire encore fut l’emprise des Kontostéphanoi sur la marine byzantine et sur l’île de Crète qui dépendait au xiie siècle du mégaduc, car elle s’étendit au-delà de la période des Comnènes jusqu’à celle des Anges15. Cette accumulation de commandements faisait que les Kontostéphanoi avaient acquis une influence particulière au sein de la flotte, ce qui était, du reste, de peu de conséquence tant que le pouvoir impérial demeurait fort. Les trois premiers empereurs Comnènes en effet n’éprouvèrent jamais de difficulté à limoger sans délai les titulaires des plus hauts postes. Mais cette influence devint un atout d’envergure lorsqu’après 1180, l’institution impériale s’affaiblit de nouveau.

  • 16 V. Laurent, La carrière d’un haut fonctionnaire byzantin du xiie siècle, Andronic Synadènos, REB 2 (...)
  • 17 Infra, p. 423-424.

7L’enracinement de telle ou telle branche de la famille dans une institution était facilité par la fréquente longueur des commandements, du moins dans l’administration centrale, où un exercice de plus de dix ans n’était pas exceptionnel ; Jean Axouch fut grand domestique pendant trente et un ou trente-deux ans, Andronic Kontostéphanos mégaduc pendant plus de vingt ans, Alexis Axouch prôtostratôr pendant plus de dix ans. En revanche, l’empereur prit grand soin de ne pas laisser trop longtemps le même homme en poste à la tête d’une province, même si les informations nous font défaut pour préciser la durée moyenne des mandats confiés aux ducs sur telle région. La carrière d’Andronic Synadènos fournit un bel exemple ; elle lui fit parcourir l’Empire puisqu’il commanda successivement à Dyrrachion, en Chypre, à Nich et finalement à Trébizonde16. Les Comnènes veillèrent donc, comme leurs prédécesseurs, à ce que les grands chefs militaires ne prennent pas trop d’ascendant sur leurs hommes ou les habitants d’une province par l’exercice d’un long commandement, même si nous notons quelques exceptions à cette règle17, principalement pour les postes à compétence générale sur tout l’Empire.

La défiance des provinces à l’égard de Constantinople

  • 18 Alexiade III, p. 11, 154, 157, 169, 202. Il est remarquable qu’Anne Comnène qui, au moment où elle (...)
  • 19 D’après Ibn Al-Athir, RHC Hist. Orientaux, p. 341.
  • 20 Michel le Syrien, p. 230.

8Après la grande crise de la fin du xie siècle qui affecta les provinces, en particulier en Orient, le nombre des dissidences locales diminua sensiblement, sans toutefois disparaître complètement. En effet les îles et la région du Pont, tentées précédemment par l’autonomie, restèrent rétives à la sujétion à Constantinople. La région de Trébizonde, un moment revenue sous l’autorité des ducs envoyés par l’empereur, reprit de nouveau son indépendance sous l’impulsion de Constantin Gabras. Remarquable guerrier aux dires d’Anne Comnène, il s’était distingué au service de l’empereur Alexis qui l’avait souvent envoyé combattre les Turcs avec succès18. L’empereur, Alexis ou plutôt Jean II, avait jugé bon de lui confier le duché de Trébizonde19, en dépit de la précédente sécession de son oncle, ce qui constitue un bon indice de la popularité des Gabras. Mais en 1126 Constantin décida à son tour de contrôler pour lui-même Trébizonde et sa région et il la tint durant quatorze ans alors que le métropolite de la ville, Etienne Skylitzès, restait fidèle à Constantinople. Théodore Gabras avait fondé sa réputation sur sa vaillance et sa capacité à résister aux Turcs, Constantin entretint de meilleurs rapports avec ses voisins turcs qu’avec l’Empire. Lorsque le Danishmendide Ghazi accueillit Isaac Comnène révolté contre Jean II, il l’envoya ensuite à Gabras de Trébizonde20. Or l’empereur, pourtant le meilleur stratège de la dynastie Comnène, ne paraît pas avoir tenté de réduire la dissidence avant 1139 ; jugeait-il qu’elle ne nuisait pas aux intérêts fondamentaux de l’Empire, ou se sentait-il incapable de mener rapidement à bien une telle expédition ? La fin brusque de la principauté de Gabras, aisément reprise par un des généraux de l’empereur, fait pencher pour la première hypothèse.

  • 21 Ibid., p. 248. Si Kassianos avait été un simple gouverneur impérial, il nous semble invraisemblabl (...)

9Trébizonde ne fut peut-être pas la seule région du Pont à s’éloigner de l’Empire ; plus à l’ouest un certain Kassianos semble avoir contrôlé une partie du Pont. En 1139, le Danishmendide Mélik pillait “le pays de Kassianos et capturait la population qu’il vendait comme esclaves”21.

  • 22 Manassès, Hodoiporikon, vers 154 : l’île est comparée à une “forteresse aux murailles de fer”.
  • 23 Cf. f. d. n° 136.

10L’administration byzantine avait repris le contrôle des îles depuis 1092, mais le calme n’était pas totalement rétabli en Chypre, pourtant devenue un poste stratégique de première importance pour surveiller les côtes de Cilicie face aux Arméniens et le littoral syrien contrôlé par les Francs d’Antioche22. Sans qu’aucune révolte ouverte n’eût éclaté, de graves incidents survinrent. En 1123, Jean Arbantènos, envoyé en mission à Antioche par l’empereur Jean Comnène, en revenait par Chypre ; or le duc de l’île, son hôte la veille, fut assassiné avec sa suite lors d’une émeute, et Arbantènos faillit partager leur sort23. L’événement resta inaperçu des chroniqueurs byzantins et les motifs de ce meurtre demeurent inconnus, quoique sans doute la fiscalité mal ressentie par la population des provinces en ait pu être le premier ressort.

  • 24 Kinnamos, p. 23.
  • 25 Lorsque Louis VII séjourna à Attaleia en 1148, la ville appartenait à l’Empire, mais ses habitants (...)
  • 26 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 290-292.

11Comparés aux mouvements de la fin du xie siècle, ceux-ci paraissent de bien modeste ampleur, mais témoignent du maintien de tendances sécessionnistes même pendant les règnes les plus solides de la dynastie Comnène, annonçant la reprise des dissidences régionales dès que l’emprise du gouvernement central s’affaiblit. Il semble même que l’idée d’un gouvernement autonome pour certaines parties de l’Empire ait été admise par les empereurs. Kinnamos rapporte en effet que Jean II avait songé à confier à son fils cadet Manuel, à une époque où ses trois frères aînés étaient encore en vie, un territoire qui aurait compris la principauté d’Antioche, encore détenue par les Latins quoique relevant de la souveraineté byzantine, mais aussi des provinces effectivement byzantines, Chypre et les Cibyrréotes autour d’Attaleia, ainsi que la Cilicie24. Ces trois territoires avaient en commun leur isolement partiel du reste de l’Empire, du fait de la mer pour Chypre, ou des Turcs pour la Cilicie et Attaleia25 et auraient constitué un grand commandement rappelant le duché d’Antioche au siècle précédent dont il reprenait en grande partie les frontières. Nous ignorons quelle aurait été la nature des liens unissant Manuel à l’empereur de Constantinople, toutefois la constitution d’une telle principauté en faveur d’un porphyrogénète ne marquait pas une progression de l’esprit “féodal” à Byzance, mais confirmait la conception patrimoniale de l’Empire qui avait triomphé depuis le règne du premier Comnène. Enfin, ce projet souligne les relations étroites entre Chypre, la Cilicie et Attaleia, renforcées par les nouveaux itinéraires maritimes mis en place consécutivement aux Croisades. Si le dessein de Jean II n’aboutit pas, Andronic Comnène, une fois nommé duc de Cilicie, reçut pour subvenir à ses dépenses les impôts de l’île de Chypre, et après la mort de Manuel en 1182 ou 1183, Isaac Comnène, l’ancien gouverneur de Cilicie, partit de cette province pour s’emparer de l’île26.

  • 27 Sicard de Crémone, Chronica, MGH SS XXXI, p. 173 ; Fra Salimbene, Chronica, MGII SS XXXII, p. 3.
  • 28 Tafel-Thomas, Urkunden I, p. 513 ; Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 201, confirme que le père de Bo (...)

12Sous Manuel Comnène, une autre partie de l’Empire fut peut-être soumise à un statut particulier. En effet lorsque le jeune fils du marquis de Montferrat, Rénier, épousa Marie fille de l’empereur Manuel, celui-ci lui aurait donné Thessalonique, selon deux chroniques occidentales qui ne sont pas confirmées par les historiens grecs27. Nous ne leur accorderions aucun crédit si, dans un document officiel vénitien, Boniface de Montferrat ne rappelait que son père avait reçu de Manuel en fief (feudum) Thessalonique et sa région (civitas et pertinentiaf)28. Bien entendu, Manuel ne concéda jamais de fief à quiconque sur le territoire byzantin, mais les Occidentaux usèrent du terme feudum faute de traduire le grec pronoia avec plus d’exactitude. En fait Thessalonique et sa région furent probablement de nouveau séparées fiscalement de Constantinople, comme au temps du César Mélissènos, ce qui habitua la population à payer l’impôt à un autre que l’empereur, même si juridiquement l’impôt revenait au basileus qui le concédait selon son choix. En 1204, cela créa un fondement apparent à la prétention de Boniface de Montfer- rat à diriger Thessalonique et son arrière-pays.

  • 29 Kinnamos, p. 22 ; Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 37.

13Ainsi au cours du xiie siècle, la population byzantine d’Asie Mineure n’avait plus le même attachement que jadis envers l’empereur de Constantinople, et elle ne considérait pas le Turc comme un ennemi avec qui toute cohabitation était impossible. Cette étrange attitude est révélée par l’expédition de Jean II en direction du lac Pousgousè. Après avoir dégagé Sôzopolis, l’empereur continua vers ce lac, l’actuel Besehir, proche d’Iconium. La population, quoique grecque, ne reconnaissait plus l’autorité de Constantinople, car, “depuis longtemps mêlée aux Perses, elle en avait adopté les coutumes”29.

  • 30 Prodrome, Poésies, IV, vers 131 sq.
  • 31 Le choix d’un Gabras, si influent dans le Pont, était pourtant fort judicieux.
  • 32 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 122 ; kinnamos, p. 293, 294, 296.
  • 33 Ibid., p. 300.

14Comment interpréter également l’échec de Jean II devant Kastamôn ou celui de Michel Gabras envoyé par l’empereur Manuel devant Amasée, sinon par le manque de fidélité des habitants ? Théodore Prodrome a composé plusieurs poèmes sur les deux sièges de Kastamôn par Jean II, et il qualifie d’“adultère” la cité qui a quitté Rome et s’est fiancée à de “misérables syndouloi” ; mais elle a subi le châtiment de sa révolte, son άποστασία30. La population d’Amasée, ville des Danishmendides, décida de se rallier aux Byzantins, après avoir tué la veuve de Iagoupasan et rejeté son héritier Dadounès. Mais lorsque le général byzantin31manifesta son hésitation par crainte d’une trahison des habitants, ceux-ci préférèrent livrer leur ville au Seldjoukide Kilidj Arslan32. Il est tout à fait remarquable que les habitants d’Amasée, tout au moins les notables qui dirigeaient la ville, aient pu acquérir une marge d’autonomie qui leur permettait de choisir leur camp ; comme un siècle plus tôt, lorsqu’ils avaient hésité entre Roussel de Bailleul et Alexis Comnène, leur choix se porta, hors de toute considération ethnique, sur le plus apte à leur assurer une sécurité durable. Un scénario très proche se reproduisit lors du ralliement de Néocésarée en 1176, lorsque la ville fit d’abord appel à Manuel Comnène33, avant de se soumettre finalement au sultan seldjoukide.

  • 34 Michel Chôniatês I, p. 56-57.
  • 35 Kinnamos, p. 56.
  • 36 Nicétas Chôniatês, Histoire, p. 189. Sur cette famille, voir aussi C. Cahen, Une famille byzantine (...)

15Grecs et Turcs prirent l’habitude de se rencontrer en dehors des périodes de confrontation militaire, des échanges commerciaux s’établirent. À Chônes, la métropole phrygienne proche de la zone frontière, s’était développée une grande foire extrêmement fréquentée par les habitants des villes voisines de Lydie, d’Asie, de Carie, de Pamphilie et aussi d’Iconium. Les contacts se multipliaient donc, même si des querelles éclataient éventuellement entre Byzantins et barbares34. Certains aristocrates byzantins n’hésitèrent pas à franchir la frontière pour se réfugier chez les Turcs, attitude qui n’était pas inédite au temps où les musulmans du califat étaient les principaux adversaires de l’Empire ; mais au xiie siècle les transfuges s’y établirent durablement, et contractèrent des mariages avec des princesses turques. Les Gabras illustrent cette perméabilité de la frontière ; une branche de la famille dirigeait de façon autonome la région de Trébizonde, tandis que d’autres membres étaient aux côtés de l’empereur, alors qu’un troisième groupe servait au plus haut niveau le sultan d’Iconium. En 1146, un Gabras, né byzantin mais élevé chez les Turcs, fut placé à la tête d’une province seldjoukide et tomba lors d’un combat contre Manuel35. En 1176, Kilidj Arslan victorieux envoya un autre Gabras négocier la paix avec l’empereur peu après le combat de Myrioképhalon36.

  • 37 Michel le Syrien, p. 260 ; Nicétas Chôniatês, Histoire, p. 32.
  • 38 Ibid., p. 35-36. Barzos, Généalogie I, p. 480-485.
  • 39 Nicétas Chôniatês, Histoire, p. 130. Ce Poupakès fut du reste puni par l’empereur, p. 131, et repa (...)
  • 40 Ibid., p. 250.
  • 41 Cahen, Pre-oltoman Turkey, p. 202 sq.

16Des Comnènes, en désaccord avec les souverains, n’hésitèrent pas à passer chez les Turcs. Ainsi le sébastocrator Isaac et son fils Jean se réfugièrent une première fois vers 1130 auprès du Danishmendide Ghazi37. De nouveau Jean, auparavant réconcilié avec l’empereur, passa à l’ennemi au moment où ce dernier entreprit le siège difficile de Néocésarée et il s’établit durablement à Iconium où il épousa la fille du sultan38. Le frère de Jean, le futur empereur Andronic, aidé dans sa fuite par le Turc Poupakès passé au service de l’Empire39, trouva naturel de gagner le territoire turc lorsqu’il lui fut nécessaire d’échapper à la colère impériale de Manuel, accepta de la part des Turcs un poste de gouverneur de province, et, avec les troupes qui lui furent confiées, n’hésita pas à attaquer et piller les Byzantins, vendant ses prisonniers comme esclaves40. En dehors de ces exemples fameux, nous connaissons mal l’histoire des Seldjoukides et des Danishmendides au xiie siècle, mais il est certain qu’ils employaient de nombreux fonctionnaires, y compris des militaires, de sang grec. Au xiiie siècle encore, l’historien Ibn Bibi en cite un certain nombre. De plus, une grande partie, sinon la majorité de la paysannerie établie autour d’Iconium en Cappadoce restait grecque et gardait sa religion orthodoxe, car les Turcs du xiie siècle n’exerçaient pas un grand prosélytisme religieux et permirent même à l’occasion à des prélats grecs vivant sur leur territoire de se rendre à Constantinople41.

  • 42 L’opinion erronée à propos de Manuel vient de ce que cet empereur voulut acclimater les pratiques (...)
  • 43 Nicetas Choniates, Histoire, p. 187 ; Skoutariôtès, p. 290.
  • 44 Sur un sceau conservé à Dumbarton Oaks, Iagoupasan se proclama doulos du basileus.
  • 45 Michel le Syrien, p. 369.

17À l’inverse, des Turcs se ralliaient à l’Empire où ils étaient fort bien accueillis, même au temps de Manuel, souvent accusé d’être trop favorable aux Occidentaux42. Les Turcs furent aussi nombreux que les Latins à rejoindre la plus haute strate de l’aristocratie, celle des parents de l’empereur. Au cours de la bataille de Myrioképhalon, durant la nuit, les Turcomans entourant l’armée de Manuel appelaient leurs congénères qui jadis s’étaient enfuis à Constantinople et s’y étaient convertis à l’orthodoxie, afin qu’ils désertent les rangs de l’armée impériale43. Les souverains danishmendides ou seldjoukides pour leur part s’allièrent aux Byzantins dès qu’ils se sentirent en situation d’infériorité les uns vis-à-vis des autres44. En 1176, lorsque Manuel voulut remettre la main sur Néocésarée, l’armée était dirigée par son neveu Andronic Comnène-Batatzès, accompagné par le prince danishmendide Dadounès45.

18Quel qu’ait été le sens des désertions, des Turcs vers Byzance ou l’inverse, l’interpénétration des mondes byzantin et turc était profonde, phénomène d’une extrême importance, même si les conséquences en apparurent pleinement seulement à la fin du xiie siècle et au xiiie siècle.

  • 46 Zépos, Jus I, p. 247 (Novélle de Nicéphore Phocas).

19À la cour byzantine, tout un parti regardait avec plus de sympathie vers l’Orient turc que vers l’Occident latin, ce qui importait peu tant que l’Empire restait la puissance dominante, mais prendra toute sa signification lorsqu’avec son affaiblissement, la recherche des alliances imposera un choix entre Turcs et Latins. La désaffection des populations de race grecque était également lourde de conséquences puisqu’elle interdisait en fait à Jean et à Manuel Comnène tout espoir de reconquérir les territoires perdus à la fin du xie siècle, en dépit de leur évidente supériorité militaire, et elle manifestait la perte d’attractivité de l’Empire. L’identité byzantine en Asie Mineure vacillait ; nous avons déjà noté le petit nombre de néo-martyrs lors de l’arrivée des Turcs en pays byzantin. Face aux Turcomans qui seuls restaient animés de l’esprit de djihad, les Grecs se tournaient pour assurer leur protection aussi bien vers l’empereur de Constantinople que vers le sultan d’Iconium, selon leur espoir que l’un ou l’autre serait le meilleur garant. Il convient donc d’établir une distinction fondamentale entre cette période où la zone frontière passait à travers l’Asie Mineure, et les périodes où les populations de cette partie de l’Empire devaient se défendre contre les attaques arabes. Il y avait eu, certes, des désertions, même du fait de hauts responsables byzantins, mais les deux camps étaient nettement délimités, bien que soldats acritiques et ghazis aient pu partager certaines valeurs d’honneur et de bravoure. Si nous devions comparer la nouvelle frontière du xiie siècle à celle des époques antérieures, il faudrait évoquer la situation des Arméniens, situés entre les deux Empires et susceptibles de changer de camp à la faveur de la supériorité militaire de tel ou tel parti. Mais au xiie siècle, c’étaient les Grecs qui tenaient le rôle des Arméniens, et étaient devenus un peuple αστατον et πολυπλανές46, comme en témoignait le comportement des populations d’Amasée ou de Néocésarée.

  • 47 Les îles avaient bien payé tribut à Guiscard, mais dès la première défaite navale - temporaire - d (...)
  • 48 Chalandon, Comnènes II, p. 318.
  • 49 Le plus célèbre des Gymnoi, Pierre, fut au xie siècle juge de Séleucie, catépan de Mélitène, juge (...)

20En Occident, la situation était moins inquiétante ; cependant des indices incitent à penser que la fidélité de certaines provinces n’était pas non plus bien assurée. Les attaques normandes contre l’Empire constituent un bon instrument de mesure de la solidité des liens unissant les provinces les plus occidentales avec l’Empire. Sous Alexis I, Dyrrachion était tombée en 1081 après un siège difficile47. En 1146-1147, Corfou fut prise par Roger de Sicile parce que des habitants lui avaient ouvert les portes de la citadelle. Chalandon voit dans ces derniers les “Γύμνοι”, les nus, un groupe social démuni48. Il s’agirait en quelque sorte d’une guerre sociale, phénomène tout à fait inhabituel à Byzance où nous avons vu que les mécontentements s’exprimaient toujours hiérarchiquement à travers les élites. Nous préférons donc reconnaître dans ces Gymnoi une famille byzantine bien attestée, et comprendre que les Gymnoi, pour des raisons fiscales, trahirent en faveur du roi de Sicile, entraînant la chute de l’île49.

  • 50 Lilie, Macht und Ohnmacht, p. 69 sq.

21La nouvelle attitude des populations résulte de la mutation des structures sociales. Au sommet, les gouverneurs de provinces, tous issus des élites de la capitale, occupaient au cours de leur carrière des postes répartis en Orient, en Occident et dans les îles, sans rester de trop longues années établis dans la même province. Selon J. Lilie, la solidité du système résidait dans l’équilibre atteint entre l’empereur et la haute aristocratie ; l’empereur laissait une certaine marge de manoeuvre à ses gouverneurs de provinces qui, attachés par un lien personnel à l’empereur, assuraient en échange la fidélité des provinces confiées à leur contrôle, car eux-mêmes étaient souvent de très grands propriétaires. Lilie a relevé quelques exemples de mainmise sur des régions entières par des membres de la famille impériale. Chio par exemple était tenue par une soeur de l’empereur Manuel. On aurait assisté en quelque sorte à un phénomène de “féodalisation”50. Nous ne souscrivons pas à une telle interprétation. Il est vrai que les liens de parenté devaient garantir une plus sûre loyauté des gouverneurs, et ce fut un succès puisque les séditions d’un gouverneur de province furent exceptionnelles : ainsi celle d’Andronic Comnène, le futur empereur, lorsqu’il était duc de Branitzoba. Cependant, la caractéristique essentielle du xiie siècle tient, selon nous, au fait que l’aristocratie ne résidait plus sur place, là où elle possédait ses biens. Il est tout à fait exact que certains parents de l’empereur détenaient de considérables propriétés, au point de dominer des provinces entières, et le phénomène se perçoit seulement pour nous à la fin du xiie siècle, à travers le chrysobulle d’Alexis III pour les Vénitiens en 1198 et la Partitio Romanie de 1204. Mais cette situation correspondait à celle qui prévalait déjà sous les premiers Comnènes. Ces biens étaient en fait exploités par des régisseurs, pendant que leurs propriétaires résidaient normalement à Constantinople, auprès de l’empereur leur parent - à la seule exception des Macédoniens, dont certains habitaient encore Andrinople, ville suffisamment proche de la capitale pour leur permettre d’intervenir constamment auprès du souverain.

  • 51 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 328-329.
  • 52 Les actes d’archives témoignent également de cette délégation dès l’époque d’Alexis Comnène, voir (...)

22En 1182 ou 1183, lorsqu’Andronic rendit les propriétaires de biens fonciers maritimes et les gouverneurs des provinces côtières garants du respect de l’interdiction de piller les épaves, aussitôt ces personnages “envoyèrent par la poste des instructions aux gérants de leurs propriétés et à ceux qui exerçaient à leur place les charges publiques” ; ils exigeaient par là que les ordres d’Andronic fussent respectés51. Le texte, qui concerne le règne d’Andronic, reflète aussi la situation en place au temps de ses prédécesseurs. Il apparaît que, bien souvent, le responsable du thème n’était pas présent sur place, mais déléguait son pouvoir à ses hommes, qui y exerçaient la responsabilité effective52.

23La solidarité provinciale qui, au xe siècle, unissait le stratège d’un thème à la population qu’il commandait, parmi laquelle il vivait en tant que personne privée, et qui avait fait la force des grandes familles d’Asie Mineure, avait disparu au xiie siècle. Lorsqu’un parent de l’empereur vivait en province, c’est qu’il y était exilé, et donc, en principe, hors d’état d’y exercer une influence locale. Cette situation nouvelle avait pour conséquence fondamentale que la compétition pour l’Empire allait se jouer à Constantinople ou bien au sein de l’armée centrale en garnison dans la capitale ou ses abords immédiats. La fin du xiie siècle en offrit la démonstration lorsque se multiplièrent les tentatives d’usurpation. Aucune rébellion provinciale ne put se développer au point de menacer l’empereur dans sa capitale - à supposer que tel eût été l’objectif du mouvement.

  • 53 Guillaume de Tyr, p. 1022, prétend qu’Andronic était le praesidalis, c’est-à-dire le duc de la rég (...)
  • 54 Kinnamos, p. 32.
  • 55 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 226.

24Nous noterons cependant deux exceptions à cette règle, celle d’Andronic Comnène exilé dans le Pont, et celle, tout différente, de Jean Comnène-Batatzès, commandant à Philadelphie. Andronic avait été assigné à résidence dans la ville d’Oinaion du Pont par Manuel, qui l’avait de surcroît comblé de richesses53. Or le père d’Andronic, le sébastocrator Isaac avait déjà été exilé plusieurs années à Héraclée du Pont entre 1139 et 1143, où il avait longtemps vécu libre, avant d’être mis aux fers à la suite de ses intrigues permanentes54. De plus, lorsqu’Andronic avait été au service des Turcs, il avait commandé une province pontique, jadis terre romaine55, et avait donc nécessairement été en relations avec les notables des provinces byzantines limitrophes de la sienne, ne serait-ce que pour négocier la rançon de ceux qu’il avait capturés au cours de ses razzias. La présence répétée de cette branche des Comnènes dans le Pont expliquerait l’influence particulière qu’elle y acquit et qui se manifesta non seulement au temps d’Andronic, mais encore vingt ans plus tard lorsqu’en 1204 ses petits-fils firent des régions pontiques la base d’un nouvel État.

  • 56 Ibid., p. 245, 262. Il occupait ce poste en 1182 et il y a toutes raisons de croire que le protosé (...)
  • 57 Ibid., p. 192-3.
  • 58 Vie de saint Jean le Miséricordieux, p. 202.

25Jean Comnène-Batatzès fut responsable de la sécurité de l’Asie Mineure après le désastre dé Myrioképhalon, en tant que duc des Thracésiens puis comme domestique des Scholes56. Il vainquit à de nombreuses reprises les Turcs, détruisant une bande forte de vingt-quatre mille hommes, commandés par Atapakès57. De plus, il avait distribué aux habitants de Philadelphie, résidence normale du duc des Thracésiens, le butin fait sur les Turcs58. La mort de Manuel I lui permit d’occuper un poste provincial plus longtemps qu’il n’était habituel et il avait soigné sa popularité auprès de la population. Les Batatzai, famille d’Andrinople, n’avaient sans doute pas acquis à cette date de grands biens fonciers dans le thème des Thracésiens, et le prestige de Jean Comnène-Batatzès lui venait donc principalement de ses fonctions et de ses victoires, et non pas d’une influence acquise au titre de grand propriétaire foncier.

  • 59 Michel Chôniatès I, p. 143.
  • 60 Patmos I, p. 198-200.
  • 61 Darrouzès, Épistoliers, p. 148 : Syméon le logothète s’adressa à Dermokaïtès pour lui demander un (...)
  • 62 Conseils et Récits, p. 294-296.
  • 63 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 491.

26Nous ne suivons donc pas Lilie selon lequel une structure préféodale mise en place par les Comnènes aurait permis à l’empereur de bien contrôler ses provinces par l’intermédiaire de ses parents. Nous notons au contraire la fragilité de ce contrôle et le maintien sinon le développement d’une certaine indifférence des populations provinciales à l’égard du pouvoir central. Comme le souligne Lilie lui- même, les ordres impériaux étaient inopérants à l’apogée de la dynastie, le célèbre édit d’Andronic à propos du pillage des épaves par les populations côtières en est bien la preuve ; l’inefficacité des édits impériaux est confirmée par un discours de Michel Chôniatès, composé à l’époque d’Andronic pour accueillir le nouveau gouverneur d’Hellade, Nicéphore Prosouch ; le métropolite d’Athènes énumère toutes les tentatives de Manuel, ses lettres (γράμματα) envoyées pour s’opposer aux exactions, ses menaces et les châtiments les plus sévères dont il avait poursuivi les contrevenants59. Sous Manuel, les abus fiscaux étaient déjà attestés lorsque le gouverneur de Samos, Pègonitès, s’appuyant sur des prostagmata impériaux, venait en fait de s’emparer de tout le numéraire disponible dans le monastère Saint-Jean de Patmos, et ses successeurs à ce poste imitèrent sa conduite60. Il faut sans doute nuancer ce noir tableau de l’administration byzantine du xiie siècle. La situation antérieure n’était pas exempte de reproches. Déjà au xe siècle était dénoncée l’âpreté au gain des généraux61 ; au xie siècle, Kékauménos s’indignait de ce que les officiers de la flotte commettent de nombreuses exactions62 ; sans doute ne pouvait-il imaginer qu’un siècle plus tard, un duc de la flotte, Michel Stryphnos, n’hésiterait pas à s’enrichir en vendant l’équipement des navires63. D’autre part, l’efficacité de l’administration byzantine du xiie siècle pouvait encore être redoutable comme l’expérimentèrent les Vénitiens en 1171 qui tous, le même jour, furent arrêtés par ordre impérial, sur toute l’étendue de l’Empire.

  • 64 La diplomatie byzantine distinguait encore au xiie siècle le doulos du philos ou allié : le marqui (...)

27Les empereurs Comnènes, et tout particulièrement Manuel, avaient le sentiment d’avoir reconstitué l’antique puissance de l’Empire, même en Asie Mineure où successivement le Danishmendide Iagoupasan, le Seldjoukide Kilidj Arslan, les princes arméniens, le prince d’Antioche se déclarèrent douloi de l’empereur64, c’est-à-dire ses sujets et fournissaient en principe un tribut et des soldats à l’Empire dont ils reconnaissaient la souveraineté. Jusqu’en 1180, la contrainte extérieure ne pesait pas beaucoup sur l’Empire qui n’eut jamais à combattre sur plus d’un seul front, en général en Asie Mineure, car les peuples nomades du Nord avaient été vaincus, et le Normand d’Italie resta tranquille, à l’exception de la rapide attaque de 1146-1147. La situation intérieure était calme, car peu de conspirations se formèrent au xiie siècle jusqu’à la mort de Manuel, et les dissidences provinciales restèrent peu nombreuses. Mais tous les éléments d’une décomposition de l’Empire étaient déjà en place, pour peu que le pouvoir impérial s’affaiblisse et que la situation extérieure de l’Empire s’assombrisse de nouveau.

Notes

1 Les fonctions jusqu’ici réservées aux eunuques, telles que parakoimoméne, lui sont ouvertes. Jean Comnène choisit successivement deux de ses cousins pour occuper le poste, Grégoire Tarônitès, puis Jean Comnène (Guilland, Institutions I, Le parakoimoméne, p. 207).

2 Lilie, Macht und Ohnmacht, p. 84 sq.

3 Même après la défaite de Myrioképhalon, bien plus sanglante que ne l’avait été celle de Mantzikert un siècle plus tôt, le crédit de l’empereur, entamé aux yeux des étrangers, tel l’empereur d’Allemagne, resta intact à l’intérieur de l’Empire, sans qu’aucun des grands chefs militaires n’ait songé à se séparer de l’empereur qui s’était montré inférieur à sa tâche.

4 Il aurait été concevable qu’Irène, issue des Doukai, ait favorisé l’un d’eux, mais sa fille Anne n’avait pas plus de sang Doukas que Jean, le futur empereur, et son gendre Bryennios n’avait aucune attache avec eux.

5 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 6.

6 Lilie (Macht und Ohnmacht, p. 60-61) considère pourtant la désertion de Jean, fils du sébastocrator Isaac, devant Néocésarée comme le signe d’une hostilité à la politique impériale de reconquête des territoires pontiques aux dépens des Danishmendides. Des chefs militaires auraient craint le rétablissement de l’autorité impériale dans des régions attachées jusqu’alors à leur autonomie. Cette hypothèse nous semble peu crédible car Isaac et son fils Jean s’étaient déjà rebellés auparavant, et nous préférons voir dans ces événements une querelle de famille, plutôt que la traduction d’un mécontentement politique dont aucun indice ne permet de soutenir l’existence ; l’acte de Jean, sans doute isolé, ne provoqua pas, semble-t-il, de désertions importantes au sein de l’armée.

7 Prodrome, Poésies, n° LII, p. 445-446.

8 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 208 ; Sk.Ylitzès Continué, p. 112.

9 Sous Manuel, les tagmata latins restèrent un atout important de l’effort de guerre ; l’empereur, réputé pour son accueil favorable aux Latins, avait lui-même, du temps de son père, commandé et apprécié la cavalerie celte (Michel Italikos, p. 286).

10 Eustathe de Thessalonique (Opuscula, p. 200), dans son éloge funèbre de Manuel I, critique aussi, d’une manière inhabituelle dans ce genre littéraire, la politique militaire de l’empereur qui avait vidé les trésors impériaux au profit des étrangers.

11 Kinnamos, p. 268.

12 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 186.

13 Sous Alexis, Michel Tarônitès, sous Jean II, Grégoire Tarônitès, fils de Michel. Sous Manuel, Jean Comnène, fils du sébastocrator Andronic, occupait cette fonction ; il avait épousé une arrière-petite-fille de Michel Tarônitès. A sa mort, Alexis, frère de Jean, lui succéda ; toutes références dans Guilland, Institutions I, Le protovestiaire, p. 222-223.

14 Cheynet, L’éparque, p. 54.

15 Sous l’empereur Alexis, Michel et Isaac Kontostéphanoi, deux frères, furent l’un, officier de la flotte, et l’autre, mégaduc chargé de repousser Bohémond. Le fils d’Isaac, Etienne, était aussi mégaduc lorsqu’il tomba devant Corfou en 1147. Son propre fils Andronic occupa le même poste pendant la majeure partie du règne de son cousin Manuel ; il l’était encore en 1182 lorsqu’il facilita le passage du futur empereur Andronic Comnène vers Constantinople, et il avait une telle influence sur le personnel de la flotte que le protosébaste Alexis, encore maître du pouvoir, n’osa pas le destituer, en dépit de son hostilité (Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 247). Sous Manuel en 1167, son neveu Alexis, frère du mégaduc Andronic, exerçait les fonctions de praktôr en Crète (Fl. Evangélatou -Notara, Σημειώματα ελληνικών κωδίκων ώς πηγή διά την ερευναν τοΰ οικονομικού και κοινωνικού βίου τοΰ Βυζαντίου άπό τοΰ 9°° αιώνος μέχρι τοϋ έτους 1204, Athènes 1978, ρ. 277). Sous les Anges, Jean Kontostéphanos conduisit une flotte contre Isaac de Chypre et à deux reprises un Kontostéphanos fut nommé duc en Crète, Etienne en 1193 (MM VI, p. 125) et Nicéphore en 1197 (Patmos II, p. 110).

16 V. Laurent, La carrière d’un haut fonctionnaire byzantin du xiie siècle, Andronic Synadènos, REB 20, 1962, p. 210-214.

17 Infra, p. 423-424.

18 Alexiade III, p. 11, 154, 157, 169, 202. Il est remarquable qu’Anne Comnène qui, au moment où elle écrivait son Histoire, ne pouvait ignorer la rébellion, n’ait pas un mot de désapprobation à son égard, sans doute en raison de la haine qui l’animait contre son frère Jean II.

19 D’après Ibn Al-Athir, RHC Hist. Orientaux, p. 341.

20 Michel le Syrien, p. 230.

21 Ibid., p. 248. Si Kassianos avait été un simple gouverneur impérial, il nous semble invraisemblable que Michel le Syrien ait parlé d’un “pays de Kassianos”.

22 Manassès, Hodoiporikon, vers 154 : l’île est comparée à une “forteresse aux murailles de fer”.

23 Cf. f. d. n° 136.

24 Kinnamos, p. 23.

25 Lorsque Louis VII séjourna à Attaleia en 1148, la ville appartenait à l’Empire, mais ses habitants ne pouvaient cultiver l’arrière-pays que les Turcs contrôlaient, appuyés sur un réseau de forteresses ; cependant le ravitaillement de la cité restait abondant grâce aux jardins des habitants et aux ressources apportées par voie maritime (Guillaume de Tyr, p. 753).

26 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 290-292.

27 Sicard de Crémone, Chronica, MGH SS XXXI, p. 173 ; Fra Salimbene, Chronica, MGII SS XXXII, p. 3.

28 Tafel-Thomas, Urkunden I, p. 513 ; Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 201, confirme que le père de Boniface, Guillaume III de Montferrat, avait reçu de nombreux dons de la part de Manuel.

29 Kinnamos, p. 22 ; Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 37.

30 Prodrome, Poésies, IV, vers 131 sq.

31 Le choix d’un Gabras, si influent dans le Pont, était pourtant fort judicieux.

32 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 122 ; kinnamos, p. 293, 294, 296.

33 Ibid., p. 300.

34 Michel Chôniatês I, p. 56-57.

35 Kinnamos, p. 56.

36 Nicétas Chôniatês, Histoire, p. 189. Sur cette famille, voir aussi C. Cahen, Une famille byzantine au service des Seldjoukides, les Gabras, Polychronion Festschrift Dölger, 1968, p. 145-149.

37 Michel le Syrien, p. 260 ; Nicétas Chôniatês, Histoire, p. 32.

38 Ibid., p. 35-36. Barzos, Généalogie I, p. 480-485.

39 Nicétas Chôniatês, Histoire, p. 130. Ce Poupakès fut du reste puni par l’empereur, p. 131, et repassa du côté des Turcs où il se trouvait face à Manuel quelques années plus tard, Kinnamos, p. 196.

40 Ibid., p. 250.

41 Cahen, Pre-oltoman Turkey, p. 202 sq.

42 L’opinion erronée à propos de Manuel vient de ce que cet empereur voulut acclimater les pratiques militaires des Occidentaux, et se comportait souvent au combat en chevalier ; mais rien ne démontre qu’il ait été particulièrement influencé par les institutions occidentales.

43 Nicetas Choniates, Histoire, p. 187 ; Skoutariôtès, p. 290.

44 Sur un sceau conservé à Dumbarton Oaks, Iagoupasan se proclama doulos du basileus.

45 Michel le Syrien, p. 369.

46 Zépos, Jus I, p. 247 (Novélle de Nicéphore Phocas).

47 Les îles avaient bien payé tribut à Guiscard, mais dès la première défaite navale - temporaire - du Normand, la population se révolta contre lui (Guillaume de Pouille IV, v. 313-316).

48 Chalandon, Comnènes II, p. 318.

49 Le plus célèbre des Gymnoi, Pierre, fut au xie siècle juge de Séleucie, catépan de Mélitène, juge de Likandos et de Mélitène, enfin juge des Thracésiens : sceaux de Vienne n° 264, Fogg n° 238, ANS Newell n° 39, Vienne n° 271, Athènes cat. suppl. n° 411. Un Gymnos soutenait en 1078 Basilakios révolté (f. d. n° 108). Au début du xiiie siècle, des Gymnoi étaient toujours établis à Corfou, Chômatianos, col. 135-139, ce qui nous semble renforcer notre interprétation.

50 Lilie, Macht und Ohnmacht, p. 69 sq.

51 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 328-329.

52 Les actes d’archives témoignent également de cette délégation dès l’époque d’Alexis Comnène, voir supra, p. 298-299.

53 Guillaume de Tyr, p. 1022, prétend qu’Andronic était le praesidalis, c’est-à-dire le duc de la région, information passée sous silence par Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 225, 227, mais confirmée par Eustathe de Thessalonique, Espugnazione, p. 28, qui rappelle qu’Andronic avait reçu comme lot (άντεκληρώσατο) la terre des Paphlagoniens, y commandant l’armée et en touchant les revenus et que, partant pour Constantinople en 1182, il y avait laissé ses trésors.

54 Kinnamos, p. 32.

55 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 226.

56 Ibid., p. 245, 262. Il occupait ce poste en 1182 et il y a toutes raisons de croire que le protosébaste Alexis et Marie d’Antioche ne modifièrent pas les nominations intervenues dans les dernières années du règne de Manuel I.

57 Ibid., p. 192-3.

58 Vie de saint Jean le Miséricordieux, p. 202.

59 Michel Chôniatès I, p. 143.

60 Patmos I, p. 198-200.

61 Darrouzès, Épistoliers, p. 148 : Syméon le logothète s’adressa à Dermokaïtès pour lui demander un rapport sur les revenus qu’il touchait dans les thèmes où il fut stratège, pour servir de modèle aux stratèges actuels, souvent courageux à la guerre, mais vaincus par l’amour du gain.

62 Conseils et Récits, p. 294-296.

63 Nicétas Chôniatès, Histoire, p. 491.

64 La diplomatie byzantine distinguait encore au xiie siècle le doulos du philos ou allié : le marquis de Montferrat était philos de l’empereur en Italie (ibid., p. 200).

© Éditions de la Sorbonne, 1996

Licence OpenEdition Books

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search