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Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210)

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Jean-Claude Cheynet

Deuxième partie. L'image et les fondements sociaux de la révolte

Chapitre II. Une explication byzantine aux crises politiques : l’opposition du stratiôtikon génos au politikon génos

Texte intégral

  • 1 Psellos, Chronographie II, p. 84, 86 ; Zônaras, p. 659, reprend la même interprétation.

1G. Ostrogorsky, dans son Histoire devenue un classique, oppose la domination de la “noblesse civile” à celle de la “noblesse militaire” (période suivante des Comnènes). Cette opposition entre le politikon et le stratiôtikon n’est pas seulement présente à l’esprit des Modernes, elle s’enracine dans les sources mêmes. Psellos, après avoir critiqué les dons généreux, mais désordonnés, octroyés par Michel VI au politikon génos lors de son avènement, explique que les militaires réagirent vivement et souhaitèrent soumettre l’État romain au stratiôtikon1. Ce vocabulaire n’est pas propre à Psellos, il se rencontre chez tous les écrivains contemporains jusqu’à Anne Comnène.

  • 2 Psellos, Chronographie II, p. 111. En 1057, Isaac Comnène renvoya l’armée dans ses foyers, de peur (...)

2Les Byzantins du xie siècle se représentaient leurs élites réparties en deux groupes distincts, le stratiôtikon, dont le nom indique la composition, il s’agit de l’armée, et le politikon, comportant aussi bien l’administration civile que la population de Constantinople2, selon la double acception du terme polis. Les deux composantes étaient d’ailleurs partiellement confondues, dans la mesure où la haute administration civile exerçant en province, juges ou anagrapheis, venait de la capitale. Les membres de la haute Église, formés à la même éducation, appartenaient aussi de ce fait au politikon. Les nombreuses rébellions qui troublèrent le xie siècle ont été généralement interprétées comme un effort du parti militaire pour saisir le pouvoir prétendument confisqué par les civils. Quelle valeur faut- il accorder à cette explication, même si elle a été retenue par des observateurs aussi bien placés que Psellos pour connaître les rivalités intestines de l’Empire ? Le clivage entre ces deux groupes fut-il aussi tranché que le vocabulaire politique le laisse entendre, même s’il n’est pas question de nier que l’armée et la haute administration aient toujours constitué des groupes sociaux aux traditions spécifiques ? En admettant une telle opposition sociale, les catégories en étaient- elles vraiment monolithiques ?

  • 3 Encore faut-il ajouter que Constantin assuma à deux reprises la défense de la capitale face aux Ru (...)

3La classification des empereurs entre “civils” et “militaires” permettrait d’éclairer la nature du régime au xie siècle selon les critères de leur action personnelle ou encore de la tradition familiale de leur lignée. Des onze empereurs qui régnèrent durant la période dite de l’administration civile, entre 1028 et 1081, cinq souverains, Romain III, Michel IV, Isaac I, Constantin X et Romain IV, conduisirent des troupes face à l’ennemi extérieur. Un sixième, Nicéphore III, après une vie passée sous les armes, s’abstint de faire campagne une fois devenu empereur, et un septième, Michel V, ne régna que six mois. Si nous écartons Théodôra qui ne pouvait pas conduire une armée, trois empereurs seulement seraient d’authentiques “civils”, Michel VI, Constantin IX3 et Michel VII. Si nous comparons avec la période précédente qui s’étend de l’avènement de Léon VI en 886 à la mort de Romain II en 963, il apparaît qu’aucun empereur ne conduisit personnellement ses armées ; or personne ne songe à qualifier de “civile” cette période.

  • 4 Les Bringai devaient leur ascension à l’activité de Joseph Bringas, le parakoimomène, qui exerça s (...)
  • 5 Mais Michel, futur empereur, fut άρχων τοΰ Πανθέου (Skylitzès, p. 390), c’est-à-dire responsable d (...)

4Les traditions militaires ou civiles de la lignée d’où était issu l’empereur sont- elles déterminantes ? Ce critère éliminerait Basile II lui-même, puisqu’aucun de ses ancêtres ou parent depuis Basile I n’avait commandé d’armée. Des huit familles qui partagèrent le pouvoir suprême entre 1028 et 1081, trois s’enracinent incontestablement dans leurs traditions militaires, les Comnènes, les Diogénai et les Botaneiatai ; une est issue du milieu des fonctionnaires de la capitale, celle des Bringai, représentés par Michel VI4. Les Paphlagoniens, Michel IV et Michel V, se rattachent au groupe civil, dans la mesure où ils devaient leur fortune à l’activité de Jean, orphanotrophe5.

  • 6 Paul Monomaque, ambassadeur de Constantin VII auprès de Sayf ad-Dawla, était magistre, la plus hau (...)
  • 7 Aristakès De Lastivert, p. 42. La charge byzantine recouverte par ce titre n’est pas clairement id (...)
  • 8 Cf. f. d. n° 22.
  • 9 Pothos, protospathaire, fut juge de l’Hippodrome au milieu du siècle (Laurent, Administration, n° (...)
  • 10 Skylitzès, p. 423, entre avril et juin 1042.
  • 11 Constantin IX était toutefois apparenté par sa mère au groupe des Macédoniens : Psellos, Chronogra (...)

5Les Monomaques, illustres depuis le xe siècle6, restent pourtant mal connus. Le père du futur empereur Constantin, très en vue sous Basile II, exerça la charge de “juge suprême”7, mais perdit sa position et la faveur impériale après avoir pris part à un complot8. Les autres Monomaques du xie siècle occupèrent aussi des positions de juges9. Constantin lui-même, écarté de toute fonction sous Basile II, fut juge d’Hellade peu avant d’accéder au trône10. Comme les Bringai, les Monomaques appartenaient vraisemblablement à l’aristocratie civile11. Cependant, sous le règne de Constantin IX, l’armée byzantine fit montre d’un grand zèle sur tous les fronts extérieurs, parfois avec succès, et écrasa plusieurs rébellions importantes.

  • 12 Cf. f. d. n° 30.
  • 13 Vannier, Argyroi, p. 35, 42, 49. En 1057 encore, ses neveux participèrent à la révolte d’Isaac Com (...)

6Romain Argyros accomplit une magnifique carrière civile mais ses frères, Basile et Léon, et son parent Pothos comptèrent parmi les officiers de haut rang12. Une de ses soeurs, Pulchérie, épousa Basile Sklèros ; une autre, Constantin Karantènos ; une de ses nièces se maria à Constantin Diogènès ; tous trois tenaient de hautes charges militaires13. Au sein de ce lignage à tradition militaire, Romain représentait l’exception, et nous concevons aisément qu’il ait pu être tenté par la gloire acquise par les généraux victorieux.

  • 14 Pour toutes les références, Polemis, Doukai, p. 26-41.
  • 15 Skylitzès, p. 328.
  • 16 T. Gerasimov, Byzantinische Bleisiegel aus Pliska, BIBA 14, 1940/1942, p. 169-171.
  • 17 Skylitzès, p. 483. L’éditeur a, par inadvertance, considéré δουκὸς comme une fonction, ce qui ôte (...)
  • 18 Lemerle, Cinq études, Le testament d’Euslathe Boïlas, p. 39 ; Polemis, Doukai, p. 35, relève les i (...)
  • 19 Sans doute Matthieu d’Édesse confond-il Constantin et son frère Jean, lorsqu’il affirme que le pre (...)
  • 20 Sceau inédit Shaw n° 819, catalogue Laurent n° 1136. Sur les trois Constantin Doukas connus au xie(...)

7Les Doukai14 fournissent le modèle même de la dynastie trop souvent donnée sans preuve comme civile. Andronic Doukas et ses fils, partisans de Bardas Sklèros, résistèrent longtemps dans les Thracésiens15. Le père du futur empereur Constantin, prénommé lui aussi Andronic, s’identifie probablement à son homonyme, protospathaire et stratège de la Grande Preslav16. La carrière de Constantin demeure obscure, mais le texte de Skylitzès à propos de la révolte d’Isaac Comnène le compte explicitement, avec son frère Jean, parmi les généraux soulevés contre Michel VI17. La présence de Jean ne surprend pas, puisqu’il fut catépan d’Édesse en 105918, mais celle de Constantin dans cette liste est jugée “étrange” par Polemis, faute d’indication explicite sur sa carrière militaire. Or le texte fort clair de Skylitzès suffit, semble-t-il, pour établir que Constantin était bien un militaire19. Le sceau d’un Constantin Doukas, magistre et duc, pourrait bien avoir appartenu au futur empereur20. Le premier mariage de Constantin Doukas avec la fille de Constantin

  • 21 Lorsque Psellos prenait ses repas en compagnie des fils du César, la conversation portait sur la g (...)

8Dalassènos constituerait donc l’alliance de deux grandes familles de l’aristocratie militaire orientale. À l’exception de Michel VII, les Doukai parvenus au pouvoir ne cessèrent pas de diriger des armées. Kônstantios, frère de l’empereur, et plus encore le César Jean, ses enfants et ses petits-enfants, occupèrent tous les plus hautes charges militaires21.

  • 22 Sa longue carrière reste mal connue, cf. f. d. n° 29.
  • 23 Skylitzès, p.422. Selon Psellos, Chronographie I, p. 123, qui ne le nomme pas explicitement, il au (...)
  • 24 Skylitzès, p. 478 ; Zonaras, p. 650.
  • 25 Vie de Lazare le Galésiote, p. 544, § 119. Sur les Prôteuôn, voir f. d. n° 75, n. 2.

9À la liste des empereurs, nous ajouterons, en dépit de leur échec, les noms de Constantin Dalassènos, Constantin Artoklinès et Nicéphore Proteuôn, qui furent pressentis pour occuper cette fonction. Deux sur trois au moins avaient embrassé la carrière des armes, Constantin Dalassènos qui fut notamment duc d’Antioche22, et le catépan Constantin Artoklinès23. Le troisième, Nicéphore Prôteuôn, commandait la Bulgarie lorsque les familiers de Constantin IX mourant songèrent à lui pour assurer la succession24. L’expression ή της Βουλγαρίας αρχη désigne normalement le catépan, le duc, ou plus rarement le pronoètès de la province. Nous hésitons cependant à classer catégoriquement Nicéphore Proteuôn parmi les militaires en raison d’un passage de la Vie de Lazare le Galésiote où Nicéphore, frère de Proteuôn, est cité comme juge du thème (celui des Thracésiens, d’après le contexte) ; antérieurement cette lignée fournit de nombreux militaires25.

10Ainsi, en dépit de l’incertitude à propos de plusieurs personnalités, il n’en ressort pas moins que les responsables suprêmes de cette période dite de la “noblesse civile” avaient, dans leur grande majorité, un passé militaire, ou bien étaient issus de familles à tradition militaire.

  • 26 S’il n’y a pas simultanéité, l’argument perd de sa valeur ; il confirme seulement le mouvement tra (...)
  • 27 Skylitzès, p. 412.
  • 28 Sceau inédit du Musée de Vienne MK 206.
  • 29 Alexiade, I, p. 33 ; Bryennios, p. 291
  • 30 Peira, p. 198.
  • 31 Laurent, Administration, n° 1068 et 1069.
  • 32 Ibid., n° 911.
  • 33 Toutes références dans Seibt, Skteroi, p. 76-102.
  • 34 Certes, il leur déconseillait très vivement ces fonctions fiscales, mais parce qu’elles apportaien (...)

11À côté de familles aux traditions bien affirmées, militaires pour les Alyatai, Branas, Comnènes, Diogénai, Dalassènoi, Gabras..., ou civiles pour les Anzai, Bringai, Aristènoi, Hexamilitai, Serbliai, Promountènoi, d’autres lignées ne se classent pas facilement car elles fournirent simultanément26 des fonctionnaires appartenant à l’une et l’autre catégorie. Grégoire Tarônitès était stratège en 104027, tandis que son homonyme au milieu du xie siècle exerçait la fonction de juge des Optimates28. Chez les Tornikioi, aux côtés de militaires comme Léon, le rebelle de 1047, ou Pierre qui combattit auprès d’Alexis Comnène en 107829, un Tornikios était juge de l’Hippodrome dans la première moitié du xie siècle30, Romain Tornikios fut symponos31, et Georges Tornikios exaktôr32. Chez les Sklèroi, Romain fut protostratôr, duc d’Antioche... Jean, stratège du Péloponnèse à la fin du xie siècle, pendant que Léon, Constantin, Nicolas exerçaient les fonctions de juges en divers thèmes33. Les exemples sont multiples à propos de maintes familles, Bourtzai, Iasitai, Kamatèroi, Kekauménoi, Stypiôtai, Radènoi, Choirosphaktai, Goudélai... Dans ses Conseils et Récits, Kékauménos n’excluait pas que ses enfants puissent devenir juges de thème ou fonctionnaires du fisc34.

  • 35 Anastase avait accompli une très brillante carrière qui culmina avec les fonctions d’éparque (Skyl (...)
  • 36 Skylitzès, p. 424-425.
  • 37 Ibid., p. 498.

12Inversement, des familles de tradition civile pouvaient, à l’occasion, fournir des chefs militaires. Michel, fils du logothète Anastase35, fut nommé par Constantin IX stratège du thème de Dyrrachion. En dépit de sa grave défaite, il fut transféré à la tête du thème de Paristrion où, plusieurs années durant, il surveilla les Petchénègues36. Doit-on considérer Michel comme un membre de la caste militaire, ou plutôt considérer sa nomination comme un indice de l’empiétement des civils sur le domaine réservé aux militaires, et comme une marque de défiance envers ceux- ci ? Dans l’impossibilité de donner une réponse claire à cette interrogation, notons toutefois que Michel s’était rangé aux côtés d’Isaac Comnène contre Michel VI37.

  • 38 - Conseils et Récits, p. 204.

13Des mariages rapprochaient également les deux aristocraties. Kékauménos, évoquant les écarts de conduite de la femme d’un juge, note incidemment que le frère de celle-ci était stratège38. Constantin Doukas, veuf d’une Dalassènè, épousa Eudocie, issue des Makrembolitai, qui, en l’état actuel de nos connaissances, ne comptaient que des fonctionnaires civils. Constantin Monomaque, proche parent de Léon Tornikios, avait épousé la fille de Basile Sklèros.

  • 39 Par exemple, sceau de Constantin, vestarque, catépan de Mélitène et anagrapheus : Zacos-Nesbitt n (...)
  • 40 Cod. dipl. Bar. IV, p. 43-46 n. 21.

14Des fonctionnaires civils recevaient en de rares occasions une charge militaire, sans parler des nominations à certains postes en Orient qui cumulaient les responsabilités civiles et militaires, celles d’anagrapheus et catépan de Mélitène, ou encore de juge et catépan de Likandos39. Nicéphore Ouranos, épi tou kanikleiou et familier de Basile II, fut choisi comme stratège par cet empereur lorsqu’il revint de son emprisonnement de Bagdad, avec le succès qu’on connaît. En 1032, Michel juge de l’Hippodrome et épi ton oikeiakôn, était aussi catépan d’Italie40.

  • 41 Jean l’Orphanotrophe avait conseillé à son frère Constantin, nommé domestique des Scholes, de pren (...)

15En revanche, nous ne pouvons compter au nombre des militaires de profession les serviteurs du palais impérial, eunuques en majorité, qui portaient le titre de commandants en chef, mais laissaient les responsabilités effectives aux stratèges expérimentés que l’empereur ne manquait pas de leur adjoindre41. De telles nominations illustrent plutôt la défiance envers les officiers généraux de certains empereurs, y compris des soldats comme Nicéphore III ; ils craignaient à juste titre que leurs anciens collègues ne devinssent des rivaux. Ces promotions d’eunuques ou de civils ne doivent donc pas s’interpréter comme une marque d’hostilité des empereurs “civils” contre les militaires.

  • 42 Si Isaac encourut des critiques de la part de Psellos, c’est en raison du rythme précipité avec le (...)
  • 43 Cf. l’analyse des opinions de Michel Attaleiatès et des historiens contemporains dans Kazhdan, Stu (...)

16Opposer le stratiôtikon au politikon ne rend pas compte de la position beaucoup plus complexe de ces deux groupes. Michel Psellos, souvent présenté comme le porte-parole des civils, n’a pas nécessairement porté de jugements négatifs sur les empereurs issus du stratiôtikon. Il a vigoureusement critiqué et déformé toutes les mesures prises par Romain IV Diogénès pour redresser la situation de l’armée, mais il combla d’éloges Isaac Comnène pour son audace belliqueuse et sa volonté de redresser l’Empire qu’il opposait, en partie à tort, au comportement des empereurs précédents42. Michel Attaleiatès, juge à l’armée, puis juge de l’Hippodrome et du Velum, profond admirateur de Nicéphore III, émettait des réserves envers les généraux Comnènes, Doukai ou Bryennioi. Ses jugements à propos des personnalités civiles étaient aussi divers43.

  • 44 Cf. f. d. n° 80 et 105.

17Au sein du politikon comme du stratiôtikon, les attitudes n’étaient pas unanimes. Deux révoltes, menées par des généraux, celle d’Isaac Comnène et celle de Nicéphore Botaneiatès, ont abouti avec l’appui d’une partie des fonctionnaires et du clergé de la capitale44. À l’inverse, les généraux rebelles ont toujours dû affronter des armées restées fidèles aux empereurs de Constantinople, bien plus nombreuses souvent que les leurs, indice de clivages au sein de l’armée. Même Romain Diogénès, l’archétype de l’empereur militaire, sut s’attirer de fortes sympathies hors des cercles du stratiôtikon, celle de Basile Malésès, comte des eaux, ou celles plus nuancées de Léon, èpiton déèséôn, d’Aristènos, prôtoasèkrètis, de Michel Attaleiatès, juge. Il est certain qu’au cours de la première moitié du xie siècle, les fonctions civiles attirèrent davantage, par l’enrichissement rapide qu’elles permettaient, même si des revers de fortune réduisaient parfois à néant la position sociale des bénéficiaires. Toutefois la réalité de l’abaissement des fonctions militaires par rapport aux fonctions civiles durant cette période n’apparaît pas nettement.

  • 45 Pour ces quelques remarques, nous utilisons les tableaux que nous avions établis pour les principa (...)

18Nous disposons d’un seul instrument de mesure, qui reste grossier, la relation entre les fonctions exercées, civiles ou militaires, et les dignités obtenues, lesquelles déterminaient le rang social et dans une certaine mesure les revenus afférents aux rogai qui leur étaient attachées45.

  • 46 Cf. Laurent, Administration, n° 428 à 431.
  • 47 Cf. ibid. n° 312 et suivants.

19Quelle était la situation au xe siècle, époque de la plus grande gloire des armées byzantines ? Les domestiques des Scholes furent le plus souvent magistres, les stratèges des grands thèmes, patrices, et pour les thèmes plus modestes, protospathaires. Les principaux officiers civils n’étaient pas défavorisés ; les logothètes du drome avaient, comme les domestiques des Scholes, rang de magistre ou de patrice46, le logothète du génikon47, ainsi que l’éparque ou Y épi tou kanikleiou atteignaient souvent la dignité de patrice-anthypatos. Les deux types de carrière permettaient donc d’accéder à la plus haute dignité, et le titre de proèdre, créé par Nicéphore II Phocas pour le parakoimomène Basile Lékapènos, ne récompensait ni un militaire, ni un civil, mais l’un des principaux artisans de l’accession au trône de Nicéphore.

  • 48 Les empereurs, dans la première moitié du siècle notamment, avaient pris soin de ne pas élever le (...)
  • 49 Cheynet, Éparque, p. 52.
  • 50 Skylitzès, p. 496.
  • 51 Ibid.., p. 483.
  • 52 Psellos, Chronographie, II, p. 83-84 : "Michel fit les distributions de dignités avec plus de fast (...)

20Comment évolua cet équilibre au cours du xie siècle ? Sans doute l’arrivée de nombreux étrangers dans la hiérarchie militaire avait-elle abaissé le niveau des dignités affectées aux commandements de certains tagmata48 Du règne de Constantin VIII à celui de Michel VI, les juges de Constantinople, qu’ils fussent juges du Velum, de l’Hippodrome ou envoyés dans les thèmes, portaient le plus souvent la dignité de protospathaire, et l’éparque lui-même ne dépassa ce niveau qu’exceptionnellement49, alors que les ducs d’Occident, d’Édesse, de Dyrrachion étaient patrices pour le moins, voire magistres pour les ducs d’Antioche. Dans l’administration civile, seuls les logothètes du drome et du génikon obtenaient de si hautes dignités. Les rares proèdres durent ce titre exceptionnel à la faveur impériale, sans que la fonction exercée, civile ou militaire, fût prise en compte. Cependant Michel VI éleva plusieurs civils, Constantin Leichoudès, Théodore Alôpos50, à cette dignité qu’il refusait précisément à Isaac Comnène et Katakalôn Kékauménos51 ; il innovait donc et rompait l’équilibre observé jusqu’alors52. Durant cette période de relative démobilisation de l’Empire, les militaires ne furent pas relégués au second plan, même si un déclin relatif était perceptible par rapport à la période plus faste de la seconde moitié du xe siècle.

  • 53 Patmos I, p. 338, 339, 340, 345, 346. La date est tardive et nous ne disposons pas de liste équiva (...)

21La période suivante jusqu’à l’avènement d’Alexis Comnène est fort comparable à la précédente, alors que la rapide dévaluation des dignités aurait permis aux empereurs de modifier facilement la hiérarchie des honneurs en retardant les promotions de l’un ou l’autre groupe. Or, que constatons-nous sous Michel VII, empereur jugé a priori moins favorable aux militaires ? Les principaux chefs de l’armée étaient titrés au moins proèdres (Nicéphore Bryennios, Nicéphore Basilakios), ou protoproèdres (Joseph Tarchaneiôtès, Alexis Comnène, Constantin Doukas, cousin germain de l’empereur, il est vrai), sinon curopalates (Nicéphore Botaneiatès). Les juges du Velum n’obtinrent pas les mêmes honneurs puisque ceux qui intervinrent en 1088 pour le monastère de Patmos étaient encore pour la plupart magistres53. Certes, un civil, Constantin, obtint le premier la dignité de sébaste, avec la charge à’épi ton kriséôn, peu avant l’avènement de Nicéphore III, mais le domestique Alexis Comnène fut promu à cette dignité dès le règne de cet empereur.

  • 54 En outre la supériorité traditionnelle des généraux d’Orient sur ceux d’Occident s’était conservée

22Les militaires avaient au moins conservé la parité avec les civils et avaient peut-être même acquis une légère prééminence sous le règne de Michel VII54. La venue au pouvoir d’Alexis Comnène ne marqua pas non plus en ce domaine comme en d’autres, une rupture immédiate avec la période précédente, dans la mesure où cet empereur offrit la dignité de sébaste à ses proches parents, sans la leur réserver exclusivement, et confia à ses proches les postes clés de l’armée ; la prééminence des dignités revint incontestablement aux militaires, non pas comme tels, mais en tant que parents de l’empereur.

  • 55 Les parents de l’empereur dédaignèrent, semble-t-il, cette charge mais reçurent plus volontiers ce (...)
  • 56 Kazdan, Structure de la classe dominante (compte-rendu d’Irène Sorlin, p. 374), considère que l’ar (...)

23Au xiie siècle, les rapports entre les fonctions de duc et de juge du Velum et de l’Hippodrome se figèrent au détriment de cette dernière. Les ducs, gouverneurs de province, cumulaient à nouveau un commandement militaire et des responsabilités fiscales ils étaient fréquemment duc et praktôr, ce qui ôtait aux carrières civiles un de leurs avantages les plus notoires et rendait d’autant plus attractives les fonctions militaires. Les juges du Velum et de l’Hippodrome, atteignaient au sommet de leur carrière la dignité de protonobélissime jusque sous les Anges où, par une nouvelle dévaluation, ils parvinrent à leur tour au rang de sébaste55. L’extrême fin du xiie siècle est plus confuse, la multiplication des sébastes interdit de vérifier si les civils avaient comblé leur relatif retard accumulé sous les Comnènes, puisqu’une multitude de civils comme de militaires portaient cette dignité. Le seul indice assuré laisse penser que les militaires gardaient la préséance, puisque Alexis Ange créa trois despotes, ses gendres, tous trois vaillants soldats56.

24Le xie siècle ne marqua pas un abaissement notable des militaires sauf sous le bref règne de Michel VI. Au xiie siècle ceux-ci acquirent une suprématie certaine, telle qu’ils n’en avaient pas connue même au xe siècle, et cette prééminence ne fut pas totalement remise en cause à la fin du siècle. Ainsi donc au xie siècle, l’opposition du stratiôtikon et du politikon ne constitua donc pas le ressort des luttes d’influence pour le contrôle du pouvoir impérial, puisque tant de familles passèrent de l’un à l’autre groupe au gré de leurs intérêts financiers, ou y comptèrent simultanément des représentants.

Notes

1 Psellos, Chronographie II, p. 84, 86 ; Zônaras, p. 659, reprend la même interprétation.

2 Psellos, Chronographie II, p. 111. En 1057, Isaac Comnène renvoya l’armée dans ses foyers, de peur que les soldats ne troublassent la tranquillité des Constantinopolitains.

3 Encore faut-il ajouter que Constantin assuma à deux reprises la défense de la capitale face aux Russes et face à Léon Tornikios ; ce commandement ne fut pas de pure forme puisque l’empereur disposa lui-même troupes et bateaux et donna le signal des différentes opérations (Psellos, Chronographie II, p. 10, 11, 19 ; Skylitzès p.431). Il n’est donc pas certain que l’éloge des qualités militaires de Monomaque ait été seulement un thème de rhétorique (Psellos, MB V, p. 114).

4 Les Bringai devaient leur ascension à l’activité de Joseph Bringas, le parakoimomène, qui exerça sous Romain II la réalité du pouvoir.

5 Mais Michel, futur empereur, fut άρχων τοΰ Πανθέου (Skylitzès, p. 390), c’est-à-dire responsable d’une salle du grand palais, le Panthéon, fonction peut-être davantage honorifique que strictement militaire. Sur le panthéôtès, et sa nature réelle (soldat ou serviteur personnel de l’empereur ?), Ahrweiler, Administration, p. 28 n. 9.

6 Paul Monomaque, ambassadeur de Constantin VII auprès de Sayf ad-Dawla, était magistre, la plus haute dignité qu’ait pu obtenir au xe siècle un personnage n’appartenant pas à la famille impériale (Skylitzès, p. 241).

7 Aristakès De Lastivert, p. 42. La charge byzantine recouverte par ce titre n’est pas clairement identifiable. Il ne peut s’agir de l’épi ton kriséôn auquel les juges de thèmes devaient rendre compte, car la fonction fut créée seulement au temps de Monomaque. Il ne peut s’agir non plus de l’éparque, car Yahya d’Antioche distingue nettement dans la carrière de Romain Argyros entre son titre de "juge suprême" et celui d’éparque.

8 Cf. f. d. n° 22.

9 Pothos, protospathaire, fut juge de l’Hippodrome au milieu du siècle (Laurent, Administration, n° 863) ; Théodore, magistre, exerça peu après des fonctions judiciaires (Idem, Bulles Métriques, n° 307).

10 Skylitzès, p. 423, entre avril et juin 1042.

11 Constantin IX était toutefois apparenté par sa mère au groupe des Macédoniens : Psellos, Chronographie, II, p. 14.

12 Cf. f. d. n° 30.

13 Vannier, Argyroi, p. 35, 42, 49. En 1057 encore, ses neveux participèrent à la révolte d’Isaac Comnène : Skylitzès, p. 488-489.

14 Pour toutes les références, Polemis, Doukai, p. 26-41.

15 Skylitzès, p. 328.

16 T. Gerasimov, Byzantinische Bleisiegel aus Pliska, BIBA 14, 1940/1942, p. 169-171.

17 Skylitzès, p. 483. L’éditeur a, par inadvertance, considéré δουκὸς comme une fonction, ce qui ôte tout son sens à la phrase : Κωνσταντίνος και ‘Ιωάννης οἱ έκ του γένους έφων του δουκὸς καταγόμενοι...

18 Lemerle, Cinq études, Le testament d’Euslathe Boïlas, p. 39 ; Polemis, Doukai, p. 35, relève les indices témoignant des activités militaires de Jean.

19 Sans doute Matthieu d’Édesse confond-il Constantin et son frère Jean, lorsqu’il affirme que le premier était catépan d’Édesse au moment où il devint empereur à moins qu’Isaac Comnène, malade, ait, avant avril 1059, rappelé Constantin d’Édesse, ville où ce dernier aurait été remplacé par son frère Jean (Matthieu D’edesse, trad. Dulaurier, p. 106, trad. Dostourian, p. 148).

20 Sceau inédit Shaw n° 819, catalogue Laurent n° 1136. Sur les trois Constantin Doukas connus au xie siècle, deux ne peuvent être retenus, ni le fils du César Jean, qui était protoproèdre, ni le fils de l’empereur Michel VII, qui était porphyrogénète. La dignité de magistre est bien appropriée à la fonction de duc en 1057, puisque Katakalôn Kékauménos se vit refuser par Michel VI la promotion de magistre à proèdre qu’il sollicitait (Skylitzès, p. 483).

21 Lorsque Psellos prenait ses repas en compagnie des fils du César, la conversation portait sur la guerre et sur la chasse, activité la plus apte en temps de paix à entretenir les qualités guerrières. Andronic avait consacré sa vie aux activités militaires et aimait à disserter longuement de l’armement (Psellos, Scripta minora I, p. 280).

22 Sa longue carrière reste mal connue, cf. f. d. n° 29.

23 Skylitzès, p.422. Selon Psellos, Chronographie I, p. 123, qui ne le nomme pas explicitement, il aurait été hypogrammateus de Romain III, avant d’être éloigné par Michel IV, parce que l’impératrice Zôè l’appréciait trop.

24 Skylitzès, p. 478 ; Zonaras, p. 650.

25 Vie de Lazare le Galésiote, p. 544, § 119. Sur les Prôteuôn, voir f. d. n° 75, n. 2.

26 S’il n’y a pas simultanéité, l’argument perd de sa valeur ; il confirme seulement le mouvement traditionnel qui portait les familles ayant acquis leur notoriété par le métier des armes, à entrer dans les carrières civiles.

27 Skylitzès, p. 412.

28 Sceau inédit du Musée de Vienne MK 206.

29 Alexiade, I, p. 33 ; Bryennios, p. 291

30 Peira, p. 198.

31 Laurent, Administration, n° 1068 et 1069.

32 Ibid., n° 911.

33 Toutes références dans Seibt, Skteroi, p. 76-102.

34 Certes, il leur déconseillait très vivement ces fonctions fiscales, mais parce qu’elles apportaient plus souvent la ruine que la fortune : un de ses parents, Maios, avait commis l’erreur d’accepter l’épiskepsis d’Arabissos. Nikoulitzas, ami personnel de Romain Diogénès, devint anagrapheus des kontaratoi et des ploïmoi en même temps qu’archègétès (Conseils et Récits, p. 268).

35 Anastase avait accompli une très brillante carrière qui culmina avec les fonctions d’éparque (Skylitzès, p. 418) et de logothète du génikou (Laurent, Administration, n° 325 et Zacos-Nesbitt, n° 791).

36 Skylitzès, p. 424-425.

37 Ibid., p. 498.

38 - Conseils et Récits, p. 204.

39 Par exemple, sceau de Constantin, vestarque, catépan de Mélitène et anagrapheus : Zacos-Nesbitt n° 438 ; sceau de Basile Machètarios, vestès, juge et catépan de Likandos : Gray-Birch n° 17559 et Schlumberger, Sigillographie, p. 282 n° 4.

40 Cod. dipl. Bar. IV, p. 43-46 n. 21.

41 Jean l’Orphanotrophe avait conseillé à son frère Constantin, nommé domestique des Scholes, de prendre pour conseiller technique Constantin Dalassènos, pourtant tenu en suspicion (Skylitzès, p. 402). Georges Paléologue servait en second l’eunuque Jean, envoyé par Nicéphore III pour combattre les Turcs, et il reprit en mains l’armée pendant la retraite, en raison de l’incapacité de Jean (Bryennios, p. 303-309).

42 Si Isaac encourut des critiques de la part de Psellos, c’est en raison du rythme précipité avec lequel il appliqua des réformes dont la nécessité était incontestée (Psellos, Chronographie, II, p. 120-122).

43 Cf. l’analyse des opinions de Michel Attaleiatès et des historiens contemporains dans Kazhdan, Studies on literature, p. 23-86.

44 Cf. f. d. n° 80 et 105.

45 Pour ces quelques remarques, nous utilisons les tableaux que nous avions établis pour les principales fonctions civiles et militaires dans Cheynet, Dévaluation, p. 460-469.

46 Cf. Laurent, Administration, n° 428 à 431.

47 Cf. ibid. n° 312 et suivants.

48 Les empereurs, dans la première moitié du siècle notamment, avaient pris soin de ne pas élever les étrangers à des dignités qui auraient nourri leur orgueil en les mettant au même rang que les généraux grecs (Conseils et Récits, p. 276-284).

49 Cheynet, Éparque, p. 52.

50 Skylitzès, p. 496.

51 Ibid.., p. 483.

52 Psellos, Chronographie, II, p. 83-84 : "Michel fit les distributions de dignités avec plus de faste qu’il ne convenait, et les réserva aux Constantinopolitains".

53 Patmos I, p. 338, 339, 340, 345, 346. La date est tardive et nous ne disposons pas de liste équivalente pour l’époque de Michel VII. Mais cela importe peu si l’on se souvient qu’un fonctionnaire ne rétrogradait jamais en dignité.

54 En outre la supériorité traditionnelle des généraux d’Orient sur ceux d’Occident s’était conservée.

55 Les parents de l’empereur dédaignèrent, semble-t-il, cette charge mais reçurent plus volontiers celles de logothète du drome, d’épi tou kanikleiou, ou de grand drongaire.

56 Kazdan, Structure de la classe dominante (compte-rendu d’Irène Sorlin, p. 374), considère que l’aristocratie civile reprit son ascension. l’étude des seules dignités n’autorise pas une conclusion aussi ferme.

© Éditions de la Sorbonne, 1996

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