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Développement des villes moyennes. Chartres, Dreux, Evreux

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Michel Michel

Première partie. La modestie démographique

Chapitre 2. La démographie urbaine et ses contextes

Texte intégral

1Jusqu'à présent, la démographie urbaine n'a été examinée qu'en elle-même. Cette perspective ne saurait longtemps satisfaire le géographe, toujours soucieux de replacer le phénomène qu'il étudie, dans ses contextes spatiaux et temporels. Deux questions importantes correspondent à cette nouvelle approche. Y a-t-il une relation entre la taille de l'organisme urbain et les caractéristiques du peuplement de son environnement géographique ? Y a-t-il un rapport entre l'évolution démographique de la ville et l'évolution démographique de son environnement géographique ?

LA FAIBLESSE DES DENSITES

2La carte des densités, au milieu du vingtième siècle, place les agglomérations de Chartres, Dreux et Evreux dans un contexte de faible occupation humaine. A l'échelle de la France du nord-ouest, un espace démographique à basse densité s'interpose entre les secteurs de concentration à dominante urbaine de la région parisienne et de ses prolongements et les secteurs à population diffuse mais dense de l'ouest. La partie la plus déprimée, dans laquelle la majorité des communes a une densité inférieure à 30 habitants par kilomètre carré, recouvre la moitié méridionale du département de l'Eure, les deux tiers orientaux de celui de l'Orne, la plus grande partie de l'Eure-et-Loir, qu'elle déborde, au sud, sur le Loir-et-Cher et sur le Loiret (Fig. 007). Seules, les vallées (l'Eure et ses affluents) introduisent, au sein de cet ensemble, quelques guirlandes de densité plus élevée (généralement entre 30 et 50 habitants au kilomètre carré). La présence de l'eau, la diversité des sols, la variété des expositions des versants y offrent à l'agriculture des possibilités plus nombreuses. Un vignoble y prospère (parfois jusqu'au début du vingtième siècle), synonyme de main-d'œuvre abondante et de revenus plus forts. L'eau y attire les artisans.

3La faiblesse des densités est en corrélation, dans cet espace inter-séquano-ligérien, avec l'absence de grandes villes. Les grandes villes ne réapparaissent que lorsque s'élèvent les densités. Les campagnes de la Normandie septentrionale et occidentale, dans lesquelles s'inscrit l'agglomération caennaise, comme les campagnes mancelles ont régulièrement plus de 30 et souvent plus de 50 habitants au kilomètre carré. Au contraire, dans le creux démographique inter-séquano-ligérien, Chartres, Dreux et Evreux sont, avec Alençon et Lisieux, les seules agglomérations un peu importantes. Elles occupent toutes une situation périphérique par rapport au domaine des faibles densités, à l'intérieur duquel n'ont pu se développer que des villes de population comprise entre 5 000 et 7 000 habitants au milieu du siècle (L'Aigle, Verneuil-sur-Avre, Châteaudun). Chartres, Dreux et Evreux ont mieux prospéré, grâce à leur situation de contact entre cet espace à faible densité (Pays d'Ouche, Thimerais, Perche, Beauce) et un espace à densité plus élevée qui recouvre les confins de l'Île-De-France et la Normandie septentrionale.

4La faiblesse des densités des grandes régions d'agriculture céréalière mécanisée est un fait commun de la géographie rurale contemporaine. Mais, les conséquences de cet état de fait sur la géographie urbaine ont été ici d'autant plus importantes que cette faiblesse est ancienne et pérenne, ce qui est moins connu.

5Pour ce qui concerne la Beauce, il semble qu'elle ne fut pas plus peuplée au Moyen-Age qu'au dix-neuvième siècle. Chédeville (1973) a montré la médiocrité de son peuplement dès la fin du treizième siècle, époque à laquelle elle est pourtant déjà pratiquement entièrement défrichée et cultivée. C'est que, dit cet auteur, "la Beauce était susceptible de produire mais n'était pas tellement susceptible de faire vivre... il lui manquait un certain nombre d'éléments qui lui auraient assuré une polyculture dynamique : le bois, l'herbe, l'eau." (Chedeville - 1976 - p. 7).

FIG 007 FAIBLESSE DES DENSITES DEMOGRAPHIQUES, DANS L'ESPACE INTER-SEQUANO-LIGERIEN. SITUATION EN 1936.

FIG 007 FAIBLESSE DES DENSITES DEMOGRAPHIQUES, DANS L'ESPACE INTER-SEQUANO-LIGERIEN. SITUATION EN 1936.

Source : I.N.S.E.E.

6Cette faiblesse démographique n'a pu, évidemment, que s'accentuer, à partir du seizième siècle, avec le développement des grands domaines à main-d'œuvre réduite.

7Les statistiques démographiques fournies par J. Dupâquier (1969 et 1977) confirment, pour le début du dix-huitième siècle, l'existence d'un creux démographique centré sur la Beauce. L'auteur attribue, en 1711, une densité de 9,5 feux au kilomètre carré, à l'élection de Chartres (8,1 pour le plat pays) et de 10,2 feux au kilomètre carré, à l'élection de Dreux (9,3 pour le plat pays). Ce secteur de faible densité démographique se prolonge, du côté de l'ouest, sur les élections de Nogent-le-Rotrou, Verneuil-sur-Avre, du côté du sud, sur celles de Châteaudun, Vendôme, Orléans, et du côté du sud-est et de l'est, sur celles de Dourdan, d'Etampes et de Mont-fort-l'Amaury. Par contre, les densités se relèvent en direction du nord et du nord-est. Déjà l'élection d'Evreux compte 12,3 feux au kilomètre carré (10,8 pour le plat pays). Mais, dans les élections de Lisieux, de Bernay, de Pont-Audemer, de Pont-de-L'Arche, de Mantes et de Paris, les valeurs se tiennent entre 13,5 et 17 feux au kilomètre carré pour les densités globales, entre 12,5 et 15 feux au kilomètre carré pour les densités du plat pays.

8Ainsi, se révèle, au sein de l'espace inter-séquano-ligérien, une différenciation entre les parties méridionale et septentrionale. Elle se maintient, au cours du dix-huitième siècle, malgré la médiocrité de l'accroissement démographique normand. La population de la généralité de Rouen s'accroît en effet de moins de 5 %, au cours de ce siècle, alors que celle de l'ensemble de la France augmente de 23,2 % (Chaunu - 1973). Elle se maintient au dix-neuvième siècle et semble devoir s'expliquer par la combinaison à l'activité agricole d'un important artisanat, notamment textile.

9On trouve une confirmation de la faiblesse démographique de l'espace inter-séquano-ligérien dans l'important mouvement d'immigration de main-d'œuvre, le plus souvent saisonnière, qu'elle suscite et qui est anciennement attesté, notamment vers la Beauce.

10Dans ces régions où les structures agraires ont tôt évolué et où la productivité agricole s'est tôt élevée, la main-d'œuvre locale n'a bientôt plus suffi à satisfaire tous les besoins des exploitants, au moment des grands travaux estivaux. Pendant les trois mois d'été, l'abondance du travail était telle qu'elle entraînait une hausse des salaires (évaluée à 82 % par rapport aux salaires des autres mois, dans l'Eure-et-Loir, au milieu du dix-neuvième siècle). "Un journalier sarthois qui se rend dans la région de Chartres au mois d'août, gagnera, chaque jour, 61 % de plus que s'il était resté faire la moisson chez lui" (Duby et Wallon - 1976 III - pp. 73-74).

11Il semble que l'attractivité régionale se soit peu à peu étendue des marges les plus proches en direction de l'ouest. A la fin du dix-huitième siècle, c'est le Perche qui fournit des journaliers à la Beauce. Sous le Premier Empire, A. Chatelain (1976) dénombre 2 300 migrants moissonneurs dans la Beauce d'Eure-et-Loir, dont 1 800 pour le seul arrondissement de Chartres. Ces "grands rendez-vous de juillet" sont alors alimentés par des migrants dont les gros bataillons viennent de l'Orne et surtout des arrondissements d'Alençon, de Domfront et de Mortain. Un peu plus tard, enfin, il cite "des bandes organisées de migrants moissonneurs bretons dans les plaines de Beauce".

12Quelles conséquences ces données démographiques régionales entraînent-elles sur l'évolution démographique urbaine ? Il est difficile de le savoir, mais on peut considérer que la situation dans un environnement à faible densité a constitué un facteur limitatif dans la mesure où la croissance urbaine s'alimente normalement partiellement d'un "surplus" de population rurale qui, ici, n'existe pas. On peut toutefois envisager la récupération par la ville d'une partie des migrants saisonniers agricoles. Elle est prouvée en certaines occasions, mais ne semble jamais avoir constitué un processus constant et déterminant : la très grande majorité des immigrants ruraux n'eurent jamais aucun contact avec la ville.

DEMOGRAPHIE URBAINE ET DEMOGRAPHIE DEPARTEMENTALE

13Inscrire la démographie urbaine dans celle des différents niveaux territoriaux englobants constitue un objectif plein d'intérêt mais trop ambitieux, qui dépasse nos possibilités, pour les lointaines périodes historiques. Il ne devient possible de l'atteindre qu'avec le dix-neuvième siècle et la publication des résultats des recensements de population.

14Le contexte démographique départemental, bien que trop grossier, est seul utilisable et fournit quelques enseignements précieux. L'Eure et l'Eure-et-Loir se différencient d'abord par le chiffre absolu de leur population départementale. Celle de l'Eure a dépassé celle de l'Eure-et-Loir, d'une façon encore plus nette autrefois qu'aujourd'hui. Au début du dix-neuvième siècle, la population du département de l'Eure est évaluée à 402 796 habitants, celle du département de l'Eure-et-Loir à 257 793 habitants. Cette différence (supérieure à 145 000 habitants) ne s'explique pas par une légère et peu significative différence de surface (quelques milliers d'hectares). Elle est due principalement à l'écart des densités, déjà évoqué : à ce moment, l'Eure a une densité de 67 habitants au kilomètre carré, l'Eure-et-Loir, de 44 habitants au kilomètre carré.

15L'analyse comparée des évolutions démographiques urbaine et départementale, depuis le début du dix-neuvième siècle fait apparaître les villes de Chartres, de Dreux et d'Evreux comme des môles de résistance au sein de départements en déclin.

16Cette situation, très caractéristique du dix-neuvième siècle, n'est cependant pas entièrement nouvelle. Pour les quatorzième et quinzième siècles, A. et S. Plaisse (1978) notent, déjà, que "le plat pays, relativement dépeuplé, a parfois connu une évolution différente de celle du noyau urbain fortifié".

FORCE ET RELATIVITE DES EVOLUTIONSDEMOGRAPHIQUES DEPARTEMENTALES DEPUIS LE DEBUT DU DIX-NEUVIEME SIECLE

17Pour presque tous les départements de la périphérie de la région parisienne, l'évolution démographique passe par trois phases successives : poursuite de la croissance, déclin, reprise (Fig. 008). Mais ces trois phases se marquent, sur les courbes, avec plus ou moins de vigueur, et dans des limites chronologiques différentes.

Deux styles d'évolution départementale

18Bien que l'Eure demeure, au début du dix-neuvième siècle, et depuis longtemps, plus densément peuplé que l'Eure-et-Loir - ou peut-être, à cause de cela - sa population commence à stagner, puis à décroître, plus tôt que celle de l'Eure-et-Loir, et plus tôt que celle de n'importe quel département péri-parisien (Fig. 008).

19Dans les premières décennies du siècle, les populations départementales continuent d'augmenter, mais elles le font avec plus de régularité et plus de rapidité dans l'Eure-et-Loir que dans l'Eure. Strictement parlant, le département de l'Eure atteint son maximum démographique (425 780 habitants) en 1841, soit dix ans avant le département de l'Eure-et-Loir qui continue d'accroître sa population jusqu'en 1851, date à laquelle il contient 294 892 habitants. Mais, en vérité, la période 1806-1841 peut être considérée, dans l'Eure, comme une phase de stagnation démographique : le département a 421 344 habitants en 1806 et 425 780 habitants en 1841. C'est donc dès la seconde moitié de la première décennie du dix-neuvième siècle qu'y apparaissent les signes de la culmination démographique.

20La divergence des évolutions démographiques départementales apparaît clairement si l'on place le point de départ de l'analyse à l'année 1821, date à laquelle s'amorce un redressement. Tandis que celui-ci se poursuit sur une période de trente années en Eure-et-Loir, et permet à ce département de gagner quelque 30 000 habitants (+ 11,5 %), il s'épuise vite dans l'Eure et avorte avant d'avoir apporté une dizaine de milliers d'habitants supplémentaires. La plupart des autres départements péri-parisiens suivent la voie de l'Eure-et-Loir. L'Aube et l'Oise engrangeront encore 30 à 35 000 habitants, l'Yonne près de 50 000, le Loiret plus de 85 000, La Marne plus de 130 000, avant d'atteindre leur maximum démographique et de renverser le sens de leur évolution.

FIG 008 EVOLUTION COMPAREE DE LA POPULATION DES DEPARTEMENTS DE LA PERIPHERIE DE LA REGION PARISIENNE, DEPUIS LE DEBUT DU DIX-NEUVIEME SIECLE.

FIG 008 EVOLUTION COMPAREE DE LA POPULATION DES DEPARTEMENTS DE LA PERIPHERIE DE LA REGION PARISIENNE, DEPUIS LE DEBUT DU DIX-NEUVIEME SIECLE.

Source : I.N.S.E.E.

FIG 009 EVOLUTION COMPAREE DES EFFECTIFS DES POPULATIONS DES VILLES DE CHARTRES ET DREUX ET DU DEPARTEMENT DE L'EURE-ETLOIR, DU DEBUT DU DIX-NEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.

FIG 009 EVOLUTION COMPAREE DES EFFECTIFS DES POPULATIONS DES VILLES DE CHARTRES ET DREUX ET DU DEPARTEMENT DE L'EURE-ETLOIR, DU DEBUT DU DIX-NEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.

Source : I.N.S.E.E.

21Ces gains seront réalisés au cours d'épisodes plus ou moins longs et certains départements n'atteindront leur maximum démographique qu'à la fin du dix-neuvième ou au début du vingtième siècle. Ainsi, le Loiret n'y parvient qu'en 1891, la Marne en 1901, l'Oise en 1911 (après il est vrai, un premier maximum démographique en 1846).

22L'originalité du département de l'Eure persiste, dans le cadre des départements de l'Ouest : "ce département fut... le premier dans l'ouest à connaître dès 1841 une diminution sensible de sa population, amorce d'un mouvement qui ne devait plus cesser avant la guerre de 1914" (Vidalenc - 1956).

23La seconde moitié du dix-neuvième siècle et le premier quart du vingtième siècle forment, dans les deux départements, une longue phase de détérioration de la situation démographique dont, pourtant, ni les rythmes ni l'ampleur ne peuvent être mis en parallèle. Dans l'Eure, il s'agit d'un écroulement brusque, rapide, continu. Le département s'allège de plus de 122 621 personnes entre 1841 et 1921, ce qui correspond à une diminution de 29 % Dans l'Eure-et-Loir, la descente, plus douce, agrémentée de replats, ne devient accentuée qu'en fin de période. De 1851 à 1921, le département se déleste de 43 637 habitants (-15 %).

24L'évolution de l'Eure perd, au cours de cette seconde phase démographique, un peu de son originalité. Elle se calque en effet sur celle du département de l'Yonne, avec, seulement, un décalage d'une dizaine d'années dans les dates du début et de la fin du mouvement. En effet, si l'Eure perd 121 951 habitants entre 1841 et 1936, l'Yonne s'appauvrit, lui, de 115 119 habitants entre 1851 et 1946. Ces diminutions absolues correspondent à des taux pratiquement égaux : respectivement - 29 % et - 30 %. Quant au département d'Eure-et-Loir, sa courbe reste parallèle, dans cette seconde phase comme dans la première, à celle du département de l'Aube. Il perd 43 637 habitants de 1851 à 1921, quand l'Aube perd 37 408 personnes, ce qui, là encore, correspond à des baisses relatives identiques : -15 % dans le premier cas, - 14 % dans le second.

25La troisième phase débute en 1921, année qui correspond, dans tous les départements circum-parisiens, à un arrêt de l'évolution déclinante et à un renversement de tendance. L'Eure et l'Eure-et-Loir n'offrent, pendant cette période, aucune originalité. Simplement, dans l'Eure, la reprise démographique qui se constate au lendemain de la Première Guerre mondiale n'est pas seulement due à la reprise de la natalité qui suit tout conflit, mais aussi, et surtout, à la venue de forts effectifs étrangers, commençant par une grosse arrivée de Belges (quelque six mille entrées entre 1915 et 1921) et se poursuivant par une importante arrivée de Polonais.

26En 1950, date de notre observation, on peut seulement dire que le déclin démographique départemental est enrayé et semble laisser place à une légère croissance. Les villes portent une part importante de responsabilité dans cette croissance démographique départementale puisqu'on a vu plus haut qu'elles connaissaient, à cette date, des taux de variation nettement positifs.

27Au total, l'analyse de l'évolution démographique des départements circum-parisiens conduit à plusieurs conclusions intéressantes et permet de rattacher l'Eure et l'Eure-et-Loir à deux des trois styles d'évolution identifiables. Le premier type est constitué par des départements comme l'Oise, la Marne et le Loiret qui ont des courbes globalement ascendantes. Le second type correspond aux départements de l'Aube et de l'Eure-et-Loir dont les courbes, presque parfaitement assimilables, se caractérisent par leur position basse sur le graphique (Fig. 008) et par la faible amplitude des variations démographiques. Enfin, le troisième type comprend les départements de l'Eure et de l'Yonne, mais l'Eure y conserve une forte originalité. Aucun autre département n a une population aussi volumineuse, au début du dix-neuvième siècle, aucun autre département n'atteint aussi précocement son apogée démographique, aucun autre département ne connaît une dégringolade aussi vertigineuse.

28Ces affinités dans l'évolution démographique départementale recouvrent des affinités de structure. Le département de l'Eure est, avec celui de l'Yonne, celui dont l'indice d'urbanisation est le plus faible de tous les départements de la région parisienne. L'Eure-et-Loir a un indice un peu plus élevé, comparable à celui de l'Aube mais inférieur à ceux de l'Oise, de la Marne et du Loiret.

29Cette remarque ne peut qu'inciter à considérer plus précisément et conjointement les évolutions démographiques des villes et celles du reste de leur département.

Les villes, môles de résistance

30Replacées dans leurs contextes historique et géographique, les évolutions démographiques de Chartres, de Dreux et d'Evreux prennent une résonance et une signification nouvelles (Fig. 009 et 010).

31L'observateur de la deuxième moitié du vingtième siècle regarde avec quelque condescendance les lents cheminements démographiques urbains du siècle précédent. Et, pourtant, en regard des rétrogradations de l'espace environnant, ils révèlent l'originalité fondamentale des villes. Points singuliers et privilégiés de l'espace régional, évoluant à contre-courant, les villes font, durant cette période, la preuve de leur capacité de réaction au mouvement de déclin qui emporte leur environnement géographique et, spécialement, leurs campagnes. Elles doivent être considérées comme de véritables mêles de résistance.

FIG 010 EVOLUTION COMPAREE DES EFFECTIFS DES POPULATIONS DE LA VILLE D'EVREUX ET DU DEPARTEMENT DE L'EURE, DU DEBUT DU DIXNEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.

FIG 010 EVOLUTION COMPAREE DES EFFECTIFS DES POPULATIONS DE LA VILLE D'EVREUX ET DU DEPARTEMENT DE L'EURE, DU DEBUT DU DIXNEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.

Source : I.N.S.E.E.

FIG 011 EVOLUTION DU POIDS DEMOGRAPHIQUE RELATIF DE CHAQUE VILLE AU SEIN DE SON DEPARTEMENT, DU DEBUT DU DIX-NEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.

FIG 011 EVOLUTION DU POIDS DEMOGRAPHIQUE RELATIF DE CHAQUE VILLE AU SEIN DE SON DEPARTEMENT, DU DEBUT DU DIX-NEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.

Source : I.N.S.E.E.

32Les villes accroissent leur poids démographique relatif dans leur département (Fig. 011) mais moins par un transfert de population en leur faveur que par une résistance plus grande à l'exode et moins grâce à leur développement propre que du fait du déclin démographique du reste de leur département.

33Il n'y a en effet aucune commune mesure entre les gains démographiques réalisés par les villes et les pertes subies par les départements. Entre 1836 et 1936, tandis que la population de la ville d'Evreux s'accroît, seule, de 9 829 habitants, et de 95,5 %, la population du département de l'Eure, diminuée de celle d'Evreux, passe de 414 474 à 283 393 habitants. Elle perd donc 131 082 personnes, soit - 32 %. Incomparable ! Aux mêmes dates, tandis que la population des six principales villes départementales (Evreux, Louviers, Bernay, Pont-Audemer, Vernon et Les Andelys) s'accroît de 23 391 personnes (+ 62 %), celle du reste du département de l'Eure s'affaisse de 144 304 unités (-60 %).

FIG 012 COMPARAISON DES TAUX DE VARIATION, PAR PERIODE QUINQUENNALE, DE LA POPULATION DES VILLES DE CHARTRES ET DREUX ET DE CELLE DU RESTE DU DEPARTEMENT D'EURE-ET-LOIR, ENTRE 1801 ET 1936.

FIG 012 COMPARAISON DES TAUX DE VARIATION, PAR PERIODE QUINQUENNALE, DE LA POPULATION DES VILLES DE CHARTRES ET DREUX ET DE CELLE DU RESTE DU DEPARTEMENT D'EURE-ET-LOIR, ENTRE 1801 ET 1936.

Source : I.N.S.E.E.

FIG 013 COMPARAISON DES TAUX DE VARIATION, PAR PERIODE QUINQUENNALE, DE LA POPULATION DE LA VILLE D'EVREUX ET DE CELLE DU RESTE DU DEPARTEMENT DE L'EURE, ENTRE 1801 ET 1936.

FIG 013 COMPARAISON DES TAUX DE VARIATION, PAR PERIODE QUINQUENNALE, DE LA POPULATION DE LA VILLE D'EVREUX ET DE CELLE DU RESTE DU DEPARTEMENT DE L'EURE, ENTRE 1801 ET 1936.

Source : I.N.S.E.E.

34Dans le département de l'Eure-et-Loir, la population de Chartres augmente de 12 327 personnes (+ 84 %) entre 1836 et 1936 ; celle de Dreux de 7 114 habitants (+ 114 %). Dans le même temps, la population de l'Eure-Et-Loir, diminuée de celles de Chartres et de Dreux, passe de 264 061 à 212 252 habitants. Elle perd dont 51 809 personnes (-20 %). Quant à la population des quatre principales villes départementales, elle augmente de 20 055 unités (+ 58 %) quand la population du reste du département diminue de 52 423 unités (-21 %). Une croissance urbaine, de rythme et d'importance assez comparables dans les deux départements, est donc associée à un écroulement démographique du reste de la population départementale dans l'Eure, à une diminution beaucoup plus mesurée dans l'Eure-Et-Loir. Ce fait paraît confirmer l'indépendance des évolutions démographiques urbaine et départementale.

35Une analyse s'appuyant sur la comparaison des taux de variation démographique urbaine et départementale, par période quinquennale, entre 1801 et 1936, permet de préciser et de nuancer cette appréciation générale. Elle montre, en effet, que sur 27 périodes quinquennales, les évolutions démographiques se font à l'unisson dans la ville et dans le département, au cours de 11 périodes à Chartres, 10 à Dreux, 9 à Evreux, soit dans 1/3 à 40 % des cas. On individualise nettement deux grandes phases (Fig. 012 et 013).

36Au cours de la première, qui se prolonge jusqu'en 1841 dans l'Eure et jusqu'en 1851, dans l'Eure-et-Loir, villes et départements voient leur démographie évoluer le plus souvent à l'unisson. Au-delà de cette date, la variation démographique s'accomplit, presque toujours, en sens contraires. Dans le cas ébroïcien, on aperçoit, d'autre part, un relèvement des taux de croissance démographique urbaine à partir du moment où les taux de variation de la population départementale deviennent négatifs ; mais, avant que la discordance ne s'établisse dans toute sa force (1866-1906), elle est précédée pour la ville, par une succession d'épisodes très heurtés, positifs et négatifs ou fortement et faiblement positifs. Une phase dépressive et irrégulière se retrouve, à peu près aux mêmes dates à Chartres et à Dreux. Au moment où s'amorce le déclin démographique départemental de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, on assiste donc, dans les villes, à des remous et à une pause démographique qui marquent comme une sorte de flottement dans l'évolution urbaine.

37Par ailleurs, l'évolution de la seconde moitié du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle et, notamment, la diminution plus rapide de la population du département de l'Eure, a homogénéisé les contextes démographiques des trois agglomérations. Le rapport des populations départementales de l'Eure et de l'Eure-et-Loir, qui était de 1,5 au début du dix-neuvième siècle est tombé à 1,2 au milieu du vingtième siècle.

DE L'EMIGRATION A L'EXODE ET AU DEFICIT NATUREL

38Une connaissance détaillée des composantes de l'évolution démographique départementale présenterait un intérêt considérable pour la compréhension des situations démographiques urbaines au milieu du vingtième siècle et de leur évolution. Elle demeure imparfaite et nous ne pouvons que reprendre les principales conclusions de diverses analyses historiques.

39L'importance que le mouvement d'"exode rural" a revêtu en France et la position particulière des départements de l'Eure et de l'Eure-et-Loir par rapport au principal point d'appel inclinent à considérer cet exode comme le facteur d'explication essentiel des évolutions démographiques. En vérité, l'émigration joue ici un rôle à la fois plus ancien et moins brutal.

40L'émigration frappe en effet, au cours du dix-neuvième siècle, les deux départements de l'Eure et de l'Eure-et-Loir. Non point qu'elle soit une nouveauté. Tout au contraire, l'ancienneté de l'émigration, vers Paris surtout, semble le trait le plus important, le plus riche de conséquences et le plus digne d'être retenu pour la compréhension des solidarités spatiales entre les départements du centre du Bassin parisien.

41R. Cazelles (in Mollat - 1971 - p. 117), étudiant l'immigration parisienne, pour la fin du treizième siècle, cite, outre les courants originaires de l'environnement immédiat, des flux en provenance de villes plus lointaines, et "par ordre décroissant d'importance. les habitants de Senlis, Chartres, Beauvais, Orléans, Vernon, Epernon, Dreux et Etampes".

42Le centre du Bassin parisien paraît bien avoir assuré, tout au long de l'Ancien Régime et jusqu'au début du dix-neuvième siècle, l'essentiel de l'approvisionnement démographique de la capitale. Les formes de cette immigration sont diverses et rendent son évaluation difficile : immigration temporaire, saisonnière, formant la population flottante, caractéristique du Paris d'Ancien Régime, immigration "viagère", selon le mot d'A. Châtelain, immigration définitive. Une étude sur l'origine des miliciens de Paris en 1751 (in Population - nov-déc 1971 - pp. 1 153-1 154) attribue au centre du Bassin parisien plus de 70 % du recrutement provincial (Région parisienne sans la Seine : 19,8 %, Normandie : 15,5 % ; Picardie : 12 % ; Champagne : 8,8 % ; Centre : 7,8 % ; Bourgogne : 6,3 %). La même enquête, effectuée sur les conscrits de 1810 (in Population - 1970 - n° 6 - pp. 1287-1289), lui en octroie 65 % (Région parisienne sans la Seine : 32 % ; Normandie : 7,3 % ; Picardie : 8,7 % ; Champagne : 6,1 % ; Centre : 5,7 % ; Bourgogne : 4,7 %).

43Et, Philippe Ariès peut encore décrire l'immigration parisienne, au commencement du dix-neuvième siècle, comme "composée... de Normands, de Picards, de Champenois, mâtinés de quelques Auvergnats, Limousins et Savoyards, recrutement traditionnel, tel qu'on le pressent au dix-septième siècle, d'après le patois des domestiques de Molière (Ariès - 1971 - p. 324).

44On peut, semble-t-il, étendre ces conclusions à l'immigration vers l'ensemble de la région parisienne. Des recherches réalisées sur les villes de la périphérie occidentale de Paris confirment la forte attraction qui s'est exercée sur les pays d'entre Seine-et-Loire. Ainsi J. Combes-Monier (1970), étudiant l'origine de la population versaillaise d'après le recensement de 1792, note l'importance de l'immigration et le rôle joué par la proximité géographique dans l'explication des variations spatiales de l'attractivité versaillaise. L'Eure-et-Loir arrive ainsi au troisième rang des départements de naissance des Versaillais de 1792, immédiatement derrière la Seine-et-Oise et la Seine, et devant la Seine-et-Marne. L'Eure se classe au sixième rang.

45Des enseignements analogues peuvent être tirés de l'analyse que M. Lachiver (1969) fait de l'origine des Meulanais établis entre 1790 et 1839.

46L'existence de cette émigration ancienne et prolongée prouve que le centre du Bassin parisien a longtemps fonctionné comme une unité spatiale d'échanges migratoires, ce qui présente d'importantes conséquences sur le plan des rapports à l'espace des populations locales. Les habitudes de relations que créent ces migrations temporaires, viagères ou définitives, ont évidemment des répercussions dans tous les domaines de la vie : social, économique, politique. Elles donnent très tôt à l'habitant de l'espace inter-séquano-ligérien, qu'il soit de la ville ou de la campagne, une familiarité avec le milieu parisien qui signifie qu'il se situe par rapport à ce milieu. Les historiens donnent, çà et là, des exemples de comportements que nous croyons pouvoir interpréter comme la conscience d'une appartenance à un espace péri-parisien, qui transcende pour le rural de l'Eure et de l'Eure-et-Loir, le sentiment d'appartenance à un pays chartrain, drouais, ou ébroïcien. Ainsi, A. Châtelain (1970p. 5) rappelle que "la paysannerie d'alentour de la capitale se rend régulièrement à Paris pour y chercher un nourrisson qui lui donnera des ressources complémentaires de celles de la terre". L. Chevalier (1950 - p. 14) note que "l'influence politique qui se traduit par la préparation des scrutins, par le choix des candidatures, par la propagation plus ou moins rapide des mouvements révolutionnaires ou sociaux, est particulièrement forte dans les départements qui comptent un grand nombre d'habitants émigrés à Paris, ou qui sont en relations continues de services ou d'affaires avec le milieu parisien". Enfin, Ph. Ariès (1971 - p. 405) évoque l'appropriation de cet espace réalisée par "les dynasties de cultivateurs (qui) échangent leurs enfants à travers les riches plaines à loess du Bassin parisien : Picardie et Beauce, Vexin et Brie." Que se passe-t-il donc de nouveau au dix-neuvième siècle pour qu'au lieu d'émigration on en vienne à parler d'"exode rural" ? D'abord, un gonflement quantitatif : s'il y a près de 500 000 Parisiens qui sont nés en province en 1833, ils sont plus de 1 600 000 en 1891. Ensuite, un élargissement de la zone de recrutement et le passage d'une aire de recrutement régional à une aire de recrutement national. Enfin, un appauvrissement de la qualité des migrants. Pendant la première partie du dix-neuvième siècle, l'immigration parisienne se recrute encore "dans les milieux professionnels et sociaux les plus divers, sous nette prédominance pour les milieux ouvriers". Elle est encore, pour le migrant, "une conquête et non une défaite". Au contraire, avec la seconde moitié du dix-neuvième siècle, c'est une autre immigration qui s'annonce et, avec elle, une nouvelle population qui se prépare : "l'échantillonnage professionnel et social se simplifie" (Chevalier - 1950 - pp. 281-282).

47Ces trois critères ne s'appliquent que très imparfaitement aux migrations au départ de l'Eure et de l'Eure-et-Loir. Selon nous, l'expression d'exode rural, qu'on peut accepter pour des parties de l'espace national, plus lointaines et touchées de façon plus brutale par l'attraction parisienne, rend très mal compte de la réalité du phénomène migratoire, dans ces deux départements péri-parisiens.

48Le gonflement des migrations vers Paris, dans le courant du dix-neuvième siècle, est attesté. Selon les évaluations de Louis Chevalier (1950 - pp. 285-286), 10 300 personnes, originaires de l'Eure, et 8 800 personnes, originaires de l'Eure-et-Loir, vivaient à Paris en 1833. Elles seront respectivement 18 614 et 27 680, en 1891.

49La comparaison de ces effectifs conduit à deux séries de conclus ions.

50Les effectifs des natifs des départements de l'Eure et de l'Eure-et-Loir dans la population parisienne ont été, entre 1833 et 1891, respectivement multipliés par 1,8 et 3,1. Ces coefficients sont faibles (Eure) ou moyens (Eure-et-Loir) mais toujours très nettement inférieurs à ceux qu'on rencontre dans les extrémités occidentales ou sud-occidentales du pays (Fig. 014). Par contre, ils sont comparables à ceux des départementaux centraux de la Seine-et-Oise et de la Seine-et-Marne, et à ceux de la plupart des départements du Bassin parisien septentrional, oriental et central.

51Dans le Bassin parisien, l'émigration vers Paris au dix-neuvième siècle, s'interprète comme la poursuite - et l'accélération - d'une relation historiquement très antérieure et très suivie.

52Mais, l'attractivité parisienne s'est renforcée beaucoup plus nettement sur le département de l'Eure-et-Loir que sur celui de l'Eure. L'Eure, qui se plaçait, en 1833, dans le groupe des départements français fournissant les plus gros effectifs (en dehors de la Seine-et-Oise et de la Seine-et-Marne, très au-dessus du lot) n'est plus, en 1891, qu'au quarantième rang des départements par le nombre de ses natifs vivant à Paris. Le nombre des natifs de l'Eure pour mille Parisiens non originaires de la Seine a diminué (de 19 à 9, 7) tandis que celui des natifs d'Eure-et-Loir augmentait légèrement.

FIG 014 INDICES DE VARIATION DES EFFECTIFS DES NATIFS DES DEPARTEMENTS FRANÇAIS DANS LA POPULATION PARISIENNE, ENTRE 1833 ET 1891.

FIG 014 INDICES DE VARIATION DES EFFECTIFS DES NATIFS DES DEPARTEMENTS FRANÇAIS DANS LA POPULATION PARISIENNE, ENTRE 1833 ET 1891.

53Cette indication va à l'encontre de ce que pouvait laisser supposer l'évolution globale comparée des populations départementales (cf. supra). Il faut en conclure que, dans l'Eure, l'"exode rural" ne constitue pas le seul - et peut être même pas le principal - facteur d'explication du déclin démographique départemental, au dix-neuvième siècle (cf. infra).

54D'autre part, dans l'Eure plus que dans l'Eure-et-Loir, "exode rural, au dix-neuvième siècle, est loin de signifier exode agricole".

55La ponction porte, au début, beaucoup plus sur les artisans que sur les exploitants et ce trait explique, sans doute, la précocité de la culmination démographique. Dans l'Eure, Vidalenc note que le déclin ou la disparition des anciennes activités extra-agricoles provoque bien souvent les effondrements démographiques les plus spectaculaires : "les régions d'ancien artisanat rural textile furent les plus touchées et le plus tôt par la dépopulation des campagnes". En un siècle, la population diminue de 50 % ou plus (cantons de Beaumesnil, Thiberville, Bourgtheroulde, Cormeilles et Saint-Georges-de Vièvre). La décadence des anciennes forges au bois, dont les dernières s'éteignirent en 1875, provoque aussi la décadence démographique des trois cantons industriels du Pays d'Ouche qui "avaient atteint leur maximum en 1831,... et... perdirent chacun à peu près le tiers de leur population jusqu'en 1901". Au contraire, "des cantons, alors purement agricoles, comme ceux de Damville ou de Saint-André-de-L'eure, ont connu leur maximum plus tardivement : 1841 ou 1846, et ont diminué ensuite dans des proportions moins catastrophiques (Vidalenc - 1956).

56Le processus se complique du fait que l'Eure et l'Eure-et-Loir ne fonctionnent pas seulement comme terres d'émigration, mais exercent, aussi, des effets attractifs, et cela, bien avant la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

57On a précédemment évoqué les déplacements saisonniers d'appoint (cf. supra). Ils se prolongent par des migrations définitives, ou - au moins - de plus longue durée, qui naissent dans les mêmes contrées occidentales et engendrent un même flux de direction ouest-est. Ainsi, Chédeville (1973 - pp. 99-100) évoque, pour l'Eure-et-Loir, un mouvement ancien d'immigration, en provenance de l'ouest, alimenté surtout par des Bretons, mais aussi par des Normands, des Poitevins, des Manceaux et des Angevins. A. Châtelain (1976) évoque la transformation des migrations saisonnières des Bretons vers l'Eure en migrations pluri-annuelles, puis viagères et définitives au début du vingtième siècle. Quant à L. Chevalier (1950 - pp. 61-63), il estime que, dès 1861, plus de 10 % des habitants de l'Eure et de l'Eure-et-Loir sont nés hors du département. Cette proportion dépasse 15 % pour l'Eure, dès 1872, pour l'Eure-et-Loir, dès 1881. Elle dépasse 20 %, à partir de 1892, pour l'Eure, et à partir de 1901, pour l'Eure-et-Loir.

58On est ainsi amené à s'interroger sur le bilan et sur l'interprétation du double mouvement migratoire qui affecte l'espace interséquano-ligérien. On reviendra plus loin sur son bilan. Quant à son interprétation, beaucoup trop d'éléments et beaucoup trop d'informations manquent pour qu'on puisse envisager d'en imposer une. On indiquera seulement qu'A. Châtelain (1976) suggère l'idée de "terre de passage", qui paraît séduisante, et indique que les Bretons appelés par les exploitants agricoles de l'Eure au début du vingtième siècle, remplacent les paysans sédentaires attirés par les zones industrielles. La même thèse est d'ailleurs avancée par D. Courgeau (1971) dans son étude sur la provenance des immigrants parisiens du dix-huitième siècle. L'auteur insiste sur la faible étendue spatiale du phénomène d'immigration et explique : "les habitants d'une zone entourant une ville en accroissement rapide migrent vers cette ville ; les manques ainsi créés dans la population rurale sont comblés par des migrants venus de districts plus éloignés..." L'espace inter-séquano-ligérien aurait donc joué, depuis longtemps, un rôle de relais et de filtre migratoires.

59P. Hohnenberg (1974) a dressé, pour la France du dix-neuvième siècle (1836-1901), un bilan départemental des deux composantes de la variation démographique, qui met à leur juste place les effets des pulsations migratoires et permet de différencier les parties méridionale et septentrionale de l'espace inter-séquano-ligérien.

60La forte mobilité globale des populations de l'Eure et de l'Eure-et-Loir - tout comme celle des départements circum-parisiens - y est confirmée. Toutefois, l'Eure-et-Loir subit, plus fortement que l'Eure, 1'émigration (pour la période 1861-1901, le taux d'émigration brute est supérieur à 25 % de la population de 1901, alors qu'il est compris entre 19 et 25 % pour l'Eure). Inversement, l'immigration se tourne davantage vers l'Eure (taux supérieur à 21 % pour la même période) que vers l'Eure-et-Loir (taux compris entre 16 et 21 %). Au total, et pour l'ensemble de la période qui couvre les deux derniers tiers du dix-neuvième siècle, la migration nette, faiblement négative dans l'Eure-Et-Loir, reste, par contre, proche de zéro dans l'Eure.

61Dans le cas de l'Eure-et-Loir, la variation globale négative, d'ampleur moyenne, résulte de la combinaison d'un solde migratoire négatif et d'un bilan naturel légèrement positif.

62En réalité, l'Eure-et-Loir a connu un épisode d'évolution naturelle négative, entre 1802 et 1809. Elle fut l'un des premiers départements français à enregistrer un excédent des décès sur les naissances, et fut, en 1808, le département français le plus déficitaire après l'Orne. Mais, le bilan naturel redevient positif, à partir de 1809. A partir de 1814, l'excédent des naissances sur les décès devient, dans l'Eure-et-Loir, supérieur à celui de l'Eure. Et, en 1820, la situation s'inverse, et c'est l'Eure qui connaît un déficit de naissances.

63Dans le cas de l'Eure la forte diminution démographique ne peut s'expliquer par la composante migratoire ; elle est principalement imputable à une variation naturelle nettement négative. Elle résulte "de la constance avec laquelle le nombre des décès l'emporta sur celui des naissances, dès la fin de la Restauration... De 950 décès en excédent jusque vers 1850, on devait en effet en arriver, dans les quarante dernières années (du dix-neuvième siècle), à une moyenne de 1709..." (Vidalenc - 1956). On malthusianisme démographique, exceptionnel pour l'époque, sévit dans l'Eure, dans la première moitié du dix-neuvième siècle.

64La différenciation entre l'Eure et l'Eure-et-Loir s'insère dans une partition spatiale d'échelle géographique plus vaste. Les attitudes malthusiennes que l'Eure adopte au dix-neuvième siècle, notamment en milieu rural, ainsi que les bilans migratoires relativement équilibrés, se retrouvent dans les départements normands. Par contre, le dynamisme naturel plus fort et la sensibilité plus grande à l'émigration caractérisent, avec l'Eure-et-Loir, les départements du centre-ouest.

PERMANENCES ET MUTATIONS DANS LA HIERARCHIE URBAINE

65La démographie des villes de Chartres, de Dreux et d'Evreux peut être également éclairée par une comparaison avec celle des autres villes régionales, ce qui conduit à l'analyse de l'armature urbaine régionale et de son évolution. A la grande permanence des niveaux supérieurs de l'armature, s'opposent des variations concernant les positions respectives des villes moyennes ou petites.

  • 1 On peut rappeler les résultats des dénombrements du début du dix-huitième siècle (Dupâquier - 1976 (...)

66En effet, la supériorité démographique des villes périphériques à l'espace inter-séquano-ligérien constitue une donnée forte et durable, un contexte structurel déterminant. Celle de Rouen est à la fois la plus nette et la plus lourde de conséquences. Rouen, qui prospéra, d'abord, à l'articulation des espaces anglais et français, fut la seconde ville de France, au milieu du treizième siècle, avec un chiffre de population de 30 000 à 40 000 habitants. Elle a "entre 1600 et 1800... toujours contenu au moins 50 000 personnes et au plus 80 000" (Mollat - 1979 - p. 219). Elle reste, au milieu du dix-neuvième siècle, une des très grandes villes de France (cinquième rang national) et se place avant Lille, Toulouse et Nantes. Orléans, moins bien placée, résiste aussi moins bien : douzième rang national, en 1801, seizième rang, en 1851. Caen (vingtième rang en 1851) et Tours (vingt-huitième rang en 1851) se placent un peu en retrait, mais leur population dépasse, constamment et nettement, celle des villes moyennes de l'espace inter-séquano-ligérien1

67Une seconde constante concerne la position de Chartres par rapport aux autres villes de l'espace inter-séquano-ligérien. On a dit que Chartres a régulièrement dominé Dreux et Evreux. Mais, la suprématie démographique chartraine s'étend à l'ensemble des villes d'entre Seine et Loire. Elle apparaît ainsi, fort nettement, au début du dix-huitième siècle, d'après les dénombrements cités par J. Dupâquier (1977). Créditée de 3 770 feux au dénombrement de 1713, Chartres trône, seule et sans concurrente, au coeur de cet espace. Du côté de l'ouest, elle domine Alençon (2 100 feux), dépasse même Le Mans (3 432 feux en 1709, 3 078 feux en 1713, 2 463 feux en 1720). Du côté de l'est, Versailles n'est rien encore (82 feux en 1709, 1 006 feux en 1713, 1864 feux en 1720) et Rambouillet ne compte guère. Seules, Saint-Germain et Etampes dépassent 1 000 feux, en 1713.

68En réalité, cette position fort avantageuse approche de son terme. Du côté de l'ouest, Le Mans aura une population supérieure de moitié à celle de Chartres, en 1851, double dans les années 1870, triple dans les années 1910 ! Du côté de l'est, le surgissement de Versailles, au dix-huitième siècle, interpose entre Chartres et Paris, un maillon urbain qui ne peut que nuire à la capitale beauceronne.

69Dans le cadre départemental, enfin, on assiste, au dix-neuvième siècle, à des transformations fort sensibles qui modifient assez nettement l'armature urbaine.

70Au début du dix-neuvième siècle, les positions démographiques de Chartres et d'Evreux par rapport aux autres villes départementales ne leur garantissent pas une égale primauté. Avec 14 000 habitants environ, Chartres tient solidement le premier rang : Nogent-le-Rotrou n'a que 7 000 habitants, Châteaudun : 6 000, Dreux : 5 000. Par contre, dans l'Eure, la primauté ébroïcienne a été et est encore contestée. Elle l'a été par Les Andelys, à la fin du dix-huitième siècle. Mais la population de cette ville s'effondre au tournant des dix-huitièmes et dix-neuvième siècles. Elle l'est par bouviers, au début du dix-neuvième siècle. A cette date, Louviers bénéficie d'une intense activité économique et tranche sur toutes les autres villes départementales, par la régularité et l'ampleur de son gain démographique naturel. Pourtant, les avantages de Louviers ne tardent pas à s'effacer. Dans les années 1835-1865, Evreux reconquiert la première place grâce à l'augmentation de son effectif de population comptée à part. Puis, à partir de 1870, la différence se creuse, par le double effet d'une progression plus sensible des effectifs ébroïciens et d'une stagnation persistante des effectifs lovériens. Dès 1881, la population d'Evreux excède de 50 % celle de Louviers. En 1936, la différence frôle les 100 % L'évolution des armatures urbaines départementales, au dix-neuvième siècle, est dominée par un fait essentiel : l'affirmation démographique des villes orientales, les plus proches de la région parisienne, contraste avec la stagnation des villes occidentales (Tab. 005). Dans chaque département, le processus se déroule sous des formes exactement semblables et à des rythmes assez voisins. Il profite, dans chaque cas, à deux agglomérations : Vernon et Evreux, dans l'Eure, Chartres et Dreux, dans l'Eure-et-Loir, dont la population double pratiquement en un siècle. Par contre, dans les autres villes de quelque importance, les gains se chiffrent à quelques centaines de personnes, un millier au maximum, à Pont-Audemer. On peut donc, à leur propos, parler de stagnation démographique.

TAB. 005 EFFECTIF (EN 1936) ET EVOLUTION (ENTRE 1836 ET 1936) DES POPULATIONS DES PRINCIPALES VILLES DES DEPARTEMENTS DE L'EURE ET DE L'EUREET-LOIR.

Population en 1936

Indice de variation 1836-1936.

Evreux
Vernon
Louviers
Bernay
Pont-Audemer
Les Andelys
Chartres
Dreux
Nogent-le-Rotrou
Châteaudun

20 116
11 130
10 239
7 783
6 295
5 529
27 077
13 361
7 326
7 057

1,96
2,14
1,03
1,07
1,17
1,08
1,84
2,09
1,06
1,04

Source : I.N.S.E.E.

71Une évolution aussi sélective transforme sensiblement la situation originelle. Elle crée les bases d'une nouvelle hiérarchie urbaine départementale, très comparable dans les deux départements, comportant trois niveaux et couronnée par Chartres et Evreux.

72Par rapport au siècle précédent, la principale innovation tient dans le passage d'une armature à deux niveaux à une armature à trois niveaux. Dans l'Eure-et-Loir, l'affinage de l'armature provient de l'individualisation d'un niveau intermédiaire correspondant à l'émergence de Dreux. Dans l'Eure, il résulte principalement de l'affirmation d'Evreux, a laquelle s'ajoute, secondairement, celle de Vernon par rapport à Bernay, Pont-Audemer et Les Andelys. La hiérarchisation reste cependant plus poussée dans l'Eure-et-Loir, où les effectifs de population diminuent de moitié d'un niveau à l'autre, que dans l'Eure, où la population de Vernon et de Louviers n'excède que des deux tiers celle des villes de troisième niveau.

PLANCHE 6. Chartres - Gravure du XVII° siècle.

PLANCHE 6. Chartres - Gravure du XVII° siècle.

Edit. Valoire - Blois -

Notes

1 On peut rappeler les résultats des dénombrements du début du dix-huitième siècle (Dupâquier - 1976) qu’on pourra rapprocher de ceux - précédemment cités - de Chartres, Dreux et Evreux (cf. supra) : Rouen a 13 254 feux en 1707, 11 420 feux en 1710 ; Orléans : 10 560 feux en 1713, 7 166 en 1725 ; Caen : 5 652 feux en 1709, 5 680 en 1720 ; Tours : 5 498 feux en 1709, 6 368 en 1713, 5 918 en 1720.

Table des illustrations

Titre FIG 007 FAIBLESSE DES DENSITES DEMOGRAPHIQUES, DANS L'ESPACE INTER-SEQUANO-LIGERIEN. SITUATION EN 1936.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 371k
Titre FIG 008 EVOLUTION COMPAREE DE LA POPULATION DES DEPARTEMENTS DE LA PERIPHERIE DE LA REGION PARISIENNE, DEPUIS LE DEBUT DU DIX-NEUVIEME SIECLE.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 257k
Titre FIG 009 EVOLUTION COMPAREE DES EFFECTIFS DES POPULATIONS DES VILLES DE CHARTRES ET DREUX ET DU DEPARTEMENT DE L'EURE-ETLOIR, DU DEBUT DU DIX-NEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 127k
Titre FIG 010 EVOLUTION COMPAREE DES EFFECTIFS DES POPULATIONS DE LA VILLE D'EVREUX ET DU DEPARTEMENT DE L'EURE, DU DEBUT DU DIXNEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 177k
Titre FIG 011 EVOLUTION DU POIDS DEMOGRAPHIQUE RELATIF DE CHAQUE VILLE AU SEIN DE SON DEPARTEMENT, DU DEBUT DU DIX-NEUVIEME AU MILIEU DU VINGTIEME SIECLES.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 121k
Titre FIG 012 COMPARAISON DES TAUX DE VARIATION, PAR PERIODE QUINQUENNALE, DE LA POPULATION DES VILLES DE CHARTRES ET DREUX ET DE CELLE DU RESTE DU DEPARTEMENT D'EURE-ET-LOIR, ENTRE 1801 ET 1936.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 209k
Titre FIG 013 COMPARAISON DES TAUX DE VARIATION, PAR PERIODE QUINQUENNALE, DE LA POPULATION DE LA VILLE D'EVREUX ET DE CELLE DU RESTE DU DEPARTEMENT DE L'EURE, ENTRE 1801 ET 1936.
Légende Source : I.N.S.E.E.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 180k
Titre FIG 014 INDICES DE VARIATION DES EFFECTIFS DES NATIFS DES DEPARTEMENTS FRANÇAIS DANS LA POPULATION PARISIENNE, ENTRE 1833 ET 1891.
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 313k
Titre PLANCHE 6. Chartres - Gravure du XVII° siècle.
Légende Edit. Valoire - Blois -
URL http://books.openedition.org/psorbonne/docannexe/image/37294/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 314k

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