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Frontières de sable, frontières de papier

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Camille Lefebvre

Deuxième partie. État de conquête et tracé des frontières (1880-1922)

État de conquête et tracé des frontières (1880-1922)

Texte intégral

  • 1 Ces thèmes ont été largement étudiés : Ronald Robinson, John Gallagher, Africa and the Victorians, (...)

1Une histoire de la construction des frontières pendant le moment colonial ne peut plus être conçue comme la reconstruction de la toute-puissance européenne face à des populations passives ne jouant qu’un rôle de victime. Le thème classique du partage de l’Afrique par les nations européennes, ou scramble for Africa, est devenu un topos qui, utilisé partout, ne dit rien des modalités réelles du processus de définition des frontières. Cette histoire du partage a longtemps été envisagée uniquement sous l’angle des enjeux politiques et diplomatiques européens, égrenant la liste des traités et des conventions entre États, et reconstituant une chronologie des débats européens1. Cette vision écarte, de fait, toute participation africaine. Il faut replacer cette histoire dans un contexte local et ne plus concevoir une histoire du tracé des frontières en Afrique qui n’est qu’une histoire de l’Afrique vue d’Europe.

2L’objectif est ici de reconstituer les processus de définition des territoires, d’en retrouver les différents acteurs, européens et africains, d’en déconstruire les logiques et les enjeux et d’observer les différentes échelles d’action et de décision à l’œuvre dans ces processus. Il faut pour cela identifier les hommes qui participent à la définition des tracés et l’environnement politique et culturel qui préside à leurs choix. La tâche est complexe, plusieurs centres et plusieurs périphéries entrent en ligne de compte, ainsi que plusieurs niveaux de savoir, de production de données et échelles de décision. Les intérêts du ministère ne sont pas toujours ceux du gouverneur général ou du lobbyiste du comité de l’Afrique française et certainement pas ceux du commandant de cercle, du sultan du Damagaram ou du paysan du Dallol Mauri. Il faut donc reconstituer la mosaïque des acteurs et le rôle de chacun dans un processus riche d’interactions, retrouver la diversité des intérêts, des logiques des différents protagonistes et interroger l’existence de modèles guidant leurs choix. Alors seulement, il devient possible de déterminer qui prend les décisions et avec quelles connaissances ; de comprendre le sens donné à ces décisions par ceux qui les réalisent et enfin d’envisager pourquoi et comment des frontières ont été tracées. C’est une histoire des modes de façonnement et de structuration des territoires en situation coloniale prenant en compte tous les acteurs et les savoirs en jeu.

3Dans cette perspective, il convient de s’attacher aux différentes échelles d’action et aux va-et-vient entre celles-ci. Si l’impulsion et les décisions sont la plupart du temps le fait de la métropole, il paraît nécessaire de réévaluer la marge de manœuvre des acteurs du terrain : administrateurs coloniaux, militaires, autorités politiques locales, habitants des communautés villageoises. La part des acteurs africains dans le processus décisionnel reste, elle, encore largement à définir. La diversité des acteurs africains et de leurs intérêts, leur rôle dans la production des savoirs européens et leurs actions visant à influencer la définition des tracés ont, en effet, peu été analysés. Cette part est évidemment plus difficile à reconstituer au regard d’une diplomatie grande productrice de papier. Pourtant, il paraît nécessaire d’affirmer que la colonisation n’a pas seulement imposé ses valeurs et ses frontières aux populations locales, mais que celles-ci ont aussi influencé la formation des organisations territoriales et la structuration du système colonial. Les sociétés locales, leurs histoires et leurs savoirs ont joué un rôle clé dans l’établissement des divisions politiques durant le moment colonial.

  • 2 Daniel Nordman, Frontières de France, op. cit., p. 128-129.
  • 3 Anthony Asiwaju et Paul Nugent ont déjà réalisé ce constat d’une normalité des procédures de tracé (...)

4Longtemps la spécificité de l’expérience africaine en matière de tracé des frontières a été stigmatisée. Ainsi ce qui aurait été réalisé en Afrique ne ressemblerait en rien à ce qui a été opéré ailleurs. Les techniques, les modèles et les logiques utilisés seraient radicalement différents de ceux qui auraient présidé pour d’autres frontières. Mais la comparaison avec les processus expérimentés en Europe permet de relativiser cette affirmation. En effet, le processus de définition territoriale, décrit par Daniel Nordman pour la France entre le xvie et le xixe siècle, est le résultat de plusieurs strates de discussions qui s’emboîtent et se succèdent et s’accompagnent d’allers-retours sur le terrain. Les frontières de la France se seraient constituées en trois étapes successives. La première, la mieux connue, longuement préparée par des années de correspondance diplomatique, est celle des négociations globales. La deuxième, annoncée par le texte des conventions, est celle des opérations sur le terrain, conduites par des commissaires des deux parties. Des semaines, des mois de négociations opiniâtres sur place, des procès-verbaux de limites, souvent interminables, enregistrent un savoir local issu de la vérification empirique et des leçons acquises par la marche, la vue et les déclarations orales. La troisième étape, sous la forme d’opérations complémentaires, est le bornage des territoires, village après village. Ces derniers travaux font figure d’initiatives partielles et secondaires, et ne sont pas systématiquement effectués2. Une décision, théorique et non définitive, prise à l’échelle de l’État est donc remise en jeu par la confrontation aux réalités du terrain et c’est une fois la validation du terrain obtenue qu’est défini le tracé final. Or, ce processus n’est en réalité pas si différent de ce qu’on peut observer dans le cas de la détermination des frontières du Niger3.

5Les spécificités sont à chercher ailleurs. D’abord la colonisation, en tant qu’entreprise de domination fondée sur la prise de possession d’un espace par une puissance étrangère dans le but d’y imposer sa souveraineté et de l’exploiter dans son intérêt, induit des relations de domination qui déterminent le rôle et la capacité d’action des différents acteurs européens et africains. Il est donc nécessaire de toujours garder à l’esprit que l’équilibre des forces est déterminé de fait. De plus, la situation coloniale n’est pas seulement une mainmise étrangère qui se réalise dans l’occupation de territoires, leur organisation, leur exploitation et leur maintien sous domination par la force, elle s’inscrit aussi dans l’espace par la construction et la modélisation de celui-ci, par la création d’infrastructures de gestion et par la production de savoirs et de discours sur cet espace. Le territoire, son contrôle et sa définition sont donc des expressions privilégiées de la domination coloniale. Ensuite, il convient de ne pas négliger les spécificités du Niger et de l’action coloniale dans cette région. De fait, le cas du Niger éclaire la diversité du fait colonial. La situation géographique, l’attitude des populations et les intérêts de la puissance coloniale y ont déterminé des formes de colonisation spécifiques. Cet immense espace est, dès l’origine, jugé trop gourmand en moyens et trop faible en rendement pour pouvoir être considéré comme les autres territoires.

6La colonisation française au Niger est fortement marquée par plusieurs spécificités qui déterminent les logiques et les méthodes de sa gestion territoriale. En premier lieu, elle n’est uniforme ni dans le temps ni dans l’espace. Le territoire du Niger est, à certains moments, au cœur des intérêts géographiques et stratégiques de la puissance coloniale, mais il est, la plupart du temps, considéré comme une marche inutile de l’Afrique occidentale Française. L’action coloniale au Niger est donc caractérisée par des moments courts durant lesquels s’exerce une forte pression coloniale et, durant la plus grande partie de la colonisation, par une très faible présence et un très faible investissement. Deux moments de forte pression coloniale peuvent être distingués. Tout d’abord, celui des expéditions et de la conquête, de 1895 à 1900. L’occupation des régions entre Niger et Tchad représente alors un enjeu tactique important pour la France à travers l’idéal de fusion des différentes composantes de l’Empire français. Mais, une fois le territoire théoriquement conquis dès 1900, il est considéré comme décevant et cesse d’intéresser les colonisateurs français. C’est ensuite, pendant la décolonisation, qu’il redevient un enjeu. Pour la seconde fois, le Niger est au cœur du dispositif stratégique de la France, puisqu’il est alors conçu comme le verrou qui permettrait de tenir et de rendre cohérentes l’ensemble des possessions françaises d’Afrique et qui garantirait l’influence française dans la région. Ainsi, c’est uniquement lorsque la France doit penser et repenser son positionnement géopolitique en Afrique de l’Ouest qu’elle s’intéresse au Niger, dans des moments de crise et de profonde transformation politique. Si la colonisation française au Niger varie selon ces préoccupations, elle n’est pas non plus uniforme dans l’espace. Les régions nomades et sédentaires, faiblement ou densément peuplées, ne sont pas occupées de la même manière. L’administration coloniale s’est fortement implantée dans certains lieux, dans les villes importantes, dans l’Ouest du Niger et dans la région de Zinder, premières régions conquises, mais reste quasiment absente dans d’autres, notamment dans les confins sahariens et tripolitains.

  • 4 Idrissa Kimba, La formation de la colonie du Niger 1890-1922, op. cit. ; Id., « Politique et admin (...)

7Une deuxième spécificité est que ce territoire est, dès les prémices de l’occupation, considéré de manière négative, comme improductif, et est régulièrement qualifié pendant la période coloniale de « parent pauvre de l’AOF », de « colonie pénitentiaire » ou de « territoire inutile » n’ayant aucune potentialité économique4. De ce fait, l’investissement colonial y a été très limité. Durant toute la colonisation, il est administré a minima et les investissements de la puissance coloniale y sont dérisoires.

8Enfin, l’occupation coloniale au Niger est caractérisée par le maintien des logiques de conquête et notamment par une gestion fortement imprégnée par le fait militaire. Même après le passage à l’administration civile en 1922, la gestion coloniale reste marquée par la rémanence d’un système militaire imprimant profondément sa marque dans l’administration et particulièrement dans l’administration territoriale. La morphologie et la configuration de l’espace jouent un rôle dans les modes de gestion et les formes spécifiques que prend l’autorité coloniale. Ainsi l’immensité de cet espace, sa géographie considérée par les colonisateurs comme difficile, l’attitude hostile et la longue résistance des populations obligent l’occupant à rester, plus longtemps qu’ailleurs, dans une attitude défensive, le poussant à créer des structures spécifiques d’encadrement territorial qui seront conservées jusqu’au départ des Français. Le faible investissement colonial en hommes et en infrastructures, ainsi qu’une gestion fortement marquée par le fait militaire caractérisent la période coloniale au Niger et conditionnent la contradiction fondamentale de ce régime partagé entre un investissement dérisoire et une volonté de contrôle territorial, exacerbée en temps de crise.

Notes

1 Ces thèmes ont été largement étudiés : Ronald Robinson, John Gallagher, Africa and the Victorians, the Official Mind of Imperialism, Londres/Melbourne/Toronto, Macmillan, 1967 ; M. E. Chamberlain, The Scramble for Africa, Londres, Longman, 1974 ; Ieuan Griffiths, « The Scramble for Africa : Inherited Political Boundaries », The Geographical Journal, 152/2, juillet 1986, p. 204-216 ; Thomas Pakenham, The Scramble for Africa 1876-1912, Londres, Weidenfeld and Nicholson, 1991 ; Henri Brunschwig, Le partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1971 ; Henri Wesseling, Le partage de l’Afrique 1880-1914, Paris, Denoël, 1996.

2 Daniel Nordman, Frontières de France, op. cit., p. 128-129.

3 Anthony Asiwaju et Paul Nugent ont déjà réalisé ce constat d’une normalité des procédures de tracés frontaliers en Afrique, Anthony Asiwaju, Paul Nugent, African Boundaries, op. cit., p. 2 ; Anthony Asiwaju, « Borderlands in Africa. A Comparative Research Perspective with Particular Reference to Western Europe », dans Id., Paul Nugent, African Boundaries, op. cit., p. 253-272. Concernant le Niger, des travaux importants ont reconstitué l’enchaînement des événements et les enjeux diplomatiques, ce qui nous dispense d’une analyse événementielle approfondie.

4 Idrissa Kimba, La formation de la colonie du Niger 1890-1922, op. cit. ; Id., « Politique et administration dans la colonie du Niger », dans Association des historiens nigériens, Histoire de l’espace nigérien, op. cit., p. 276-291.

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