Frontières de sable, frontières de papier
|Première partie. Des voyages qui révèlent des territoires et des frontières
Conclusion de la première partie
Texte intégral
1Les représentations de l’espace, les façons de le décrire, de l’organiser et de le vivre ont été analysées ici à travers un biais. C’est par la médiation des récits d’exploration et du fait d’un intérêt commun entre l’explorateur du xixe siècle et l’historien contemporain qu’ont pu être approchés ces phénomènes difficiles à saisir. L’attention portée par les explorateurs aux savoirs locaux, leur souci de recueillir le maximum d’informations géographiques et leur adaptation aux pratiques locales de voyage offrent un large éventail de sources pour appréhender l’espace et les faits de limite au Soudan central au xixe siècle. Ces données recueillies par la médiation d’acteurs extérieurs, une fois mises en regard des sources endogènes, permettent de tenter la reconstitution de manières de vivre et de penser l’espace. Le rapport des pouvoirs politiques à l’espace dans cette région a souvent été minimisé et on a pu évoquer des pouvoirs aterritoriaux ne se fondant que sur les hommes. Pourtant l’image qui se dégage à l’analyse des sources est tout autre.
2L’ancrage spatial des populations apparaît d’abord dans leurs pratiques. L’importance des phénomènes de circulation et des procédures d’organisation et d’encadrement auxquelles ils donnent lieu montre un espace structuré par des règles et des normes. Les déplacements ne sont pas désordonnés, ils obéissent à des formes de contrôle social et politique et s’adaptent à un environnement mobile. L’ancrage spatial se dévoile aussi dans les savoirs produits : les itinéraires, les représentations graphiques, les cartes, les mythes de fondation, ainsi que certains traités et poèmes proposent des formes de discours géographiques. Ces formes savantes traduisent un intérêt pratique et une vision cohérente de l’œkoumène. La nature vierge ne retient pas l’attention et n’est pas un objet du discours, c’est l’espace transformé et organisé par l’homme qui intéresse, à l’image de la ville et des lieux habités qui y sont omniprésents. Nommés, décrits, ceux-ci sont le repère principal qui structure les représentations de l’espace. Pour les relier et construire leur cohérence, on utilise la médiation de l’itinéraire, à savoir de l’espace parcouru. L’attention portée par les acteurs de ce temps aux indications de localisation, au calcul des distances, à la détermination de l’origine géographique des individus montre combien les considérations spatiales interviennent dans le fonctionnement des groupes sociaux et se voient progressivement reconnaître un rôle dans la mise en place de la domination politique.
3Au cours du xixe siècle, l’ancrage spatial des autorités politiques se renforce par des logiques de conquête, de territorialisation des charges administratives, par des stratégies de peuplement, par l’élaboration de systèmes défensifs et par des négociations frontalières. La détermination des espaces et les négociations qui en découlent se fondent sur la capacité d’une puissance politique à assurer la sécurité et à exercer sa force. Ce qui compte, ce n’est pas la maîtrise totale d’un territoire ou de sa périphérie mais la capacité d’un pouvoir à garantir les déplacements et le commerce et à s’imposer comme médiateur. La frontière ne peut donc être définie comme la limite d’un territoire qui en détermine l’étendue, mais plutôt à l’inverse comme la limite d’extension de la capacité d’action et de coercition d’un pouvoir politique. La frontière se situe dans la tension de l’exercice de l’autorité politique et l’incarne.
4Plusieurs types de frontières apparaissent selon une hiérarchie reconnue, différenciant les limites qui structurent le cadre de l’existence quotidienne de celles qui sont fondées par l’autorité politique. Parmi celles-ci, plusieurs modèles existent. Certaines frontières, symboles d’une histoire de plusieurs siècles, sont inscrites profondément dans l’espace par des rites reconnaissant leur ancienneté. D’autres, fronts militaires jamais pacifiés, font l’objet d’opérations de renforcement, les pouvoirs politiques cherchant ainsi à garantir leurs droits. Enfin, certaines, élaborées à travers des procédures de négociation, sont acceptées et font l’objet d’un consensus temporaire. Ces frontières reconnues structurent l’espace et permettent de le penser, mais elles n’empêchent jamais les déplacements. Elles peuvent parfois ralentir un voyageur, l’obliger à négocier et à payer son passage, mais en aucun cas elles ne représentent une barrière et ne sont conçues comme définitives ou éternelles. Au-delà d’une hiérarchie de sens coexistent une diversité de formes : des zones de confins, non défrichées et non attribuées, zones tampons entre deux souverainetés ; des délimitations précises attribuant les villages à l’un ou l’autre côté et même en partageant certains ; des éléments du milieu sélectionnés et utilisés pour matérialiser la frontière. Il n’y a donc pas un seul type de frontière, toutes ne sont pas des zones, toutes ne sont pas floues ou molles. Elles ne sont pas dilution du pouvoir dans un vide naturalisé. Elles sont organisées et conçues par des relations de pouvoir complexes qui ne peuvent être résumées de manière unique et univoque. Face à cette réalité d’un espace vécu, organisé, historiquement construit et soumis à des dynamiques politiques fortes, se manifeste à la fin du siècle un phénomène nouveau : le Soudan central suscite désormais un intérêt pour l’impérialisme européen.
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