1Le 14 février 1419 le conseil de la commune de Turin, par la voix de ses premiers magistrats, les quatre clavaires, deux nobles et deux populaires, demandait au duc de Savoie de confirmer les statuts de la Société de Saint-Jean Baptiste. Il s’agissait d'une société d'entraide communale, qui regroupait toute l'élite populaire urbaine à l'exclusion des six plus grands hôtels de nobles. Bien que la réponse ducale ne nous soit point parvenue, le silence des sources postérieures fait penser qu'Amédée VIII refusa d'entériner le statut de la société, décrétant ainsi sa dissolution1. Or le Piémont savoyard n'avait rejoint les territoires ducaux que l'année précédente après plus d'un siècle passé sous la houlette d'une branche cadette des Savoie. Voilà donc que le prince savoyard, à peine installé en Piémont, intervenait de plein pied dans la politique urbaine pour y modifier ses institutions.

2Quelques mois plus tard, le 12 juin 1419, se tint, à Genève, une assemblée des Etats ducaux à laquelle assistèrent des délégués de Savoie et de Bresse, avec à leur tête les deux syndics chambériens : le noble et puissant seigneur Guigues Leschaux, docteur en droit, juge mage de Savoie et conseiller princier, ainsi que Henri Suchet, bourgeois de Chambéry. L'intérêt de cette réunion résidait dans les thèmes abordés : l'un était classique, la situation politique du duché, vis à vis de la France et de ses guerres. L’autre l'était moins. Il s'agissait de discuter, je cite, « sur le régime et le gouvernement de la ville et de la communauté de Chambéry »2. Encore une fois, c’était au prince et à son conseil d'intervenir sur la société urbaine pour en diriger, avec l'accord des magistrats des villes, l'évolution institutionnelle.

3Au travers de ces deux sources de la pratique nous pouvons commencer à comprendre comment se déclinaient, dans la principauté savoyarde du bas Moyen Age, les rapports entre les villes et leurs élites d'une part, le prince et son gouvernement de l'autre.

4Les documents de 1419 mettent en évidence quatre aspects majeurs du binôme princes/villes dans les Alpes occidentales. C'est tout d'abord son déséquilibre : les rapports de force y sont favorables à un duc dont l'ingérence institutionnelle en milieu urbain apparaît affirmée et légitime, bien qu'elle puisse se présenter sous des traits différents. C'est ensuite la diversité de la typologie urbaine régionale qui distingue, au départ, les bonnes villes savoyardes des communes piémontaises. C'est encore la physionomie de ces sociétés urbaines, faites aussi bien de bourgeois que de nobles. Ce sont enfin les relations entre leurs élites et le prince, à la fois politiques (l'importance des assemblées d'Etat), administratives (le poids des officiers princiers) et territoriales (le rôle des aristocraties rurales).

5Ma communication va ainsi être rythmée par quatre temps (la présence princière, la typologie urbaine, la composition sociale, l'intégration territoriale) et par trois mouvements, mieux, par trois protagonistes, les élites urbaines, les seigneurs, dont le prince, et les officiers.

6Le premier problème concerne l'apport des villes au développement de la principauté. Ce dernier est longtemps apparu limité. La raison liminaire en est la modestie du réseau urbain3. Le duché savoyard ne serait pas une terre de villes, il s'agirait plutôt d'un petit monde encerclé par les villes : de ça des Alpes Lyon (et Grenoble, dès le milieu du XIV^e siècle) étaient frontalières, mais françaises ; au nord du Léman, Lausanne et Sion restaient épiscopales, Genève et Fribourg devinrent marchandes et communales, toutes ne furent qu'imparfaitement contrôlées ; seule Nice se fit savoyarde, mais tardivement, vu que son intégration date de 1388. Sur le versant piémontais, Turin resta longuement aux mains d'une branche cadette, Verceil ne lut conquise qu’en 1427 tandis qu'Asti, Novare ou Alexandrie ne firent jamais partie du duché médiéval4.

7Même si l'on abandonne ces villes qui entourent ces villes convoitées, pour en venir aux villes dominées, le tableau ne se modifie guère. Le réseau urbain de la principauté est pour le moins lâche, il est aussi, indéniablement, irrégulier. Au XIV^e siècle, les zones les plus urbanisées sont périphériques : le Pays de Vaud au Nord, le Piémont au Sud. Ailleurs, les villes se font rares, partout leur taille est réduite. Au début du XV^e siècle aucune d'entre elles, ni Chambéry, ni Annecy, ni Turin, ne dépasse les 4000 ou 5000 habitants. La plupart atteignent à peine le millier5.

8Une urbanisation clairsemée, aux dimensions réduites, telle serait la première définition du monde des villes savoyard, ce qui expliquerait son manque d'intérêt face aux autres ingrédients de l'emprise princière des XIV^e et XV^e siècles. Mais il y a plus. Ces quelques communautés urbaines qui participent à l'essor princier s'en révèlent dominées. Leur autonomie politique est limitée : soit elle n'a jamais réussi à s'implanter – dans le monde alpin – soit elle est sur le déclin, comme dans la plaine du Pô. Le binôme princes/villes apparaît donc, en terre savoyarde, bien déséquilibré.

9Qu'il s'agisse de la hiérarchie documentaire, juridique ou historiographique, le devant de la scène est le plus souvent réservé au prince, à sa dynastie et à son territoire au détriment des villes, de leurs institutions et de leurs élites. Les secrétaires-archivistes du XV^e siècle préféraient déjà, dans leurs inventaires, un classement territorial (par baillages et châtellenies) à un ordre urbain, de ville à ville6. De plus, l'administration s'efforçait de soumettre tout droit urbain à un droit territorial princier. D’où, surtout, une intervention législative réitérée sur le monde des villes.

10Cette suprématie institutionnelle s'exerçait différemment selon les régions. Au nord des Alpes et dans les vallées alpines l'action princière se résumait à des concessions et des confirmations de franchises en faveur des communautés urbaines ; dans la plaine du Pô, il s'agissait plutôt de modifier et de contrôler les divers statuts communaux. Ce fut le cas à Turin en 1360, à Ivrée en 14337. Partout, le but à atteindre était le même : éviter ou réduire l'autonomie politique des villes tout en laissant à chaque communauté une marge de manouvre législative, administrative et fiscale. Ce fut chose faite sous Amédée VIII : dès 1396 le prince autorisait les magistrats chambériens à créer leurs propres bourgeois8 ; en 1433 ce fut au tour des turinois auquel le duc ordonna de modifier la composition du conseil : jusqu'alors chasse gardée des maiores (la noblesse urbaine) et des médiocres (l'élite populaire), le duc l'élargit aux minores, c'est à dire aux autres couches sociales populaires9.

11Sauvegardées, ces particularités locales, tout en diversifiant les modalités du contrôle princier, n'empêchaient pas de réorganiser et de discipliner par le haut la société urbaine. En voici deux exemples, l’un juridique, l’autre administratif. En 1430 furent promulgués les Decreta Sabaudiae Ducalia10. Tout en excluant les régions les plus urbanisées (du Niçois au Pays de Vaud et au Piémont), ces statuts attestaient la volonté des administrateurs ducaux de créer un droit territorial uniforme. Quelques années plus tard, au détour d'une liste d'officiers, datée de 1442, nous trouvons, à Verceil, en plus des responsables « habituels » tels les châtelains, une vingtaine de fonctionnaires communaux, du podestat au juge des maléfices ou à la trompette urbaine. La nouveauté réside dans le fait que ces derniers, tout en gardant une allure urbaine et communale, sont dès lors gagés par le duc et non par la commune, ils sont en passe de se transformer en autant de délégués du prince11.

12Si à cette mainmise législative on ajoute la présence, dans tous les centres urbains, d'officiers territoriaux princiers (juges-mages, châtelains ou vicaires), aux côtés des magistrats urbains (syndics, podestats ou clavaires), on comprend mieux comment la perception historiographique des lieux de l'autorité politique ait fini par privilégier, en Savoie, le prince et son administration plutôt que les oligarchies et les décideurs urbains. Cette préférence avait, il est vrai, des racines médiévales : les premiers historiens régionaux, des notaires exerçant surtout en tant que secrétaires princiers, parlèrent de leurs ducs et non de leurs villes12. Celles-ci finissaient déjà par s'effacer devant, si l'on veut, les Savoie et la Savoie. Ainsi donc l'historiographie a-t-elle continué, jusqu'à hier pourrait-on dire, à focaliser ses recherches sur le gouvernement et l'administration du duché alpin.

13J'ai surtout parlé, jusqu'à présent, des villes savoyardes comme d'un tout, certes limité dans ses dimensions, dans son poids politique et dans son autonomie institutionnelle. Or ce tout n'en fut pas toujours un, du moins au XIV^e siècle, et encore en 1419 : au nord des Alpes des bonnes villes princières, sur le versant méridional des agglomérations communales. C'est justement ici que se situe un second aspect important du cas savoyard. Il s'agit de la rencontre de deux modèles de société urbaine, l'un de type français l'autre de type italien, que tout, ou presque, semblait au départ opposer. Les bourgs, villae et autres universitates savoisiennes, bressanes et vaudoises, mais aussi des vallées de Suse et d'Aoste, se définissaient dès le XIII^e siècle par rapport au pouvoir princier qui bien souvent les avait fondées ou du moins dotées de franchises13. Du point de vue institutionnel, elles se développaient comme autant de relais d'une organisation politique, princière ou même seigneuriale, qui les dépassait14.

14Le cas italien était bien différent, où toute cité épiscopale, toute civitas, définissait la commune ; où toute commune poursuivait une expansion territoriale cohérente et était régie par son droit propre, fondé sur la législation statutaire15. Il n’empêche que, dans le Piémont occidental, cette spécificité citadine se diluait. Les mailles de la géographie diocésaine y étaient plus lâches qu'ailleurs16, ce qui avait permis, dès le XIII^e siècle, l'essor d'agglomérations urbaines non citadines : dans les vallées alpines, à Pignerol et à Suse, sur un modèle français ; en plaine, à Chieri et à Moncalieri, dans une direction plus franchement communale. L'absence d'une équivalence nécessaire entre civitates et communes commençait d'elle-même à rapprocher les sociétés urbaines comtales17. De plus, cette région subalpine était, depuis quelques siècles, une terre de rencontre, politique et culturelle, entre les principautés territoriales et les seigneuries urbaines. L'emprise savoyarde des XIV^e et XV^e siècles y fit définitivement basculer les rapports de force en faveur de la principauté : l’autonomie politique des communes, déjà plus limitée qu'ailleurs, en lut, on l'a vu, comme vidée de sa substance.

15Dès lors, tout en maintenant leurs particularités, toutes les communautés urbaines de la principauté participèrent à son développement politique et administratif, au travers des assemblées des états ou de la levée des subsides. Je n'irai pas jusqu'à dire qu’en Savoie elles coopéraient sur un pied d'égalité avec l'autorité ducale, encore moins qu'elles la concurrençaient en tant que collectivités politiques18 Toutefois, dans les terres savoyardes du XV^e siècle, les réseaux urbains étaient devenus autant de maillons de l'organisation territoriale du duché.

16Un autre grand aspect de l'unification de la société urbaine ducale au travers de 1 action princière ne concerne plus les villes en tant qu'organismes politiques collectifs. Il se rapporte à la ville comme expression finale des stratégies familiales ou individuelles de ses oligarchies.

17Mais avant de s'interroger sur les liens directs entre le prince et les élites urbaines, il convient de mieux définir la composition de ces dernières. Une première constatation s'impose : dans les Etats de Savoie le monde urbain est aussi nobiliaire, qu'il s'agisse du noble et puissant seigneur Guigues Leschaux, syndic de Chambéry en 1419, ou des deux clavaires turinois choisis parmi les membres des hospici urbains. Donc, en Savoie, les nobles sont dans la ville, ils pourraient même en constituer, comme ailleurs dans l'ancien royaume d'Arles, environ 10 % des citoyens ou des bourgeois19. Mais de quelle noblesse s'agit-il ?

18Ici, à nouveau, les différences entre les villes princières et les communes citadines éclatent au grand jour. A Chambéry, et dans les autres villes de franchises alpines et du nord des Alpes, la noblesse est récente, elle est de seconde zone : quelques damoiseaux, de rares chevaliers dont l'ascension sociale est encore en cours entre XIV^e et XV^e siècle, et dont l'annoblissement, princier ou impérial, s'avère être l'effet autant de leur entregent administratif que de leur suprématie urbaine20. A Turin, au contraire, cette noblesse est toute citadine. Elle est de souche, ses origines renvoient à l'entourage vassalique de l'évêque du XII^e siècle ou à la classe dirigeante communale du XIII^e siècle21. De plus, elle resta longtemps exclusive, comme l'atteste le statut même de la société de Saint Jean.

19L'opposition entre la définition princière d'une noblesse urbaine en essor au nord des Alpes, et celle communale d'une noblesse de souche à Turin semble donc assez nette. Il en va de même pour l'autre partie de l'oligarchie urbaine : au nord des burgenses, en Piémont des populares. A Turin l'élite populaire se distingue de la nobiliaire, mais sa définition est toujours urbaine22. A Chambéry et dans les autres villes de franchises, noblesse et bourgeoisie ne sont pas toujours distinctes : on peut parfois, comme à Moudon, juxtaposer plutôt qu'opposer « nobiles et burgenses »23. De plus, le prince en est un référant majeur, vu qu'il peut intervenir dans la création de nouveaux bourgeois.

20Derrière ces différences institutionnelles se cachent pourtant des analogies sociales attestées par les statuts de 1430. L'élite urbaine du duché est avant tout une élite de rentiers, de propriétaires fonciers en ville et dans ses environs immédiats. Les lois somptuaires qui composent le Ve livre des décrets parlent, je cite, de « citoyens ou de bourgeois vivant de leurs revenus propres » ainsi que des grands marchands (une catégorie à vrai dire assez rare dans le duché). Viennent ensuite les autres marchands et les notaires. Telle est, dans les statuts, la classification urbaine24. Elle correspond à une élite peu territoriale : les rares seigneuries détenues par les nobles turinois se trouvent dans les environs immédiats de la commune25, tandis que la majorité des vassaux bourgeois vaudois contrôle des fiefs fonciers proches de leurs bases26. Cette élite semble ainsi composée essentiellement de rentiers urbains, d’hommes de loi et d'hommes du commerce local aux disponibilités financières conséquentes.

21Sur cette physionomie bigarée se greffe, entre le XIV^e et le XV^e siècle, la présence du prince et la mise en place d'une société politique territoriale. Ces ajustements politiques vont modifier en profondeur la composition et la définition mêmes des élites urbaines du comté, puis duché, de Savoie. La distinction, plus encore géographique et sociale qu'institutionnelle, entre villes de franchises et communes, laissera sa place à une définition plus uniforme et territoriale de leurs élites dont la pierre de touche sera la proximité du prince, politique, administrative et seigneuriale.

22L'importance accrue de la variable princière dans la définition de ces élites se reconnaît, encore une fois, dans les lois somptuaires de 1430. Un de leurs buts principaux est bien de mettre en relation, par le truchement d'obligations vestimentaires croisées, les divers protagonistes de la société politique : officiers et vassaux, juristes, bourgeois ou citoyens. Le résultat n'est pas toujours cohérent, mais le rang des élites urbaines semble clair : elles occupent la dernière place, après les seigneurs, les administrateurs et les docteurs27. Il ne faut pourtant pas se leurrer : ce ne sont point les oligarchies urbaines en tant que telles qui sont rabaissées. Seuls sont visés ceux parmi leurs membres qui ne se trouvent pas en contact direct avec le prince et ses appareils, en tant que seigneurs ou juristes, comme fonctionnaires centraux ou officiers territoriaux.

23Dans la pratique, le poids du prince se remarque tout d'abord au nord des Alpes, où la physionomie sociale des villes princières se distingue de celle des bourgs périphériques. Au XIV^e siècle, Chambéry devient la ville comtale par excellence. Véritable chef-lieu d'une administration centrale qui s'y stabilise avant le milieu du siècle (ce qui n'est pas le cas de la cour, encore itinérante), Chambéry se transforme de simple bonne ville en capitale régionale et son élite urbaine se rend presque indissociable de celle administrative28. Prenons le cas du toisé, impôt sur la largeur des façades, de 1382. La majorité des grands contribuables se compose d'administrateurs centraux. On pourrait presque dire qu'avant que d'être des bourgeois, des petits nobles ou des syndics chambériens, ces contribuables se définissent en tant que serviteurs de la chose publique29. C'est d'ailleurs comme tel que, souvent, ils sont anoblis, par le biais d'un office financier qui leur permet d'accroître leur disponibilité en argent et d'acquérir ainsi des droits seigneuriaux30 ; par le truchement d'une carrière judiciaire qui peut en faire des nobles chevaliers ès loi31.

24Chambéry est certes la capitale, elle pourrait faire figure d'exception. Mais les rapports préférentiels avec le prince et son administration concernent une bonne partie des élites urbaines savoyardes. Voici le cas de Pierre Gerbaix, citoyen de la petite civitas épiscopale de Belley. Officier des finances, il est, en 1358, nommé trésorier comtal. En quelques années à peine il deviendra parent de divers lignages de l'aristocratie rurale, réussira lui-même à acquérir châteaux et seigneuries et continuera à prêter de l'argent, beaucoup d’argent, au prince. Membre de l'élite d'une petite ville, riche marchand et expert de finances, Pierre trouvait ainsi dans son association avec l'administration princière la meilleure occasion pour réussir à la fois à faire fructifier son argent et à améliorer sa position sociale. Il mourra noble, seigneur et parent de seigneurs32.

25La présence du prince n'intervient pas seulement sur la physionomie interne des élites urbaines ; elle renforce en même temps les liens entre ville et campagne, entre grands bourgeois et aristocrates ruraux. Par des mariages préparés à la cour ou dans l'administration, bien sûr, mais aussi, dès le XV^e siècle, par le contrôle urbain de petites seigneuries : ainsi les Marchand, syndics, docteurs et officiers chambériens au service ducal, achèteront la maison forte du Mollard, proche de leur ville33 ; ainsi encore, les Chabod, de Chambéry, se transformèrent, vers le milieu du siècle, en seigneurs de Lescheraine34. Tout cela pour dire deux choses. Primo, que la participation princière pouvait favoriser le passage d'une élite urbaine à une élite territoriale ; secundo, que ce passage lui-même révélait, jusqu'en plein XV^e siècle, la supériorité du statut seigneurial sur ceux administratif et urbain, ce qui explique, du reste, que les héritiers de Pierre Gerbaix ne furent ni cityoens ni officers, mais bien seigneurs et conseillers.

26Et pourtant, à l'intérieur des états de Savoie, l'apport direct du service princier à la définition des élites urbaines ne fut pas toujours aussi net. S'il devint presque le dénominateur commun des élites chambériennes, il ne fut, en Pays de Vaud, qu'une conséquence de l'essor social et politique du monde des villes. Dans cette région périphérique et largement urbanisée, les acteurs du gouvernement urbain, marchands, juristes et en particulier notaires, n'accédèrent au service ducal qu'en conséquence de leur prééminence en ville. De plus, leur carrière administrative resta longtemps locale, en tant que lieutenants ou châtelains de leur bourg ou des villes environnantes35. Il n'empêche. Ici aussi les liens princiers offraient un surplus de légitimation qui facilitait leur intégration dans une aristocratie seigneuriale régionale, comme il advint aux Cerjat de Moudon bénéficiaires, en 1415, d'une lettre d'armoiries impériale, et, peu après détenteurs nobles de la seigneurie de Combremont36.

27Entre le XIV^e et le XV^e siècle, grâce au prince et à son administration, les élites urbaines du nord des Alpes se renouvellent. Ou plutôt, elles se renforcent, et réussissent, ainsi, à s'insérer individuellement dans la société politique de la principauté, une élite, il est vrai, faite de seigneurs et d'officiers, mais toujours plus souvent recrutée en milieu urbain.

28Le cas piémontais était fort différent. La conscience politique communale était, dans la plaine du Pô, bien plus marquée que dans le reste des terres savoyardes. Le renforcement du pouvoir princier changea donc durablement le contour même de ses élites. Jusqu'au XV^e siècle, les princes et leurs officiers s'étaient intéressés à contrôler et à limiter les vélléités d'autonomie communales. Mais après 1418 et l'intégration de la principauté d'Achaie dans le duché, l'apport princier prit, a Turin, toute son ampleur. Farouchement convoitées par le gouvernement urbain, l'installation de la première université savoyarde et la création d'un conseil cisalpin aux compétences politiques et judiciaires transformèrent tout à la fois le profil de la ville et la physionomie de ses élites37. D'une part Turin commença à se définir en tant que capitale régionale, comme l'atteste son net essor démographique38. De l'autre l'apport princier détermina un rechange manifeste des élites citadines : professeurs, officiers et hommes de loi s'intégrèrent dans la société politique urbaine, rendant caduque l'ancienne distinction communale entre les hôtels nobiliaires et les grands lignages populaires39.

29Ainsi, malgré une chronologie et des modalités différentes, l'intervention princière eut, dans l'ensemble de territoires savoyards, des effets analogues. Au nord des Alpes et dans les vallées alpines, les élites urbaines s'ouvraient sur le territoire ; les élites communales piémontaises puisaient, quant à elles, pour la première fois, leurs forces dans la société politique princière, parmi ses officiers et ses juristes.

30Tel fut donc, au bas Moyen Age, l'apport princier à la définition du profil des villes et de leurs élites. Mais, pour conclure, je voudrais renverser la question : quelle fut la contribution urbaine dans l'essor de l'état ducal ? Administrative et pécuniaire, elle rehaussa la professionnalité des fonctionnaires centraux, enrichit le bassin de recrutement des officiers locaux, élargit la provenance du crédit princier, toujours plus souvent urbaine et bourgeoise40.

31Le XV^e siècle savoyard ne fut pas celui d'une opposition entre la ville, la cour et la seigneurie, mais bien celui d'une intégration entre ces trois protagonistes de la société politique. Indéniable, ce rapprochement était parfois encore confus comme le prouvent les statuts de 1430 et leur difficulté à définir une hiérarchie politique homogène. Mais il fut bien réel. Dans une plus longue durée, cette osmose naissante entre monde urbain, princier et seigneurial renforcera d'autant plus le rôle des villes. Leurs élites vont commencer, au nord des Alpes, à acquérir une conscience politique collective tandis que, du Piémont, elles élargiront leur rayon d'action à l'ensemble du duché alpin. Modifiées et renforcées par le prince et pour le prince, ces élites urbaines étaient ainsi en passe de devenir l'un des piliers majeurs de tout pouvoir politique sis en terre savoyarde.