1Déchet, débris, résidu, détritus, rebut, ordures, immondices. Beaucoup de noms pour des objets devant lesquels on détourne le regard et que l’on oublie une fois jetés. Les artistes, eux, s’en sont volontiers emparés au cours du XX^e siècle. Ils ont insufflé une nouvelle vie à ces objets délaissés et vite obsolètes dans une époque privilégiant le « tout jetable ». Il existe autant de solutions artistiques que de noms pour le déchet. Sculptures, photographies, performances, art public, tous ces médiums soulignent les qualités esthétiques des détritus et leur potentiel tant social que politique. Métaphores d’une situation de crise, allégories des perversions de la société de consommation, les ordures fascinent, accumulées dans des décharges. Tous les artistes présentés ici ont décelé parmi toutes les formes et les configurations que peut adopter le déchet, un vaste champ d’expérimentation. Il n’est pas innocent que cette étude porte principalement sur des artistes qui sont pour la plupart américains. En effet, on constate en Amérique du Nord, l’émergence depuis la fin des années 1970 d’un nouvel art public, moins sculptural, et délibérément tourné vers les communautés et les problèmes de société tels que la protection de l’environnement, la pollution, et plus généralement l’écologie.

La photographie

2C’est la photographie que beaucoup d’artistes ont choisi pour rendre le plus justement la vision fantastique d’une décharge béante, envahissante, ce magma informe, malodorant et coloré. Des montagnes artificielles dont l’homme est presque toujours absent, comme pour camoufler sa participation à l’appétit insatiable de ces monstres.

3Entre 1957 et 1958, Enrico Cattaneo1, signe des paysages désolés de décharges sauvages. Il a choisi pour la plupart de ses photographies un cadrage serré, faisant en sorte que le champ de l’image soit envahi par les déchets. Critique de l’ingérence, de la surconsommation ? Telles sont les questions que posent ces images. L’accumulation est encore sage comparée à la « montagne » que photographie Giorgio Lotti2 au début des années 1960. Étrange visage de Venise révélé ici, bien moins séduisant que celui que l’on nous présente habituellement3. La composition est classique mais très efficace : la ligne d’horizon étant très haute, le déchet se répand dans tout le cadre et donne une impression de saturation. Et toujours, l’homme est absent de ce chaos. Pas vu, pas pris. Les scènes d’Ugo Mulas4 combinent le paysage abandonné et jonché de quelques détritus, à des gros plans d’ordures. Dans ce paysage bouché, dramatique, Mulas observe cet abject héritage humain. Seule l’absence de couleur évite l’écoeurement. Le regard est prisonnier de ces lieux étranges, sans issue possible ; il y règne une profonde désolation. Pourtant, toutes ces photographies, tout en nous confrontant au déchet, à son accumulation, marquent aussi une certaine distance avec le sujet. Il semble irréel, à la limite de la mise en scène ou de l’installation. La déshumanisation déculpabilise ici le spectateur. Le déchet est sublimé par la photographie : répugnant en soi, il s’enrichit d’une beauté fascinante. La crise de l’environnement et la surconsommation bien qu’évoquées, restent lointaines.

4Les compositions des photographies dans les années 1980 diffèrent peu de ce que l’on vient d’évoquer. Les images de déchets et de décharges apparaissent régulièrement, sur un schéma identique aux précédentes. Certains artistes comme le norvégien Tom Egil Jensen5 signalent toutefois le retour du déchet dans le quotidien et dans le foyer. Sa photographie montre un homme devant un piano, submergé par des emballages de toutes sortes, une cacophonie colorée qui vient envahir la pièce et le champ photographique. Ce retour aux sources des détritus s’effectue dans une maison très modeste ; ce qui n’a rien d’étonnant puisque le déchet est étroitement associé à la paupérisation. En Europe, comme aux États-Unis, les poubelles ou les terrains vagues sont à la fois les résidences et les ressources des clochards. Assimilation des sans-abri à des déchets qu’opère également Anthony Hernandez6 qui photographie des terrains vagues de Los Angeles où vivent des communautés de marginaux. Horizon bouché, existences misérables : une fois encore, le constat désolant cherche à alarmer, à confronter le public à ses propres responsabilités. Dans des photographies documentaires, les occupants des lieux seraient certainement présents dans un angle de l’image, honteux ou révoltés. Hernandez ne fait pas du reportage : son art puise dans la vie avec un sens aigu de l’engagement politique. Bien qu’encore absent, l’humain a une présence plus palpable dans ces photographies, ce qui leur confère peut-être plus d’efficacité. Dans ces oeuvres, les compositions varient peu, mais le positionnement de l’artiste semble déjà nettement plus critique et engagé.

La sculpture

5Le déchet a été massivement utilisé dans la sculpture et les installations des années 1950, tant en France qu’aux États-Unis. Les Nouveaux Réalistes (Arman, César, Deschamp, Villeglé) se sont emparés des déchets dans toute leur diversité : accumulation, décollages, collecte de vieux tissus, etc.. Arman a même exposé le contenu des poubelles de ses amis, sortes de portraits plus vrais que nature avançant l’idée que nous sommes ce que nous consommons. Durant la même période, Claes Oldenburg a lui-même exhibé les ordures de ses voisins dans des sacs plastiques transparents en tant qu’évidence résiduelle de l’identité. La vie la plus banale effectue un retour tonitruant sur la scène artistique.

6Les artistes ont régulièrement exposé des déchets : accumulés (parfois leur nombre est même impressionnant) ou comme objet unique ; vestiges d’une société, ils sont magnifiés par l’art. Nancy Rubins7 suspend des installations impressionnantes, presque menaçantes. Pour elle, les objets industriels sont des portraits, mais la monumentalité de ses pièces leurs confère une dimension plus dramatique, comme ce « bouquet » de chaudières qui témoigne de la prolifération exubérante des déchets. Elle-aussi cherche à réveiller le public, à l’interroger sur sa façon de consommer, sur sa frénésie de nouveauté ; le principe d’accumulation étant un commentaire sur la multiplication des biens et leur accessibilité.

Actions / Performances

7Les années 1970 sont riches d’actions en tous genres. Années de crise, elles ont vu l’éclosion d’un activisme parfois virulent, ou de projets nettement plus utopiques. On espérait un monde meilleur, plus naturel, un peu baba-cool même, en réponse aux excès de tout ordre, à l’épuisement des ressources naturelles, aux diverses pollutions ou à l’accroissement des inégalités sociales. Durant cette décennie, l’action a pris le pas sur d’autres formes d’art : plus ou moins convaincante, elle a la particularité de ne pas proposer de véritables solutions. Détonateurs pertinents ou farfelus, ces performances très personnelles et parfois privées qui allient le déchet à l’artiste, désignent souvent des préoccupations environnementalistes plus larges.

8En 1970, en Espagne, Hans Haacke, a nettoyé 200 mètres d’une plage. Il a ensuite photographié cet amas de détritus rejetés par la mer ou abandonnés par des promeneurs. Beach Pollution est le constat d’une pollution minime et banale mais très répandue, à travers laquelle il souligne les interactions entre systèmes humains et systèmes naturels. Dix-sept ans plus tard, Tadashi Tonoshiki avec Gathering Trash (1987), répond à cette croisade solitaire, par une action communautaire : avec l’aide d’une centaine d’habitants de Ninohama au Japon, il a ramassé tous les objets rejetés par la mer sur la plage municipale. Cette performance, qui tient presque du travail d’intérêt général, cherchait à montrer que le déchet est un élément mobile, un flux continu et non un objet inerte, vidé de toute fonctionnalité car certains détritus recueillis provenaient de Corée, de Taiwan ou même de Sibérie. L’exposition de ces reliques contemporaines montrait que la gestion des déchets n’est plus un problème strictement national mais nécessite, au contraire, une concertation d’ordre mondial. Dans un esprit un peu similaire, Mark Dion rassemble depuis quelques années des équipes de bénévoles pour organiser des campagnes d’archéologie urbaine dans les villes où il est invité. Dernièrement, il a collecté des milliers d’objets sur les rives de la Tamise : une extraordinaire collection de déchets, incongrus ou historiques, qui sont autant de témoignages précieux de la vie du fleuve et de Londres. Gordon Matta-Clark8, quant à lui, a cherché dans les années 1970 à sensibiliser le public aux problèmes de l’environnement et surtout à la prolifération des déchets en milieu urbain. Entre 1970 et 1971, il réalise deux murs éphémères en rassemblant des déchets collectés dans la rue avec une sorte de torchis. Pouvait-on y voir les bases d’une société érigée sur ses propres déchets ? Vision un peu extrême certes, mais très symptomatique de ces années de contestation. Sensible à la question de la pollution, Gordon Matta-Clark avec Fresh Air Cart (1971) crée un petit chariot chargé d’une bonbonne d’oxygène dont il propose une rasade aux employés de Wall Street à l’heure du déjeuner. Une action très écologique qui préfigurait la vogue actuelle des bars à oxygène et soulignait la gravité de la pollution atmosphérique. Dans la vidéo Fresh Kill9, Matta-Clark prend un malin plaisir à fracasser sa fourgonnette contre des pelleteuses en plein milieu de Fresh Kills la plus grande décharge des États-Unis située sur l’île de Staten Island. Geste gratuit pour certains, Matta-Clark réduit en bouillie le symbole de l’american way of life qu’est la voiture. Polluante, elle vient rejoindre les milliers de tonnes de déchets déversés chaque jour ici. Mais surtout, il filme la décharge d’une façon admirable, ce chaos bigarré au bruit assourdissant apparemment sans limites (elle fait plus de 4 km de côté) qu’il est très rare de contempler de l’intérieur. Le cortège de camions et de pelleteuses relayé par le ballet frénétique des mouettes et leurs cris stridents sont fascinants, presque hypnotiques. Un artefact dont l’activité incessante n’est pas sans rappeler le mythe de Sisyphe.

9Dans un registre beaucoup plus pacifiste, Jo Hanson a rassemblé 10 années de collecte de toutes les saletés et divers détritus ramassés sur son trottoir. Exposée dans un musée de San Francisco, cette impressionnante moisson voulait souligner le désintérêt de la population pour son environnement urbain immédiat et pour les agents de maintenance. Avec cette action, il faut le reconnaître, assez simpliste, Jo Hanson a tout de même réussi à dialoguer avec les autorités et à instaurer un jour de nettoyage de la ville pour tous les administrés. Public disclosure : secrets from the street (1980)10 souligne l’émergence d’un nouvel art public qui se sent investi d’une mission peut-être plus sociale que politique, avec une volonté irrépressible de faire bouger les choses.

10Pendant bien des années et encore aujourd’hui d’ailleurs, l’art public consistait à faire une sculpture au milieu d’une place, d’un échangeur autoroutier, d’un rond-point ou à peindre une fresque sur une façade. Des gestes artistiques qui s’imposaient parfois brutalement dans l’environnement. Au cours des années 1970, poussés par l’élan communautaire et activiste, certains artistes ont ressenti le besoin d’aller vers le grand public, notamment celui des quartiers défavorisés (beaucoup plus enthousiaste et moins blasé que celui des quartiers huppés) et de sensibiliser ces populations aux problèmes sociaux ou environnementaux par le biais d’actions artistiques. Un art public d’un genre nouveau11 qui cherche avant tout à instaurer un dialogue.

Mierle Laderman Ukeles

11Mierle Laderman Ukeles12 est une artiste américaine dont l’art a habilement glissé des performances à l’art public d’un genre nouveau. C’est en 1969 que Ukeles lance son Manifesto ! Maintenance Art que l’on peut traduire par Manifeste ! Pour un art ménager dans lequel elle préconise de faire un art des tâches ménagères quotidiennes. Si fastidieux, répétitifs et peu passionnants soient-ils, le ménage, la maintenance ou la propreté n’en sont pas moins indispensables. Depuis son premier projet d’exposition, Care (1969), où elle voulait installer dans un musée des containers de déchets, d’air, d’eau et de terre pollués de New York, afin de les recycler et de les purifier avec le concours de scientifiques, l’artiste n’a eu de cesse de vouloir humaniser et revaloriser les emplois liés à la propreté et aux déchets. Des actions qui soulignent le désintérêt du public pour les questions liées à l’environnement, notamment le plus immédiat. Entre 1973 et 1976 au cours de 13 performances, Ukeles a nettoyé, lessivé, frotté, balayé les rues de Soho, les musées, les galeries qui l’invitaient, faisant ainsi la promotion de son art ménager. En 1976, elle a proposé aux employés chargés de l’entretien d’une grande banque de Manhattan de faire de leur travail un art, une heure par jour13. Elle a soumis sa proposition à 300 personnes, les a photographiées et interrogées sur leur activité, en leur demandant de la considérer soit comme un art, soit comme un simple travail. Dans cet événement, elle mettait des visages sur ce travail de nettoyage et questionnait les critères culturels et esthétiques qui permettent en général de faire la différence entre une œuvre d’art et un travail.

12Mierle Laderman Ukeles, persuadée que l’interaction de l’art et de la vie peut provoquer des changements sociaux positifs, s’est installée en résidence non rémunérée à la Propreté de New York en 1977. C’est au cœur de l’énorme système de gestion des déchets de la ville (qui n’en produit pas moins de 30 000 tonnes par jour) qu’elle va puiser l’inspiration pour toutes ses performances et les œuvres élaborées pendant plus de vingt ans. Pendant 11 mois, entre 1978 et 1979, elle a suivi les tournées des 8 500 éboueurs de New York, de jour comme de nuit. Elle a serré la main de chacun d’entre eux et les a remerciés pour « garder New York en vie ». Elle a recueilli sur des bandes sonores leurs témoignages, les insultes de la population. Les vestiges de cette performance de longue haleine appelée Touch Sanitation, ont été exposés quelques années plus tard dans une galerie de Soho, avec les plans des tournées et beaucoup de polaroïds de ces éboueurs. On peut être surpris par cette action très symbolique à travers laquelle l’artiste a cherché à humaniser tout le cycle du déchet. Elle a montré qu’une fois la poubelle sortie, le consommateur oublie qu’une formidable organisation humaine prend alors le relais. C’est ce flux, ce mouvement vital maintenant New York à flot que l’artiste souligne ici dans cette série de manifestations. L’entreprise est simple, très didactique car elle doit être comprise par un public très large14. Cette performance contribue à revaloriser l’activité des éboueurs qu’on a trop souvent tendance à associer à ce qu’ils ramassent, dont on subit le travail comme une nuisance. Cette action est appuyée en 1983 par Social Mirror. Avec un camion poubelle rutilant bricolé par Ukeles, dont les parois sont recouvertes de miroirs, la Propreté de New York a clôturé le défilé de la parade des arts. Elle le termine toujours, mais pour ramasser toutes les saletés laissées par le cortège. Cette fois, elle a défilé au même titre que les autres délégations artistiques avec ce camion qui confrontait le public à son portrait plus vrai que nature. Ceux qui se regardent dans les parois du véhicule sont ceux qui le remplissent. Une fois encore l’action est très simple voire simpliste, mais elle a le mérite d’informer le public sur sa production exponentielle d’ordures ménagères. L’artiste cherche à bonifier l’image des déchets et à humaniser le cycle du déchet. Un cycle qui renvoie à cette succession de vie, mort et renouvellement, une conception que l’on associe plus volontiers au monde naturel qu’à la circulation des ordures : « Dans le monde naturel, explique Mierle Laderman Ukeles, tout est réutilisé, recyclé. Seuls les êtres humains ont négligé ce principe fondamental de la nature »15.

Médiation artistique du déchet

13À l’engagement passionné des années 1970, vont succéder des actions plus pragmatiques. L’artiste va se voir confier progressivement des projets de grande envergure. Loin d’être un cas isolé, sa démarche témoigne de l’extraordinaire engouement des américains pour l’art public engagé et social durant les années 1980 et le début des années 1990.

14Dès 1983, elle va entièrement s’investir pour le déchet, en concevant, sur invitation de la ville et avec l’aide d’ingénieurs, un projet de centre de transfert des déchets situés dans le port de New York, sur l’île de Manhattan. Le but premier de ce projet est d’amener le public dans ce lieu, de l’éduquer pour qu’il prenne conscience de son comportement de consommateur et qu’il soit touché par des problèmes comme ceux plus généraux de l’environnement et de la gestion des ressources. Flow City sera le portail de Fresh Kills. Un dépotoir monstrueux dont la hauteur des quatre collines qui le composent oscille entre 107 et 225 mètres16. Les ordures recouvrent une surface de 1620 hectares17, ce qui est certainement à ce jour la plus grande décharge du monde ; saturée, elle devrait fermer ses portes à la fin de l’année de 2001. New York sera alors cruellement confrontée à cette marée de rebuts. Le projet de Flow City se développe en trois parties. Passage Ramp est une rampe d’environ 76 mètres dont les parois sont parallèles à la voie d’accès des camions poubelles. Les murs de ce couloir sont constitués de douze sortes de matériaux (verre pillé, caoutchouc, plastique, papier) dont le potentiel est énorme puisqu’ils sont recyclables. Entre ces parois ont peut voir le défilé des camions transportant des déchets pêle-mêle dont le potentiel est moindre. À l’extrémité de la rampe, une plate-forme en verre de douze mètres de long sur environ cinq mètres de large - Glass Bridge - donne un point de vue unique sur les quatorze travées de camions qui déversent régulièrement leur contenu malodorant et multicolore dans d’immenses barges. Dans un vacarme assourdissant, mais protégés par une paroi de verre, les spectateurs surplombent ces énormes chargements et peuvent en même temps admirer la vue irréprochable que l’on a sur Manhattan. En montrant l’envers du décor, Mierle Laderman Ukeles souhaite responsabiliser le public et le faire sortir de son indifférence. Au bout de ce pont, le Media Flow Wall mesurant 3 mètres par 5 environ, diffuse à l’aide 24 moniteurs vidéo et de multiples caméras disposées à l’intérieur et à l’extérieur du site, des images de barges, de l’Hudson (le fleuve de New York) et de la décharge de Fresh Kills. Les rythmes artificiels et naturels se mêlent à des documentaires portant sur la pollution, le recyclage, ou la réhabilitation de décharges, réalisés par l’artiste, des scientifiques, des universitaires et des écologistes. Ukeles a bien compris que la télévision reste encore le meilleur vecteur auprès du grand public et sait en faire bon usage. Il semblerait que le projet qui avait dans un premier temps séduit le National Endowment for the Arts18, ait été arrêté, mais il faut espérer que le pari de l’artiste de réaliser une installation éducative, interactive et permanente pourra être mis en œuvre. Loin des records effrayants, des images choc, des avertissements qui laissent le public pantois et impuissant devant l’ampleur de la tâche, Flow City pourrait sensibiliser et éduquer le public à l’instar de certains musées d’histoire et de sciences naturelles.

15En 1993, avec Re-Spect, Ukeles réalise une performance en mobilisant la commune de Givors, en France, près de Saint-Étienne. Ancienne verrerie royale, Givors est une ville frappée par le chômage. Ukeles a créé une parade et y a fait participer une grande majorité des employés (pompiers, éboueurs, balayeurs, jardiniers, etc.) et des véhicules municipaux. Ces derniers ont effectué un ballet sur les berges du Rhône : ballet étonnamment gracieux vu la taille de ces engins, auquel faisait écho une chorégraphie exécutée par des péniches, des zodiaques, des canots, des remorqueurs et une barge chargée de 100 tonnes de verre bleu, rassemblé en forme de diamant. Durant cette journée, l’artiste a rappelé aux habitants le passé de la ville dans l’industrie du verre, elle a montré le potentiel d’un tel matériau recyclable, elle a revalorisé certains emplois et a souligné l’importance du Rhône comme réseau de communication et énergie. Comme dans Flow City, Re-Spect souligne l’idée de cycle et de circulation, deux concepts communs au déchet et au fleuve. Avec cette sensibilisation de proximité, Ukeles espère conduire le public à s’intéresser à d’autres problèmes écologiques, et devient en quelque sorte un médiateur entre le déchet et la population.

16Cette médiation est plus flagrante encore dans deux grands projets qu’elle a conçus durant les années 1990. En effet, deux municipalités lui ont demandé de s’occuper de la réhabilitation et de la reconversion de décharges. Celle de la ville de Cambridge dans le Massachusetts, a été transformée en aire de loisirs, le Parc Daheny. Cette ville a la plus forte densité de population des États-Unis, et la décharge occupe 20 % de la surface de la ville19. Autant dire que sa transformation en parc est une véritable bouffée d’air pour les habitants. Des mesures techniques ont été prises comme le recouvrement de la colline avec de la terre, le contrôle de la décomposition des déchets et du méthane qu’elle produit, la surveillance de l’érosion, la création d’un bassin pour les eaux de ruissellement. Le parc cherche en outre à rétablir le cycle de la vie en accueillant des plantes et des animaux. Ukeles a pensé son intervention en quatre étapes. Access Path encore appelé Turnaround/Surround est un chemin long de 800 mètres qui conduit au sommet de la colline, le point le plus haut de la ville. Le revêtement du chemin est très écologique puisqu’il s’agit de « glassphalt » ou « verrephalte » (des petits morceaux de verre multicolores remplacent les graviers utilisés avec le goudron pour l’asphalte) dont la réalisation a mobilisé une bonne partie de la population. En effet, il aura fallu l’équivalent d’une semaine de collecte de verre pour réaliser ce chemin, soit dix tonnes de verre pour constituer ce sol scintillant et coloré. Pour Plantings ou Smellers and Wavers, Ukeles a fait planter 80 arbres plutôt grands le long du chemin ainsi que 3 000 sortes de plantes pour la plupart aromatiques. Ce parcours olfactif vient conjurer la terrible puanteur qui émanait auparavant du lieu. Dans cette intervention, l’artiste ne cherche pas à faire oublier la décharge car elle tient à montrer qu’elle n’est pas qu’un tas nuisible et nauséabond. The five circles plan est un ensemble de 5 disques de plusieurs mètres de diamètre construits avec des matériaux recyclés (un autre souvenir de la décharge) : ces disques devraient servir de bancs, de pistes de danse ou de patins à roulettes. Le cercle rappelle le cycle, une donnée essentielle du déchet qu’il faut sans cesse remémorer au public. Ces disques devraient également être un lieu de rassemblement et de dialogue. Pour Community Implants, toutes les communautés de la ville ont été mises à contribution. Ukeles a demandé aux représentants d’une cinquantaine de cultures d’apporter chacun un objet symbolique qui devrait constituer l’héritage de cette ville. Ce trésor serait placé dans des containers au centre des disques. Une fois encore, l’artiste a cherché à réintégrer l’homme au centre du cycle du déchet, et à faire de cette décharge un point de ralliement. Malheureusement, il semblerait que la réalisation de cette dernière partie ait été suspendue.

17Le projet le plus important par la taille est bien évidemment celui de la décharge de Fresh Kills, une structure sociale dans laquelle toute la population de New York s’est investie. Plusieurs projets sont déjà en cours comme l’exploitation du méthane et sa conversion en énergie de substitution, l’extraction de compost et la transformation du bois en copeaux. Mierle Laderman Ukeles s’attelle à la création d’une usine de recyclage. Pour cette mission, la ville a donc pris le risque de ne pas s’adresser à des techniciens mais à l’artiste la plus à même de créer une structure efficace, et surtout de l’ouvrir au public. En 1995, le projet Fresh Kills and garage sanitation n’était toujours pas clairement formulé. L’artiste effectuait encore des recherches sur les monts sacrés préhistoriques, sur les paramètres écologiques de différentes revalorisations du paysage, sur de nouvelles techniques de recyclage et de réhabilitation. Elle devait également expérimenter toutes sortes de nouveaux matériaux recyclés afin de déterminer la meilleure façon de les utiliser et leur viabilité sur le plan artistique. Elle pense collaborer avec plus de 500 personnes et avec la population des alentours, puisque cette décharge est bordée par des quartiers résidentiels, une réserve sauvage et le plus grand centre commercial de la côte Est. Ukeles fourmille d’idées et d’interrogations pour Fresh Kills. Comment concilier l’accès au public et la protection des marécages et des espaces naturels très fragiles qui bordent la décharge ? Doit-on attendre l’interruption de toute activité pour faire venir le public dans ce gigantesque dépotoir ou au contraire doit-on lui donner l’occasion d’observer ce lieu en activité ? Quelle utilisation peut-on faire des nouvelles technologies ? Peut-on plonger le public au cœur de la décharge à 12 mètres de profondeur pour observer le processus du compost ? Ne pourrait-on pas créer une université d’écologie, publique et gratuite ? Mierle Laderman Ukeles cherche à rendre le déchet moins repoussant et stérile dans l’esprit des gens, et essaie de leur ouvrir les yeux sur les problèmes de l’environnement20.

Autres exemples

18Mierle Laderman Ukeles n’est pas un cas unique. D’autres artistes ont élaboré des projets d’aménagement urbain importants pour le gouvernement ou des municipalités américaines. Pourtant, si les projets foisonnent, malheureusement, très peu arrivent à terme.

19Agnes Denes21 s’est également confrontée aux décharges. Elle aussi a commencé avec une performance choc, attirant l’attention des médias et des institutions qui l’ont invitée à réhabiliter une décharge à San Francisco.

20En 1982, Denes investit une décharge sauvage située en plein Manhattan, à deux pas de Wall Street, avec une vue imprenable sur la statue de la Liberté. Après avoir retiré l’équivalent de 200 camions de déchets en tout genre, et recouvert le sol d’une mince couche de terre saine, Denes et quelques volontaires du quartier ont creusé à la main 285 sillons et y ont planté des graines de blé. Un système d’irrigation a été élaboré pour alimenter la parcelle (moins d’un hectare) en eau durant les quatre mois de pousse. 453 kilos de blé ont été récoltés sous les yeux de la presse et d’une foule nombreuse. Une récolte d’une valeur de 158 dollars alors que le terrain était estimé à 4,5 milliards de dollars. Cette pièce pointe du doigt la mauvaise gestion des espaces et des ressources. Wheatfield - A Confrontation ne propose pas de solution pour le problème des décharges ou de la faim dans le monde, mais dénonce les inégalités. Elle a revalorisé ce terrain stérile, on y faisant pousser le symbole de la vie qu’est le blé, et a peut-être éveillé la conscience du public présent. Cette œuvre a un côté très anecdotique mais suggère que la terre a encore un potentiel, même recouverte par des ordures.

21En 1989, on lui a confié la transformation de la décharge de North Waterfront à Berkeley (Californie) en coopération avec deux architectes paysagistes (Haag et Roberts). Un parc d’environ 39 hectares qui combine un pré de fleurs sauvages, des collines boisées, un champ de tournesols, des sculptures, des amphithéâtres et des terrasses en pierre. Des parties interdites au public serviront de sanctuaire pour la faune et la flore avec un lac d’eau vive, un marais d’eau saumâtre, des trous d’eau aux formes esthétiques, alimentés par la marée. Le parc n’est pas rigoureux avec des parcours fléchés, on peut s’y perdre et les plantes poussent librement, bien loin des jardins à la française. L’ensemble est complété par deux phares, l’un étant alimenté par le méthane de la décharge et l’autre par l’énergie solaire. L’artiste a essayé de transformer ce lieu pauvre en un environnement riche, un nouvel abri pour les animaux et les hommes ; une façon agréable d’attirer le public sur les lieux du crime. Cette transformation reste malgré tout assez classique par rapport à l’intervention de Ukeles, dans la mesure où elle cherche plutôt à faire oublier la fonction précédente du lieu.

22Une autre femme s’est vue confier une décharge de 23 hectares, contenant 10 millions de tonnes de déchets et atteignant une hauteur d’une trentaine de mètres, à Meadowlands of Havensacks, dans le New Jersey. Nancy Holt22 est une land artist reconnue, dont les œuvres soulignent toujours l’étroite relation de la terre avec le système solaire. Le projet appelé Sky Mound a débuté en 1984, mais les travaux ont été interrompus.

23Dans un premier temps, la décharge a été entourée d’un mur de contention à demi enfoui à 9 mètres de profondeur pour prévenir toute contamination des terrains contigus. La montagne a ensuite été recouverte de bâches plastiques (créées à partir de bouteilles de soda recyclées) qui servent à contenir la masse de déchets, évitent la pénétration de l’eau de pluie et le ruissellement. Elles permettent également de mieux récupérer le méthane qui a remplacé 10 % de la consommation de gaz naturel à New York. L’ensemble est recouvert d’une fine couche de terre qui doit habiller le parc en surface. Cette première phase de construction technique (gérée par des spécialistes) a été financée par l’État du New Jersey à hauteur de 11 millions de dollars.

24La deuxième phase artistique, financée par le National Endowment for the Arts et des délégations fédérales à la culture et à l’environnement, n’était toujours pas commencée en 1998 en raison d’une instabilité de la colline23. Le sommet devait être couronné de petits monticules de terres. Des tuyaux métalliques en sortiront pour acheminer d’une part le méthane et encadrer d’autre part le soleil au moment de l’équinoxe et des solstices d’été et d’hiver. Une sorte de cadran solaire qui introduit la dimension de durée et de cycle universel dans ce lieu artificiel. Du sommet de ce parc, la vue est imprenable sur New York et le New Jersey : l’effervescence de la ville fait écho à la digestion lente et méthodique de la colline. Si le projet arrive à terme, cette décharge deviendra un lieu de ralliement, de détente familiale, elle marquera le cycle des saisons et entrera ainsi dans un rythme naturel.

25Les deux derniers exemples permettront d’achever d’une façon plus convaincante cette prise de contact avec un art que l’on qualifie volontiers d’écologique, car tous deux ont abouti et ont largement séduit la population.

26La conception du Centre de traitement et de recyclage des déchets solides de Phoenix, en Arizona a été confiée en 1993 à deux artistes, Linnea Glatt et Michael Singer. À l’origine, ces artistes avaient été invités à travailler sur ce projet dans le cadre du 1 % pour l’art. Ils ont pris alors la liberté de proposer des solutions originales et belles, alors que les autres projets proposaient des structures uniquement fonctionnelles. La ville a relevé le défi et a confié la construction du Centre à Glatt et Singer, pour un budget de 13,4 millions de dollars, économisant 2 millions par rapport aux prévisions les plus optimistes. Il s’agit du premier chantier architectural qui ait été entièrement confié à des artistes aux États-Unis. L’objectif était d’amener le public dans un lieu où il n’a a priori rien à faire. Ces artistes ont créé un lieu ouvert sur les paysages de l’Arizona alors que les autres projets avaient des allures de bunker, avec un jardin, une bibliothèque, un auditorium, des salles de réunion. Le centre n’en reste pas moins fonctionnel puisqu’il doit traiter 3 800 tonnes de déchets par jour dont seulement 30 à 50 % sont recyclés. Les matières inertes sont stockées à côté du centre, sur environ 25 hectares. C’est un espace actif au cœur duquel le public peut participer au processus de recyclage, s’informer et surtout dialoguer. Le déchet est mis en avant et non plus relégué aux limites de la ville, comme camouflé. Et le succès est au rendez-vous puisque le centre figure dans les guides touristiques et a reçu 3 000 visiteurs la première année. Ces artistes ont essayé de bouleverser les habitudes des institutions et du public, et de réintroduire le déchet dans un dialogue social, au cœur de la cité.

27Le dernier exemple, est réalisé cette fois en Suède, où la conscience écologique est très aiguë. En 1991, la ville de Toravala a fait appel à une artiste suédoise, Gunilla Bandolin, pour transformer sa décharge à ciel ouvert en parc et piste de ski. Sky Park est une forme ovale de 30 x 40 m évidée au sommet de la colline, sur une profondeur de 2,50 m. Une fois au fond, le visiteur ne voit plus que le ciel. On retrouve la même préoccupation que chez Nancy Holt : celle de relier le déchet à un cycle naturel, entre le ciel et la terre, mais surtout de faire oublier l’ancienne fonction de ce lieu. Tous ces projets cherchent à optimiser le potentiel des décharges, à amener l’homme à accepter ses déchets et à insérer cet artefact au sein d’un rythme naturel.

28À travers tous ces exemples, on a vu que l’artiste prenait une place privilégiée dans la gestion des problèmes liés à l’accroissement du nombre des déchets. De la performance à la création de parcs, la plupart de ces femmes prennent le problème à bras le corps et tentent à tout prix de sensibiliser un public très large. Elles créent un art très social, parfois politique, qui cherche à rapprocher l’artificiel du naturel. Certes, les solutions ne sont pas toujours efficaces, mais l’élan est donné et plusieurs administrations y ont répondu favorablement. Ces artistes sont polyvalents et combinent plusieurs talents, mariant des assemblages de bout de ficelle aux techniques les plus pointues. Cet art public est parfois difficile à cerner mais il a le mérite de bouleverser les habitudes et de mettre le public à contribution. L’artiste est devenu le principal interlocuteur des municipalités noyées dans ces flots d’immondices durant les années 1980 et le début des années 1990. Il semblerait que cette belle impulsion ait été de courte durée. En effet, rares sont les projets qui n’ont pas été interrompus, par manque de moyens ou par scepticisme, qu’ils aient une portée écologique ou non. L’art public engagé traverse une crise importante. Cette crise, résultant d’un manque de subventions, semble avoir déclenché beaucoup d’interrogations quant à la viabilité et à l’incidence réelle de certains projets. Les artistes doivent aujourd’hui démontrer le bien-fondé de leur démarche, ou changer de partenaires, quitte à modifier profondément leur discours et à donner une nouvelle forme à l’art public.