1Pour de nombreuses raisons, le « déchet » (les résidus, les loques, les ordures) n’entre pas dans la pensée ou l’écriture philosophique. Platon l’admet. Dans le Parménide, le philosophe exclut du monde des idées « le poil, la boue, la saleté et toute autre chose insignifiante et sans valeur » (130c).

2Il ajoute : « Il m’est arrivé de me demander si toutes les choses n’ont pas également « une forme » ; puis, quand je me suis arrêté à cette pensée, je m’en détourne en toute hâte, de peur de tomber et de me noyer dans un abîme de niaiserie » (130d).

3Le détritus, le disloqué relève de la privation, de la négation ; ou encore le démoli appartient au non-être.

4En règle générale, les philosophes se sont empressés d’approuver cette disqualification, dans la mesure où les rebuts (ménagers ou industriels) témoignent du gaspillage et même de la folie de la société dite de consommation. Celle-ci serait même prise à son propre piège : elle multiplie à tout va les débris et surtout ne parvient pas à s’en débarrasser ; l’incinération recrache dans les airs des particules polluantes et dangereuses. Inconséquence proche : les emballages ne cessent d’augmenter en volume et même en solidité ; ils dépassent les marchandises qu’ils protègent. En réalité, les vendeurs leur donnent cette importance quantitative afin d’empêcher le vol. On ne pourra plus dérober facilement « l’objet neuf ». Mais si chaque produit est entouré par un double à détruire, nous allons vers l’encombrement illimité.

5Mais le philosophe voit surtout dans le matériau ce qui supporte l’idée (la conception hylémorphique) : seule celle-ci compte. Il tend à abandonner à son sort déprécié le substrat, simple moyen. Dès que son rôle a cessé – il aidait l’idée à se manifester – il le voue à la destruction.

6Mais nous ne sommes pas tenus à descendre cette pente, celle de la matériophobie.

7D’abord, le neuf et le clinquant (par opposition à l’usé, au frangeux, à ce qu’on va abandonner) ne se prête pas toujours à l’usage, frappe par sa rigidité et surtout risque de nous tromper. Il a pu être imprégné par ce qui assure son air empesé, inentamé, soustrait à la modification. Parfois, le mensonge va plus loin : ainsi, que d’immeubles en pierre de taille, qui nous rassurent sur leur solidité, leur robustesse et leur richesse : en réalité, a été apposée sur le béton une pellicule pierreuse minimale. Et justement le disloqué ne permet pas cette tricherie. Il met vite en évidence la discordance, l’hétérogénéité des couches.

8Toutefois, avant de développer notre thèse qui sur-valorise le délabré et le rejeté, nous voudrions ne pas nous égarer dans une impasse actuelle et dangereuse : en effet, le marché de la friperie connaît un essor sans précédent. Nous croyions échapper à la mode et à nos folles sociétés, mais sachons qu’actuellement les plus fortunés achètent « des fringues », des tissus délavés (de vieux taffetas, des rudes coutils, des broderies artisanales), la « mode destroy » !

9On conçoit une telle stratégie : la femme qui s’habille de vêtements recherchés et impeccables, disparaît un peu sous cette sorte d’ostentation ; vêtue de tissus négligés, encore que savamment arrangés, elle n’en est que plus remarquée. Elle surmonte par son originalité, le démodé ; elle tranche davantage. Elle a évité le type canonique qui l’aurait étouffée, sinon même banalisée. En toute hypothèse, fleurit actuellement la vente et même l’industrie du déchiqueté, du patchwork, du rapiécé.

10Nous devons rester méfiants. Nous avions cru, un instant – avec la glorification du déchet – rejoindre le camp des malheureux et des déshérités-mais sachons que les plus riches et les plus habiles se sont emparés de ce quasi-marché.

11Taine ne pourrait plus écrire ce qu’il observait dans ses Notes pour l’Angleterre (1872) : « c’est une obligation pour un gentleman que la tenue irréprochable. Son habit, une fois passé, va à un homme de la classe inférieure, finit en loques sur un dos de pauvre et marque ainsi le rang de son propriétaire. Nulle part la distance des conditions n’est inscrite aussi visiblement dans le dehors des hommes »1.

12Déjà, le déchet ne ment pas. Il nous vaut, en plus de lui-même (avec sa souffrance, ses éraflures, sa lente extinction, car les couleurs ne manquent pas de s’oxyder, c’est-à-dire de s’affadir), le souvenir en creux de celui qui l’a porté, s’il s’agit d’un vêtement. Et il s’agit même ici d’un rappel aussi émouvant que discret ; et discret, parce que donné en négatif. Émouvant aussi, car nous ne conservons des disparus que ce qui les habillait et qu’ils ont abandonné (Boltanski a su rassembler les habits usagés, les quasi-guenilles des déportés juifs – ce qui nous reste de leur tragédie – les pauvres traces de leur passage, de vraies reliques).

13Pour ce qui est de l’emballage (le contenant – une enveloppe, une boîte-), non seulement il n’échappe pas à une certaine patine et par là emmagasine donc le temps, ce que le neuf ne peut pas revendiquer en sa faveur, mais surtout il conserve un air de parenté avec ce qu’il enfermait. Il ne se réduit pas à lui-même : il s’est moulé sur ce qu’il emprisonnait ; par là il le révèle.

14En somme, nous sommes attachés à ce qui nous entoure, bien que défraîchi : se crée une connivence entre l’objet et le sujet, entre le dehors et le dedans. Souvenons-nous de Diderot qui ne pouvait pas quitter sa vieille robe de chambre raccommodée, toute rafistolée.

15Il nous sera rétorqué que l’ancien n’est pas le démantibulé (même s’il y tend) : ce dernier seul aurait perdu valeur et sens. Et nous devrions nous en séparer (la poubelle, la décharge). Mais c’est ce que nous contestons.

16En effet, à travers le détruit, – une matière qui ne peut plus servir, celle qui ne tient plus son rôle (elle offrait asile à l’idée ou permettait un usage) – nous apercevons enfin ce qui nous était comme caché : la trame même, l’ossature, aussi bien les entrelacs des fibres ou des fils que l’enchâssement des grains ou encore la lisséité d’une pâte.

17Il convient donc de briser ce qui est déjà entré dans une phase de destructuration, pour que nous nous avisions de l’existence et surtout de la variété du « substrat » (le matériau trop délaissé ou ignoré).

18Ainsi sommes-nous attaché à l’art de J. Dubuffet, à ses terres et même à ses pierres. Comment s’y prend-il ? Il n’hésite pas à broyer ce qu’il a trouvé dans les lieux de la démolition. « J’usais de balayures recueillies dans la chambre de couture de ma femme, riches en bouts de fils et menus débris mêlés de poussière, puis aussi d’ingrédients divers pris à la cuisine, tels que sel fin ou sucre en poudre, semoule ou tapioca. Certains éléments végétaux empruntés aux légumes et que j’allais le matin chercher aux Halles dans les tas d’immondices me furent parfois de bon profit » (L’homme du commun à l’ouvrage, Idées, Gallimard, 1973, p.230). Il transforme ces ramassis en une sorte de fine purée, après quoi il applique sur celle-ci une espèce de calque susceptible de prélever la vie latente qu’entretiennent tous ces détritus-des multi-assemblages, un pullulement, une féerie-. N’est-ce pas la preuve que le rejeté, le décomposé ne mérite pas le discrédit ontologique ? Comme nous jugeons trop à partir de l’utilité (domestique ou fabricatrice), nous croyons à la réalité d’une matière morte, lorsqu’elle est morcelée ou désarticulée, au zéro de l’existence ; à ce moment même, délivrée, elle explose (ocellations, danses, expansions, fièvre, fourmillement). De plus il faut se rendre à l’évidence, la simple matière – ou ce qui reste de la chose quand elle a perdu sa fonction – a trop été vue de façon dépréciative, en termes de perte et de déchéance (les ordures). Le philosophe a souvent cru qu’il pouvait et devait célébrer l’esprit (la sola mens) et condamner le matériau (la vile matière). Ce dernier est réduit à la seule étendue, chez Descartes. Informe par lui-même, il ne résiste pas longtemps à ce qui le démolit ou, du moins, le diminue. Le célèbre morceau de cire ne manque pas de fondre à la moindre chaleur ; le sucre aussi se met à disparaître dès qu’il est mouillé. Rien ne subsiste ; le déchet marque le commencement de cette sourde inconsistance. Les pierres même s’effritent et se délitent.

19À l’opposé de cette vue négative, nous croyons plutôt assister à des mouvements de transformation et de conversion. C’est pourquoi, le détritus, contrairement à ce que certains pensent, – délivré de son premier rôle – entre dans des cycles régénératifs. Il entame une autre carrière : nous-mêmes nous nous empressons de lui confier de nouvelles fonctions, nous relions entre elles les molécules cassées, qui nous valent des néo-substances particulièrement avantageuses. Finalement, la matérialité ne meurt pas, ni ne s’abîme, ni ne tombe (déchoir) dans une sorte d’indétermination, proche de l’anéantissement.

20Il est vrai – ce qui affaiblit notre argumentation – qu’il existe des reliquats nucléaires que la technique ne parvient pas à recycler ou à introduire dans des flux nouveaux ou à vider de leur extrême nocivité (tout va bien avec les restes végétaux ou animaux qui nous valent même un « terreau » revitalisant, un compost recherché, mais nous ne saurions oublier les molécules toxiques ou les concentrations de particules de métaux lourds). Les techniciens proposent d’enfouir au plus profond ce qui pollue ou menace la vie des hommes mais il suffirait d’un tremblement de terre pour que ce qui a été évacué remonte à la surface. Pourra-t-on transmuer et rendre inoffensifs ces déchets toxiques ? Mais on amplifie la menace. Nous ne doutons pas que les physiciens sauront transformer les noyaux instables et les ramener à des éléments neutres.

21Nous venons de voir dans le déchet revalorisé une sourde organisation (la chair de la chose, sa trame), ainsi qu’une capacité évolutive qui le revivifie. Sait-on assez que, dans ou par certaines opérations, le vieux (le complètement usé et donc éliminé) allié au neuf, rajeunit celui-ci et surtout le consolide ou l’améliore ?

22Finalement ce qui nous aide à sauver le déchet vient de ce qu’il appartient à la vie ou, du moins, au mouvement (ce mouvement touche les molécules et surtout les êtres). Le contraire du détritus se nomme l’inerte, ce qui ne bouge pas. Le fruit lui-même mûrit et finit par se décomposer et pourrir : il ne dure qu’un temps saisonnier. Nul ne lui préférerait un équivalent complètement immuable ou définitivement arrêté.

23Malheureusement, il existe dans nos sociétés (peu propices, en règle générale, à la compassion) des fanatiques de la propreté et de l’impeccabilité. Ils n’acceptent ni la pourriture, ni la saleté, ni les fendillements qui précèdent la cassure ou la division. Cette même névrose livre la guerre à la poussière et aux moindres taches. Elle voit là un dangereux « négatif ».

24Parfois, la maladie s’intensifie et s’étend. Nous en arrivons aux pires déviations, à la manière de Nietzsche qui théorise l’expulsion. « Les débauchés, les malades mentaux, les criminels, les anarchistes, ne représentent pas des classes opprimées mais le déchet de la société présente... Plus énergiquement une société progresse, plus elle devient riche en ratés, en formes monstrueuses, plus elle approche du déclin »-Nietzsche se dresse contre la décadence, l’épuisement.

25C’est oublier que le corps social, au contraire, s’est recomposé et revigoré grâce à ses artistes, ses savants, ses héros, ses pécheurs – tous relèvent de la marginalité. Ils ont souvent souffert de l’exclusion et d’une prétendue « épuration » qui refusait ce qui était nommé la déviance – ce qui formait la lie, le dépôt.

26La vraie philosophie, l’art (à cet égard on ne trouvera aucun plasticien qui ne soit allé chercher dans les décharges ou les dépotoirs les éléments dont il composait ses « installations »), la religion n’ont heureusement pas cessé d’aller à l’opposé : ils ont entouré les malmenés, les miséreux, les déclassés. Alors et enfin « les derniers » seront les premiers.