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Transferts culturels et politiques dans le monde hellénistique

 | 
Jean-Christophe Couvenhes
, 
Bernard Legras

III. Le politique et la religion

Asklépios, Dionysos et Eshmun de Sidon : la création d’une identité religieuse originale

Catherine Apicella

Texte intégral

1On connaît malheureusement très mal les croyances et les cultes des grandes cités de Phénicie avant l’époque hellénistique, et Sidon ne fait pas exception, mais les inscriptions, les rares sources littéraires – hélas non contemporaines – ainsi que les monuments figurés permettent de se faire une idée du panthéon de la cité.

  • 1 Voir les inscriptions KAI (Kanaanäische und Aramäische Inschriften, Herbert Donner et Wolfgang Röl (...)

2Les deux grandes divinités poliades de Sidon étaient apparemment Eshmun et Astarté. En effet, les inscriptions funéraires royales nous révèlent que certains souverains sidoniens portaient, à l’époque perse, des noms théophores formés sur Eshmun, et qu’ils étaient revêtus de la dignité de grand prêtre d’Astarté1. Dans le cas du roi Eshmunazor, qui se plaint amèrement d’avoir été arraché trop tôt à l’existence, c’est sa mère, la régente Amotashtart, qui exerçait la prêtrise de la déesse, sans doute parce que le roi était trop jeune pour assumer cette charge.

  • 2 KAI 15.
  • 3 En effet, l’inscription d’Eshmunazor (KAI 14) laisse penser qu’Eshmun et Astarté avaient chacun un (...)

3De fait, le grand sanctuaire royal de Bostan esh-Sheikh, situé au nord de Sidon, sur la rive sud du Nahr al-Awali, était consacré à Eshmun, ainsi que le prouvent les inscriptions de fondation mises au jour dans le soubassement du temple2. Parallèlement, Astarté y recevait elle aussi un culte. Les fouilles de Maurice Dunand ont dégagé, en contrebas du podium du temple d’Eshmun, une sorte de chapelle au centre de laquelle se dressait un trône monumental dont l’attribution à la déesse ne fait aucun doute3.

  • 4 Vita Isidori, fragment 348.

4Le panthéon de Sidon semble donc, autant qu’on puisse en juger, avoir reposé sur un couple divin associant une déesse de la fécondité, Astarté, à un jeune dieu agraire, mourant et renaissant à l’instar de la végétation, dieu protecteur de la vie ici-bas et dans l’au-delà, Eshmun. En effet, selon une légende rapportée par Damascius, Eshmun était un jeune chasseur qui se serait émasculé pour échapper aux avances d’Astarté et que la déesse aurait ressuscité4.

5En dehors de ces quelques éléments, qui sont intéressants puisqu’ils vont à l’encontre d’une idée longtemps soutenue, qui voulait que la religion phénicienne dans son ensemble ait reposé sur des triades, on ne connaît pas grand-chose des cultes de Sidon avant l’époque hellénistique. Tout au plus peut-on signaler que les fouilles du sanctuaire d’Eshmun ont mis au jour de magnifiques protomés de taureaux que Maurice Dunand reliait à la symbolique de Hadad, le grand dieu du ciel et de l’orage chez les Phéniciens et les Syriens.

6Quel qu’ait été dans le détail le panthéon sidonien, le premier point qu’il convient de noter, en tout cas, est la persistance, à l’époque hellénistique, du couple divin Eshmun-Astarté et des formes traditionnelles du culte qui lui était rendu.

7D’une part, en effet, l’extension continue des bâtiments du sanctuaire, les inscriptions ainsi que les statuettes votives qu’on y a retrouvées attestent que la ferveur des fidèles n’a connu aucun refroidissement.

8D’autre part, c’est essentiellement sous une forme aniconique que les grands dieux de la cité ont continué à être honorés, et ce phénomène est particulièrement frappant dans le cas d’Astarté.

  • 5 Citation de Philon par Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, I, 10, 31, traduction de Jean S (...)
  • 6 Voir par exemple Sébastien Ronzevalle, « Le prétendu “char” d’Astarté et son “bétyle” dans la numi (...)
  • 7 Henri Seyrig, « Antiquités syriennes. 70. Divinités de Sidon », Syria, 36 (1959) p. 49-51 ; Brigit (...)
  • 8 Henri Seyrig, « Antiquités syriennes, 70. Divinités de Sidon », Syria, 36 (1959) p. 55-56. Pour un (...)
  • 9 Cf. Maurice Dunand, « Rapport préliminaire sur les fouilles de Sidon en 1963-1964 », Bulletin du m (...)

9En effet, selon la théologie de Philon de Byblos, Astarté, « comme elle parcourait la terre habitée, […] découvrit un astre volant dans les airs, qu’elle emporta pour le consacrer dans la sainte île de Tyr5 ». Or, certaines monnaies de Sidon, qui datent de l’époque romaine6, représentent un char processionnel portant un brancard surmonté d’un objet ovoïde dans lequel Henri Seyrig reconnaissait le bétyle mentionné par Philon, et que Brigitte Soyez interprète comme une urne, symbole de fertilité7. Sans qu’il soit nécessaire de trancher, on peut remarquer qu’il s’agit dans les deux cas d’une représentation aniconique de la divinité, dont la présence est suggérée par un objet, bétyle ou urne, qui symbolise son numen. Les trônes vides d’Astarté, retrouvés en grand nombre à Sidon, étaient ainsi destinés à recevoir cette représentation de la puissance de la déesse, ils l’invitaient à se manifester. Or, ils datent essentiellement de la période hellénistique. De même, le grand trône de Bostan esh-Sheikh était flanqué d’un cippe pyramidal qui renvoie, lui aussi, à des pratiques cultuelles sémitiques. Enfin, on peut rappeler qu’en certaines occasions la représentation symbolique d’Astarté, aussi bien qu’une statue du Baal de Sidon, sans doute Eshmun, étaient portées en procession, coutume qui renvoie là encore à un contexte cultuel non grec. Outre les monnaies impériales mentionnées ci-dessus à propos d’Astarté, des monnaies de l’époque perse représentent le Baal de Sidon sur son char processionnel, suivi par le roi de la ville dans ses fonctions sacerdotales8. Enfin, on a retrouvé, jusqu’à la fin du paganisme sidonien, de nombreux cippes cultuels qui étaient l’objet d’une dévotion particulière. Ainsi, lorsque les fouilles de Maurice Dunand ont mis au jour, dans le sanctuaire d’Eshmun, une chapelle consacrée à Hygia, nous y reviendrons, la statue de la déesse avait été laissée à l’abandon, à même le sol, mais un cippe prismatique avait été soigneusement protégé des atteintes et des regards par un coffret de marbre enterré sous le sol de la pièce, parce que c’était lui qui était l’objet sacré de la dévotion des fidèles9. Il y a donc bien une persistance remarquable d’usages religieux qui ne doivent rien à l’influence des conquérants grecs puis romains.

10Peut-on dire pour autant que la religion de Sidon est restée totalement imperméable aux influences gréco-romaines ? Certainement pas, mais les phénomènes d’acculturation qui se sont produits sont extrêmement complexes, et il est difficile en outre de faire la part entre ce qui relève de l’initiative d’élites urbaines soucieuses d’assurer leur place dans la cité et dans le royaume, et ce qui relève de la dévotion populaire.

  • 10 William-Henry Waddington, Inscriptions grecques et latines de la Syrie, Paris, 1870, no 1866c, tex (...)

11Dans ce contexte profondément sémitique, en effet, une inscription d’époque hellénistique nous révèle que des concours furent cependant institués à Sidon en l’honneur de l’Apollon delphique10 :

Εττ' άγωνοθετου' Απολλοϕάνους | τοῦ Αβδυζμουνου, Διότίμος
| Αβδουβαστιος πάλη(ν) νικήσας’ Απόλλωνι. Δελϕικῳ
« Alors qu’Apollophanès, fils d’Abduzmounos, était agonothète, Diotimos, fils d’Abdoubastios, a remporté l’épreuve de la lutte en l’honneur d’Apollon delphique. »

  • 11 Voir par exemple les inscriptions de Chypre, KAI 39 et KAI 41.

12La précision topique tend, me semble-t-il, à préciser que l’Apollon dont il est question ici ne saurait être une interprétation grecque d’une divinité phénicienne. On sait en effet qu’Apollon a souvent été assimilé à Resheph, dieu redoutable de la peste et de la désolation11, mais la nature même de Resheph ne rend possible une équivalence qu’avec l’Apollon archaïque, casqué et armé de la lance et de l’arc, en aucun cas avec l’Apollon de Delphes, dont le dieu phénicien ne partage ni les fonctions oraculaires, ni le caractère de protecteur de la beauté et des arts. Le lien même établi entre Apollon et l’instauration de concours, réalité culturelle radicalement étrangère à l’univers mental du Levant, me semble confirmer qu’Apollon delphique est, sans équivoque possible, le grand dieu grec honoré dans son sanctuaire de Delphes.

13D’ailleurs, le témoignage iconographique d’un monument particulièrement étonnant, dont on ne connaîtra sans doute jamais vraiment la destination, vient renforcer cette interprétation, et nous apprend dans le même temps qu’Apollon delphique recevait un culte dans le sanctuaire d’Eshmun à Bostan esh-Sheikh.

  • 12 L’existence de danses extatiques dans le culte d’Eshmun n’est cependant attestée nulle part.
  • 13 Ernest Will, « Un problème d’interpretatio graeca : la pseudotribune d’Eshmoun à Sidon », Syria, 6 (...)
  • 14 Rolf A. Stucky, Tribune d’Eshmoun. Ein griechischer Reliefzyklus des 4. Jahrhunderts v. Chr. in Si (...)

14Son inventeur, Maurice Dunand, lui a donné le nom de tribune, et c’est ainsi qu’on continue à l’appeler par commodité. Il s’agit d’une sorte de chaire, de fauteuil qui regarderait le mur contre lequel il est adossé, et qui domine une aire d’évolutions délimitée par un demi-cercle de pierres qui affleurent la surface du sol et dont le centre est un cippe pyramidal (doc. 1, p. 149). On ne sait si ce monument était une tribune chorégique permettant de diriger l’évolution de chœurs, comme le voulait Maurice Dunand12, un autel, comme le suggérait Ernest Will13, ou un naïskos marquant le terme d’un chemin processionnel, selon l’interprétation de Rolf A. Stucky, de loin la plus convaincante et la mieux argumentée14.

  • 15 On peut citer, à titre d’exemple, l’article de Hassan Salamé-Sarkis, en forme de réponse à celui d (...)

15Les reliefs qui ornent les parois du monument se divisent en deux frises superposées. La frise supérieure représente une assemblée de dieux au centre de laquelle on reconnaît Apollon en train de jouer de la cithare, Athéna, son casque à la main, et Zeus sur son trône. La frise inférieure figure, quant à elle, un groupe de femmes et un satyre qui dansent au son d’une flûte et d’une cithare. Malgré toutes les tentatives qui ont été faites pour expliquer la présence de ces dieux grecs dans un sanctuaire phénicien15, force est de constater qu’on ne peut se méprendre sur l’identité des divinités : c’est bien Apollon qui est représenté ici.

  • 16 On l’a vu, l’inscription qui atteste l’existence à Sidon de concours en l’honneur d’Apollon est da (...)

16Ce n’est pas le lieu de revenir sur les délicats problèmes de datation que pose le monument. Il suffira de dire qu’il a longtemps été assigné à la période perse sur des bases relativement fragiles, et que rien ne s’oppose à ce qu’il appartienne à la période hellénistique. Au contraire, on peut avancer de nombreux arguments en faveur de cette hypothèse, l’un de ces arguments étant justement que le culte d’Apollon est attesté de façon certaine à Sidon uniquement à partir du iiie siècle av. J.-C.16. Le style même des figures, la frise du bas étant d’inspiration nettement néo-attique, invite à rabaisser la date de réalisation de l’œuvre jusqu’au iie siècle av. J.-C. En effet, on s’est longtemps demandé comment justifier la présence d’un dieu grec au sein d’un sanctuaire consacré à une divinité sémitique, et on a proposé de voir dans Apollon une représentation d’Eshmun, dieu guérisseur comme on l’a vu. Or, Apollon a ici ses attributs de musicien et non de médecin, ce qui rend cette solution impossible.

  • 17 L’une, de 44-43 av. J.-C., est une inscription agonistique trouvée dans la chapelle d’Astartée et (...)
  • 18 Sur ces reliefs, leur description et leur interprétation, voir Maurice Dunand, « L’iconographie d’ (...)

17En revanche, on sait que l’époque hellénistique a vu l’assimilation d’Eshmun à une autre divinité grecque dont il partageait certains aspects, Asklépios. Deux inscriptions d’époque romaine attestent qu’un culte était rendu à Asklépios dans le sanctuaire17, mais surtout, les reliefs qui ornent les parois de la chapelle du trône d’Astarté et du bâtiment adjacent montrent bien comment la personnalité du dieu sidonien s’est enrichie par les apports grecs. Des scènes de chasse renvoient à la légende rapportée par Damascius qui fait d’Eshmun un jeune chasseur ; d’autres scènes montrent des enfants ou de jeunes personnages en train de nourrir des humains ou des animaux, et mettent ainsi l’accent sur l’aspect guérisseur d’Eshmun, sur son statut de dieu protecteur de la vie ; enfin, un magnifique coq sculpté sur la paroi principale du bâtiment qui jouxte la chapelle d’Astarté vient confirmer l’assimilation entre le dieu et Asklépios, dont cet animal est le symbole par excellence18.

18Eshmun semble donc bien avoir été assimilé à Asklépios, mais sans perdre en aucune manière ses caractéristiques propres, sans cesser d’être un dieu phénicien.

  • 19 Une chapelle était encore consacrée à Hygia vers la fin du ive siècle ap. J.-C. (Maurice Dunand, « (...)

19Pourtant, et c’est là un des points peut-être les plus originaux, il ne s’agissait pas seulement, pour les Sidoniens, de donner une simple dénomination grecque à leur dieu, puisqu’ils ont introduit dans son sanctuaire le culte de son père grec, Apollon. La seule explication satisfaisante à la présence d’Apollon dans le sanctuaire d’Eshmun est en effet qu’il y ait été introduit en tant que père d’un Eshmun déjà assimilé en partie à Asklépios, dans une politique qu’on pourrait presque dire de rapprochement familial puisqu’on rencontre aussi, à Bostan esh-Sheikh, un culte à Hygia, auquel il a déjà été fait allusion, et un autre à Panakéia, les deux filles d’Asklépios19.

20Les Sidoniens ne se sont donc pas contentés de donner un aspect grec à leur grand dieu en le rebaptisant Asklépios, ils ont aussi changé son histoire et modifié son culte en y introduisant des divinités nouvelles et typiquement grecques, en particulier Apollon, qui était appelé à devenir le grand dieu de la cité, comme en témoignent à la fois l’onomastique et les grands concours institués en son honneur, les Apollonêia. La personnalité divine d’Asklépios ne rend cependant compte que de certains des attributs d’Eshmun, ceux de médecin, elle n’englobe pas l’ensemble de ses pouvoirs, elle ne suffit pas à exprimer la complexité de sa nature.

21Eshmun reste en effet un dieu de la végétation, un dieu jeune et renaissant, ce qui explique son association avec Astarté, déesse de la fécondité. Le nom d’Eshmun dérive de la racine sˇmn, l’huile, qui est à la fois le liquide des onctions, donc des soins aux malades, et le produit de la terre, un des symboles de sa richesse, de sa fertilité. Eshmun est donc doublement source de vie, icibas et dans l’au-delà, ce qu’exprime Damascius lorsqu’il rapproche le nom du dieu, par une étymologie erronée, du sémitique ech, le feu, parce qu’Eshmun est le feu de la vie.

22On voit donc bien que c’est un pan entier de la nature divine d’Eshmun que son assimilation avec Asklépios laisse dans l’ombre, et ce fait explique que les Sidoniens l’aient aussi, parallèlement, rapproché d’un autre dieu grec, Dionysos.

  • 20 Rolf A. Stucky, Die Skulpturen aus dem Eschmun-Heiligtum bei Sidon. Griechischen, Römische, Kypris (...)
  • 21 Henri Seyrig, « Antiquités syriennes, 57. Questions héliopolitaines », Syria, 31 (1954), p. 85.
  • 22 Ernest Babelon, Catalogue des monnaies grecques de la Bibliothèque nationale. Les Perses achéménid (...)

23On en revient ainsi aux représentations de la fameuse tribune d’Eshmun, et en particulier aux reliefs de la frise inférieure, qui, selon R. Stucky, illustrent les aspects dionysiaques du dieu. Outre le chœur de Ménades et le satyre qu’ils mettent en scène, la sculpture du sanctuaire a livré également des fragments d’autres Ménades ou de nymphes en train de danser, un Silène ou encore un Pan20, et Rolf A. Stucky propose de reconnaître Déméter et sa fille Koré/Perséphone dans deux figures féminines de la frise supérieure de la tribune. Par ailleurs, dès le iie siècle av. J.-C., plus précisément à partir de 114 av. J.-C., Dionysos apparaît très fréquemment sur les monnaies de Sidon21 et de nombreux Sidoniens portent, à l’époque hellénistique et à l’époque romaine, un théophore formé sur son nom. Enfin, l’assimilation entre Eshmun et Dionysos me semble confirmée par des monnaies de Sidon frappées sous Elagabal : Dionysos y est figuré debout avec son thyrse, aux côtés d’Apollon qui s’appuie sur un trépied autour duquel s’enroule un serpent, et le char d’Astarté est représenté au-dessus d’eux22. Or, Astarté et Dionysos peuvent être interprétés comme l’expression grecque du couple divin que formait Eshmun avec sa parèdre Astarté, couple auquel serait venue s’ajouter une figure de dieu père en la personne d’Apollon, grâce à l’assimilation parallèle d’Eshmun à Asklépios. Le serpent peut ainsi renvoyer à la fois à Dionysos en tant que divinité infernale et à Asklépios dont il est un des attributs.

24Les nombreuses références aux mythes dionysiaques sur les parois des grottes funéraires ainsi que sur les sarcophages sculptés en plomb trouvés à Sidon et dans sa région laissent penser que l’aspect dionysiaque d’Eshmun a pris par la suite, à l’époque romaine, une importance considérable, conforme cela dit au développement des croyances eschatologiques dans l’ensemble de l’Empire romain.

25La conquête macédonienne et l’intégration de Sidon aux royaumes hellénistiques qui en sont nés ont donc joué un rôle important dans l’évolution des croyances, mais toute la question est de savoir si cette évolution a été voulue ou non par le pouvoir royal.

  • 23 Tacite, Histoires, IV, 83, 2.

26Dans l’état actuel de nos sources, il ne semble pas qu’on puisse mettre en évidence une influence quelconque des souverains hellénistiques. L’introduction du culte d’Apollon, grand dieu protecteur de la dynastie séleucide, est attestée à Sidon par exemple avant la conquête de la cité par Antiochos III, en 200 av. J.-C. De la même manière, en se fondant sur un texte de Tacite qui raconte comment Ptolémée Sôter avait fait venir d’Athènes l’Eumolpide Timothée23, d’aucuns ont cru pouvoir mettre en évidence une introduction des mystères d’Éleusis en Syrie. Cependant, les rares attestations certaines qu’on ait du culte de Déméter en Phénicie datent seulement des débuts de l’époque romaine, et rien ne permet d’affirmer avec certitude qu’il y ait jamais eu de mystères à Sidon. Le seul indice qui irait en ce sens est la ciste figurée sur certaines monnaies romaines de la cité, mais c’est là bien peu de chose.

27L’introduction du culte d’Apollon semble donc avoir été une initiative locale, même si elle était peut-être destinée aussi à se concilier la faveur du pouvoir. Apollon, dans un syncrétisme parfaitement réussi, a été étroitement rattaché à la religion locale, il a été l’objet d’une véritable ferveur, et les enrichissements qu’il a apportés à la personnalité du grand dieu poliade, Eshmun, n’ont pas fait perdre à ce dernier son caractère profondément sémitique : à l’adoration d’un dieu agraire et d’un dieu guérisseur est venu s’ajouter le culte d’une divinité du salut, sans que ces différents aspects s’excluent les uns les autres. Eshmun est à la fois le jeune dieu phénicien, l’Asklépios fils d’Apollon de Delphes, et un avatar de Dionysos, en une synthèse qui correspond aux formes de religiosité qui se sont développées dans le monde hellénistique et qui ont vu les fidèles se tourner vers des divinités à vocation universelle, dont la puissance se cache sous diverses dénominations. Il reprend la tradition des grands dieux orientaux, maîtres du ciel, des récoltes et de la vie des hommes, en même temps qu’il préfigure les hénothéismes de l’époque romaine.

Document 1 : La tribune d'Eshmun

Notes

1 Voir les inscriptions KAI (Kanaanäische und Aramäische Inschriften, Herbert Donner et Wolfgang Röllig, éd., Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1962-64) 13, 14 et 15 par exemple.

2 KAI 15.

3 En effet, l’inscription d’Eshmunazor (KAI 14) laisse penser qu’Eshmun et Astarté avaient chacun un temple à Sidon, ainsi qu’un sanctuaire commun, qu’un certain nombre d’indices désignent comme celui de Bostan esh-Sheikh. Ainsi, de petites statuettes votives représentant des enfants, retrouvées dans le sanctuaire, portent une dédicace conjointe aux deux divinités, Eshmun et Astarté. On a retrouvé également un certain nombre d’urnes votives dans la chapelle du trône, l’urne renvoyant à la fois à Astarté comme déesse de la fertilité et à Eshmun comme dieu guérisseur. La présence de nombreux bassins et de canalisations d’adduction d’eau indique que l’eau jouait un rôle important dans son culte. Enfin, les sphinx qui ornent les accoudoirs du trône monumental de la chapelle sont les attributs traditionnels d’Astarté en Phénicie.

4 Vita Isidori, fragment 348.

5 Citation de Philon par Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, I, 10, 31, traduction de Jean Sirinelli et Édouard des Places dans la collection « Sources chrétiennes », Paris, Le Cerf, 1974.

6 Voir par exemple Sébastien Ronzevalle, « Le prétendu “char” d’Astarté et son “bétyle” dans la numismatique de Sidon », MUSJ, 16 (1932) p. 51-63, planches VIII à X.

7 Henri Seyrig, « Antiquités syriennes. 70. Divinités de Sidon », Syria, 36 (1959) p. 49-51 ; Brigitte Soyez, « Le bétyle dans le culte de l’Astarté phénicienne », MUSJ, 47 (1972) p. 149-169, en particulier p. 161-162.

8 Henri Seyrig, « Antiquités syriennes, 70. Divinités de Sidon », Syria, 36 (1959) p. 55-56. Pour une autre interprétation de ces monnaies, voir en dernier lieu Pierre Briant, Histoire de l’empire perse de Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 624-626.

9 Cf. Maurice Dunand, « Rapport préliminaire sur les fouilles de Sidon en 1963-1964 », Bulletin du musée de Beyrouth, 19 (1966), p. 105.

10 William-Henry Waddington, Inscriptions grecques et latines de la Syrie, Paris, 1870, no 1866c, texte revu et corrigé par Jeanne et Louis Robert, Bulletin épigraphique, 1977, no 537, qui le datent paléographiquement de la seconde moitié du iiie siècle av. J.-C.

11 Voir par exemple les inscriptions de Chypre, KAI 39 et KAI 41.

12 L’existence de danses extatiques dans le culte d’Eshmun n’est cependant attestée nulle part.

13 Ernest Will, « Un problème d’interpretatio graeca : la pseudotribune d’Eshmoun à Sidon », Syria, 62 (1985), p. 116-119.

14 Rolf A. Stucky, Tribune d’Eshmoun. Ein griechischer Reliefzyklus des 4. Jahrhunderts v. Chr. in Sidon, Bâle, Archäologisches Seminar der Universität, 1984, p. 50.

15 On peut citer, à titre d’exemple, l’article de Hassan Salamé-Sarkis, en forme de réponse à celui d’Ernest Will : Hassan Salamé-Sarkis, « Un problème d’interpretatio phoenissa : la pseudotribune du temple d’Eshmun à Sidon », Berytus, 35 (1987), p. 120-125.

16 On l’a vu, l’inscription qui atteste l’existence à Sidon de concours en l’honneur d’Apollon est datée du iiie siècle av. J.-C. Parallèlement, l’écrasante majorité des noms théophores formés sur Apollon appartient au iie ou au ier siècle av. J.-C., voire à l’époque romaine, aussi bien dans la diaspora (IG, II2 10267/8, 10269, 10272, 10286, etc.) qu’à Sidon même. Jean-Paul Rey-Coquais relève ainsi vingt et une occurrences de théophores formés sur Apollon dans l’onomastique sidonienne, toutes d’époque hellénistique ou romaine : Jean-Paul Rey-Coquais, « Inscriptions inédites de Sidon », Epigraphai. Miscellanea epigrafica in onore di Lidio Gasperini II, Gianfranco Paci et al., éd., Tivoli, Tipigraf, 2000, p. 824.

17 L’une, de 44-43 av. J.-C., est une inscription agonistique trouvée dans la chapelle d’Astartée et qui atteste l’existence de concours à Asklépios (SEG, XXVI, 1646), l’autre est une dédicace à Asklépios faite en 140-141 ap. J.-C. par un prêtre de Mithra (Maurice Dunand, « Le temple d’Eshmoun à Sidon. Essai de chronologie », Bulletin du musée de Beyrouth, 26 (1973), pl. XIII).

18 Sur ces reliefs, leur description et leur interprétation, voir Maurice Dunand, « L’iconographie d’Eshmoun dans son temple sidonien », Atti del I congresso internazionale di studi fenici e punici, II, Rome, Consiglio nazionale delle ricerche, 1983, p. 515-519.

19 Une chapelle était encore consacrée à Hygia vers la fin du ive siècle ap. J.-C. (Maurice Dunand, « Rapport préliminaire sur les fouilles de Sidon en 1963-1964 », Bulletin du musée de Beyrouth, 19 (1966) ; p. 105) et Panakéia apparaît dans une inscription très mutilée que ses éditeurs n’hésitent pas à dater, sur des critères paléographiques, du iie siècle av. J.-C. (SEG, VII, 265).

20 Rolf A. Stucky, Die Skulpturen aus dem Eschmun-Heiligtum bei Sidon. Griechischen, Römische, Kyprische und Phönizische Statuen und Reliefs vom 6. Jahrhundert vor Chr. bis zum 3. Jahrhundert nach Chr., Bâle, Vereinigung der Freunde antiker Kunst, 1993, p. 44.

21 Henri Seyrig, « Antiquités syriennes, 57. Questions héliopolitaines », Syria, 31 (1954), p. 85.

22 Ernest Babelon, Catalogue des monnaies grecques de la Bibliothèque nationale. Les Perses achéménides, les satrapes et les dynastes tributaires de leur empire, Chypre et Phénicie, Paris, C. Rollin et Feuardent, 1893, no 1806, pl. XXXII, 20.

23 Tacite, Histoires, IV, 83, 2.

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Légende Document 1 : La tribune d'Eshmun
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Auteur

École normale supérieure, Paris.

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