Ya somos el olvido que seremos1…

1Le propos envisage les usages publics de l’espace et les conceptions partagées par les citadins qui en rendent compte. Il considère la participation des citadins à la vie publique dans leur localité de résidence comme un facteur décisif de l’existence même d’une vie publique. Nul n’est obligé de vivre en ville et nul n’est obligé de participer à la vie publique, sauf à vouloir remplir des obligations considérées comme justifiées et sauf à vouloir défendre des droits qui le paraissent aussi2. Il est donc légitime de considérer que la participation des citadins à la vie publique doit être envisagée avec le souci d’enquêter sur une action, de partir de celle-ci et d’en faire l’objet premier de l’investigation. Il est légitime aussi, étant donné l’objet du propos, de rechercher ce qui, dans la participation des citadins à la vie publique, est général et permanent, donc quotidien, de ce fait banal, par conséquent ordinaire au point d’aller de soi.

2Cette orientation de l’intérêt doit pouvoir saisir des situations comparables entre elles, donc appartenant à un espace culturel marqué par le partage de conceptions proches de la vie sociale ; les compétences de l’auteur ont dirigé son investigation vers l’espace francophone de langue d’oïl3. En ce qui concerne la période envisagée, on se limitera aux xiii^e-xv^e siècles. La fin du xv^e siècle paraît être le moment de changements notables dans la conception du fonctionnement des communautés politiques. Le xiii^e siècle est le moment de la mise par écrit des coutumes et usages, qui livrent des informations sur les règles de la vie sociale faisant l’objet d’un consensus. Leur examen est indispensable au propos, qui se fonde sur des textes à visée pratique. Ces textes rendent compte de pratiques sociales et fournissent ainsi les mots qui expriment la conception des relations sociales donnant sens à ces pratiques. Le discours pratique est un élément d’une action qui met en œuvre les règles du jeu social ; il n’a pas pour but d’exposer celui-ci : il est une partie de leur mise en œuvre qui, concrétisée dans des textes, en conserve la trace.

3Dans ce cadre, on s’intéressera aux villes, parce qu’elles sont le lieu de l’existence d’un type particulier d’association, identifié comme tel par le droit, la communauté politique. L’espace de celle-ci constitue une construction sociale complexe qui ne s’identifie pas avec l’entité physique constituée par un ensemble de bâtiments4. Il consiste en un ensemble de représentations, de pratiques, d’usages des lieux et de l’espace5, donc de relations entre l’acteur social, le monde d’interrelations sociales dans lequel il vit et l’espace6.

4On considérera ce dernier comme le milieu idéal indéfini dans lequel se situe l’ensemble de nos perceptions et qui contient tous les objets existants ou concevables, donc comme une « forme pure de l’intuition sensible7 ». On admettra par conséquent que « l’espace pris dans son ensemble et comme milieu n’est pas une chose ni une sensation mais une production ou une construction de l’esprit8 ». La question majeure est alors, non pas la mesure de distances et de superficies dans l’étendue, c’est-à-dire dans un plan physique en deux dimensions, mais la détermination de l’espace, c’est-à-dire sa caractérisation et sa spécification. Celle-ci est fonction des perceptions de ceux qui s’y situent9 ; de ce fait, elles constituent l’objet premier de l’enquête10.

5On tâchera tout d’abord de mettre en évidence le fait que l’association des citadins en communauté conduit à la détermination, à la qualification et à la construction de l’espace de leur existence. S’interroger, ensuite, sur l’espace dans lequel vivent les citadins, selon la perspective des utilisateurs – et donc des créateurs – de celui-ci c’est s’interroger sur ses usages.

6La détermination de l’espace, premier moment de sa construction, c’est d’abord son identification et la localisation de ceux qui se situent dans cet espace. L’espace est celui d’une communauté politique, dont la définition est régie par le droit.

7L’élément fondamental de cette définition est l’obligation pour tous les pouvoirs de respecter les droits des gens, or leur jouissance est partagée par ceux qui forment une communauté. Ils sont consubstantiels à l’existence de celle-ci, car c’est, précisément, le fait même de constituer une communauté qui permet de faire valoir des droits et confère la capacité à prendre des dispositions ayant valeur de loi pour la communauté. C’est ce dont témoigne le droit coutumier à partir du moment où, au xiii^e siècle, il est mieux connu, car mis par écrit, à l’initiative de communautés ou d’individus11. La communauté existe nécessairement à un endroit déterminé, dans une étendue à deux dimensions. Le lieu participe de l’identification de la communauté. Cependant, la localisation dans l’espace, donc le lieu, ne suffit pas à définir la communauté : elle se définit tout autant par le fait d’être une communauté. Constituer une communauté suppose trois conséquences : la communauté, par définition, n’existe pas sans la participation de ceux qui en font partie12 ; la communauté se donne des règles ; la communauté exerce en tant que telle une action. Ceux qui participent à l’existence de la communauté élisent leur domicile à un endroit donné, mais tous ceux qui vivent dans cet endroit ne sont pas membres de la communauté. Les règles que se donne la communauté s’appliquent dans un espace, mais dans cet espace elles ne régissent pas l’intégralité des relations sociales. L’action de la communauté, action publique par définition, n’est pas la seule action publique ayant vocation à exister là où existe la communauté. La documentation rend compte de la mise en œuvre de ces distinctions dans la pratique du fonctionnement des communautés. Par exemple, on voit, en 1324, les échevins d’Amiens agir non pas au nom de la ville, mais au nom de « toute le communauté de le vile d’Amiens » ; ils distinguent bien les deux. Plus loin dans le texte que l’on cite, ils précisent encore les distinctions qu’ils établissent en y introduisant un troisième élément : ils justifient la décision qu’ils prennent en affirmant agir pour le « pourfit de nous et de notre dite ville et communauté et les singuliers d’icelle13 ». Précisément en raison de ces distinctions, l’espace de la communauté doit être envisagé à deux points de vue : celui de l’action de la communauté en elle-même et celui de ceux qui la composent, les « singuliers ».

8L’action de la communauté peut être saisie sous l’angle de l’exercice d’une juridiction, c’est-à-dire du pouvoir de rendre la justice. La juridiction est la concrétisation de l’action de la communauté admise en droit par les contemporains. C’est aussi la dimension de l’action commune la plus aisément saisissable dans la documentation. Il est exact de dire que cette juridiction s’applique dans l’espace, compris comme une étendue, car elle est locale. Mais si c’est exact, c’est partiel et en ce sens faux. Il est plus juste de dire que la juridiction s’applique à l’espace ; c’est cette application qui définit l’espace de la communauté. De ce fait, celle-ci à des limites précises dans l’espace considéré comme une étendue, mais ces limites ne suffisent pas à la définir.

9En effet, ce sont des limites de juridiction, qui n’empêchent en rien la circulation des personnes. Prenons-en un exemple. En 1326, à Reims, une émeute éclate sur la place appelée « le parvis », devant l’église Notre-Dame et devant le palais de l’archevêque, qui est visé par les émeutiers, lesquels réclament la libération d’un prisonnier. À la suite de ces événements, l’archevêque intente une action en justice contre les échevins de son ban, qu’il estime au pire complices de l’émeute, au moins négligents dans l’exercice de leur charge. L’avocat de ces derniers répond que la charge des échevins s’exerce dans une portion d’espace délimitée, que les émeutiers pour beaucoup d’entre eux relèvent d’autres bans que de celui de l’archevêque et que, de surcroît, le parvis n’y appartient pas :

Que en dit lieu s’asamblent communément […] telle manière de gent […] tant du ban l’arcevesque, comme des autres bans de Saint-Remy, de Saint-Nichaise, et des autres qui sont en la ville, esquelz bans, ne ès habitans en yceus, excepté le ban l’arcevesque, lidit eschevin n’ont que congnoistre, ne point de pooir. Item, que lidis lieu du parvis est du ban du chapitre de Nostre-Dame, ou des membres d’iceluy, en quel lieu lidis arcevesques ne eschevin n’ont point de pooir.

10La précision de la délimitation de l’étendue est incontestable. Mais l’essentiel est bien que les facteurs à prendre en compte sont les lieux, les juridictions et la mobilité des individus ; l’avocat de l’échevinage le souligne : ce qui fut fait l’a été « par gent […] assamblez de pluseurs lieus et juridictions14 ».

11De surcroît, l’espace de chaque autorité ayant juridiction n’est pas tout l’espace, mais une saisie de l’espace parmi d’autres, et des saisies distinctes de l’espace se superposent dans la même étendue. Quelques exemples amiénois illustreront le propos. En 1288, un arrêt du parlement royal relatif à un conflit de juridiction entre l’échevinage d’Amiens et l’évêque de cette ville reconnaît que l’évêque a le droit de faire saisir les clercs de son église dans tous les lieux du ressort de la justice municipale, mais affirme en même temps que le domicile de tout membre de la commune doit être inviolable. Il en résulte que nul ne peut être arrêté par un officier de l’évêque dans la maison d’un bourgeois15. L’espace de la commune apparaît ici avant tout comme une saisine de l’espace parmi d’autres, dont le contenu effectif varie non seulement selon les lieux, mais aussi selon les droits dont il est question. La compilation des coutumes d’Amiens rédigée au xiii^e siècle peut illustrer le propos : elle nous apprend que le prévôt royal a juridiction sur les marchés à terme et la justice municipale sur les marchés au comptant ; que la vente des grains et de la laine requiert le recours au poids du vidame d’Amiens, mais que les autres marchandises sont pesées au poids de la commune16. Il y a imbrication des droits sur l’étendue. Elle apparaît dans toute sa complexité avec une transaction conclue en 1324 entre la commune d’Amiens et le chapitre cathédral de cette ville au sujet de la justice de catel. Celle-ci porte sur les contestations relatives à la possession des choses mobilières17. Elle fait partie des droits dits « de basse justice ». Le chapitre la possède dans quelques parties de la ville par ailleurs soumises à la juridiction moyenne et haute de la commune. En 1324, la commune achète au chapitre18 le droit de justice de catel sur un quartier de la ville19 et sur les maisons des chapelains de l’église Notre-Dame. Les conditions précisées par l’acte qui règle la vente retiennent l’attention. Les chanoines abandonnent à la commune la justice de catel dans tous les lieux où ils ne possèdent pas de justice supérieure. Cependant, sur les maisons des chapelains, cette justice sera partagée. Le chapitre continuera à l’exercer sur les chapelains eux-mêmes. Les échevins l’exerceront sur les étrangers habitant ces maisons. Quant aux parents et domestiques des chapelains, logés dans les maisons de ceux-ci, s’ils ne font pas de commerce, c’est le chapitre qui exercera sur eux la justice de catel ; s’ils font du commerce, les contestations relatives à leurs actes de commerce relèveront de l’échevinage. Ajoutons que la transaction réserve les droits d’un certain Geoffroi Bosquier, et ses ayants droit, qui tient en fief du chapitre des maisons et enclos dans une rue de la ville : la convention ne concerne pas ce qu’il tient en fief. L’acte énumère aussi les lieux, dispersés dans la ville, sur lesquels le chapitre possède la justice haute, moyenne et basse : il y conserve la justice de catel20. Force est de constater la multiplicité des saisies concomitantes de l’espace.

12Elles découlent aussi de la multiplicité des liens sociaux entretenus par les individus. Ceux-ci ont ou peuvent avoir, fréquemment, plusieurs appartenances. Le rôle déterminant du domicile dans l’appartenance à la communauté est évidemment incontestable. Les membres de celle-ci sont les habitants, c’est-à-dire ceux qui établissent de façon régulière et permanente leur domicile en un lieu donné, comme le précise, par exemple, une ordonnance fribourgeoise en 1285 (omnis burgensis de Friburgo et omnis residenciam faciens21). Des décisions de justice le rappellent parfois. Par exemple en 1336, une contestation relative au paiement d’un impôt indirect, une « maletote », accordée par les habitants de la ville d’Amiens en 1332, est portée devant le tribunal du bailli royal. Le contribuable mis en cause a établi son domicile sur la terre de l’évêque, mais après 1332 et manifestement, selon le tribunal, pour esquiver ses obligations fiscales (il « faisoit se résidence en le terre et jurisdiction dudit evesque frauduleusement pour estre quitte »). Il est condamné à payer22. Cependant le rôle du domicile s’exerce de façon variable en fonction de situations différentes.

13Le cas le plus courant est celui dans lequel le domicile implique des formes distinctes d’appartenance à plusieurs communautés. Tel est le cas avec le droit de retrait en lieu public fortifié et défendu – donc aussi en ville – des ruraux du plat-pays, avec leurs biens. Avec l’extension grandissante dans le royaume des inquiétudes nées du conflit entre le roi Édouard III et la dynastie Valois, à partir des années 1350, « chaque village de France eut en principe son retrait, carrément sur place, dans un voisinage immédiat ou assez proche […] : le château de la châtellenie […] ou encore la ville23 ». Le retrait est organisé par l’autorité royale ou princière ; il constitue un droit mais aussi une obligation, en ceci qu’il peut être obligatoire et qu’il suppose la participation aux charges de la fortification. En Picardie, des lettres royales, en 1359, prescrivent le retrait. Une ordonnance de la municipalité d’Amiens est promulguée en application des instructions royales. Elle établit que les « bonnes gens » du plat-pays qui veulent « retraire » à Amiens avec leurs biens et leurs bêtes y seront bien reçus et que les bêtes auront pâturage aux marais de la ville. Une lettre contemporaine du lieutenant du roi en Picardie, datée du 29 septembre 1359, précise que les gens du plat-pays sont réputés habitants de la ville étant donné qu’ils contribuent à la taille levée pour la fortification de la ville24. À Dijon, à la même époque, la situation est semblable. Les villages dits « retrayants » contribuent à la fortification25 et, en 1357, le gouvernement ducal autorise la ville à requérir pour celle-ci « l’ayde » des localités rurales (« villes ») voisines26. La contribution des « retrayants » à « l’euvre de la forteresse » est réellement exigée27, et le droit de leurs habitants de se réfugier à Dijon est bien réel : par exemple en 1369, un contrat notarié de bail à cheptel prévoit le « cas que li retraite se crieroit ou seroit criée à Dijon pour le doubte des ennemis » ; en ce cas, les bailleurs « seront tenuz dou faire savoir au dit retenour », qui doit conduire à Dijon les animaux qu’il tient en bail28. Comme ailleurs, le retrait est parfois obligatoire. En octobre 1363, alors que des routiers hostiles font mouvement vers Tournus, le conseil ducal écrit au bailli de Chalon : « Faites retraire les villes qui sont à plat pays et forteresses et à le faire contraignez ceulx de vostre bailliage par toutes les manières que bon vous semblera29. » Une ville fermée est manifestement aux yeux de tous un irremplaçable refuge en cas de danger et un propriétaire dijonnais qui, en septembre 1366, baille à location sa maison prévoit que, « ou cas de guerre serient ou pais », le locataire devra réserver au bailleur « son lit et sa demorence pour li et sa dite femme en ladite maison30 ». Les dispositions relatives au retrait mettent en lumière l’existence d’un espace de la défense (et des charges, notamment fiscales, liées à celle-ci) qui constitue alors une nouveauté. Il ne recoupe pas nécessairement la saisie de l’étendue par des droits antérieurs de juridiction. Cet espace se construit par des situations juridiques nouvelles, des droits tels le retrait, des obligations, des litiges, dont la variété est considérable, des solidarités aussi. C’est un espace de relations, et ces relations sont en elles-mêmes dignes d’intérêt. Pour en prendre un exemple, à Metz au xv^e siècle – où les relations entretenues par citadins et ruraux sont éclairées par la chronique de Philippe de Vigneulles – on voit « les bonnes gens du pays » contester des dispositions relatives aux impôts, participer à la défense de la ville et même au maintien de l’ordre dans celle-ci31.

14L’espace de l’activité professionnelle est à considérer aussi. Des activités compatibles avec la jouissance d’un domicile fixe impliquent par nature le déplacement. Tel est le cas de celles qui concourent au transport fluvial des marchandises. Dans ce cas des communautés politiques peuvent être conduites à s’entendre pour mettre en œuvre une réglementation commune. En 1255, « a la requeste de ceulz du mestier de l’eaue », les échevinages d’Amiens, d’Abbeville et de Corbie publient une ordonnance qui réglemente la navigation sur le cours inférieur de la Somme et « chilz escrips fu faiz en IIII parties. Sy en wardent li maieur et Ii esquevin d’Abbeville le première partie, li maire et li eschevins d’Amiens le seconde partie, li maire et li juré de Corbie le tierche partie et chil du mestier de l’eaue le tierce32 ». Le métier de l’eau, association professionnelle commune à plusieurs villes, est bien partie prenante de l’accord, et de ce fait destinataire d’une part des amendes dues par ceux qui enfreignent les dispositions de l’ordonnance. L’accord témoigne de l’existence d’un espace dont le domicile n’est qu’une détermination parmi d’autres.

15Cela vaut pour diverses sortes d’intérêts des individus, qui peuvent avoir une importance pour l’existence de la communauté. Une décision du gouvernement royal le confirme en 1347. Dans un moment de grave crise militaire, au lendemain de la chute de Calais aux mains du roi Édouard III, le roi Philippe VI exempte les bourgeois d’Amiens du service de guet et garde dans les châteaux des seigneurs dont ils tiennent des fiefs : cette autorisation exceptionnelle se justifie par l’importance de la place d’Amiens. Elle confirme que l’espace du domicile prime quand le domicile vaut appartenance à une communauté, mais rappelle que cette appartenance n’est pas exclusive d’obligations des « singuliers » – pour prendre un mot du vocabulaire du temps – envers d’autres communautés et juridictions. En temps normal, des bourgeois d’Amiens doivent concilier leurs obligations militaires de membres de la communauté de la ville avec leurs obligations vassaliques33.

16Limiter l’investigation sur l’espace de la communauté à l’espace du regroupement des habitations peut être la source de contresens – en particulier à propos des xiv^e et xv^e siècles, à l’époque où l’on construit ou reconstruit des murailles dans le dessin de se prémunir des incertitudes de la guerre.

17Tel est bien l’enseignement d’une investigation sur les usages de l’espace. Elle met en valeur les lieux situés dans l’espace de la communauté politique et ayant une importance particulière dans l’existence de cette dernière. Pour la clarté de l’exposé, on distinguera parmi ceux-ci les lieux que distingue un usage, mais qui ne font pas l’objet d’aménagements particuliers, et ceux qui font l’objet d’un aménagement, en particulier par l’édification de constructions.

18Le témoignage de la documentation incite à considérer que ce sont des moments spécifiques de l’existence commune, considérés par rapport à ce qui les caractérise, qui sont jugés dignes d’importance, plus que des lieux, même si ces moments existent nécessairement dans des lieux. C’est donc sur des moments importants de la vie publique qui nécessitent un usage de l’espace et sur les lieux alors utilisés qu’il convient de s’interroger.

19Ces moments sont ceux du rassemblement des habitants. Ils s’assemblent tout d’abord pour participer à une procédure de consultation et à une délibération. L’importance des assemblées dans l’existence de la communauté politique est considérable, en pratique et en droit34. Il est en effet impossible de constituer une communauté sans accord des membres de celle-ci et l’accord suppose une consultation qui est au principe même de l’existence de la communauté. La communauté trouve sa raison d’être dans les besoins de ses membres, qui trouvent intérêt à une action commune pour ce qu’il est avantageux de traiter en commun. Et ce qui se traite en commun se définit très précisément, ainsi que l’explique Beaumanoir, comme « des […] choses qui sont fetes par l’acort du commun ». Dans cette conception, ce qui est commun, par définition, requiert « l’acort du commun35 ». Ainsi que l’affirment en 1327 les avocats des échevins de Reims, « de raison et de droit, à ce que on puit dire que uns fais soit fais de corps, ou de commun […] il convient que ce soit fait par tous, ou par la pIus sainne partie du corps ou du commun assemblé à ce et délibération eue36 ». Cette conception est appliquée dans la pratique politique. Par exemple, le 2 mai 1364, le roi écrit au capitaine de la ville de Reims à propos des impôts indirects qui y sont levés. Il rappelle qu’il a donné pour instruction d’en prolonger la levée si nécessaire, mais après consultation (« appelé des bonnes gens de ladicte ville souffisant nombre ») et débat (ces impôts ont donné lieu à « pluseurs debas et contredis de pluseurs habitans d’icelle ville », « pluseurs debas et altercations eues entre lesdis habitans »)37. L’absence de ceux qui sont convoqués à l’assemblée perturbe donc le déroulement normal de la vie publique. Parce que tel peut être le cas, à Fribourg, en 1404, l’assemblée statue qu’une assemblée restreinte ne peut rien changer à ce qui a été décrété par une assemblée plus nombreuse38. À Senlis, en 1420, le choix des députés de la communauté à une réunion des États est ajourné faute d’une assistance suffisamment nombreuse à l’assemblée39. La principale caractéristique des lieux où se tiennent des assemblées est d’offrir la place qui paraît nécessaire. Les assemblées des habitants se réunissent dans des églises, des cimetières, des halles, des hôtels, des châteaux princiers, à la maison de ville40. Il en va de même avec celles des membres d’un même métier41, qui sont un moment important de la vie publique42. Par exemple en 1331, les ménétriers et jongleurs parisiens se réunissent en « l’hospital de sainct-Julien et sainct-Genois [Saint-Genès] » fondé par leur association et installé dans une maison achetée par celle-ci43.

20Il existe bien d’autres occasions dans lesquelles la population citadine peut être conduite à se réunir pour participer à la vie publique : on pense aux exécutions de condamnés, aux rituels judiciaires d’amende honorable, aux processions, au cérémonial de l’entrée princière ou royale, et tout simplement à l’infinie variété des moments importants du fonctionnement institutionnel de la communauté politique. Ils sont autant d’occasions de rassemblement d’un public dont la présence est, en certaines circonstances, tout aussi nécessaire que l’est l’assistance aux assemblées. En effet, la vie publique se concrétise, dans les relations entre les personnes, par des démarches et des actions de caractère public ; or, dans bien des cas, la première condition de validité de l’acte public est qu’il doit être effectué publiquement, donc en présence d’habitants. Cette règle trouve dans la vie publique citadine un vaste champ d’application. En 1260 à Mantes, « l’estat de la communeté de la ville de Maante », c’est-à-dire l’état des comptes de la ville, est présenté par le maire sortant au nouveau maire et au nouveau conseil (« li viez mères et si compeingnon contèrent au nouvel mère et à ses compeingnons ») qui eux-mêmes les présentent aux habitants (« li novel mères qui ore est et si compeingnon contèrent par devant grant plenté de la bone gent de la ville »)44. D’une façon générale la reddition des comptes de la ville, qui est l’un des sujets qui intéressent le plus les citadins, ne peut se faire qu’en présence de ceux-ci sous peine de suspicion de fraude et finalement sous peine d’invalidité45. À Reims, en 1352, le versement par un sergent du roi « à Hue Blanchart procureur des eschevins » de la somme de 30 livres « fu fait presens grant foison de bonnes gens en marchiet au blé, delès la loge le prevost de Reins46 ». À Reims, toujours en 1353, des commissaires royaux font publier par cri public une ordonnance monétaire « et feirent jurer grant foison de bonnes gens qu’il tenroient cette ordenance, et fut as Prêcheurs47 ». Le coutumier de la ville de Beaune rédigé au xiv^e siècle indique que « le maïeur et les echevins esleuz de commun, doivent avoir chacun une clevs de l’arche où sont les privileges et doivent une fois l’an du moins veoir que ils gardent, appeller avec eulx bonnes gens ou personnes pour veoir qui seront48 ». À Amiens, en 1385, un accord entre l’échevinage et l’évêque sur un impôt indirect nous apprend qu’il sera baillé à ferme à la criée en la présence des habitants de la ville49. On peut penser aussi aux occasions qu’ont les habitants de s’assembler pour prendre connaissance de cris publics : les assemblées générales des habitants sont convoquées par cri, la publication des décisions et réglementations des pouvoirs publics utilise très généralement la procédure du cri public, de même que divers moments de certaines procédures judiciaires (ajournements des parties, appels à témoins par exemple)50. L’utilisation des lieux de cri – places de marché, parvis d’église, carrefours, en particulier – est fonction de l’usage commun de ces lieux, de la composition du public des usagers des lieux et de son évolution selon les moments considérés. Ainsi, à des matières distinctes correspondent des lieux distincts de publication par voie de cri public51, mais aussi des heures différentes de cri : à Dijon, le cri des bans de vendanges est fait « avant le jour », parce que les vendangeurs commencent leur journée très tôt52.

21On pourrait évoquer encore les occasions de réjouissances publiques ; elles supposent une autorisation, un cadre réglementaire, un financement public parfois53. Places, carrefours, rues sont alors les lieux privilégiés de rassemblement. Enfin, si l’on admet que tout rassemblement d’individus investissant l’espace public devient, de fait, un élément de la vie publique, on n’oubliera pas que rues et places sont des lieux non seulement de circulation, mais aussi de rassemblements usuels. Par exemple, à Reims, le palais de l’archevêque jouxte l’église Notre-Dame et là se situe, devant l’église et le palais, un espace appelé « le parvis » qui est, de notoriété publique, le lieu de réunion habituel de « ribaut et garson » et de joueurs de dés. Ils constituent, selon un avocat de l’échevinage de Reims, de la « merdaille » : c’est « par telles merdailles [que] venoyent li hutins en bonnes villes ». Le « hutin », qui constitue un trouble social et en même temps un trouble politique, trouve son origine dans une pratique sociale relative à un lieu où l’on a coutume de se réunir. Identifier un lieu n’explique rien : c’est la pratique du lieu qui lui donne sens. Dans le cas de celle-ci, la description est incomplète si l’on n’évoque pas son horaire. Le lieu est en effet cité à propos d’une émeute, qui s’y est déroulée en 1326, mais tard dans la journée, après dîner. Or, après dîner, précise le texte que l’on cite, les gens respectables ne sont pas dehors, mais chez eux (« Les choses dessus dites furent faites après dîner et en point que les bonnes gens de la ville c’estoyent alez dormir après mengier et sens ce que il en sceussent riens »)54. Ce qui retient l’attention, c’est que la définition, non pas géographique ou physique, mais sociale des lieux est fonction de l’usage qui en est fait. Ces usages étant connus, on sait, en fonction de ce que l’on doit ou veut faire, en quel lieu se rendre et à quel moment.

22Il reste à se poser la question des édifices. On a toujours fait grand cas des bâtiments par lesquels se manifeste de façon visible l’existence de la ville en tant que communauté et dont on considère qu’ils revêtent de ce fait une importante valeur symbolique ou du moins qu’ils méritent une attention particulière. Précisément, dans l’espace francophone il n’y a pas lieu d’en faire grand cas. On s’en aperçoit à l’examen de ceux, parmi ces édifices, qui peuvent symboliser l’existence de la communauté. Il s’agit principalement de la cloche et du beffroi d’une part, de la maison de ville d’autre part.

23La valeur symbolique de l’ensemble formé par la cloche et le beffroi est indiscutable. Cette affirmation appelle toutefois des précisions qui en nuancent la portée. Tout d’abord, il peut y avoir communauté mais pas commune, et la cloche paraît, aux yeux des contemporains, symboliser le plus souvent l’existence d’une commune. On en a un témoignage explicite avec la charte de privilèges octroyée en 1279 par Jean de Châtillon, comte de Blois, sire d’Avesnes et de Guise, aux habitants de Guise, en Picardie. Selon cette charte, il existe une « communalté de la ville » ; c’est devant elle que le maire qui achève son mandat annuel doit rendre son compte. Le sire « weil et ottroy que li dit bourgois aient cloque pour yaus assambler, se il leur plait, et pour yaus appeler ». Mais il précise « que je n’enteng pas, ne ne weil que par chose qui soit ci dessus dicte ne ottroie as dis bourgois de Guise, que il ait point de commune à Guise, ne que li bourgois de Guise puissent demander, ne dire qu’il aient commune à Guise, ne par l’ottroy que je leur fas de la cloque avoir55 ». Ensuite, la cloche n’est pas une construction mais un dispositif prenant place dans une procédure. Ce dispositif consiste en un mécanisme remplissant une fonction à laquelle on attache de l’intérêt du fait de l’utilité pratique de celle-ci : la cloche est le moyen par excellence d’avertir simultanément tous les habitants d’une agglomération. C’est pour cette raison que son utilisation est le signe de l’existence du pouvoir qui s’exerce sur les habitants et, en l’occurrence, de l’existence de la communauté. C’est donc à deux points de vue que la cloche est importante. Elle l’est au plan juridique, car, ainsi que le souligne un mémoire des avocats des échevins du ban de l’archevêque, à Reims, rédigé en 1298 ou 1299, ce qui peut être dit « fait de commun » doit être fait « par ban, […] par cloche sonnante, […] par assemblée commune56 ». La cloche est importante en même temps d’un point de vue pratique ; voilà pourquoi, en 1327, à Compiègne, alors que la ville est gouvernée par un prévôt royal, le roi autorise néanmoins les habitants à faire sonner la grosse et la petite cloche du beffroi de la ville en cas de meurtre ou d’incendie57. De ce fait, dans de grandes villes, la communauté dispose de plusieurs cloches, ayant des fonctions distinctes, ou bien en utilise plusieurs, relevant d’autorités distinctes et non de la seule autorité municipale. Tel est le cas à Amiens en 1319. Une ordonnance municipale relative au métier de coutelier nous apprend incidemment alors que, du lundi au vendredi, les artisans travaillent « de le clocque qui sonne au jour au beffroy jusques à le clocque qui sonne au vespre au beffroy », mais que le samedi, la cloche municipale ne sonne pas, et que l’on travaille jusqu’au premier coup des vêpres sonné par la cloche de l’église Notre-Dame58. C’est quand elle est portée par un beffroi que la cloche devient un élément d’un ensemble symbolique qui est un bâtiment. Les bâtiments faisant figure de symboles de l’existence de la ville en tant que communauté sont énumérés par les textes contemporains. Ils mentionnent la cloche et le beffroi quand les autorités urbaines éprouvent le besoin de caractériser en peu de mots le pouvoir qu’elles exercent59. Cependant, le beffroi peut cumuler plusieurs fonctions60, et il existe des villes qui n’en ont pas ; la cloche est alors installée dans une tour d’une église, ainsi à Dijon61, à Namur62, à Saint-Omer63, à Angers64. Il en est ainsi parce que l’essentiel est la cloche, aux plans juridique et pratique, et non qu’elle soit installée dans un beffroi. Le beffroi, qui, dans l’espace francophone, caractérise essentiellement les villes du nord-ouest de celui-ci, fait ainsi figure d’affirmation de l’éminence de certaines communautés, autant que de symbole de la communauté en elle-même. Au plan juridique, peu importe que la cloche sonne au sommet du beffroi ou au sommet de la tour d’une église, pourvu qu’elle sonne.

24Dans la seconde moitié du xiv^e siècle, on installe, en ville, des horloges, qui sont, dans la pratique, un moyen nouveau d’actionner des cloches. On est donc conduit à se demander si l’horloge mécanique devient, elle aussi, un symbole de l’existence d’une communauté citadine. La réponse à cette question est : non. Dans la plupart des cas connus, les villes ne veulent pas d’horloge et ne sont pas à l’origine de l’installation d’un dispositif onéreux65 qui, souvent, ne leur appartient tout simplement pas. Tel est le cas à Paris en 137066, à Dijon en 138367, à Lyon en 138668, à Poitiers en 138769, à Namur en 139370, à Auxerre en 145871.

25Quant à la maison de ville enfin, sa valeur de symbole de l’existence d’une communauté politique urbaine est-elle indiscutable ? Les textes contemporains ne citent pas la maison de ville parmi les éléments qui caractérisent la communauté urbaine et en attestent l’existence. Elle ne constitue pas un élément nécessaire à l’existence de la communauté, ni juridiquement ni pratiquement. Si l’on admet, à titre d’hypothèse, que l’on peut répondre oui à la question posée, il faut admettre aussi que la construction d’une maison de ville témoigne d’un effort pour se doter d’un bâtiment dont la fonction n’est pas uniquement pratique, donc aussi symbolique, peut-on croire. Mais bien sûr, ce raisonnement spéculatif ne peut avoir de valeur que s’il y a une maison de ville. Or bien souvent, il n’y en a pas – c’est le cas dans des villes importantes comme Dijon72, Lyon73, Angers74 – ou son édification est tardive : à Auxerre, la maison de ville est en construction en 1422, et c’est sur ordre du comte d’Auxerre que les travaux se poursuivent, non sans oppositions locales75 ; à Beaune, on en construit une à partir de 142776. Quant il y en a une, elle sert fréquemment à divers usages et pas seulement à la ville. À Amiens, la maison de ville est en même temps siège du tribunal du bailliage jusqu’en 131677 ; à Namur l’édifice qui abrite la maison de ville appartient au comte de Namur et il est en même temps siège de la haute cour de Namur et lieu de réunion habituel du conseil comtal78 ; à Senlis, le rez-de-chaussée de l’édifice qui abrite la maison de ville appartient au métier des bouchers et on y trouve la halle à la boucherie, les étages appartiennent à la ville79. La maison de ville est sans doute un symbole, quand il y en a une, mais elle symbolise peut-être autant la richesse d’une ville que l’existence d’une communauté politique.

26On le constate : dans les villes de l’espace francophone les bâtiments de représentation qui manifestent l’existence d’un pouvoir citadin sont un phénomène secondaire.

27Aucune étendue n’échappe à la construction sociale de son usage et de sa perception, qui la constitue en espace social. L’existence de communautés politiques ajoute à la construction sociale de l’espace une dimension spécifique. Cette dernière exprime à la fois l’existence de ces communautés et l’action de ceux que le vocabulaire du temps appelle les « singuliers », les personnes, les gens. Elle témoigne du fait que les lieux et édifices sont la manifestation visible des raisons de leur existence qui le sont moins : des effets, pas des causes. Les causes, ce sont des conceptions partagées. Elles seules donnent sens aux bâtiments qui expriment l’existence de la communauté et plus généralement aux lieux dans lesquels se déroule la participation à la vie publique.

28Il faut donc, comme Guglielmo Ferrero, partir en quête de ce qu’il appela les « génies invisibles de la cité ». « Le pouvoir, écrit-il, est la manifestation suprême de la peur que l’homme se fait à lui-même par les efforts qu’il déploie pour s’en libérer80. » La participation des habitants des villes à la vie publique est, dans les temps que l’on a considéré, le plus constant de ces efforts. La pérennité de leur existence ensemble ne peut se comprendre sans celle de conceptions partagées, qui donnent sens à l’action sociale et fournissent un cadre d’interprétation des conduites et des situations, que des mots disent et permettent d’espérer saisir. Ces conceptions partagées par ceux qui ne font pas profession de penser sont un élément fondamental d’une réalité sociale construite dans laquelle agissent, pensent, ont leur place les hommes des xiii^e-xv^e siècles, à travers la multiplicité des actes accomplis dans le quotidien.

29La communauté politique n’est pas une communauté totale, ni dans l’espace ni socialement. Elle réalise une construction incomplète, qui saisit, de façon effective mais partielle, tant l’espace physique que l’espace social81. Parler de territoire d’une communauté est donc une simplification. Celle-ci peut devenir abusive si l’on ne précise pas exactement ce que l’on entend par territoire82, en élaborant de celui-ci une notion qui prenne en compte la mobilité de ceux qui l’utilisent (comme le fait A. Tarrius qui a proposé l’utile notion de « territoire circulatoire83 ») ainsi que la multiplicité de ces saisies de l’espace dont l’ensemble constitue ce que l’on pourrait appeler, si l’on accepte d’imager le propos, un feuilletage de l’espace. La saisie invisible de l’espace est aussi importante que celle qui se voit. Tel est bien l’enseignement d’un examen de l’usage des lieux en ville pour les rassemblements de citadins : le point commun de ces rassemblements n’est pas le lieu, qui importe en lui-même peu, mais l’usage de celui-ci et la présence des usagers du lieu, donc d’un public. Au bout du compte, le seul et unique point commun des lieux dans lesquels se manifeste la participation à la vie publique est qu’ils appartiennent à l’espace public. Ces lieux peuvent être, ou ne pas être, dotés de constructions. Quant ils le sont, il s’agit souvent de constructions qui n’ont pas été conçues initialement pour l’usage qui en est fait. Quant ils ne le sont pas, il s’agit d’emplacement qui se trouvent être le support d’un usage qui ne leur a pas donné naissance. Ils se distinguent essentiellement par des usages pérennes, qui dessinent une géographie invisible faite de pratiques. Ce sont les pratiques qui donnent sens aux lieux et qui organisent l’espace. Orienter l’intérêt vers elles plutôt que vers un paysage monumental permet de constater que la perspective des autorités urbaines est utilitaire, parce que celle des membres de la communauté politique l’est aussi. Les dépenses que l’on engage doivent pouvoir être justifiées aux yeux des contribuables – donc aux yeux de ceux qui participent à la vie publique.

30C’est une précieuse indication sur le mode de fonctionnement de la communauté politique. Elle confirme que ce fonctionnement fait une large place à une participation effective des membres de la communauté.