Le Messie de Lisbonne et la monarchie à l’anglaise
Les Cortes de Coimbra de 1385
p. 541-552
Texte intégral
Les Cortes qui se sont réunies à Coimbra aux mois de mars et avril de 1385 ont une importance capitale dans l’histoire portugaise pour plusieurs raisons : a) elles ont sanctionné juridiquement la révolution populaire qui, en avril de 1384, s’était répandue à partir de Lisbonne dans une grande partie du pays sous le commandement du Maître d’Avis ; b) surmontant des scrupules légitimistes, elles ont élu un nouveau roi, inaugurant une nouvelle dynastie ; c) elles ont essayé de définir un nouveau régime constitutionnel1.
1Ces mots de Marcello Caetano suffisent à souligner l’importance des Cortes de Coimbra dans l’histoire du Portugal. Homme politique influent au cours des années 1940, puis Premier ministre sous la Dictature, entre 1968 et 1974, leur auteur fut un professeur de droit et un médiéviste respecté, car, bien qu’il ne prêta guère trop d’attention aux travaux des historiens portugais et étrangers, sa connaissance des sources était indiscutable. Et même si son idéologie marqua profondément ses analyses et ses interprétations, ses deux textes sur les événements des années 1383-1385 restent des jalons essentiels pour la compréhension de cette période2. Elle forme d’ailleurs une séquence d’événements dont l’enchaînement constitue un contexte extrêmement complexe : révoltes « populaires » violentes, répression brutale, dure guerre contre la Castille, marquée par le siège de Lisbonne et la bataille d’Aljubarrota, « la mère de toutes les batailles » dans l’idéologie nationale portugaise, et réunion proprement extraordinaire de Cortes qui élisent un nouveau roi… Voilà qui permet bien des interprétations, et les historiens s’y sont livré depuis des positions idéologiques tout à fait opposées, comme le montrent certains des termes et des expressions employées pour caractériser ces années terribles : crise, crise de succession, crise nationale, interrègne, révolution, lutte de classes3… Dans le cadre de ce colloque sur le « contrat politique », le propos de cette contribution consiste à opérer un retour aux sources, plus particulièrement à celles des Cortes de Coimbra, du reste bien connues – les cahiers de doléance, l’acte d’élection de João Ier, la chronique de son règne par Fernão Lopes4 – afin de poser quelques questions essentielles – par exemple sur la convocation, le profil de la participation, l’éventuel ordre du jour de cette assemblée, les partis en présence, la nature des décisions prises… –, lesquelles permettront de comprendre ce qui s’est joué alors, et de confirmer, ou non, le caractère « révolutionnaire » de ces Cortes.
Les antécédents : les soulèvements de 1371
2À bien des égards, le règne de Fernando Ier (1367-1383) constitue un moment d’effervescence, en raison des trois guerres contre la Castille et des constantes émeutes dans les villes portugaises. Si leur raison profonde est le malaise économique et social provoqué par une dévaluation ininterrompue de la monnaie et la surcharge d’impôts pour financer la guerre, leur déclencheur fut cependant plus léger en apparence : la volonté du roi d’épouser la belle Leonor Teles, d’une famille castillane, laquelle devait préalablement divorcer de son époux légitime, un loyal sujet du roi. Cette « non-demande en mariage » donna lieu à d’âpres discussions dans toutes les places et les rues des villes du royaume, au point de provoquer de véritables insurrections. Ainsi, à Lisbonne, une après-midi, ce sont près de trois mille personnes qui prennent les armes puis le chemin du palais pour communiquer au roi leur indignation. Disposée à attendre sa réponse pendant une semaine, cette foule fit la promesse de revenir au palais, toujours en armes et plus nombreuse. Ses meneurs furent arrêtés et exécutés quelques jours plus tard, et leurs biens confisqués. Après le mariage royal, en 1372, l’indignation demeura. Et une telle émeute et une telle répression se reproduisirent dans tout le pays entre 1371 et 1378. Si l’indignation en rajouta à la crise dans les villes et déclencha souvent leur soulèvement, d’autres états du royaume eurent également à se plaindre de la politique royale. Ainsi, à Braga, l’affrontement entre le roi et l’archevêque se solde, en août 1377, par l’occupation militaire de la ville et la confiscation du temporel épiscopal et canonial ; la souveraineté ecclésiastique ne sera restaurée qu’à la fin de 1383. La noblesse traditionnelle pour sa part voyait sa place remise en cause par la distribution de titres, d’honneurs et de faveurs aux familiers et alliés de la nouvelle reine, pour la plupart membres de lignages d’origine castillane. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ses tentatives d’empoisonnement, par deux fois au moins, de ce prince qui refusait de rester en sa compagnie. C’est d’ailleurs peut-être empoisonné qu’il meurt finalement, le 22 octobre 13835.
3Sa mort ne réglait cependant rien. Elle plaçait en effet à la tête d’un royaume divisé, voire même blessé dans ses identités politiques, une veuve haïe du peuple, dont il se disait ouvertement en outre qu’elle avait pris un amant « étranger », le noble galicien João Fernandes Andeiro, qu’elle avait fait comte. Et la mort du roi ouvrait une épineuse question successorale. Car Fernando avait signé un traité avec Jean Ier de Castille6, en vertu duquel celui-ci devait épouser son héritière Béatrice7. Alors isolé, peut-être déjà souffrant, sentant se tramer contre lui une conspiration dont sa femme avait peut-être pris la tête, Fernando avait vu dans cette alliance castillane une manière de garantir à sa fille sa succession, voire de lui sauver la vie. Le traité veillait néanmoins à sauvegarder l’indépendance du Portugal : si Fernando venait à mourir, la reine Leonor assumerait la régence et les deux couronnes resteraient séparées, celle du Portugal devant revenir au premier fils de Jean de Castille et de Béatrice lorsqu’il atteindrait la majorité. Le dispositif était particulièrement risqué. Quand Leonor ordonna aux crieurs de proclamer Béatrice et Jean Ier de Castille nouveaux rois du Portugal, la révolte fut immédiate. Dans nombre de villes, les émissaires royaux furent chassés, et un parti alternatif émergea très vite, celui de João, fils illégitime de Pedro Ier de Portugal (1357-1367) et d’Inès de Castro, qui s’était exilé en Castille8 ; un parti auquel Marcello Caetano donna le nom, non sans anachronisme, de légitimiste-nationaliste9.
4Les événements s’enchaînent ensuite à un rythme quelque peu frénétique. À la faveur du complot organisé par un important noble portugais, João Afonso Telo10, et un citoyen de Lisbonne vétéran de la chancellerie royale, Álvaro Pais, un autre bâtard de Pierre de Portugal, João, Maître de l’Ordre Militaire d’Avis, fait irruption avec ses compagnons dans le palais royal et tue João Fernandes Andeiro, le supposé amant de la reine Leonor et sans doute son principal soutien. Au même moment, une rumeur circule dans les rues de Lisbonne, selon laquelle « on tuait le Maître au palais de la reine. » Une foule enragée se dirigea alors au palais, prête à le prendre d’assaut et à l’incendier, pour y tuer d’un coup Andeiro et la reine. João évita de peu l’entreprise, en se montrant à une fenêtre du palais pour calmer les « populaires », qui lui firent ensuite un triomphe dans les rues de la capitale où il défila avec ses hommes. João Afonso Telo, qui avait désigné João pour en finir avec Andeiro, se moquera ensuite de ce choix fait par « deux cordonniers et deux tailleurs », mais un nouveau prétendant à la couronne, le troisième, était ainsi entré lui aussi dans la course à la succession.
5Se sentant en danger, la reine demande à Jean Ier de Castille, son beau-fils, son secours et qu’il vienne réclamer la couronne pour Béatrice et pour lui-même. Le roi de Castille accède volontiers à sa demande, mais il brise ainsi les clauses du traité de 1383, ce qui complique davantage encore le jeu des légitimités en présence. La suite des événements est parfois contradictoire. Ainsi, quelques jours après l’assassinat d’Andeiro, le menu peuple et les artisans de Lisbonne11, réunis en assemblée populaire au couvent de S. Domingos, décidèrent de nommer le Maître d’Avis Regedor e Defensor dos Reinos de Portugal e do Algarve. Le titre ne valait pas grand-chose en l’absence des honrados cidadãos, et une telle décision, qui provoquerait immanquablement l’invasion du Portugal par Jean Ier de Castille, impliquait qu’elle fut au moins ratifiée par ceux susceptibles de financer la résistance, disposant de contacts internationaux et d’une solide expérience politique. Les bourgeois de Lisbonne furent donc convoqués pour une nouvelle assemblée au même endroit, le lendemain. Et ils se montrèrent hésitants tant le risque était énorme. Seule l’épée d’un tonnelier menaçant de leur trancher la tête les convainquit de rallier le parti du Maître d’Avis, dont le nouveau titre fut confirmé.
6Entre décembre 1383 et janvier 1384, l’initiative revient ainsi au menu peuple et aux artisans12. Il s’agissait pour eux de régler des comptes remontant à la répression des années 1371-1378. Fernão Lopes rapporte, non sans un certain malaise, les brutales exécutions auxquelles se livrent des foules enragées. L’évêque de Lisbonne, un castillan, est-il ainsi précipité avec quelques autres personnes du haut de la tour de la cathédrale. L’abbesse d’Évora connaît le même sort. Et João d’Avis doit intervenir pour éviter un massacre dans le quartier juif de la capitale. La question de la succession n’est donc souvent qu’un prétexte, et les premières semaines après le coup de force du maître d’Avis au palais prennent des airs de « révolution populaire », où le popolo minuto s’en prend au popolo grasso et des châteaux sont attaqués et détruits.
7Jusque-là dépassés par les événements, les principaux protagonistes de la crise de succession reprennent la main au printemps 1384. Ceux-ci sont en fait Jean Ier et João d’Avis, sous la bannière duquel se placent les partisans de l’Infant João de Castro, retenu prisonnier en Castille13, quand ils ne préfèrent pas rester neutres. João d’Avis et son connétable, Nuno Álvares Pereira, s’en prennent de manière systématique aux villes fortifiées que tiennent les partisans de Béatrice dans l’Alentejo et l’Estrémadure14. À l’exception de la ville de Porto15, Béatrice dispose en outre d’un soutien majoritaire, voire total, dans le nord du Portugal. Et de ce point de vue, la prise du château de Lisbonne à la fin de l’année 1383 constitue une victoire décisive, sur le plan militaire comme symbolique. De son côté, Jean Ier de Castille fait son entrée au Portugal, avec sa femme et son armée, en janvier 1384. Il s’installe à Santarém, où viennent lui prêter allégeance nombre de nobles portugais. Il s’intitule roi de Castille, de Léon, du Portugal, de Tolède et de la Galice et frappe monnaie en conséquence.
8Le 6 avril 1384, Nuno Álvares Pereira, nommé commandant militaire (fronteiro) de l’Alentejo, affronte les castillans à Atoleiros16. D’après Fernão Lopes, le connétable est le premier à avoir livré bataille « les pieds à terre17 », et à triompher ainsi. La victoire prouvait en tout cas que les Portugais étaient capables de vaincre les Castillans, et elle fut d’une certaine manière un tournant. À la fin mai, poussé par ses conseillers qui voyaient dans Lisbonne la clef du royaume, Jean Ier entreprit d’en faire le siège, par terre et par mer. Terrible pour les Lisboètes, le siège ne le fut pas moins, voire davantage même, pour les Castillans, car la peste se déclara dans leur campement. Elle fit des centaines de morts, parmi eux des membres de la haute noblesse, et manqua de peu de tuer aussi la reine Béatrice. En septembre, Jean Ier leva le siège, sous les yeux incrédules d’assiégés que l’épidémie n’avait pas touché. Tout semblait donc se conjuguer pour renforcer le parti de João d’Avis. Il restait à ce dernier à franchir seulement une étape, celle de la convocation des Cortes, qu’il décida avec ses conseillers de réunir à Coimbra en mars 1385.
Les Cortes de Coimbra de 1385 : le rêve des bourgeois de Lisbonne
9João d’Avis, Regedor e Defensor de Portugal, arriva à Coimbra le 3 mars 1385, où des enfants lui firent accueil comme s’il s’agissait du roi. Quelques jours plus tard, au Paço da Alcáçova, les Cortes commencèrent leurs débats et leurs travaux. Ils durèrent un mois environ, comme le montre le dernier document relatif à cette assemblée, en date du 10 avril. Le fonctionnement de l’assemblée était déjà bien établi. Depuis 1254, aux Cortes de Leiria, des « représentants » du peuple y participaient et le premier cahier conservé de leurs doléances date de 133118. Toutefois, par rapport aux règles de l’assemblée, pratiquement stabilisées, les Cortes de Coimbra présentent une notable irrégularité. Car c’est au roi de les convoquer, à défaut à la reine veuve ou, plus exceptionnellement, à un régent. João, en dépit de son titre certes curieux, n’était rien de tout cela, pas encore du moins, et rien ne l’autorisait donc à convoquer l’assemblée. Dans sa décision, se jouait par conséquent une rupture institutionnelle.
10Une deuxième question d’importance est celle de l’ordre du jour, c’est-à-dire des mandats dont disposaient les procureurs des villes, de ce qu’ils étaient en mesure de discuter et de décider. Fernão Lopes rapporte sur ce point deux versions. Selon la première, les trois états devaient discuter de la poursuite la guerre et surtout des manières de la financer ; João d’Avis ne souhaitait d’ailleurs pas, tel qu’indiqué dans la version officielle que recueille l’Auto de Eleição, entamer la discussion sur la succession. Selon la seconde version, le propos du Maître et des représentants des villes ne laissait aucun doute : il s’agissait de le proclamer roi du Portugal. Sous-entendue, annoncée ou bien imposée cette proclamation fut en tout cas placée en tête de l’ordre du jour, lequel donna lieu ensuite à deux autres sujets : le financement de la guerre et la présentation des pétitions de la noblesse, du clergé et des villes au nouveau roi.
11La représentation de ces états aux Cortes de Coimbra fut assez inégale. De manière quelque peu surprenante, le clergé répondit présent, avec 6 des 9 évêchés portugais19 – deux d’entre eux représentés par des dignitaires de leurs chapitres – dont un demeurait vacant, et les abbés et les prieurs des principaux monastères et couvents20. Certains de ces ecclésiastiques étaient à Coimbra à un double titre : en tant que membres du clergé et en tant que représentants des villes qui les avaient sollicités en ce sens.
12Pour la noblesse, nous disposons d’une liste nominale de 72 personnes21. Mais ce chiffre ne veut pas dire grand-chose. Les partisans de Béatrice et de Jean Ier, qui tenaient pratiquement toutes les villes et les châteaux entre de l’Entre Douro e Minho n’étaient évidemment pas à Coimbra, et il s’agissait d’une bonne partie des principaux lignages portugais. En revanche, le « parti légitimiste-nationaliste », selon l’expression de M. Caetano, c’est-à-dire les partisans de l’Infant João de Castro, toujours prisonnier en Castille, était assez bien représenté. Et son porte-parole Martim Vasques da Cunha se révéla être un adversaire déterminé du Maître d’Avis. Celui-ci avait lui aussi « ses » nobles, mais sa principale force ne résidait pas là. Le cas du lignage de Nuno Álvares Pereira est d’ailleurs assez significatif. Car le connétable est le seul parmi ses nombreux frères, dont il est d’ailleurs le plus jeune, à soutenir le Maître. Les autres et même leur mère soutiennent le parti de Béatrice et de Jean Ier22. À n’en pas douter, les rangs de la noblesse à Coimbra furent plutôt clairsemés.
13Ceux des concelhos le furent également. Adressée à ceux qui soutenaient le Portugal contre la Castille, la convocation excluait d’emblée des villes importantes et avec une forte tradition de participation aux Cortes de l’Entre Douro e Minho, de l’Estrémadure et des Beiras. Ainsi, des villes aussi importantes que Santarém – siège du parti de Béatrice et de Jean Ier –, Braga et Guimarães étaient absentes23. Contrairement aux chiffres de participation de la noblesse, ceux des concelhos s’avèrent plus parlants. Alors qu’une convocation de Cortes pouvait donner lieu à la participation de 80 concelhos, à Coimbra seuls 31 furent représentés. Sur la vingtaine de bancs où les procureurs se plaçaient en fonction d’un ordre strict de préséance24, les vides furent donc là aussi très visibles.
14Peu fréquentées, les Cortes de Coimbra furent en outre anormales dans leur modus faciendi. Les débats et les travaux des Cortes commençaient en général avec une séance plénière, que présidait le roi en majesté, entouré de ses principaux officiers. Au cours de cette séance, les représentants des trois états écoutaient le discours qu’un juriste en général prononçait au nom du roi, qui expliquait les raisons et les objectifs de la convocation. Comme l’indique Armindo de Sousa, les membres du clergé et de la noblesse partaient en général après cette séance solennelle d’ouverture, car ils avaient bien d’autres occasions en fait de voir le roi et de lui présenter des requêtes, et qu’ils savaient devoir sinon faire face aux récriminations populaires. Ce « départ » explique la rareté de cahiers de doléances ecclésiastiques et nobiliaires. Restaient par conséquent les représentants des conselhos, car les Cortes étaient pour eux une occasion et un espace incomparables d’affirmation et de négociation, d’information et de concertation. Le résultat en est des capítulos gerais dos povos, élaborés au cours d’intenses séances de travail, auxquels le roi devait répondre, un à un. C’est là, selon Armindo de Sousa, le fondement même des Cortes médiévales portugaises. Les requêtes plus particulières des villes étaient présentées en privé à des officiers, sous la forme de capítulos especiais. Mais la procédure ramène à la dynamique de la requête et de la grâce. Pour que la mécanique de négociation politique puisse s’enclencher, encore fallait-il avoir un roi, ce qui explique le caractère exceptionnel du modus faciendi suivi à Coimbra, où la succession du roi Fernando fut finalement réglée en premier, comme l’imposait aussi la question de la conduite de la guerre.
L’élection d’un roi : le droit et la force
15Le récit traditionnel de l’élection de 1385 fait du légiste João das Regras un véritable héros, dont le discours fut capable de convaincre y compris les adversaires les plus acharnés du Maître d’Avis. Son argumentation consistait principalement à démontrer que la question de la légitimité n’était qu’une fausse question. Car à bien y regarder aucun des prétendants n’était légitime : Béatrice était la fille d’une divorcée ; Pedro Ier de Portugal et Inès de Castro ne s’étaient en fait jamais mariés et leur descendance – dont les partisans étaient à Coimbra et décidés à défendre jusqu’au bout les droits de l’Infant João de Castro – n’était donc pas davantage légitime ; et il n’était pas question de nier l’évidence, le Maître d’Avis ne l’était pas non plus. Le choix devait donc se faire en fonction d’une autre logique, politique et « nationale. » Qui parmi ces prétendants était en mesure de défendre l’indépendance du Portugal ? Sûrement pas Béatrice qui était mariée à un castillan qui n’avait pas hésité à assiéger Lisbonne ! L’Infant João de Castro, ou encore son frère l’Infant Dinis ? Non plus. N’avaient-ils pas pris autrefois la tête d’armées castillanes contre le Portugal et imposé de durs sièges aux forteresses et aux villes du royaume ? Seul le Maître d’Avis ressentait pour la patrie un amour impeccable, et à sa loyauté sans faille, il ajoutait un courage exemplaire. À lui seul, le discours du docteur João das Regras ne parvint cependant pas à convaincre tout à fait les partisans de João de Castro et plus particulièrement leur porte-parole Martim Vasques da Cunha. Avec trois cents écuyers armés, le connétable Nuno Álvares Pereira fit une démonstration de force qui les fit promptement revenir à la raison. Au terme de cette opération rhétorique et physique, le 6 avril 1385, le Maître d’Avis était élu dixième roi du Portugal. Et les représentants des conselhos, qui avaient tant œuvré à le faire proclamer, pouvaient espérer à présent obtenir quelque récompense.
Les doléances « populaires » : en quête d’une logique
16De ces Cortes de Coimbra, nous sont parvenus 24 capítulos gerais et 32 capítulos especiais présentés par la ville de Lisbonne. Marcello Caetano, le premier à les avoir publiés, conclut dans son étude que la séquence des requêtes est désordonnée, et il en propose par conséquent un classement en fonction de cinq sujets : la dénonciation des abus du roi Fernando ; la proclamation du nouveau roi ; le rétablissement de l’ordre public ; des questions intéressant les villes ; et des plaintes contre les agissements des nobles25. Il est cependant possible d’aller plus loin.
17Dans un travail pionnier, dans ses méthodes et ses résultats, José Mattoso a essayé de comprendre qui parlait dans ces cahiers en analysant le contenu de leurs revendications26. La conclusion à laquelle il parvient, en comparant les cahiers de quatre réunions des Cortes27, est que la voix du « peuple » est en fait celle de grands propriétaires ruraux, soucieux de pouvoir commercialiser leur production sans entrave et à un prix libre, d’interdire aux travailleurs toute liberté de mouvement et de fixer leurs salaires. La donne change à partir de 1372, moment où José Mattoso constate l’entrée aux Cortes, certes timide, de financiers et de grands commerçants. Ceux-ci prennent le dessus grâce à la « révolution » de 1383-1385, notamment les marchands de Lisbonne, Porto, Coimbra et Évora. Ainsi, les Cortes de Coimbra ne signifient pas tant la victoire d’une bourgeoisie contre des seigneurs, que le triomphe des villes sur les campagnes, et plus particulièrement de celles qui domineront désormais l’économie portugaise.
18Un autre jalon essentiel pour comprendre ce qui s’est joué à Coimbra en 1385 est l’analyse, à nouveau, d’Armindo de Sousa, qui permet lui aussi de rompre avec l’idée selon laquelle le discours des conselhos est un fidèle reflet de la réalité28. Selon lui, ce discours est marqué par l’urgence et l’opportunisme politique, et il est profondément politique, au sens où il renferme un projet29, dont ne rend finalement pas compte le classement de Marcello Caetano, lequel, en insistant surtout sur les abus du règne du roi Fernando, en définitive un classique à chaque début de règne, laisse penser à une attitude passéiste chez les procureurs des villes.
19Ceux-ci, dans un contexte favorable à l’ascension sociale, veulent plus de pouvoir pour les élites municipales et, ce qui est plus neuf, voire révolutionnaire, qu’elles entrent à part entière au Conseil royal ; ou, plus exactement, à un Conseil d’un nouveau genre, une sorte de task force, c’est-à-dire une délégation permanente des Cortes pour reprendre l’expression de M. Caetano, un gouvernement en somme30. Et cette révolution est déjà à l’œuvre dans les chapitres des cahiers, dont Armindo de Sousa montrent qu’ils placent en tête non pas des pétitions et des plaintes, mais des résolutions que commandent des expressions fermes et impératives : Acordamos, Consiramos au lieu des traditionnels « les peuples vous demandent… » ou « que votre Majesté veuille bien… » Les deux premières de ces résolutions déterminent la création de ce conseil rénové dans sa constitution et ses compétences, et règlent son fonctionnement. Les deux résolutions suivantes établissent le nombre et la localisation des tribunaux supérieurs d’appel et traitent de l’organisation judiciaire du royaume.
20Dans les doléances proprement dites à la suite de ces résolutions, les procureurs exigent que le roi ne décide jamais de la guerre et de la paix, de son mariage et de la frappe de la monnaie sans écouter d’abord les villes, et qu’il réunisse les Cortes chaque année. Sous l’apparent désordre se trouve donc un « dessein unitaire qui donne sa cohérence à l’ensemble : […] le dessein politique de renforcer le pouvoir des oligarchies municipales dans les villes et de les voir représentées dans les instances de décision du gouvernement central31. » En somme, et les mots de M. Caetano sont ici de mise, ces procureurs rêvent à une « monarchie limitée. » Et le roi ne doit rien décider sans prendre l’avis de ses conseillers, car c’est ainsi « qu’ont l’habitude de faire les rois d’Angleterre, et pour cette raison [qu’] ils sont loués partout dans le Monde32. » Pour former ce conseil, les procureurs ont en tête un équilibre, un nombre et des noms : deux prélats, quatre nobles, quatre lettrés et trois représentants pour chacune des trois plus importantes villes du royaume – Lisbonne, Porto, Coimbra –, le roi gardant la liberté d’en choisir un des trois.
21L’analyse en détail de ces cahiers et celle des capítulos especiais de Lisbonne désignent les représentants de cette ville comme principaux auteurs de ce dessein. Haut-lieu de la « révolution », principal soutien du nouveau roi, première contributrice à l’effort de guerre qui va suivre, la ville et son oligarchie, sûre de son pouvoir économique, réclament ainsi un pouvoir politique à la mesure de leur rôle. Avec une certaine arrogance toutefois. Comment caractériser sinon son attitude, lorsque ses délégués informent le roi que le peuple veut bien payer un impôt de guerre à condition que son trésorier soit choisi par les conselhos et indépendant de la Couronne, ou encore lorsqu’ils souhaitent étendre ce dispositif, toujours en 1385, à l’ensemble des finances du royaume ?
22Se méfiant des nobles qui rognent ses libertés et ses privilèges, cette oligarchie urbaine et capitale se méfie davantage encore du menu peuple, fauteur de troubles dans les villes et à la campagne. Aussi réclame-t-elle une répression féroce contre ces « ventres au soleil ». Ces représentants des conselhos de 1383-1385 forment un groupe ambitieux, attentif à la conjoncture économique, peu conformiste et en tout cas pas conservateur, qui regarde sereinement le futur. Lisbonne en tient fermement la tête, elle dont les délégués siègent d’ailleurs au centre du premier banc où siègent aussi Porto, Coimbra et Évora, également Santarém lorsque les circonstances sont plus « normales. » Et ceux-ci, lorsqu’ils parlent, s’expriment au nom de « tout le peuple », comme s’ils se sentaient investis d’une mission. Après tout, João n’avait-il pas été proclamé « Messie de Lisbonne » au début des émeutes ? Lisbonne et ses camarades du premier banc n’avaient-elles pas fait de ce « Messie » un roi du Portugal ? Il se devait à présent d’être reconnaissant, et le droit d’ailleurs l’y obligeait d’une certaine manière : quod omnes tangit debet ab omnibus approbari ! L’adage fut bel et bien employé à Coimbra, par cette oligarchie qui prétendait assumer la représentation de tout le peuple, qui allait payer la guerre et n’envisageait pas de ne pas être désormais associée à toutes les décisions.
23Elle se trompa cependant. Une fois terminée la guerre contre la Castille et les difficultés surmontées, João Ier oublia vite ce qu’il avait concédé à Coimbra. Mais sans doute n’avait-il rien concédé d’essentiel en fait, et suivi en définitive les conseils que lui donna Álvaro Pais, ce citoyen de Lisbonne qui l’accompagnait au début de son aventure : « Seigneur, faites comme ça : donnez ce qui n’est pas votre, promettez ce que vous n’avez pas, pardonnez à ceux qui ne vous ont pas fait du mal, et ça sera une grande aide pour les travaux qui vous attendent33. »
Notes de bas de page
1 M. Caetano, A Crise Nacional de 1383-1385. Subsídios para o seu estudo, Lisboa-São Paulo, 1985, p. 9. Je remercie vivement François Foronda d’avoir bien voulu relire très attentivement la version française de ce texte.
2 « As Cortes de 1385 » et « O Concelho de Lisboa na Crise de 1383-1385 », réunis dans ibid.
3 En plus du livre de Marcello Caetano déjà cité, l’opus magnum reste toujours la thèse de Salvador D. Arnaut, A Crise Nacional dos fins do Século xv. I – A sucessão de D. Fernando, Coimbra, 1960. Voir aussi J. Serrão, O Carácter social da revolução de 1383, Lisbonne, 1976 ; A. B. Coelho, A Revolução de 1383, 5a ed., Lisbonne, 1984 ; M. J. P. F. Tavares, « A nobreza no reinado de D. Fernando e a sua actuação em 1383-1385 », Revista de História Económica e Social, 12, 1983, p. 45-89 ; J. Antunes, A. R. de Oliveira et J. G. Monteiro, « Conflitos Políticos no reino de Portugal entre a Reconquista e a Expansão. Estado da questão », Revista de História das Ideias, 6, 1984, p. 25-160 ; 1383-1385 e a Crise Geral dos Séculos xiv e xv – Jornadas de História Medieval. Actas, Lisbonne, 1985. Álvaro Cunhal (1913-2005), le charismatique secrétaire général du Parti communiste Portugais, a lui-même écrit A Luta de classes em Portugal nos finais da Idade Média, 3a ed., Lisbonne, 1997 (le texte, rédigé en 1950, a été publié par la première fois dans le Cahiers du Centre d’études et de recherches marxistes, 56, 1967).
4 Fernão Lopes, Crónica del Rei Dom João I da Boa Memória, Parte Primeira, A. B. Freire (éd.), Lisbonne, 1977. Ces cahiers de doléance sont publiés dans M. Caetano, A Crise Nacional, les doléances générales aux p. 107-122 et celles de Lisbonne aux p. 189-203 ; ibid., p. 91-101 pour l’Auto de eleição de João I. Voir en outre les riches annexes documentaires du livre de S. D. ARNAUT, A Crise Nacional de finais do século xiv, p. 265-535.
5 C’est l’interprétation proposée par R. Costa Gomes dans sa récente biographie de D. Fernando, Mem Martins, 2005, p. 159-166.
6 Le Traité de Salvaterra de Magos (le 2 avril 1383).
7 Béatrice, la seule fille de Fernando et Leonor Teles, donc le gage de tous les traités et de toutes les alliances envisagées par son père, avait été promise en mariage à Fadrique, fils d’Henri II de Castille ; à Enrique, fils aîné de Jean Ier de Castille ; à Edward, fils du comte de Cambridge ; et encore à Fernando, deuxième fils de Jean Ier de Castille.
8 C’est aussi une famille d’exilés castillans, installée au Portugal depuis la guerre civile entre Pierre Ier de Castille et Henri de Trastamare.
9 Pour le distinguer du parti légitimiste tout court, celui de Beatrice, et du parti nationaliste, celui de João, Maître de Avis.
10 Frère de la reine, mais vexé de l’influence de João Fernandes Andeiro sur Leonor Teles.
11 « … Ho comuum poboo livre e nom sujeito a alguuns » (le simple peuple livre, non assujetti… » [Fernão Lopes, Crónica del Rei D. João I, p. 46]).
12 Fernão Lopes les désigne en employant des expressions telles que « ventres ao sol » ou l’« arraia miúda ».
13 Lorsqu’il apprend la mort du roi Fernando, Jean Ier ordonne immédiatement l’arrestation de l’infant João, afin de neutraliser ainsi ce potentiel rival au trône du Portugal.
14 Bien que ces campagnes furent globalement victorieuses, João de Avis et son connétable ne parvinrent cependant pas à prendre certaines places importantes (Alenquer, Vila Viçosa, Torres Vedras, Torres Novas).
15 Dont les bourgeois, comme dans d’autres villes du royaume, avaient été forcés par le petit peuple à se déclarer en faveur du Maître d’Avis.
16 Près de la ville de Portalegre, à 60 km de la frontière.
17 Sans combattre à cheval.
18 Mais c’est une question encore ouverte. L’étude des Cortes médiévales portugaises a été un territoire longtemps réservé aux historiens du Droit, qui prétendaient avoir tout dit sur le sujet. La thèse de doctorat d’A. de Sousa (As Cortes Medievais Portuguesas : 1383-1490, Porto, 1990) a totalement renouvelé la perspective. Son propos théorique et méthodologique est assez stimulant et rare en Europe pour qu’il mérite d’être mis en valeur. Précocement décédé, ce médiéviste n’a malheureusement pas étudié les Cortes avant 1383, et nombre de questions restent par conséquent sans réponse.
19 Braga, Porto, Lamego, Viseu, Guarda, Coimbra, Lisbonne, Évora et Silves.
20 Surtout le prieur de Santa Cruz de Coimbra et l’abbé d’Alcobaça.
21 Les documents indiquent aussi la présence de « beaucoup d’autres chevaliers et écuyers ». À juste titre me semble-t-il, Marcello Caetano estime qu’ils formaient les suites des nobles les plus importants.
22 Le benjamin persuade ensuite sa mère de changer de camp. Ajoutons que Nuno Álvares fut canonisé par Benoit XVI, au terme d’un procès de canonisation pour le moins pittoresque, le 20 avril 2009.
23 Parmi les absentes, citons par exemple Bragança, Chaves, Leiria, Óbidos, Alenquer, Beja, Torres Vedras et Torres Novas.
24 A. de Sousa, As Cortes Medievais Portuguesas, p. 133-135, selon un croquis de 1481-1482 d’Álvaro Lopes de Chaves, reproduit à la page 134, qui peut vraisemblablement s’appliquer à des assemblées antérieures.
25 M. Cateano, A Crise nacional de 1383-1385, p. 66.
26 J. Mattoso, « Perspectivas económicas e sociais das Cortes de 1385 », dans Jornadas sobre Portugal Medieval, Leiria, 1983, p. 159-170.
27 Lisbonne, 1352 ; Elvas, 1361 ; Lisbonne, 1371 ; Leiria, 1372.
28 A. de Sousa, « O Discurso Político dos Concelhos nas Cortes de 1385 », Revista da Faculdade de Letras – História, 2, 1985, p. 9-44.
29 D’après la définition bien connue d’É. Benveniste : « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (Problèmes de Linguistique Générale, Paris, 1966, p. 242).
30 Comme le signale F. Foronda, sur cette participation au conseil, remarquons la convergence entre l’ambition politique des concelhos portugais à Coimbra et celle des concejos castillans quelques mois plus tard à Valladolid (« Le conseil de Jéthro à Moïse : le rebond d’un fragment de théologie politique dans la rhétorique parlementaire castillane », Médiévales, 57, 2009, p. 79).
31 A. de Sousa, « O Discurso Político », p. 17.
32 M. Caetano, A Crise Nacional de 1383-1385, p. 108-109.
33 Fernão Lopes, Crónica del Rei Dom João, I, p. 49.
Auteur
Universidade do Porto
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Marquer la ville
Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle)
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.)
2013
Église et État, Église ou État ?
Les clercs et la genèse de l’État moderne
Christine Barralis, Jean-Patrice Boudet, Fabrice Delivré et al. (dir.)
2014
La vérité
Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
Jean-Philippe Genet (dir.)
2015
La cité et l’Empereur
Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
Antony Hostein
2012
La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010