Clisthène et Lycurgue d’Athènes : un bilan
p. 325-329
Texte intégral
1En choisissant les deux figures de Clisthène et de Lycurgue pour suivre le développement à Athènes du politique dans toutes ses dimensions, les organisateurs de ce colloque ont privilégié deux moments de l’histoire de la cité : la chute de la tyrannie en 510 et la défaite de Chéronée devant Philippe de Macédoine en 338. C’est en effet au lendemain de ces deux événements que se sont imposés l’un et l’autre de ces hommes, qui pourtant ne figurent pas parmi les hommes illustres de Plutarque. En mesurer l’importance était donc l’un des objets de cette recherche. Une première constatation s’impose aussitôt : la nature des sources dont nous disposons pour analyser les contributions respectives de Clisthène l’Alcméonide et de Lycurgue l’Étéoboutade à l’histoire d’Athènes et, plus précisément, du système politique à l’intérieur duquel s’inscrit cette histoire, la démocratie. Pour Clisthène, il nous faut faire confiance à Hérodote et à l’auteur de la Constitution d’Athènes, le premier plus précis quant à la séquence des événements qui suivirent la chute des tyrans, le second plus soucieux de développer l’ensemble des mesures attribuées au réformateur. Pour Lycurgue en revanche, on dispose non seulement d’un discours intégralement conservé et de fragments d’autres plaidoyers, mais aussi d’inscriptions contemporaines et du célèbre décret de Stratoklès de 307, connu à la fois par une inscription et par le texte de la Vie de Lycurgue du Pseudo-Plutarque, un décret voté alors que la démocratie venait d’être rétablie à Athènes sous l’autorité de Démétrios Poliorcète, après quinze années de régime censitaire.
2Le problème qui se pose aux historiens d’aujourd’hui, soucieux de prendre en compte toutes les dimensions du politique et non son seul aspect institutionnel, est de parvenir à comprendre ce qu’a été effectivement le rôle de ces deux hommes dans la construction du « modèle » athénien. Pour Clisthène, il importait non pas de mettre en question mais de moduler l’analyse qu’avaient donnée de ses réformes Pierre Lévêque et Pierre Vidal-Naquet, et de s’interroger en particulier sur la séquence même des événements qui avaient suivi la chute des tyrans, œuvre des Lacédémoniens, mais aussi sur le sens qu’il fallait donner à la fameuse formule d’Hérodote disant que l’Alcméonide, pour s’imposer face à Isagoras, « avait fait entrer le dêmos dans son hétairie1 ». Car une telle formule impliquait que, en dépit des réformes attribuées à Solon, les « compagnonnages » et autres formes d’associations constituées autour d’une famille ou du sanctuaire d’un héros local structuraient encore la société athénienne. Autre question également importante, le rôle que le dêmos avait pu jouer dans le rappel de Clisthène et des familles condamnées à l’exil par Isagoras, en particulier en venant assiéger ses partisans qui s’étaient, avec l’aide du roi spartiate Cléomène, rendus maîtres de l’Acropole. Enfin, l’organisation nouvelle du territoire, les dix tribus territoriales substituées aux quatre tribus ioniennes, la formation des trytties, les pouvoirs et le mode de recrutement de la Boulè (création nouvelle ou adaptation de la Boulè solonienne au nouveau système décimal). Mesurer la part de la tradition et mettre l’accent sur les nouveautés ont permis de donner une interprétation plus nuancée du « pythagorisme » de Clisthène : car s’il a pu y avoir une telle inspiration chez le réformateur, il n’en reste pas moins que le nouveau découpage du territoire de l’Attique ne répondait pas seulement, ou pas nécessairement, au souci de briser les solidarités régionales ou de répartir les nouveaux citoyens, mais prenait également en compte des structures antérieures, comme les kômai, dans la formation des dèmes et des trytties.
3Une autre question concernant Clisthène est celle de son « oubli », dont l’une des manifestations est le culte rendu aux tyrannoctones. J’y vois pour ma part un écho des conflits qui encore au ve siècle opposaient les membres des grandes familles athéniennes. Ce n’est pas un hasard si, à la veille de la guerre du Péloponnèse, on invoquera encore l’affaire des « sacrilèges2 ».
4Le cas de Lycurgue est un peu différent, encore que là aussi il s’agisse d’abord, dans un contexte d’effondrement des ambitions de la cité, de faire renaître le souvenir de sa grandeur passée. La « politique » de Lycurgue s’inscrit cependant dans une évolution sensible depuis le début des années 1950, et qu’on devine dans les préoccupations qu’expriment aussi bien Isocrate que Xénophon. Le retour à la patrios politeia que réclame le premier dans l’Aréopagitique répond à cette hiérarchisation au sein du koinon entre ceux qui participent activement à la vie politique et les simples idiôtai, mais annonce aussi le rôle nouveau attribué à l’Aréopage, investi d’une sorte de « ministère public » par la procédure de l’apophasis. Le souci d’accueillir les étrangers, singulièrement ceux qui s’adonnent au commerce, que manifeste Xénophon dans les Poroi, se retrouve dans la période qui suit Chéronée, quand le ravitaillement d’Athènes en grains est de plus en plus difficile. On ne s’étonnera pas que Lycurgue accuse Léocrate, un Athénien, d’avoir transporté du blé ailleurs qu’à Athènes, alors que des étrangers ont contribué au ravitaillement de la cité et reçoivent de ce fait des privilèges.
5Par ailleurs, ce même Xénophon invite les Athéniens à abandonner leurs ambitions impérialistes et à établir sur les Grecs une hégémonie « charismatique3 ». C’est bien là ce qu’on retrouve dans certaines formules du Contre Léocrate, et à quoi répondent à la fois le souci de rendre leur éclat aux grandes fêtes religieuses et l’évocation du patrimoine commun aux Grecs que sont en particulier les poèmes homériques.
6Enfin les Poroi sont un projet, certes utopique, mais qui répond à la nécessité de trouver de nouvelles sources de revenus pour la cité. De fait, ce sera là l’un des aspects de la politique de Lycurgue que met en valeur le décret de Stratoklès. Or, cette politique de réorganisation des finances remonte elle aussi aux années d’avant Chéronée. On lui associe en particulier le nom d’Eubule, qui aurait agi en tant que trésorier de la caisse du theorikon, cette indemnité versée aux citoyens lors des représentations dramatiques. Lycurgue portera, lui, le titre de trésorier de la dioikêsis. L’une et l’autre charges se distinguaient des magistratures annuelles par leur durée (quatre ans), et, comme Eubule, c’est en l’exerçant plusieurs fois que Lycurgue aurait en fait gouverné la cité4.
7La création de ces magistratures nouvelles répondait à des exigences immédiates, mais elle traduisait aussi l’évolution de la société athénienne. Les usages nouveaux de la procédure d’eisangélie, dont témoignent non seulement le Contre Léocrate mais divers procès auxquels est associé le nom de Lycurgue, sont révélateurs de ces transformations : on peut reprocher à Léocrate non seulement son manque de patriotisme et son refus de défendre la cité, mais aussi d’avoir contrevenu à la loi interdisant de livrer du blé ailleurs qu’à Athènes, de s’être enfui en compagnie de sa « maîtresse » et d’avoir méprisé les dieux de la cité, à d’autres de louer des prostituées plus cher que le prix autorisé, de commettre l’adultère ou encore de donner une version fausse d’un songe. L’indignation d’Hypéride face à ces abus du recours à la procédure d’eisangélie témoigne que ce n’était pas là la conséquence d’une disposition juridique nouvelle, et l’on sait que Léocrate fut acquitté par le tribunal. Dans cette Athènes contrainte d’adhérer à l’alliance macédonienne, le conflit, l’agon, demeurait au cœur de la vie politique, comme l’atteste le célèbre procès sur la Couronne. Mais une évolution des pratiques sociales et politiques commençait à se manifester, sans que soit pour autant remis en question le principe de la souveraineté du dêmos.
8Attribuer l’origine de ces transformations au seul Lycurgue est sans doute excessif, et l’on doit accepter avec prudence les reconstitutions élaborées a posteriori. Pourtant, il n’est pas indifférent qu’on prête à ce même Lycurgue l’initiative consistant à établir un texte définitif de l’œuvre des trois grands poètes tragiques du ve siècle. On a déjà évoqué l’importance accordée aux grandes fêtes religieuses, dont le théâtre est l’une des manifestations. Mais pourquoi établir un texte définitif ? À cette question, il n’est pas aisé de répondre. On peut évoquer la tradition qui faisait de Lycurgue un disciple de Platon. Ce dernier accordait une importance très grande à l’éducation, au point de proposer, dans la cité des Lois, une magistrature spéciale de « directeur de toute l’éducation » (765D). Certes, l’œuvre des poètes tragiques ne tenait pas une grande place dans cette éducation. Et Platon n’autorisait les représentations dramatiques qu’après jugement des magistrats sur le contenu des œuvres proposées. Mais cela impliquait l’existence d’un texte sur lequel les magistrats pouvaient se prononcer. Lycurgue, quant à lui, n’avait pas cette réserve à l’encontre des poètes tragiques, et la longue citation de l’Érechthée d’Euripide en témoigne. Prouve-t-elle la réalité de cette décision d’établir une version définitive du texte des trois grands Tragiques ? Là encore, il importe d’être prudent. Reste une évidence que des travaux récents ont soulignée : les progrès de l’usage de l’écriture au cours des deux siècles qui suivent les réformes de Clisthène5. Déjà, la loi sur l’ostracisme supposait qu’au moins un certain nombre de citoyens étaient capables d’inscrire un nom sur un tesson, et l’on sait que les ostraka retrouvés en apportent la preuve6. La révision des lois entreprise au lendemain de la première révolution oligarchique et poursuivie jusqu’au lendemain de la seconde restauration démocratique, et leur affichage avaient pour principal objectif de permettre à tous de les connaître. La publication des discours des orateurs de la fin du ve et du ive siècle est un autre exemple de cette diffusion de l’écriture. Platon dans les Lois proposait que les désignations des magistrats comme les décisions des juges soient écrites. Étendre cette pratique aux œuvres des poètes pouvait s’inscrire dans les mêmes préoccupations. Cela dit, le seul témoignage de l’auteur de la Vie de Lycurgue implique-t-il l’attribution à Lycurgue d’une telle entreprise ? Il ne faut pas oublier en effet qu’entre 317 et 307 Athènes fut gouvernée par Démétrios de Phalère, lequel, après la victoire du Poliorcète et la restauration de la démocratie, s’enfuit d’abord en Béotie, puis en Égypte où il devint le conseiller du premier Ptolémée. C’est lui qui aurait incité le Lagide à créer la fameuse Bibliothèque d’Alexandrie. Supposer que c’est lui plus que Lycurgue qui aurait pris l’initiative de cette fixation du texte des Tragiques est peut-être hasardeux. Mais Démétrios avait été élève du Lycée, et l’on sait qu’Aristote possédait une bibliothèque.
9On le voit, la confrontation de deux moments de l’histoire d’Athènes liés aux noms de Clisthène et de Lycurgue ne permet de parler ni d’« aube et de déclin », ni de « grandeur et décadence ». Si les pratiques religieuses connaissent un tel éclat à l’époque de Lycurgue, c’est peut-être pour réagir au lendemain de la défaite contre certains dérapages liés à l’enseignement des sophistes dénoncés par Platon. De même, une plus grande rigidité institutionnelle s’inscrit-elle dans une réaction face à l’évolution de la vie politique, évolution elle-même liée partiellement aux conditions nouvelles de la vie économique et aux transformations de la société, une société au sein de laquelle la place des femmes n’était plus tout à fait ce qu’elle était auparavant. On pourrait multiplier les exemples de ces évolutions, tantôt parallèles, tantôt suivant des rythmes différents, qui obligent à prendre en compte ces diverses figures du politique telles que nous pouvons les appréhender à travers une riche documentation, dont la lecture ne saurait cependant être immédiate. Ce sera, me semble-t-il, la conclusion qu’appelle ce travail collectif, qui nous invite à poursuivre nos recherches pour mieux comprendre ce « modèle » athénien qui n’a pas fini de nous interroger.
Notes de bas de page
1 Il serait intéressant de s’interroger sur ce qu’était ce dêmos au moment de la chute de la tyrannie. Car l'époque des Pisistratides avait certainement connu un accroissement du nombre des artisans au sein de la population, dont certains ont pu être intégrés au dêmos avant même que Clisthène ne crée des neopolitai.
2 Cette accusation visait, on le sait, Périclès, Alcméonide par sa mère, et prouvait que l’argument pouvait encore servir.
3 J'emprunte cet adjectif au livre de Vincent Azoulay 2004. Il me semble particulièrement convenir aux relations que préconise Xénophon entre Athènes et les Grecs.
4 Bien que, comme pour Eubule, on ne sache pas s’il s’agit d'une réélection immédiate ou postérieure.
5 Voir en particulier les livres récents de Gagarin 2008 et Ober 2008b.
6 Cela me semble incontestable, en dépit de la célèbre anecdote rapportée par Plutarque, Aristide (7, 7-8), et des nombreux ostraka, rédigés de la même main et portant le nom de Thémistocle.
Auteur
Université Paris 8 Saint-Denis
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