1Cette présentation historiographique consacrée à la naissance d’une discipline dans le champ de l’Altertumswissenschaft est un hommage à Pauline Schmitt Pantel, qui lui offrit les moyens de se vivifier dans le cadre des axes de recherche de l’équipe Phéacie (universités Paris 1/Paris 7) entre 2000 et 20101, une équipe aujourd’hui intégrée à l’UMR 8210 ANHIMA2. L’objet de cet article est d’analyser les étapes de la création, de l’affermissement et de l’épanouissement d’une discipline dont le destin est fondamentalement lié à celui du concept de « droit grec ». Il s’agit de voir comment la papyrologie juridique grecque plonge ses racines comme discipline fondamentale de la recherche historique dans l’université allemande de la dernière décennie du xix^e siècle, puis comment elle accède au statut de discipline autonome dans la seconde moitié du xx^e siècle3. Son essor en France peut être daté des années 1960 quand Joseph Mélèze Modrzejewski développe la discipline, en premier lieu dans le cadre du CNRS.

2On s’interrogera sur deux phénomènes : la découverte d’une nouvelle source historique, les papyrus, cette « mémoire des sables d’Égypte », et l’émancipation progressive du droit grec de la tutelle exercée par le droit romain. Ce tableau de la genèse d’une discipline qui rassemble des juristes et des historiens, unis par la conscience de l’intérêt d’écrire l’histoire juridique grecque, sera également un hommage rendu aux savants qui lui ont consacré – en partie ou en totalité – leur Lebensaufgabe, leur énergie scientifique. La discipline se développe en France dans une relation étroite avec les sciences historiques. Joseph Mélèze Modrzejewski devient professeur d’histoire grecque à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. L’historien du monde grec Pierre Vidal-Naquet rédige la dimension papyrologique de son œuvre sur le droit fiscal des Ptolémées4. Claude Orrieux, historien des archives de Zénon de Kaunos, accorde une place significative au droit, puisque Zénon « a trouvé sa chance » dans la rencontre du « droit international grec, artificieusement appliqué à un contexte social radicalement différent » et au « droit indigène »5.

3Cette présentation insistera sur le rôle des savants dans la construction d’une nouvelle science humaine, et sur celui des institutions, centre de recherche et université dans leur devenir. Elle entend aussi montrer – dans ce cas comme dans d’autres – que le travail scientifique dans les instituts de recherche, les universités et les rencontres internationales subit aussi les incidences de la vie du monde. La géographie du destin de cette discipline est de fait indéniablement marquée par les aléas politiques du « terrible xx^e siècle ».

Ludwig Mitteis, fondateur d’une nouvelle discipline dans la recherche historique

4Ludwig Mitteis (1859-1921) doit être regardé comme le créateur de la discipline. Ce juriste enseignant le droit romain à l’université de Leipzig a compris d’emblée les extraordinaires possibilités offertes au développement de l’Altertumswissenschaft par la documentation papyrologique. Il fait partie de cette génération de savants qui voient affluer les papyrus trouvés dans la vallée du Nil et les oasis vers les musées, les universités et les instituts spécialisés6. Le premier papyrus grec provenant d’Égypte a été publié en 1788 à Rome par un savant danois, Niels Iversen Schow. Il s’agit d’une liste de paysans d’un village du Fayoum astreints à des corvées pour l’entretien des canaux et des digues en 192-193.

5Mais il faut attendre 1877 pour que l’Europe savante se mobilise dans ce que l’on a pu appeler une « chasse aux papyrus ». Cette année est, en effet, celle de l’arrivée sur le marché cairote des antiquités d’une masse considérable de papyrus provenant pour l’essentiel du Fayoum et, plus particulièrement, de son chef-lieu, Medinet-el-Fayoum, l’ancienne Krokodilopolis-Arsinoé. Ces papyrus étaient écrits en grec, latin, copte, hébreu, syriaque, persan et arabe. La période romaine était particulièrement bien représentée. Les consuls d’Allemagne, de France et de Grande-Bretagne s’efforcent d’acheter le plus grand nombre de ces textes issus de fouilles clandestines. Les acquisitions les plus importantes sont faites pour le compte de l’archiduc d’Autriche Rainer. Les fonds considérables qu’il investit permettent d’acheter de nouveaux textes sur le marché des antiquités, mais aussi de lancer une campagne de fouilles à Arsinoé. Entre 1881 et 1896 furent transférés à Vienne environ 70 000 papyrus grecs, 30 000 arabes, 5 000 coptes et plus de 200 persans. Ils entrèrent en 1899 par don dans les collections de la Nationalbibliothek d’Autriche. Une exposition donne à voir à Vienne, en 1892, les papyrus les plus remarquables. D’autres pays européens, puis les États-Unis, ouvrent eux aussi des chantiers de fouilles.

6La Grande-Bretagne et l’Allemagne se distinguent par la richesse de leurs découvertes. Le financement britannique est assuré par l’Egypt Exploration Fund, devenu en 1920-1921 l’Egypt Exploration Society. L’Allemagne met sur pied en 1902 un cartel d’achat (Deutsche Papyrus-Kartell) afin d’éviter la concurrence entre universités allemandes en coordonnant les achats et en assurant leur répartition entre les membres. Parmi les quatre membres fondateurs se trouve l’université de Leipzig, où enseigne Ludwig Mitteis, les trois autres étant Strasbourg, Giessen et Würzburg. L’existence de ce cartel, qui comptera jusqu’à treize membres et qui cessera son activité en 1914, explique les richesses papyrologiques des universités allemandes. Elles se répartissent en effet à Berlin, Bonn, Brême, Cologne, Erlangen, Fribourg, Giessen, Halle, Hambourg, Heidelberg, Iéna, Kiel, Leipzig, Marburg, Munich et Würzburg. À titre de comparaison, la France ne compte que trois villes possédant (hors collections privées) des papyrus : Lille, Paris et Strasbourg où se trouve la collection plus importante, comprenant 5 171 papyrus et 4 951 ostraca dont 5 seulement ont été acquis depuis 1918, en l’occurrence en 1968 grâce aux fonds versés par l’Allemagne pour dommages de guerre. Ce n’est donc pas le fait du hasard si les premiers outils de la papyrologie documentaire ont été créés par des chercheurs de langue allemande : par exemple, le Sammelbuch griechischer Urkunden aus Aegypten dont le tome 1 est publié par Friedrich Preisigke à Strasbourg et à Berlin en 1915, ou le Wörterbuch der griechischen Papyrusurkunden aus Ägypten, également initié par Friedrich Preisigke, et dont le tome 1 paraît en 1925 à Berlin.

7C’est dans ce contexte très favorable que Ludwig Mitteis devient, avec l’historien berlinois Ulrich Wilcken, un disciple du juriste Theodor Mommsen, l’une des figures principales de la papyrologie documentaire en Allemagne. Carl Wessely, le papyrologue viennois chargé de la publication des papyrus Rainer grecs et latins, fait appel à sa collaboration pour la publication en 1895 du tome I du Corpus papyrorum Raineri archiducis Austriae, qui rassemble les Rechtsurkunden7. Il publie en 1906 le premier tome des papyrus de son université, Leipzig, en y associant Ulrich Wilcken8. Porté par l’enthousiasme de ces nouvelles découvertes, il annonce le 5 avril 1900 au congrès national des historiens allemands réuni à Halle que si le « xix^e siècle avait été celui de l’épigraphie, le xx^e siècle serait celui de la papyrologie9 ! ».

8Ludwig Mitteis intègre désormais les papyrus grecs parmi les sources juridiques qu’il utilise dans ses publications. C’est le cas de son ouvrage majeur publié à Leipzig en 1891, où il pose des concepts promis à un bel avenir chez les historiens des droits de l’Antiquité : ceux de Reichsrecht et de Volksrecht pour caractériser les deux droits qui coexistent au sein de l’Empire romain10. Il insiste tout naturellement dans son introduction sur l’importance de la publication toute récente des papyrus11, dont il dresse dans l’index un inventaire qui offre une photographie de l’état de la constitution des corpus. Il distingue les fonds anciens, c’est-à-dire ceux publiés dans les deux premiers tiers du xix^e siècle, et les papyrus tout récemment publiés à Berlin, Londres, Paris et surtout Vienne12. Il est important de constater qu’il utilise également les papyrus démotiques, en particulier les travaux du démotisant parisien Eugène Revillout13. Mitteis y admet le principe de l’unité substantielle du droit grec (Rechtseinheit) en dépit de la diversité locale. Cette théorie sera adoptée, avec des nuances, par l’immense majorité des jusgrécistes, entre autres Egon Weiss14, Fritz Pringsheim15, Hans-Julius Wolff16, Joseph Mélèze Modrzejewski17, Arnaldo Biscardi18, Barbara Anagnostou-Canas19 et, tout récemment, Michael Gagarin20. Les défenseurs les plus éminents de l’idée contraire, à savoir la pluralité des droits grecs, sont Moses Finley21 et Johannes Triantaphyllopoulos22. Il publie en 1912 le premier manuel de papyrologie juridique, ses Grundzüge, qu’il accompagne d’une anthologie de textes, sa Chrestomathie23.

9L’intérêt pour le droit grec se développe dans la France du xix^e siècle auprès de juristes qui se tournent surtout vers les époques archaïque et classique, Georges Barrilleau à Poitiers, Ludovic Beauchet à Nancy (1855-1914), Exupère Caillemer à Grenoble (1837-1913) ou Rodolphe Dareste (1824-1911), l’un des quatre fondateurs à Paris en 1855 de la Revue historique de droit français et étranger, et l’un des trois auteurs, avec Bernard Haussoulier et Théodore Reinach, d’un Recueil des inscriptions juridiques grecques, paru à Paris en 1891-1904. Tous poursuivent le même objectif : fonder le droit grec comme discipline autonome en mettant en valeur son importance pour la compréhension du monde grec et romain. Il leur faut pour cela montrer que cette discipline peut accéder à la même dignité que le droit romain, qui jouit depuis l’Antiquité d’un prestige sans égal. En effet, Cicéron avait montré son dédain pour le droit grec en ces termes, dans le De oratore :

« Vous goûterez encore (autre fruit de cette étude) le plaisir et la joie de reconnaître combien nos aïeux l’ont emporté en intelligence avisée sur toutes les autres nations (gentes) : constatation facile, pour peu que vous compariez nos lois (leges) avec celles de leur Lycurgue, de leur Dracon, de leur Solon. On ne saurait croire, en effet, à quel point règne dans le droit civil, partout ailleurs que chez nous, une confusion presque ridicule ; c’est ce que je ne cesse de montrer dans mes entretiens journaliers, lorsque je place la sagesse de nos hommes d’État bien au-dessus de celle dont les autres peuples ont fait preuve, notamment les Grecs24. »

10À l’époque moderne, le droit romain connaît avec la Renaissance européenne un nouvel âge d’or avec la redécouverte de ses sources textuelles, son enseignement dans les prestigieuses universités italiennes et ce qu’il est convenu d’appeler sa réception (Rezeption) à partir du xvi^e siècle en Allemagne où il devient le ius commune, en Autriche où son adoption fut moins forte, puis en Bohême au xvii^e et au xviii^e siècle où il se vit reconnaître un rôle subsidiaire en certains domaines25. Cette prééminence explique le fait que les universités européennes disposent depuis le début de l’ère moderne de chaires de droit romain, et non de droit grec.

11Les travaux de ces pionniers restent cependant marqués par leur formation en droit romain. Ils analysent l’expérience juridique grecque à travers les catégories juridiques de la jurisprudence et de la doctrine romaines. Le droit grec, défini comme une discipline autonome, restait ainsi « en servitude ». Le temps de l’émancipation devait encore attendre26.

12L’intérêt pour le droit grec s’exprime dès le xix^e siècle auprès de savants d’autres disciplines, en particulier les historiens. Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889) publie en 1864 sa Cité antique dont le sous-titre, parfois omis dans les rééditions, est Étude sur le culte, le droit, les institutions de la Grèce et de Rome27. Certains de ses travaux approfondissent ce livre de référence, ainsi son Étude sur la propriété à Sparte, un mémoire lu devant l’Académie des sciences morales et politiques de Paris en 187928, qui s’achève sur cette phrase pessimiste : « […] plus le législateur avait fait un effort pour faire régner l’égalité, plus l’inégalité est devenue profonde ». Fustel y révèle un souci de comparatisme avec d’autres sociétés humaines29, qui sera prôné – au xx^e siècle – par l’historien du droit grec Louis Gernet (1882-1962) dans sa perspective de construction d’une démarche anthropologique.

L’essor de la discipline dans la première moitié du xx^e siècle

13L’impulsion décisive donnée par Ludwig Mitteis stimule l’ardeur des chercheurs, historiens ou juristes, alors que le corpus des papyrus ne cesse d’augmenter. Des outils nouveaux paraissent. Marco Modica fait paraître en 1914 à Milan une excellente introduction de 388 pages à la papyrologie juridique30. Paul M. Meyer, par ailleurs éditeur de papyrus de Giessen31 et de Hambourg32, publie en 1920 à Berlin une anthologie de textes juridiques commentés, qui double la Chrestomathie de Mitteis et qui constitue de fait un manuel de dimension plus modeste, mais toujours utile33. Des chroniques périodiques informent dans des revues juridiques ou papyrologiques des progrès de la science34. Des états de la question sont régulièrement présentés, par exemple par le juriste Paul Collinet (1869-1933), professeur à la faculté de droit de Paris, au Troisième congrès international de papyrologie à Munich, en septembre 1933, dont le thème est Papyri und Altertumswissenschaft et où les plus grands représentants de la papyrologie sont présents35. Paul Collinet montre alors tout l’apport des papyrus pour l’étude 1/des personnes, 2/de la famille, 3/de la propriété et des droits réels, 4/des obligations, 5/du droit pénal, 6/des successions et des dispositions à cause de mort, 7/de la justice (procédure et procès)36. Après la Seconde Guerre mondiale, les centres les plus actifs sont indéniablement les universités polonaises et allemandes.

14La Pologne, qui avait contribué dans l’entre-deux-guerres à l’essor des études papyrologiques avec des savants comme S. Witkowski, A. Berger, S. Waszynski ou J. Manteuffel, va bénéficier de la pleine maturité de Raphael Taubenschlag (1881-1958). Il devait donner un nouvel élan à la discipline à l’université de Varsovie à partir de 194737. Originaire de Cracovie, formé à Leipzig par Ludwig Mitteis, il s’exile en 1940-1941 à Aixen-Provence, avant de partir pour les États-Unis où il réside à New York jusqu’à son retour en Pologne. Il devient alors durant cinq années professeur d’Ancient Civilizations à l’université Columbia38. C’est là qu’il rédige et publie en 1944 la première édition d’une somme, Law of Greco-Roman Egypt in the Light of the Papyri (332 B.C. -640 A.D.) chez Herold Square Press39. Il y fonde en 1946 le Journal of Juristic Papyrology avec le soutien du Polish Institute of Arts and Sciences in America. Son retour en Pologne en 1947 est marqué par le transfert du Journal of Juristic Papyrology publié à Varsovie à partir de 1948, la préparation d’une seconde édition révisée de son manuel, qui paraît à Varsovie en 1955, et la formation d’une nouvelle génération de papyrologues. Salué unanimement comme un livre exceptionnel, ce manuel n’en reste pas moins marqué – comme l’œuvre de son maître Mitteis – par une formation centrée sur le droit romain. Dans la préface qu’il consacre à son collègue et ami dans ses Opera Minora posthumes, le juriste Vincenzo Arangio-Ruiz insiste sur le fait que ses premiers travaux scientifiques sont rigorosamente romanistici40. La table des matières du tome I de ses Opera Minora fait bien apparaître le cœur de son activité scientifique : sur treize articles, dix concernent le droit romain et trois le droit grec et hellénistique – deux portent sur l’Égypte ptolémaïque et un sur le droit athénien au iv^e siècle.

L’affirmation de la papyrologie comme discipline scientifique autonome

15La rupture avec le droit romain sera l’œuvre du juriste et papyrologue allemand Hans-Julius Wolff (1902-1983)41. Sa vocation naît durant ses études berlinoises auprès de ses premiers maîtres en papyrologie, Ulrich Wilcken et Wilhelm Schubart. Séduit par l’Altertumswissenschaft, il trouve son bonheur dans l’étude des textes documentaires et non dans la philologie pure. La métrique et l’art de la prose, tout ce qu’il désigne lui-même comme étant rein Literarische, le laissent insensible. Succombant aux charmes de la papyrologie juridique, il entreprend des études de droit à partir du quatrième semestre de son cursus universitaire. Il se formera ensuite dans le séminaire de droit romain et de papyrologie grecque de Josef Partsch, et auprès du juriste Ernst Rabel, qui revendique son appartenance à l’école de Mitteis. Wolff soutient sa thèse à la faculté de droit de Berlin en juin 1932. Mais il quitte l’Allemagne en 1935 en raison des lois antisémites du régime nazi pour enseigner à l’Universidad Nacionál de Panama le droit romain et panaméen. Il séjourne ensuite aux États-Unis de 1943 à 1952 où il enseigne des disciplines variées (le droit, mais aussi l’histoire, la science politique ou l’allemand), successivement à l’université du Michigan, à Chickasha (Oklahoma College for Women), à l’Oklahoma City University et à l’université de Kansas City dans le Missouri. Revenu en Allemagne, il occupe d’abord la chaire de droit romain à Mayence, avant d’enseigner à partir de 1955 à Fribourg-en-Brisgau. Son œuvre scientifique est double. Elle est tournée vers la rédaction d’une œuvre importante de plus de 173 titres42, mais aussi vers la structuration d’un réseau de chercheurs tournés vers le droit grec à travers le monde. Excellemment formé au droit romain et byzantin qu’il enseigna et sur lequel il ne cessa de publier, le savant eut comme grand projet de donner la même dignité scientifique au droit grec qu’au droit romain. Il était parfaitement conscient des deux handicaps épistémologiques que connaissent les hellénistes par rapport aux romanistes43 : d’une part, l’absence de codification, même provisoire ou incomplète, du droit grec à l’instar du droit romain ou d’autres droits antiques. Le terme de code parfois employé dans le monde grec est de fait une impropriété, à moins d’en restreindre l’objet à un domaine particulier, au sens où existe aujourd’hui un code de commerce ou un code de la nationalité44. D’autre part, l’absence de science du droit grec, d’où l’inexistence de traités théoriques. La profession de juriste n’existe ni dans le monde grec, ni dans le monde hellénistique. Les experts en droit grec sont, dans l’Athènes classique, les orateurs, dans le monde hellénistique, les avocats et les notaires, qui ont besoin de connaissances juridiques pour plaider dans les procès ou pour établir des documents juridiques.

16Le souci de Hans-Julius Wolff a donc été de montrer la pertinence du concept de droit grec (Griechisches Recht) en usage depuis Ludwig Mitteis. Il s’est attaché à faire l’inventaire des sources disponibles, littéraires (orateurs attiques, philosophes et moralistes, historiens et lexicographes, poètes) et documentaires (épigraphie et papyrologie). Pour l’épigraphie, il convient de citer son étude sur l’importance de l’épigraphie pour l’histoire du droit grec présentée au congrès international d’épigraphie latine et grecque de Munich en 197245. Ses ouvrages ont traité de la Grèce des cités, en particulier de l’Athènes des orateurs, mais surtout de l’Égypte ptolémaïque. Son grand mérite aura été de reconstituer dans une monographie parue à Munich en 1962 le système judiciaire de l’Égypte des Ptolémées46. Son opus magnum est cependant resté inachevé. Le tome 1 de sa somme, Das Recht der griechischen Papyri Ägyptens in der Zeit der Ptolemäer und des Prinzipats, paraît en 197747 ; le tome 2 ne paraît qu’en 2002 à partir de ses notes relues et enrichies par Hans-Albert Rupprecht48.

17Le second axe de son activité scientifique est l’organisation de la recherche sur le droit grec au niveau international. Elle résulte des étroits contacts noués avec d’autres savants avec lesquels il organise en 1971 le premier Symposion international de droit grec et hellénistique au Schloss Rheda près de Bielefeld et avec lesquels il crée l’Internationale Gesellschaft für griechische und hellenistische Rechtsgeschichte, une association informelle, sans statut déposé, qui n’existe que par liens personnels, amicaux et scientifiques, entre ses membres. Cette société entend étudier le droit grec aux époques archaïque, classique et hellénistique, sans négliger l’influence grecque sur la doctrine romaine, l’évolution du droit dans les provinces hellénisées de l’Empire mondial des Romains et les survivances juridiques grecques à Byzance. Depuis la disparition de Hans-Julius Wolff en 1983, le président de cette Société internationale de droit grec et hellénistique est Joseph Mélèze Modrzejewki qui a donné une impulsion majeure au développement de la papyrologie juridique dans l’université et la recherche françaises49. Né à Lublin, en Pologne, en 1930, il fut l’élève après la Seconde Guerre mondiale de Raphael Taubenschlag à Varsovie. Encouragé par son maître, il publie son premier article scientifique à vingt et un ans et apparaît vite comme son héritier. Raphael Taubenschlag décède en 1958, mais Joseph Modrzejewski quitte la Pologne, alors en proie à des persécutions antisémites, pour enseigner d’abord en Allemagne à Marbourg-sur-Lahn et à l’université de la Sarre. D’autres élèves de Taubenschlag maintiendront cette discipline en Pologne50. Devenu ensuite chercheur au CNRS à Paris, il est élu en 1972 à l’EPHE IV^e section, titulaire d’une chaire d’étude intitulée « Papyrologie et histoire des droits de l’Antiquité ». Il assure de plus, de 1978 à 1999, une initiation à la papyrologie documentaire dans le cadre de son enseignement comme professeur d’histoire grecque à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Son enseignement, appuyé par la Chronique papyrologique qu’il assure dans la Revue historique de droit français et étranger, assure le rayonnement de la papyrologie juridique auprès de générations de collègues, d’étudiants et d’auditeurs. Les trois autres membres du directoire assurant la direction de cette Société de droit grec sont Eva Cantarella, Michael Gagarin et Gerhard Thür. Eva Cantarella crée avec Alberto Maffi en 1998 la revue DIKE. Rivista di storia del diritto greco e ellenistico qui est la première à être tournée exclusivement vers le droit grec et hellénistique51. Gerhard Thür, ancien directeur de l’institut de droit romain de l’université de Vienne, assure le financement de la publication des Symposia grâce à la générosité de son université. La chronique des publications en papyrologie juridique est désormais assurée par Joachim Hengstl (Marbourg-sur-Lahn) dans son Juristische Literaturübersicht, qui couvre l’ensemble de l’Antiquité et qui paraît tous les trois ans dans le JJP. L’étape la plus récente de la structuration de la discipline, droit grec et papyrologie juridique, est la publication d’un manuel, The Cambridge Companion to ancient Greek Law, coordonné par des collègues américains, Michael Gagarin (université du Texas) et David Cohen (Berkeley). Cet ouvrage permet bien évidemment de renforcer la formation des futurs étudiants de droit et d’histoire pour assurer l’avenir de la discipline au xxi^e siècle.

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18La papyrologie juridique grecque constitue donc une branche d’une discipline plus large, le droit grec et hellénistique, la Juristische Gräzistik de Hans-Julius Wolff, qui intègre toutes les sources textuelles de l’histoire ancienne, sources littéraires, épigraphiques et papyrologiques. Elle est reconnue à la fois par les papyrologues, les juristes et les historiens de l’Antiquité, qui y trouvent chacun des sources souvent uniques, car l’Égypte en a assuré la conservation grâce à la sécheresse de ses marges désertiques. Tout antiquisant, tout helléniste, tout romaniste, tout byzantiniste qui prend en main un manuel général de papyrologie grecque, que ce soit celui d’Orsolina Montevecchi, d’Hans-Albert Rupprecht ou de Roger Bagnall52, ne peut que constater la richesse de cette documentation.

19Sa présence dans les cursus universitaires et dans les centres de recherche tournés vers les sciences de l’Antiquité est aujourd’hui bien assurée, essentiellement en Allemagne, en Autriche, en France, en Grande-Bretagne, en Grèce, en Israël, en Italie, en Pologne et aux États-Unis53. L’empreinte de la méthode définie par Louis Gernet, qui lie l’étude des pratiques juridiques et des pratiques sociales, reste déterminante. Elle a été au cœur des deux colloques internationaux de l’équipe Phéacie, créée par Pauline Schmitt et Louise Bruit, articulés autour des notions du politique, des droits antiques et des transferts culturels54. En effet, l’expérience juridique des Grecs de l’Antiquité, qui ont su s’adapter au cadre nouveau, né de la diffusion de l’hellénisme autour du bassin méditerranéen et au-delà, peut être source de réflexion pour les hommes et les femmes du xxi^e siècle. Les Grecs ont connu la mondialisation des échanges économiques, des migrations de population et des idées. Leur droit a su répondre aux défis de leur époque, marquée à l’époque hellénistique par la rencontre des civilisations. Les solutions qu’ils ont apportées à ce nouvel état du monde ne sont pas sans portée historique55.