1La main-d’œuvre d'un établissement industriel se définit non seulement par son importance et ses structures, mais également par ses comportements, c'est-à-dire par les réactions individuelles ou collectives, spontanées ou organisées, improvisées ou volontaires du personnel aux spécificités des tâches qu'il remplit dans l'établissement et aux implications de ce travail sur ses conditions de vie. Certaines de ces réactions sont profondes par leur nature mais sans impact direct ou préhensible sur le processus de production, d'autres au contraire s'expriment de façon objective et sont considérées comme des éléments déterminants de la valeur économique de la main-d’œuvre. Parmi ces dernières on peut distinguer, d'une part celles qui constituent le comportement interne, c'est-à-dire celles qui concernent le comportement de la main-d’œuvre dans l'usine et d'autre part celles qui constituent le comportement externe et qui s'expriment par le départ du personnel hors de l'établissement. L'appréciation du comportement interne peut être principalement faite par l'analyse de l'absentéisme et des particularités que présentent les relations industrielles, surtout au moment des conflits ; celle du comportement externe par l'analyse du turnover, c'est-à-dire de la mobilité. L'étude du comportement est intéressante aux points de vue économique et géographique : elle permet de comprendre la diversité et la variabilité de la productivité du travail humain et d'apprécier les modalités d'adaptation réciproque de l'établissement industriel et de son milieu social. Mais cette étude pose de nombreux problèmes, dûs à la complexité et à la nature même des facteurs qui interviennent et aussi aux difficultés d'accès à une information cohérente, homogène et impartiale. Ces problèmes sont d'autant plus délicats à résoudre que l'on cherche à comparer des comportements de main-d’œuvre travaillant dans des établissements localisés dans divers pays où les relations industrielles s'expriment en des termes différents et où la manière de mesurer l'absentéisme n'est pas semblable.

2Sans pour autant renoncer à 1'étude du comportement interne dont la valeur intrinsèque ne saurait être mise en cause, il semble préférable d'approfondir celle du comportement externe qui sans nul doute est la plus significative et la seule permettant d'authentiques et valables comparaisons.

I- LE COMPORTEMENT INTERNE

A- L'ABSENTEISME

3L'absentéisme est un des critères les plus évocateurs du comportement interne de la main-d’œuvre ; malheureusement il n'est pas défini de façon identique dans les différents pays de la CEE : ses composantes ne sont pas toujours les mêmes ou lorsqu'elles le sont, leur contenu peut être très variable. Les seules différences concernant la législation ou les accords collectifs sur les congés de maladie ou de maternité, les congés payés ou les congés familiaux indemnisés, interdisent les comparaisons directes. En outre, comme les services du personnel des entreprises ne communiquent que très rarement des renseignements précis à ce sujet, les comparaisons, même approximatives par analyses et regroupements, s'avèrent souvent impossibles. Pour apprécier cependant la valeur du phénomène, l'analyse portera principalement sur un établissement, celui d'USINOR-DUNKERQUE qui présente d'ailleurs de grandes similitudes avec celui de SIDMAR-GAND. L'absentéisme défini par le "rapport du nombre des journées perdues sur le nombre des journées qui auraient du être travaillées, multiplié par 100", se caractérisait en 1967, dans les deux usines, avant tout par des taux d'ensemble peu élevés (Tableau n^o 99). Cette faiblesse est le reflet à la fois des structures de la main-d’œuvre et de leur influence sur les qualités de sa réponse aux exigences du travail sidérurgique ; elle est le fait d'une main-d’œuvre presqu'essentiellement masculine – (l'absentéisme féminin à USINOR-DUNKERQUE est en 1967 de 22,45 % pour le personnel ouvrier et de 16,95 % pour le personnel employé) – d'une main-d’œuvre jeune, sélectionnée en partie sur des critères d'aptitude physique et par conséquent peu sensible aux maladies et aux accidents, d'une main-d’œuvre enfin dont les absences irrégulières, expressives de réactions d'inadaptation, sont peu nombreuses. Cependant, comme dans toutes les autres usines, l'absentéisme a tendance à s'accroître à US INOR-DUNKERQUE : il est passé de 13,28 % en 1969-à 12,98 % en 1970, 15,17 % en 1971, 15,58 % en 1972, 20,60 % en 1975 (Tableau n^o 100).

4L'analyse du phénomène et de ses tendances montre que leurs composantes essentielles sont les congés payés et la maladie et que les autres facteurs n'interviennent que de façon relativement modeste qui n'en justifie pas moins un contrôle précis des services du personnel. L'augmentation des congés qui est fonction d'accords pris au niveau national est moins significative que celle du taux de maladie. Celui-ci, qui s'est considérablement accru, en particulier pour les mensualisés entre 1972 et 1975, montre à la fois une plus grande sensibilité à la maladie mais aussi le profit tiré d'une nouvelle loi sociale permettant aux salariés d'être mieux protégés et aussi de pouvoir mieux se libérer des contraintes d'un travail qu'ils peuvent momentanément et pour une durée limitée refuser sans se placer dans une situation d'absence irrégulière. Cette attitude partout apparente exprime l'apparition de certaines formes d'inadaptation, surtout sensibles en période de fort développement interne et de haute conjoncture externe. Imposée par la nécessité, une moindre rigueur dans la sélection au moment du recrutement renforce alors le phénomène. Malgré la croissance celui-ci est resté relativement faible à Dunkerque surtout si on le compare à celui qu'on a enregistré à Brême où il fut l'une des causes de la modification voulue par la direction de l'usine des structures de la main-d’œuvre, en particulier de la composition par âges. Par l'élévation de la moyenne d'âge, on a pensé freiner l'absentéisme par absences irrégulières qui sont surtout le fait de jeunes n'ayant pas vis-à-vis du travail industriel la même attitude que celle que l'on peut constater dans les vieilles usines des régions sidérurgiques traditionnelles. Mais au vieillissement s'attache une augmentation de l'absentéisme pour cause de maladie : à USINORDUNKERQUE par exemple, du fait principalement de la jeunesse des effectifs la moyenne des journées perdues par ouvrier et par an pour cause de maladie était en 1969 de 15,27 %, alors que cette moyenne évoluait, pour l'usine sidérurgique littorale la plus "âgée", celle de la KNHSIJMUIDEN, de 24,92 % en 1962 à 32,30 % en 1972.

5L'absentéisme est une donnée influencée par des facteurs généraux extérieurs à la vie de l’établissement, à sa main-d’œuvre et à son activité, comme par exemple la réglementation relative aux congés de toutes natures, mais c'est également et surtout une donnée fortement déterminée par la composition et les mentalités qui d'une certaine façon en découlent. Les usines littorales ont du fait de leurs structures un taux d'absentéisme relativement faible mais qui peut varier dans d'importantes proportions et poser des problèmes économiques et sociaux difficiles à résoudre à cause des interférences contradictoires entre les facteurs.

6Les services du personnel, dans leur recherche de la meilleure efficacité par la plus grande stabilité de la main-d’œuvre, essaient de tenir compte de l'interdépendance des causes pour modifier la politique et les modalités de recrutement qui sont également établies en fonction des caractères que revêtent dans l'établissement les relations industrielles.

B- LES RELATIONS INDUSTRIELLES : LES CONFLITS

7Les relations industrielles désignent à l'intérieur de chaque établissement les relations qui s'établissent, en dehors des rapports hiérarchiques directs de commandement au niveau de l'exécution des tâches, entre la direction et le personnel. Ces relations entre partenaires sociaux s'effectuent dans un cadre réglementaire défini, d'une part au plan national par la législation du travail et d'autre part au plan de la branche d'activité ou de l'entreprise par les conventions collectives. Elles visent à résoudre par la concertation et la conciliation les problèmes relatifs au travail, à ses caractères et à sa rémunération. Les conflits, état de crise dans ces relations, aboutissent en cas d'échec des négociations à la grève qui peut revêtir différentes formes et connaître une durée et une intensité variables. En outre, des conflits éclatent également, et ceci de plus en plus fréquemment de façon spontanée au niveau des secteurs et des services, voire des ateliers et des équipes, en dehors de l'initiative et du contrôle des délégués syndicaux ou des autres représentants du personnel.

8Les situations conflictuelles sont beaucoup plus expressives et significatives que les relations industrielles courantes qui, dans les établissements étudiés, même si elles présentent une grande diversité à cause de la variété des traditions et des mentalités, n'en sont pas moins organisées selon des schémas très voisins. Les usines s'individualisent surtout par le nombre, l'ampleur et l'origine des grèves qu'elles connaissent. Ce sont les conflits qui ont l'impact économique le plus fort puisqu'ils déterminent directement et indirectement par le chômage technique qu'ils peuvent éventuellement entraîner, un abaissement de la production et par conséquent de la productivité humaine. Ce sont les conflits qui sont les plus révélateurs sur les plans psychologiques et sociologiques des caractères de l'adaptation de la main-d’œuvre au travail sidérurgique, à la politique sociale de l'entreprise, aux particularités de l'établissement. Si toutes les usines littorales ont connu durant la dernière décennie des grèves importantes par leur longueur ou leur intensité, des grèves plus dures que celles qui ont généralement marqué les usines traditionnelles, on peut néanmoins distinguer entre elles deux types : d'une part les établissements calmes où les conflits sont restés rares et d'autre part ceux qui ont connu des mouvements revendicatifs nombreux parfois très graves. Au premier type appartiennent les usines belge et néerlandaise qui, toutes les deux, établissement sidérurgique longtemps unique de leur entreprise et seul dans leur ensemble régional, ont bénéficié chacune d'une convention collective particulière ; au second type se rattachent les usines allemande et française qui ont comme trait commun d'appartenir à des entreprises possédant plusieurs unités de production sidérurgique et d'être situées dans des espaces régionaux où la branche d'activité est représentée par d'autres usines et d'être ainsi concernées par des conventions collectives générales dans lesquelles leur originalité sur le plan de la puissance, de la croissance et de la productivité n'a pas été véritablement prise en considération.

9De la fin de la dernière guerre mondiale jusqu'en 1973 l'usine de la KNHS n'a pas connu de conflits sociaux si l'on excepte quelques très rares grèves de courte durée et n'ayant concerné que des effectifs restreints1. De nombreuses explications peuvent être données à ce calme social, tenant à la fois à la politique de l'entreprise, aux structures et aux mentalités de la main-d’œuvre, aux traditions syndicales et enfin à la position dominante sinon exclusive qu'occupe la KNHS dans la branche d'activité au niveau national et dans l'industrie en général au niveau local et régional.

10Entreprise comptant parmi les plus dynamiques des Pays-Bas, la KNHS a toujours pratiqué une politique assez avancée sur le plan des rémunérations, des conditions de travail et des avantages sociaux dans le cadre d'une convention collective particulière d'une grande souplesse permettant par la concertation avec les sections syndicales de résoudre les problèmes, mêmes les plus graves, sans que s'avère nécessaire le recours à la grève, considérée longtemps aux Pays-Bas comme un phénomène d'une extrême gravité2. À cet égard, l'usine néerlandaise semble avoir servi de modèle à l'usine SIDMAR qui possède également sa propre convention collective, différente de celle de la sidérurgie wallonne. En la dotant d'une organisation particulière, les responsables de l'usine gantoise ont cherché à souligner son individualité au sein de la sidérurgie belge et son intégration dans le cadre régional flamand. Ils ont voulu lui forger une personnalité peu sensible aux différentes formes d'agitation marquant les usines des bassins de Charleroi et de Liège, une personnalité proche de celle que connaissaient les traditionnelles usines locales. Durant les premières années de son existence, l'usine a fonctionné sans heurt sur le plan social.

11Face à un syndicalisme très modéré à cause de sa nouveauté, face à une main-d’œuvre particulièrement calme par l'influence profonde de ses origines géographique et professionnelle, la direction et son service du personnel ont défini et appliqué une politique habile de concertation qui en dix ans ne fut que très rarement remise en question. En 1970 cependant, éclata une grève qui devait entraîner l'arrêt complet des installations du 23 Octobre au 15 Novembre.

12Toutes les possibilités de conciliation épuisées, il s'est alors agi d'une épreuve qui permit aux forces en présence de se mesurer et de se mieux apprécier. Exemplaire à plus d'un titre, elle n'entraîna pourtant pas de profondes modifications dans les relations industrielles qui continuèrent à se caractériser par une certaine harmonie. Si depuis la grève l'accord semble aux deux parties moins artificiel et moins illusoire, il se construit de part et d'autre d'une façon plus raisonnée qui paraît assurer davantage la stabilité recherchée. À cet égard, le conflit n'a pas changé, sinon en la renforçant, l'appréciation positive que porte la direction de l'entreprise à une main-d’œuvre dont elle cherche à conserver le même comportement interne en choisissant le maintien des mêmes structures et la permanence des mêmes origines3.

13Le conflit qu'a connu l'usine d'Ijmuiden en 1973 a eu une importance beaucoup plus grande à l'intérieur de l'établissement, sinon sur le plan économique du moins sur les plans psychologiques et sociologiques au niveau des relations entre la direction, les syndicats et l'ensemble du personnel. Il en fut de même à l'extérieur de l'usine par ses répercussions à l'échelle régionale et nationale sur le climat politique et social. Le conflit éclata au cours des réunions prévues réglementairement pour fixer au début de chaque année l'augmentation des salaires en fonction de la hausse des prix. Les revendications syndicales dépassèrent alors le cadre, traditionnel en période d'inflation rapide, de la fixation d'un taux de progression des rémunérations et du pouvoir d'achat, pour poser le problème général du resserrement de l'éventail des salaires corrélativement à un nivellement de la hiérarchie dans l'entreprise. Considérant qu'une telle question ne pouvait être traitée qu'au niveau de l'ensemble de l'activité industrielle nationale, la direction se refusa à toute concession. L'ordre de grève fut lancé le 20 Février 1973 par les syndicats qui furent cités en justice par la direction de la KNHS pour rupture illégale d'accords signés dans la convention collective.

14La presse, la radio et la télévision donnèrent à la grève et au procès un retentissement national. Le 5 Mars, le jugement était rendu : il déclarait illégal l'ordre de grève. Les syndicats appelèrent alors à la reprise du travail qui se fit dans un climat social très tendu, d'autant plus détérioré que les syndicats faisaient appel auprès des tribunaux compétents de la décision prise en posant la question du principe même du droit de grève aux Pays-Bas.

15La confirmation du jugement le 3 Mai et l'octroi d'une nouvelle convention collective donnaient au conflit une solution que tous les intéressés ont considérée comme provisoire. Il est difficile de pressentir les conséquences à long terme d'un conflit d'une telle envergure, à la fois sur les mentalités et les réactions de la main-d’œuvre et sur les modifications qu'elles peuvent déterminer sur la politique de l'entreprise. La personnalité humaine de l'usine a changé, toutes les parties en présence en attendent une modification des comportements. Ce que craint la direction, ce n'est pas le renforcement de l'influence syndicale, plutôt garante de discipline et de cohérence, mais l'apparition d'oppositions spontanées, d'attitudes radicales, d'actions ponctuelles développées par des groupes d'activistes ; elle craint surtout que l'établissement, modèle au point de vue économique, devienne un établissement-test sur le plan social et politique, le lieu d'apparition, de fermentation, d'expérimentation de nouvelles revendications et se charge d'une valeur d'exemple à l'échelle nationale et internationale dans le cadre du groupe ESTEL qu'a fait naître la fusion avec la Société HOESCH. Dans cet ensemble économique élargi, l'usine littorale entre dans un système de référence : elle est l'unité de production la plus puissante, celle qui a connu le développement le plus rapide et enregistré les records de productivité ; elle est aussi, par voie de conséquence, celle où le rythme de croissance des revenus et d'amélioration des conditions de vie est apparu par comparaison le moins satisfaisant ; elle est surtout, par son modernisme, celle où les blocages de la production sont les plus aisés, celle où la grève a le plus d'impact économique, celle qui représente par conséquent le moyen de pression le plus efficace et le plus susceptible de faire accorder à toutes les usines du groupe industriel les avantages réclamés.

16Les usines de Dunkerque et de Brême sont dans cette situation : usines les plus récentes et les plus productives des groupes USINOR et KLOCKNER, elles sont aussi les usines les plus revendicatives, les plus marquées par les conflits sociaux. Pendant de nombreuses années, l'usine KLÖCKNER de Brême, ne s'est pas individualisée de la sorte ; bien au contraire, sa réputation était celle d'une usine calme où les relations industrielles ne posaient pas de problèmes particuliers. Elle se révéla au cours de l'année 1969 à l'occasion d'un mouvement général de grève qui se développa, débordant les organisations syndicales, à travers toutes les usines sidérurgiques allemandes. Cette grève, déclenchée en dehors des instances réglementaires traditionnelles, fut qualifiée de grève sauvage par le patronat, surpris par la spontanéité et l'ampleur du mouvement. Celui-ci s'apaisa rapidement au niveau national après que les augmentations demandées eurent été en partie accordées.

17A Brême, les grévistes se montrèrent plus exigeants et plus intransigeants ; la direction du groupe refusa d'accorder aux salariés de l'usine littorale d'autres avantages que ceux qui donnaient satisfaction dans les autres usines de la société. La grève fut d’autant plus âpre qu'elle était la première, les grévistes menacèrent de laisser se solidifier un chargement de plusieurs centaines de tonnes de fonte liquide dans un mélangeur de l'aciérie. L'épreuve de force dura une semaine, du 5 au 12 Septembre, le mélangeur fut sauvé in-extremis, non sans avoir subi de très graves dommages. Cette grève, extraordinaire par sa dureté et la signification qu'elle revêtit aux yeux des parties en présence, devait bouleverser les relations industrielles et transformer la personnalité de l'usine. Les conflits s'y sont multipliés, en même temps que l'absentéisme et le turnover augmentaient fortement, signes évidents d'un profond malaise que le service du personnel attribua à l'intervention de groupes gauchistes qui auraient choisi cette usine, particulière dans son environnement local par les caractères du travail et les structures de l'emploi, comme champ privilégié de leur action politique. C'est pour transformer ce climat social que le service responsable, s'inspirant des résultats obtenus à l'usine SIDMAR de Gand, par exemple, modifia les compositions par âge et les origines géographiques de la main-d’œuvre.

18Depuis sa création, l'usine de Dunkerque s'est forgé une réputation d'usine agitée, à la main-d’œuvre fortement revendicative. Pour les syndicats, pour la direction, voire pour le patronat au niveau national, elle est vite devenue, au même titre que d'autres usines françaises, comme l'usine Renault de Boulogne-Billancourt, une usine-test dans les relations industrielles, une usine où s'expriment prioritairement ou sous des formes originales les revendications nouvelles de la classe ouvrière. De fait, USINOR-DUNKERQUE a connu des grèves plus nombreuses, plus longues, plus dures que celles que l'on constate dans les autres établissements sidérurgiques du groupe ou de l'ensemble de la branche d'activité. Toutes les formes d'action s'y sont développées : de l'arrêt symbolique de quelques minutes à un poste d'un service particulier jusqu'à la grève totale avec occupation, de la grève spontanée ne concernant qu'un faible nombre de salariés d'une seule fonction4) (à la grève obéissant à des mots d'ordre nationaux5), (du mouvement déclenché par quelques ouvriers inorganisés à la grève définie et menée par l'ensemble des sections syndicales. À cette combativité de la main-d’œuvre, de nombreuses explications sont données, tenant à l'usine, à sa taille, à ses résultats et surtout à son exceptionnel rythme de développement, tenant aussi au travail sidérurgique, c'est-à-dire aux caractères originaux de l'activité dans le milieu local, à la diversité des tâches et des régimes horaires, tenant surtout à la main-d’œuvre, à sa jeunesse et à ses origines, à sa sensibilité aux thèses politiques avancées, voire extrémistes, à ses organisations syndicales souvent unies mais parfois concurrentes et se livrant à une certaine surenchère. Tous ces facteurs jouent un rôle très variable mais ils convergent pour donner une personnalité humaine à l'usine qui l'individualise très nettement dans le cadre du groupe et dans celui de la sidérurgie française tout entière. Sur le plan de la productivité, cette individualité n'a pas que des aspects négatifs, (certes les grèves et le chômage technique qu'elles peuvent déterminer sont, certaines années, très importantes : en 1969, par exemple, ils ont respectivement représenté 0,38 % et 0,34 % du total théorique des heures qui auraient dû être travaillées, elle s'exprime également et cela se constate par les taux d'absentéisme et de turnover, par une stabilité interne et externe satisfaisante. Ce dernier caractère et les difficultés qu'a éprouvées durant toute la période de croissance le service chargé du recrutement à satisfaire d'un simple point de vue quantitatif les besoins en main-d’œuvre, expliquent qu'aucune tentative sérieuse de modification des compositions n'ait été tentée. Il n'en est pourtant pas moins significatif que l'usine de Mardyck, étroitement unie par une multitude de liens à celle de Dunkerque et située à quelques kilomètres seulement, ait été dotée d'un service du personnel particulier chargé de définir et d'appliquer une politique différente afin d'y établir une mentalité et des comportements différents.

19Le comportement interne de la main-d’œuvre a directement une signification économique puisqu'il influence la production et une signification sociale puisqu'il est un élément déterminant de la personnalité humaine de l'établissement. Ce comportement joue également un rôle indirect dans ces deux domaines en influençant à la fois le comportement externe de la main-d’œuvre et son recrutement.

II- LE COMPORTEMENT EXTERNE

20À une date donnée, l'effectif d'un établissement industriel est l'état, le bilan momentané de deux mouvements de main-d’œuvre opposés : les entrées ou embauches effectuées pour assurer le remplacement du personnel et la croissance de l'effectif et les sorties ou départs qui sont permanents et qui peuvent être importants même lorsque le nombre d'emplois offerts reste stable. Le comportement externe de la main-d’œuvre s'exprime par cette sortie continue d'un nombre variable de salariés.

21Ces départs peuvent être soit décidés par l'individu ou par l'entreprise soit imposés par des facteurs extérieurs aux deux protagonistes. Les premiers appelés départs volontaires, sont le fait des salariés qui, pour des raisons tenant aux conditions de travail ou aux conditions d'existence en général, prennent l'initiative de quitter l'usine qui les emploie les seconds sont les licenciements ou les mutations qui sont le fait de l'entreprise ; les derniers tiennent à la législation et à la vie elle-même : il s'agit des départs pour cause de service militaire, de retraite ou de décès.

22L'analyse du comportement externe et de ses fondements permet d'apprécier l'influence directe dans tous les domaines, sectoriels ou spatiaux, économiques ou humains, des structures et des mentalités de la main-d’œuvre ; elle donne ainsi la possibilité d'appréhender, en fonction du rôle respectif de ces structures et de ces mentalités, les caractères spécifiques que revêtent, dans le domaine de l'emploi les interrelations entre l'établissement et le milieu économique local et régional considérés comme pourvoyeur de postes de travail et bassin de main-d’œuvre6. Le phénomène est important par sa valeur quantitative : il n'est pas rare que les départs d'un établissement représentent au cours d'une année l'équivalent du quart, voire de la moitié, éventuellement plus, de l'effectif moyen de l'usine étudiée pendant la période considérée. De ce fait, il est également important par ses implications sur le plan économique et sur le plan humain. Au niveau de l'établissement lorsqu'il n'est pas déterminé de façon exceptionnelle, par un licenciement collectif par exemple, il rend indispensable le recours à une embauche considérable. Dans le cas des entreprises employant une main-d’œuvre sans qualification et à faible rémunération, il peut s'agir d'une politique de la direction qui trouve, par ce biais, le moyen de diminuer sa main-d’œuvre et de s'assurer le fonctionnement de son unité de production au moindre coût. Dans la majorité des cas, particulièrement dans celui des grands établissements industriels, la permanence d'une très forte embauche augmente les coûts sociaux et diminue la productivité de la main-d’œuvre par un accroissement des frais de recherche et de sélection, d'éventuelle formation et de nécessaire intégration. En ce qui concerne l'ensemble spatial, surtout si celui-ci est de dimension limitée, une grande turbulence sur le marché du travail implique des tensions qui ne sont pas toujours synonymes de progrès au niveau des rémunérations des salariés et qui sont très souvent facteurs de répulsion pour l'implantation éventuelle de nouveaux établissements industriels. L'instabilité de la main-d’œuvre entraîne également une augmentation artificielle des besoins en logements et en équipements collectifs que les municipalités ne peuvent que très difficilement satisfaire. Le phénomène est donc important à la fois par la signification qu'il revêt pour l'individu, pour l'établissement et pour le milieu local considéré comme bassin de main-d’œuvre.

23L'étude du turnover permet d'appréhender le comportement externe de la main-d’œuvre. Ce critère exprime le rythme auquel se renouvelle le personnel d'un centre d'emploi (établissement, entreprise, branche, etc). Il se définit par le rapport, établi en pourcentage, entre le nombre de personnes quittant leur emploi et la valeur moyenne de l'effectif pendant la période considérée :

24La difficulté d'obtenir les effectifs annuels moyens oblige souvent à calculer le turnover par rapport à l'effectif atteint par le centre d'emploi à la fin de l'année considérée.

25(T₂ est mathématiquement moins rigoureux mais il peut néanmoins être utilisé si les effectifs des centres d'emploi étudiés évoluent tous dans le même sens, ce qui fut le cas des usines littorales dont l'emploi ne cessa de croître durant la plus grande partie de la période considérée).

26La comparaison des taux de turnover enregistrés dans les usines littorales à ceux enregistrés dans la sidérurgie au niveau régional, national et de la CECA permet d'individualiser nettement les centres étudiés.

27L'analyse des facteurs intervenant dans la détermination du taux de chaque usine permet de juger les caractères particuliers de l'intégration de chacune d'entre-elles dans son bassin de main-d’œuvre.

A- CARACTERES GENERAUX

28Le comportement externe de la main-d’œuvre n'est pas identique dans les différentes usines littorales. Les taux de turnover, calculés sur une moyenne de cinq ans pour éviter les écarts accidentels et non significatifs, varient dans de très grandes proportions, du simple à plus du double en ce qui concerne les extrêmes.

29Malgré ces différences, en dehors de l'usine de Brême qui apparaît comme une exception, les centres sidérurgiques littoraux présentent dans l'ensemble des taux relativement peu élevés et possèdent par conséquent une main-d’œuvre qui s'est adaptée au travail sidérurgique en général et aux caractéristiques propres de leur usine en particulier.

30L'usine française qui par son turnover occupe une situation moyenne par rapport aux autres centres littoraux, se caractérise dans son environnement immédiat par un taux qui apparaît comme exceptionnellement bas.

31Dans la région de Dunkerque, seules les entreprises de transport présentent en 1970-1971 un taux comparable à celui de l'usine sidérurgique : 8,5 % contre 7,3 %. Par contre le taux atteint un niveau très élevé pour l'ensemble des établissements industriels : 20,7 % et un niveau étonnant dans les entreprises du secteur tertiaire : 52,6 %, et de la branche Bâtiment et Travaux Publics : 59,1 %. Durant l'année de référence, la main-d’œuvre d'USINOR-DUNKERQUE s'est révélée être d'une remarquable stabilité dans un marché du travail pourtant alors très tendu et affecté d'une extrême turbulence7.

32Cette constatation de la modestie du phénomène est encore renforcée si l'on compare le turnover des centres littoraux au turnover enregistré dans l'activité sidérurgique aux niveaux régional et national. Cette comparaison ne concerne que les effectifs ouvriers, les services d'études statistiques de la CECA n'ayant retenu que cette catégorie sociale dans leurs analyses générales.

33Toujours à l'exception de l'usine allemande, les centres littoraux montrent des taux inférieurs aux moyennes servant de référence et par conséquent une très faible instabilité de la main-d’œuvre ouvrière ; ceci d'autant plus que la sidérurgie se caractérise par rapport aux autres branches industrielles comme une branche d'activité où la main-d’œuvre est peu mobile.

34Cette faible intensité relative du turnover est remarquable dans les usines littorales alors que s'y sont trouvés réunis de nombreux facteurs agissant dans le sens du renforcement de ce phénomène : croissance rapide de l'effectif, jeunesse consécutive de la main-d’œuvre, importance des secteurs de fabrication par rapport aux services techniques et administratifs, présence d'ateliers aux conditions de travail pénibles et exceptionnelles. Ces facteurs tiennent à la fois au personnel et à l'établissement, à la main-d’œuvre par son rythme d'augmentation, son âge, l'importance de la part d'éléments allogènes, à l'usine par sa taille, sa nouveauté, la diversité des emplois offerts, la spécificité de certains d'entre-deux dans les secteurs de production, la banalité de certains autres dans les services techniques ou administratifs.

35Le turnover est en effet en relation directe avec l'ancienneté dans l'entreprise : à l'usine SIDMAR-GAND une moyenne établie sur cinq ans (1963-1967) montre que 16,7 % des sorties concernent des personnes embauchées depuis moins d'un mois, 69,8 % depuis moins d'un an.

36La rapidité d'expression de l'inadaptation est un fait commun à tous les centres, à USINOR-DUNKERQUE par exemple, les départs au cours de la première année représentaient 61,5 % des départs globaux en 1964, 47,4 % en 1970.

37Ce problème d'inadaptation est d'autant plus évident qu'il concerne un personnel jeune, par nature beaucoup plus mobile. En 1965, année calme dans la croissance de l'effectif de l'usine dunkerquoise, période transitoire entre le démarrage des premiers équipements et la reprise du développement, près de 50 % des départs étaient le fait de personnes ayant moins de 25 ans. Le service militaire exerce un effet notable mais non déterminant, la prise en considération des seuls départs volontaires, en excluant l'influence de ce facteur, rend très apparent le rôle de l'âge.

38La mobilité la plus forte concerne les salariés les plus jeunes, particulièrement ceux qui ont entre 20 et 25 ans. Dans le seul établissement où l'effectif féminin est relativement important, le rôle de l'âge est encore renforcé par le turnover féminin qui est très fort et dont la cause principale est l'arrêt de l'activité au moment du mariage. Dans l'usine hollandaise, le turnover T₁ qui était en 1960, de 7,1 % pour les hommes, était de 31,9 % pour les femmes,-en 1965, respectivement de 7,7 % et de 31,5 % ; en 1970, de 7,8 % et 21,2 %. Le mariage qui intervenait principalement entre 20 et 25 ans était avancé comme cause de sortie de la main-d’œuvre féminine dans 35 % des cas.

39Les modalités d'adaptation de la main-d’œuvre sont différentes selon les catégories socio-professionnelles, les emplois et la situation hiérarchique. Les ouvriers ont un turnover plus élevé que les employés : en 1966, avant que la distinction ouvrier-employé ne soit abolie à IJMUIDEN, le turnover T₁ était de 14,9 % pour les ouvriers, de 6,5 % pour les employés ; à BREME, en moyenne pour la période 1965-1970, il fut respectivement de 23,2 % et de 13 % ; à GAND, en 1970, de 9,8 % et de 5,7 %. Une analyse plus fine de l'exemple dunkerquois nous permet de préciser cette interdépendance = en 1970, le turnover T₂ était de 41,5 % pour les manœuvres, 12,3 % pour les ouvriers spécialisés, 5,9 % pour les ouvriers professionnels, il était de 7,7 % pour les collaborateurs situés en dessous de l'indice moyen, de 2,9 % pour ceux qui occupaient une position hiérarchique supérieure à la moyenne. La relation entre la stabilité et la qualification, la stabilité et la responsabilité assumée est particulièrement nette. A l'exception des cadres supérieurs dont la mobilité assez sensible s'explique par des mutations fréquentes entre les différentes usines de l'entreprise, dans tous les cas le rapport est direct : les ouvriers professionnels ont une remarquable stabilité qui va en se renforçant depuis la création de l'usine, les manœuvres ont des caractéristiques symétriquement opposées, leur turnover n'a cessé de croître pour atteindre des valeurs très élevées. La situation est identique pour les employés : le turnover est d'autant plus fort qu'il concerne des catégories dont l'activité est la plus banale, la moins directement liée à la production sidérurgique proprement dite.

40La nature du travail qui s'exprime au niveau du poste et de l'atelier est également un facteur fondamental. À Dunkerque, en 1964, au terme de la première période de mise en place des effectifs, le turnover décroît au fur et à mesure que l'on avance dans le processus de fabrication : ateliers d'agglomération : 30,1 %, hauts-fourneaux : 17,9 %, aciéries : 16,7 %, laminoirs : 13,8 % ; dans les services d'entretien et de transport, il est de 11,9 %, il atteint 16,3 % dans les services administratifs. Par la suite, les études de postes, l'adéquation plus juste des conditions de travail et de rémunération aux réalités des tâches à accomplir amenderont et nuanceront la rigidité de cette relation sans pour autant la remettre en question. Aux conditions de travail exceptionnelles imposées par certains postes s'ajoute l'influence d'autres facteurs, parfois conjoncturels, souvent liés à des problèmes de relations humaines. Malgré tout, si l'on s'en tient aux seuls départs volontaires qui sont les plus révélateurs pour les questions d'adaptation, la plus grande mobilité était celle des manœuvres des secteurs de production avec les taux respectifs suivants : cokerie = 15 %, agglomération = 21 %, aciérie = 38 %, hauts fourneaux = 40 % ; pour les ouvriers spécialisés, les taux les plus élevés étaient enregistrés aux laminoirs : 11 % et à la cokerie : 13 % ; pour les ouvriers professionnels, le taux de 8,8 % aux services électromécaniques était très nettement le plus fort.

41En faisant appel à une main-d’œuvre allogène, extérieure au bassin de main-d’œuvre ou étrangère, les centres littoraux accentuent les risques d'inadaptation et, en multipliant les contrats temporaires, augmentent l'intensité du phénomène de mobilité.

42L'interaction de tous ces facteurs entraîne des disparités entre les différentes usines dans la valeur des taux, leur évolution et leurs composantes.

B- CARACTERES PARTICULIERS

43Le turnover permet de distinguer des types d'établissements différents de ceux que permettaient de définir les compositions de la main-d’œuvre et ses comportements internes. Certaines usines emploient une main-d’œuvre d'une mobilité relativement peu importante et peu fluctuante (USINOR-DUNKERQUE, KNHS-IJMUIDEN), d'autres possèdent, au contraire, une main-d’œuvre, soit exceptionnellement stable (SIDMAR-GAND), soit exceptionnellement mobile (KLÖCKNER-BREME).

44Dans l'usine néerlandaise, durant la décennie 1963-1972, la moyenne des taux annuels de rotation a été de 11,46 % et les valeurs extrêmes de 9,03 % et de 12,76 %8. Le phénomène de mobilité s'est amplifié de façon lente mais régulière pour s'affaiblir nettement en fin de période. (Tableau n^o 103).

45Ce renversement de tendance a été recherché par le service du personnel soucieux de voir se développer dans cette usine ancienne une instabilité jusqu'alors inconnue. Ces signes d'inadaptation, encore modestes, mais de plus en plus apparents sont le reflet des difficultés rencontrées durant la période de croissance rapide pour s'assurer un recrutement satisfaisant sur les plans quantitatif et qualitatif. Les énormes besoins, déterminés par les multiples créations d'emplois et les indispensables remplacements dont le nombre augmente parallèlement à l'effectif total, ont alors largement dépassé les ressources du bassin de main-d’œuvre traditionnel et n'ont pu être couverts que par l'appel à une main-d’œuvre allogène, nationale ou étrangère, et pour cause de réelle pénurie, à une main-d’œuvre moins sévèrement sélectionnée, par définition plus mobile. Les causes de départs sont significatives des structures, des comportements et des problèmes de recrutement (Tableau n^o 105). La moyenne d'âge assez élevée et l'équilibre de la pyramide des âges déterminent d'une part un faible pourcentage de départs causés par le service militaire pour les hommes et par le mariage pour les jeunes filles, et d'autre part un pourcentage élevé pour cause de retraite et de décès. La nécessité de faire appel à une quantité notable de main-d’œuvre temporaire explique la forte proportion de départs déterminés par la fin normale des contrats ; elle intervient également dans les départs provoqués par l'entreprise qui sont relativement peu nombreux. En 1971, cette raison concernait 218 cas : 40 % d'entre-deux résultaient d'une rupture prématurée d'un contrat d'embauche temporaire, 9,5 % de déficiences médicales, 7 % d'inaptitudes professionnelles, 43,5 % de sanctions disciplinaires, principalement pour absences prolongées non justifiées. L'importance majoritaire des départs volontaires et leur augmentation soulignent l'apparition de problèmes d'adaptation de la main-d’œuvre à l'activité sidérurgique, problèmes dont le renforcement est alors consécutif à une croissance rapide, voire excessive par rapport aux capacités du milieu local et régional.

46Avec la crise le turnover s'affaiblit. Tous les facteurs tenant à l'établissement, aux structures de la main-d’œuvre et au personnel agissant conjointement, la mobilité se réduit considérablement. (Tableau n^o 104).

47Cette interrelation entre rythme de croissance de l'effectif et variation de la mobilité est évidente dans le cas de l'usine de Dunkerque. Durant la décennie 1963-1972, la moyenne des taux de rotation y a été de 11,53 % et les valeurs extrêmes de 7,92 % et 14,85 %.

48Les variations y ont été de grande amplitude. À l'embauche massive des années de mise en marche des équipements correspond une grande instabilité de la main-d’œuvre. La période "mythique" des chantiers est suivie d'une période où les problèmes d'adaptation aux exigences du nouvel établissement et aux insuffisances de l'agglomération se concrétisent et se renforcent avant de connaître un début de solution. L'atténuation des difficultés, une sélection plus sévère permise par des besoins en main-d’œuvre moins exceptionnels, une conjoncture moins favorable sur le marché du travail local vont affaiblir de façon sensible la mobilité. Celle-ci se redresse avec la reprise importante du recrutement en 1969. Pressé par le développement accéléré du potentiel de production, le service du personnel se révèle incapable de satisfaire, même d'un seul point de vue quantitatif, les demandes formulées par les différents secteurs et services de l'établissement. L'atténuation obligatoire des critères de sélection, le recrutement durant plusieurs années consécutives d'importants contingents de main-d’œuvre temporaire, le recours à un personnel d'origine géographique de plus en plus éloignée de l'usine sidérurgique, en multipliant les possibilités d'inadaptation, accentuent une instabilité déjà favorisée par une conjoncture économique très favorable sur le plan local. (Cf. § Recrutement). (Tableau n^o 105). Les départs volontaires sont les plus nombreux, mais leur valeur relative n'a cessé de décroître de façon régulière, excepté la dernière année de la période où un recrutement exceptionnellement fort a nettement renforcé le turnover. La diminution progressive de la proportion des départs volontaires montre qu'en temps normal l'adaptation de la main-d’œuvre s'effectue dans de bonnes conditions. Les intéressés donnent comme principales causes à leur décision des raisons économiques, par exemple le niveau des salaires, surtout en période de tension sur le marché local du travail, des raisons personnelles, par exemple familiales, surtout en période de forte embauche. Les raisons professionnelles, nature des tâches et conditions de travail par exemple, interviennent sans grande variation pour environ le quart des motifs invoqués. Les départs provoqués par l'entreprise sont peu nombreux : les absences prolongées non motivées sont les raisons essentielles d'exclusion ; les licenciements proprement dits sont exceptionnels et ne sont formulés que pour des délits relevant du droit commun. Les difficultés de recrutement et le nécessaire emploi de main-d’œuvre temporaire font des fins de contrats une cause importante de sorties. Si les décès et les départs à la retraite sont peu nombreux du fait de la composition par âge, les départs au service militaire jouent par contre un rôle notable dans la mobilité du personnel.

49Comme à Ijmuiden, le phénomène montre dans ses composantes essentielles une très grande sensibilité à la conjoncture. En 1975, avec la crise et l'arrêt du recrutement massif, le turnover baisse de façon spectaculaire. Dans l'usine française comme dans l'usine néerlandaise, c'est la croissance accélérée de l'effectif qui est la principale explication du niveau des taux de rotation atteint certaines années. Les difficultés éprouvées alors de pourvoir normalement à de nombreuses créations d'emplois, de soigner l'intégration du nouveau personnel dans l'établissement et de l'accueillir de façon satisfaisante dans l'agglomération et ses environs rend difficile l'adaptation, accentue la mobilité et augmente encore les besoins en main-d’œuvre. Seuls l'arrêt de la croissance et la stabilisation des effectifs ont entraîné l'atténuation du profond déséquilibre entre les ressources du bassin de main-d’œuvre et les demandes de l'établissement industriel. C'est alors seulement qu'ont disparu les causes de renforcement de la mobilité.

50La mise en marche progressive des équipements de l'usine SIDMARGAND, la constitution lente et régulière de son personnel dans un marché du travail local et régional où les disponibilités étaient nombreuses, ont permis d'éviter l'apparition de tels déséquilibres. La main-d’œuvre flamande, rigoureusement sélectionnée, s'est adaptée aisément au travail sidérurgique et aux particularités de l'établissement : la moyenne des taux annuels de rotation a été durant la période de référence de 7,55 %, les extrêmes de 4,18 % et 9,91 %. Cette grande stabilité est d'autant plus remarquable qu'avant la création de l'usine sidérurgique, l'industrie lourde avec ses conditions de travail spécifiques était pratiquement inconnue dans la région gantoise.

51A l'opposé, le centre KLÖCKNER-BREME se caractérise par une main-d’œuvre mobile : la moyenne des taux annuels de rotation a été de 19,6 %. L'instabilité apparaît d'autant plus forte que les effectifs n'ont que très faiblement augmenté durant cette période. Cette particularité de l'usine allemande s'explique alors par les difficultés d'insertion de l'usine sidérurgique dans un marché de l'emploi structurellement très diversifié et conjoncturellement très tendu. L'économie du Land de Brême a connu après la seconde guerre mondiale une croissance soutenue fondée sur le développement constant du secteur des services et sur l'élargissement de la gamme des industries de biens d'équipement et de biens de consommation. L'usine sidérurgique est le seul établissement important d'industrie de base : les conditions de travail et de rémunération ne sont pas comparables à celles que peuvent offrir les autres activités. Le travail posté, à feux continus, le caractère spécifique de certaines tâches rebutent facilement une main-d’œuvre très sollicitée par des activités permettant de s'assurer une existence moins rude et moins contraignante. De ce fait, le service du personnel éprouve de grandes difficultés à recruter et à garder le personnel, particulièrement le personnel ouvrier, et ce d'autant plus que les mouvements sociaux qui s'y sont développés, ont peu à peu entraîné une dégradation de l'image de marque de l'établissement. Bien que le rythme de croissance de l'effectif ait été faible, la question de la mobilité a été également fondamentale dans cette usine : jusqu'à la crise elle a constamment posé, dans un marché du travail aux faibles disponibilités, le problème d'un recrutement important.

CONCLUSION

52Les comportements de la main-d’œuvre sont différents d'un établissement à l'autre et ils se modifient, parfois en l'espace de quelques années, à l'intérieur du même établissement. Cette variabilité résulte du grand nombre de facteurs qui agissent sur ces comportements et de la multiplicité de leurs possibles interactions. D'une façon générale et surtout en période de conjoncture normale, les grands établissements récents sont, à cause de leur nouveauté et de leur puissance, de plus en plus chargés en ce qui concerne les relations industrielles d'une valeur symbolique au niveau local, régional, voire national. Souvent ils deviennent ainsi le lieu privilégié d'apparition ou d'expérimentation de nouvelles revendications, que celles-ci soient ou non liées à leur mode de production particulier, le lieu où peuvent se développer des conflits spectaculaires dont l'origine peut être ou non interne à l'établissement. Cette particularité est liée, surtout dans la sidérurgie, davantage à la valeur d'exemple revêtue par ces usines aux regards des chambres patronales et des directions d'entreprise, qu'aux problèmes d'adaptation spécifique de ces établissements à leur environnement humain par l'intermédiaire de leur propre effectif. Ces aspects sont d'autant plus évidents que l'usine sidérurgique littorale appartient à une entreprise ayant un potentiel industriel puissant mais dispersé dans différentes villes ou différentes régions ; ils tendent à se renforcer au fur et à mesure que l'établissement se développe dans le cadre d'un groupe industriel qui s'agrandit par des opérations de concentration.

53En ce qui concerne l'absentéisme et le turnover, ce sont les particularités de chaque établissement, de chaque milieu local et l'originalité de leurs influences réciproques, qui interviennent de façon déterminante. Cependant, comme ces facteurs agissent de manière plus forte et plus constante que les précédents sur l'efficacité économique de la main-d’œuvre puisqu'ils en influencent et la productivité et le coût social, des actions importantes sont menées sans cesse par les services du personnel pour en réduire les taux.

54Dans le cas d'un développement normal du centre sidérurgique, c'est-à-dire d'une croissance modérée et sans heurts de son effectif dans un marché de l'emploi sans fortes tensions ou sans grands déséquilibres quantitatifs ou qualitatifs, l'intervention de ces services est dans l'ensemble d'une réelle efficacité. Une sélection à l'embauche menée sans discontinuité permet peu à peu un changement des compositions ; une action progressive sur les conditions de travail, voire sur les conditions de vie, permet à terme une modification des mentalités ; associées, elles permettent à moyenne échéance une transformation des comportements dans le sens d'une plus grande stabilité interne et externe de la main-d’œuvre.

55Par contre, lorsque le développement de l'usine s'effectue de façon accélérée ou lorsque sa domination sur le marché local et régional de l'emploi est mise en question par celle d'activités plus importantes, plus diversifiées ou plus dynamiques, l'intervention des services du personnel s'avère précaire au moment de l'embauche et sans grande portée sur l'effectif en place. L'instabilité s'accentue et renforce les problèmes de recrutement selon un processus cumulatif. À de rares exceptions près toutes les usines connaissent à certaines périodes de leur évolution des difficultés de cet ordre mais elles les éprouvent selon une intensité et des modalités qui peuvent varier dans de fortes proportions et qui nuancent leur personnalité humaine et leur influence.

56L'analyse du recrutement permet d'enrichir l'étude de cette personnalité propre à chaque établissement industriel et d'aborder celle de l'influence spatialisée qu'il exerce par l'intermédiaire de sa main-d’œuvre.