Forêts et sociétés
|Partie I. L'objet, la règle et l’exemple
L’objet, la règle et l’exemple
Texte intégral
« Ils venaient d’autres contrées, d’autres mers, d’autres forêts, mais des forêts déjà conquises, sillonnées par des routes, éclaircies par les brûlis, des forêts d’où les jaguars avaient disparu et où les serpents se faisaient rares.
Maintenant ils affrontaient la forêt vierge où les hommes n’avaient jamais mis les pieds, sans pistes, sans étoiles dans le ciel tempétueux. »
Jorge Amado, Les terres du bout du monde, Paris, Gallimard « Folio », 380 p., 1991 [1985 pour la première traduction française], p. 51.
- 1 « Le choix apparaît de plus en plus drastique entre démarche idiographique (qui produit descriptio (...)
1Avant tout travail, les géographes doivent prendre position sur deux problèmes épistémologiques importants. I) Cherche-t-on à mettre à jour des régularités ou étudie-t-on des individualités irréductibles1 ? II) Quelle importance accordons-nous, respectivement, au pôle de la nature et au pôle de la société ? Sans prétendre réussir un amalgame entre ces contraires épineux et difficiles à manier, nous voudrions expliquer le titre de cette partie et signaler notre position dans le champ de ces problèmes.
2Conception nomothétique ou idiographique de la géographie ? En procédant en trois temps (l’objet, la règle et l’exemple), nous affirmons que notre objet d’étude n’est ni un lieu (tel ou tel massif du Rouergue où domine la forêt privée), ni un groupe social (les propriétaires forestiers privés), ni une institution (les syndicats ou coopératives de propriétaires forestiers). L’objectif est d’étudier des relations réglées par plusieurs instances ou pôles (voir introduction). Notre objet d’étude est donc le rapport entre le comportement des propriétaires de forêts et l’espace de la forêt privée. Ce rapport peut être réglé de diverses manières ou avec des nuances d’un lieu à un autre. Sur le seul territoire français, la diversité est très forte et, selon les régions, l’espace forestier présente des individualités bien affirmées. Les dynamiques géographiques de l’énorme pôle productif de la forêt privée landaise sont très différentes de celles des massifs méditerranéens ou encore des régions de l’est où dominent les forêts domaniales et communales. On retrouve à plus grande échelle des diversités d’ampleur comparable. La région Midi-Pyrénées est, par exemple, classiquement divisée en trois parties très inégales sur le plan forestier : forêts de montagne dans les Pyrénées, boisements de feuillus morcelés dans les pays du bassin de la Garonne et, enfin, larges taches de reboisement sur les marges aveyronnaises et tarnaises du Massif central.
3Malgré tout, nous posons comme préalable à ce travail qu’il est possible de dégager, pour l’interprétation des dynamiques spatiales en forêt privée, des repères généraux, exportables dans des contextes différents. Le recours à l’exemple (outre le fait qu’on imagine mal une géographie sans référence précise à un lieu) est nécessaire en cela qu’il sert à nourrir le schéma général préalable mais aussi parce qu’il l’éprouve et le teste. En effet, inscrire l’étude dans un lieu donné, au lieu de puiser dans plusieurs régions des preuves issues de contextes différents, impose une confrontation implacable entre la règle et l’exemple, entre un essai pour proposer un cadre de réflexion et le foisonnement des situations observables sur le terrain. On s’étonnera peut-être que soit proposé comme espace-test une petite région alors qu’il aurait peut-être été possible de mener une vaste enquête à petite échelle, mais un travail à échelle grande et moyenne (Bailly, Béguin, 1996 : 30) est une des conditions pour cerner au plus près les motivations des acteurs sociaux des dynamiques naturelles.
4Si nous avons choisi de travailler à échelle moyenne et grande c’est pour prendre la mesure des représentations qui, passées par le prisme de l’espace public de discussion, influencent les décisions et nous paraissent avoir une grande importance pour comprendre et situer les formes observables dans l’espace concret.
5Nature ou société ? Poser le problème du fonctionnement de l’espace de la forêt privée pourrait avoir pour conséquence de brouiller les représentations vis-à-vis des différents domaines de la géographie. Est-ce de la géographie humaine ? Est-ce de la géographie physique, de la biogéographie, de la géographie rurale, de la géographie sociale ? Ou bien ne serait-ce pas tout simplement de la géographie, rien que de la géographie mais que de la géographie ? Depuis la fin des années 1960 et le recentrage de la géographie autour des sciences sociales, le statut du versant « naturel » de la géographie est moins assuré. On connaît le mot de Pierre Birot : l’objet de la géographie physique serait l’étude « des paysages naturels tels qu’ils apparaîtraient à un observateur parcourant le globe avant toute intervention humaine » (cité dans : Scheibling, 1994 :102). Une prise en compte accrue des « facteurs anthropiques » n’a pas radicalement modifié la perception de l’espace dit naturel : une mauvaise interprétation de ce qu’on appelle « l’anthropisation » peut amener à de gros contresens ou même à des contrevérités. On en voit de fréquents exemples dans la presse :
« Une poignée de zones naturelles subsistent entre les attributs industriels et urbains de la vallée : la grande forêt de Brotonne, 6700 ha de hêtres, de chênes et de pins sylvestres, les falaises crayeuses qui dominent la Seine et surtout le Marais Vernier. » Article sur le Parc Naturel de Brotonne. (Libération, 30/07/97)
6Si, sans vouloir demander trop à un article rapide qui fait une concession à l’air du temps, en l’occurrence celui des vacances et des loisirs, on accepte de parler de zones naturelles pour les abrupts des amphithéâtres de rive concave de la Seine, y inclure la forêt de Bretonne est un contresens. On lit dans le Guide des forêts de France (Plaisance, 1961 :213-214) que cette forêt, domaniale depuis Philippe Auguste, est le lieu d’une exploitation forestière planifiée et organisée en dix séries ; en outre, on y trouve les restes d’une ancienne verrerie, des ruines et des vestiges de l’Antiquité et du Moyen Âge (cinq références d’auteurs citées). Depuis des siècles, il s’agit d’un espace humain, aménagé par et pour les humains, habité par les humains. Le risque d’un mauvais usage de l’espace n’en est pas moins envisageable, même si on a parfois tendance à exagérer les liens entre crises écologiques et crises de sociétés.
« ... la conclusion à laquelle aboutissent les trop rares enquêtes historiques disponibles est que la dégradation de l’environnement n’a joué qu’en interférence avec d’autres facteurs sociaux (économiques, techniques, culturels, etc.) et davantage comme limite globale que comme cause immédiate et directe » (Deléage, 1991 : 256).
- Il paraît donc nécessaire d’élargir le point de vue et d’insister sur les liens très complexes que les sociétés tissent avec leur environnement. L’objet de la géographie semble alors se déplacer de l’étude de cet environnement vers l’étude du résultat spatial de l’action humaine2. En choisissant comme objet la forêt des particuliers, nous sommes au cœur de l’opposition nature/sociétés. Nous essayerons de sortir de ce dilemme en proposant la démarche suivante : 1. L’expression forêt privée, dans une perspective géographique, recouvre à la fois le champ du naturel et de l’espace concret, le champ socio-économique et le champ du débat public, de l’espace public de discussion (voir supra). Il ne s’agit pas que d’une écologie qui côtoierait sans liens une sociographie elle-même détachée d’une analyse politico-tactique des débats d’opinion. La forêt privée est un espace concret, une réalité sociologique, un groupe d’intérêts et un enjeu dans des débats publics.
- Si l’espace de la forêt privée fonctionne, il faut choisir des outils pour en forger l’interprétation géographique (production de l’espace et appropriation).
- Le contexte géographique des moyennes montagnes du Rouergue, au sud du Massif central, a été choisi principalement parce que la propriété privée y est le mode d’appropriation le plus répandu et parce qu’il s’agit d’une forêt aux visages très différents dont la superficie a très fortement augmenté au cours du dernier siècle.
Notes
1 « Le choix apparaît de plus en plus drastique entre démarche idiographique (qui produit descriptions et explications de phénomènes uniques, exceptionnels, non répétitifs et non transposables) et démarche nomothétique (qui produit des procédures de généralisation conceptuelle sinon des lois scientifiques). Ou bien encore entre l’empirisme de la démarche inductive qui, partant de l’expérience et de l’observation, généralise, et la démarche hypothético-déductive qui procède à partir d’hypothèses, de leur vérification, de l’écart entre le modèle et les résultats enregistrés » (Bailly, Ferras, 1997 : 149).
2 « Nous savons en premier lieu que la nature n’existe pas. Nous savons que depuis l’origine incertaine des sociétés humaines, elle est anthropisée, de part en part façonnée, produite par la mise en valeur des sociétés successives (quoique à des degrés divers). Nous savons que l’homme est dans la nature, tant pour l’avoir transformée que pour demeurer soumis à ses lois. (...) L’homme a moins artificialisé le milieu naturel qu’il n’a manipulé des écosystèmes, contrôlé des conditions de production, sans maîtriser l’effet de ses interventions » (Kalaora, Larrère, 1989 :81).
© Éditions de la Sorbonne, 2004