Conclusion : « Oui »
p. 263-267
Texte intégral
1« La nature a-t-elle encore sa place dans les milieux géographiques ? » Une question qui sonne comme un superbe sujet de dissertation. Mais s’agit-il pour autant d’une réflexion purement scolaire, académique et pour tout dire déconnectée des enjeux territoriaux actuels ? Rien n’est moins sûr. Les pratiques actuelles et passées de conservation... « de la nature », les enjeux économiques et sociaux autour de thèmes tels que le développement durable, l’écocertification, ou encore la biodiversité montrent, s’il en était besoin, que la nature, ou du moins l’idée que l’on s’en fait, est au cœur des questionnements actuels en matière d’environnement.
2D’où une première interrogation relative au titre du colloque : pourquoi ce « encore » ? Comme si la géographie évoluait à contresens des préoccupations du moment, comme si elle abandonnait un terrain d’investigation alors même qu’il occupe, parmi d’autres, le devant de la scène internationale. La « nature » avait-elle davantage sa place dans la géographie d’il y a vingt ou trente ans ? Poser la question revient à déplacer le problème de la sphère scientifique à la sphère institutionnelle, à admettre que le déclin des postes en géographie physique (en géomorphologie notamment) est le signe du désintérêt de la géographie pour les problématiques touchant à la « nature ».
3Il nous semble pourtant que la dimension naturelle des approches géographiques, loin d’avoir diminué au cours des dernières années, s’est au contraire approfondie et enrichie. L’ouverture de la géomorphologie vers la géoarchéologie, les travaux des biogéographes prolongeant les apports de Georges Bertrand sur les géosystèmes, les réflexions sur le paysage ou encore les tendances récentes de la climatologie centrées sur les relations climats/sociétés reflètent davantage un approfondissement et un élargissement de la discipline qu’un reflux des thématiques liées aux milieux « naturels ». En perdant une part de son autonomie, la géographie de l’environnement s’est introduite dans tous les champs de la géographie, qu’il s’agisse de la géographie du développement, des villes, des espaces ruraux, voire de l’épistémologie et de la géographie culturelle. Ce colloque, par la diversité des milieux abordés (de l’Amérique du Nord aux forêts tropicales en passant par les régions sahéliennes et les forêts tempérées), des territoires étudiés (territoires urbains et péri-urbains, littoraux fortement aménagés, montagnes et forêts labellisées), reflète la diversité des approches géographiques de la « nature ».
4Mais de quelle « nature » s’agit-il ? Le colloque permet de préciser et d’approfondir certains aspects de la réflexion géographique amorcée depuis quelques années (Arnould, Berque, Bertrand...) et qui soulignent la relativité de la « nature ». La « nature » comme produit social est le fruit de perceptions et de représentations qui distinguent des territoires (Nord et Sud, « vieille » Europe et Nouveau Monde, wilderness intérieure contre wilderness littorale...), des groupes sociaux ou ethniques (créoles et « métros », urbains et ruraux...), des institutions (ONG, corps des ingénieurs forestiers...). Cette nature comme produit social est donc aussi le résultat d’une histoire. La wilderness canadienne d’aujourd’hui n’est pas celle d’il y a deux siècles, tant s’en faut. La pluie d’aujourd’hui, celle des urbains qui la redoutent, n’a rien à voir avec la pluie d’hier, celle des ruraux qui l’attendaient avec ferveur. Les milieux humides autrefois vilipendés font aujourd’hui l’objet de multiples conférences.
5L’un des paradoxes de cette « nature » si dépendante de son histoire et de sa géographie tient au rôle même que l’on souhaite lui voir jouer. Les politiques de protection, de conservation ont dans une large mesure pour objectif l’établissement d’une « nature » affranchie de ses cicatrices anthropiques. La belle nature, celle qu’il convient de conserver, est une nature sans histoire, hors du temps. La mise en réserve gomme les traces du passé pour tendre vers un fonctionnement autonome du milieu, comme si la décision même de mettre en réserve n’était pas déjà une forme d’anthropisation. La forêt de Lachalade en Argonne va progressivement (re)devenir une hêtraie « naturelle » au fur et à mesure que s’estomperont les traces des anciens traitements sylvicoles et des combats de la Première Guerre mondiale. Les réserves biologiques de Fontainebleau n’ont plus grand-chose à voir avec les paysages des réserves artistiques des peintres de Barbizon.
6Cette nature que l’on veut sans histoire correspond pourtant à un modèle que l’on impose. C’est souvent le cas avec les programmes de grandes ONG pour la « défense » de la forêt tropicale, dont les campagnes médiatiques opposent encore aujourd’hui nature et société. Elles participent de ces politiques publiques internationales qui imposent un modèle de protection, souvent inadapté aux réalités historiques et géographiques, ce que l’on constate depuis quelques années en Guinée. L’histoire et la géographie reprennent leurs droits, et cette nature sans histoire (re)devient vite une source de conflits et d’enjeux territoriaux. La mise en scène de la « nature » intemporelle masque difficilement des projets bien ancrés dans la réalité du moment. Alors même que les parcs s’étendent au Canada pour offrir à chacun un morceau d’une wilderness très fréquentée, les grandes entreprises canadiennes continuent leur exploitation industrielle de la forêt, sur le territoire national comme à l’étranger.
7S’il convient donc d’en finir avec la « nature », il reste à approfondir une approche géographique des éléments naturels. Dénoncer la référence à un état de nature originel ne saurait signifier que l’on renonce à comprendre les mécanismes « naturels » et leurs impacts. Il n’y a certes plus de forêts naturelles en Europe, et il est illusoire de croire que l’on pourra un jour en reconstituer, mais la forêt de Bialowieza est tout de même plus naturelle que les plantations d’eucalyptus d’Espagne et du Portugal, ou encore les alignements de clones de peupliers des vallées du nord de la France et de Belgique. Il y a donc des gradients de naturalité, « la naturalité est alors une variable continue et les différentes composantes de la forêt peuvent avoir différents degrés de naturalité. » (Lecomte, 1999). Si la forêt climacique est passée de mode, il est en revanche fréquent de distinguer les vieilles forêts (que l’on identifie par leurs espèces bio-indicatrices, leur complexité structurale, leur biomasse et leur nécromasse importantes) des forêts naturelles et semi-naturelles encore marquées par leur passé sylvicole... Il n’y a plus un absolu de la nature s’opposant à l’artificiel et à l’anthropique, il y a une gamme de nuances, un gradient qui peut affecter diversement les principales composantes de l’écosystème.
8Ces échelons dans la naturalité sont pour le géographe une source de réflexions et d’investigations. La progressivité des critères de naturalité n’est pas une simple énumération de caractères écologiques, elle est aussi une question d’échelles et de territoires. On pourrait certes avancer qu’il existe dans la nature des pertinences scalaires qu’il convient de respecter : on ne gère pas une mare, fût-elle un réservoir de grande biodiversité, comme un massif forestier, l’habitat du tétras comme celui d’une libellule. C’est pourtant en fonction du jeu des acteurs, et donc en fonction du territoire qu’il faut aborder cette question spatiale. Le cas de la plage de l’Hermitage à La Réunion illustre la construction sociale d’un espace de nature sur une superficie des plus réduite. Le cas des RBI en forêt domaniale est également emblématique de cette question. Jean-François Carrez résume parfaitement le problème : « La divergence des points de vue entre scientifiques, naturalistes, associations de protection de la nature et gestionnaires est la seule certitude en matière de conception des réserves intégrales », soulignant par ailleurs les oppositions entre « le discours éthique exaltant une nature intacte sur des milliers d’hectares, la volonté de reconstituer des habitats favorables à certains grands mammifères à large rayon d’action et la tradition interventionniste du monde rural et forestier ». Ce n’est pas dans la nature que se situe la pertinence des politiques de conservation mais dans le projet social qui les accompagne. Ces interrogations d’ordre spatial ne sauraient par ailleurs se limiter à l’espace de la réserve. C’est aussi la relation à l’espace et au territoire environnant qui est fondamentale. Une réserve n’a de sens que si elle communique avec son environnement naturel (écotone en limites, connectivité...) et social. Les pratiques agricoles des territoires environnant un espace de protection sont au moins aussi importantes à considérer que le plan de gestion même de cet espace. Les mêmes réflexions pourraient s’appliquer aux pratiques touristiques, aux activités industrielles ou encore aux dynamiques urbaines et péri-urbaines qui entourent parfois les îlots de nature protégée. La nature labellisée est ainsi indissociable d’une « nature ordinaire », pour reprendre une expression de Jacques Lecomte. Il y a là pour le géographe matière à bien des réflexions et à bien des recherches.
9La réflexion est d’autant plus complexe, et donc intéressante, qu’à ces aspects spatiaux s’ajoutent les questions de rythmes d’évolution, de temporalités. La question pourrait se résumer ainsi : comment conserver une nature qui évolue en permanence, qui n’est jamais réellement stable ? Il faut ici considérer les rythmes propres au naturel qui répondent dans une large mesure à une dynamique autonome. Les tempêtes, les épisodes morphologiques, les processus biologiques agissent à des pas de temps qui, dans une large mesure, ne doivent rien aux sociétés. Les différentes composantes des écosystèmes n’évoluent pas au même rythme, la « mémoire » des sols étant par exemple plus longue que celle des arbres ou des animaux, l’hystérésis (Bertrand et Bertrand, 1997) plus durable dans l’abiotique que dans le biotique. Or ces temporalités doivent être intégrées à toute réflexion sur la nature et sa protection. Comment conserver une forêt dont la régénération passe parfois par l’incendie (cf. Yellowstone), comment protéger un marais qui naturellement tend à se combler, une pelouse qui spontanément tend à se boiser ? Il faut ici marier les deux contraires, gérer la contradiction qui existe à vouloir figer un espace dynamique, dont la persistance passe souvent par la transformation. La géographie, science sociale, se doit d’aborder ces temporalités et ces échelles dans le cadre d’une problématique territoriale, confrontant les dynamiques et les espaces du naturel et du social.
10Reste cependant une dernière interrogation, un dernier doute, contradictoire, en partie du moins, avec ce qui précède. Peut-on totalement se passer d’une référence à la « nature » ? Il convient ici de rappeler le postulat fondateur de la géographie que proposent Claude et Georges Bertrand : « Pas de géographie sans nature, pas de nature sans géographie. » Même si l’on sait pertinemment la relativité de la notion de nature, il semble bien difficile de s’en défaire sans précautions : « Chasser le naturel... » On s’interdit ainsi maintenant d’évoquer la forêt climacique, trop marquée du sceau du naturel et du fixisme mais on multiplie les termes qui tournent autour : « forêt primaire », « forêt ancienne », « vieille forêt », « forêt subnaturelle », autant d’expressions qui traduisent le désarroi du chercheur, du forestier en l’absence d’un état de référence. Or cet état de référence, pour contingent qu’il soit, reste une donnée indispensable tant d’un point de vue théorique que d’un point de vue pratique. On ne saurait comprendre des processus sans les évaluer à l’aune d’un état dont ils dérivent où vers lequel ils tendent. Cet état n’est plus nécessairement un climax antérieur à l’anthropisation, il peut être le fruit même de cette anthropisation. Timbal et Maizeret (1998) ont parfaitement posé le problème à propos de la biodiversité landaise que l’on peut estimer en fonction de plusieurs états de référence : celui de la « forêt » à la fin de la dernière glaciation (15 000 BP) ou lors de l’optimum atlantique (vers 2 500/2 000 BP), celui de la lande du début du xixe siècle. L’état de référence n’est peut-être plus un absolu mais il constitue encore un élément de réflexion et d’action indispensable.
11Le même raisonnement s’applique au domaine de la conservation de la nature. La remise en cause d’une naturalité absolue ne saurait justifier l’abandon d’une politique de protection. Celle-ci reste indispensable pour conserver des ressources convoitées (paysages, écosystèmes, espèces ou gènes) et trop souvent encore dilapidées. Sa durabilité dépend de sa capacité d’insertion dans des réalités territoriales et non d’un simple label décerné par un organisme souvent lointain.
12Une telle politique ne protège sans doute pas une nature originelle. Elle protège des ressources, par définition relatives, mais aussi des perceptions et des mythes qui font la part belle à la « nature », celle que l’on rêve comme originelle et vierge. Ces mythes et ces images ont aussi le droit d’exister...
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Lecomte J., « Réflexions sur la naturalité », Courrier de l’environnement de l’INRA, 37, 1999, p. 6-10.
Lecomte J., « Conservation de la nature : des concepts à l’action », Courrier de l’environnement de l’INRA, 43,2001, p. 59-73.
Luginbühl Y., « Repères pour cinq siècles de rapport à la nature », dans Robic M.-C. (sous la dir. de), Du milieu à l’environnement, Paris, Economica, 1992, p. 247-279.
Peterken G.-E, « Concepts of naturalness », dans Naturalité et forêts d’Europe, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1997.
10.4267/2042/5556 :Timbal J., Maizeret Ch., « Biodiversité végétale et gestion durable de la forêt landaise de pin maritime : bilan et évolution », Revue forestière française, L, 5, 1998, p. 403-423.
Auteur
Laurent Simon, professeur de géographie, Laboratoire LADYSS, UMR 7533 CNRS, université Paris I, Panthéon-Sorbonne.
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