1La révolution de l’écrit commence très tôt, aux xi^e et xii^e siècles, certainement, probablement plus tôt encore1. Le premier des historiens à l’avoir étudiée est Michael Clanchy, qui s’est penché sur l’écrit pratique en Angleterre, partant de l’impressionnante explosion documentaire du xii^e et surtout du xiii^e siècle, avec ses dizaines de milliers de chartes conservées par rapport aux 2 000 chartes et writs anglais conservés avant 1066 ou encore aux 5 000 chartes originales françaises conservées avant 1121. La révolution de l’écrit, une évidence pour la communauté scientifique. Elle n’a jamais été définie avec clarté. On a caractérisé, à la suite de M. Clanchy, cette explosion de l’écrit comme une expansion, comme une explosion numérique des documents conservés : chartes et cartulaires et en parallèle manuscrits « littéraires » et liturgiques pour la seconde moitié du xii^e siècle. Mais est-ce bien là une croissance et une diversification de la production documentaire ou un renforcement du souci de la conservation ? En d’autres termes, ne sommes nous pas aveuglés par les chiffres ? La réalité documentaire est la suivante : d’après les spécialistes de la documentation princière du premier millénaire – qui est nécessairement la mieux organisée et la plus massive dans le monde laïque –, les taux de destruction pour ces périodes sont énormes. Seulement 0,001 % des diplômes royaux mérovingiens auraient été conservés2 ; pour les périodes suivantes, avant l’an mil, la conservation n’est guère meilleure – que les documents n’aient guère été conservés alors ou aient été détruits au second millénaire, quand leur utilité n’allait plus de soi et que leur lisibilité était devenue très difficile. Conserver l’écrit n’intéresse pas ; celui-ci a une durée de vie limitée. La révolution de l’écrit à la fin du xii^e siècle n’est-elle pas davantage une révolution de la conservation plus qu’une révolution de la production, du moins au xii^e et au début du xiii^e siècle ? La croissance de conservation exponentielle au cours du xiii^e siècle serait-elle due à une appropriation de cet esprit et de ces techniques de la conservation3 ?

2Autre raison de nuancer : le fameux « trou » des x^e et xi^e siècles, que d’aucuns avaient lié aux troubles de l’anarchie féodale. Une décroissance réelle de l’écrit due à cette anarchie politique ? Ou une transformation de l’écrit moins considéré ? Cet écroulement du x^e et en partie du xi^e siècle, constaté par bon nombre de chercheurs, met en évidence de manière forte, voire exagérée, l’apparent boom documentaire du xii^e siècle ; de la même façon, l’explosion documentaire du xii^e siècle pour l’Angleterre normande n’apparaît que plus importante face à la pauvreté de l’Angleterre anglo-saxonne. On n’a pas encore expliqué cet apparent écroulement du x-xi^e siècle dans l’Europe du Nord. Si du moins il y a eu réellement écroulement…

3En effet, certains ensembles documentaires de ces époques, miraculeusement conservés, montrent que l’écrit peut être largement pratiqué au niveau le plus local. Le cas de la Rhétie est, de ce point de vue, éclairant. On a défini là un Urkundenlandschaft, un espace déterminé et déterminant du point de vue documentaire, définissant sa propre identité documentaire, comme le préconisait depuis des années Heinrich Fichtenau à propos de l’espace autrichien4. Plusieurs dizaines de documents constituent donc un paysage documentaire propre à la Rhétie, autour de l’abbaye de Saint-Gall, pour la fin du premier millénaire. Des notices de tous types, très particulières, conçues et écrites par des spécialistes locaux de l’écrit, pour des disposants et destinataires aussi bien ecclésiastiques que laïques5. Or, si l’on peut définir ces aires d’écriture, c’est que les écrits de ces régions ont été conservés dans des chartriers ecclésiastiques de manière tout à fait inattendue, dans des nids documentaires impressionnants, comme le fonds de l’abbaye de Saint-Gall, justement. Ailleurs, les nids apparaissent de manière moins évidente, mais on les distingue bel et bien. Prenons l’exemple de la France avant 1121. Les chercheurs de l’équipe de diplomatique de Nancy constatent une hausse de production de diplômes constante aux x^e et xi^e siècles, et ce jusqu’au début du xii^e siècle, terminus ante quem du corpus étudié : certes une hausse minime, de 96 actes pour 1001-1010 à 334 pour la période 1081-1090. Considérons ces chiffres en les ventilant selon les chartriers de conservation. On y distingue aussi des nids : Marmoutier, Cluny, Saint-Victor de Marseille, Saint-Denis, Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Maixent6… Tout comme pour les fonds autrichiens ou suisses, les nids documentaires français sont des communautés monastiques de taille importante qui ont conservé davantage de fonds anciens. On doit donc prendre en considération l’intérêt croissant porté à la conservation en cette fin de Moyen Âge pour évaluer réellement cette révolution de l’écrit.

4Il ne s’agit pas de verser dans un révisionnisme provocateur et excessif : la montée en puissance de l’écrit se fait de plus en plus importante au fil du xii^e et surtout du xiii^e siècle, s’ajoutant au souci de la conservation. Nombre de chercheurs ont déjà bien montré l’emprise de l’écrit sur le xiii^e siècle, avec une production conservée inédite voire inégalée en termes de taux de pénétration documentaire. Un simple graphique énumérant les cartulaires, ces recueils de copies de chartes par leur destinataire et souvent détenteur, conservés dans l’espace français et belge le montre aisément (graph. 1). Ces cartulaires constituent souvent une pièce maîtresse de l’organisation archivistique d’une institution, et ce depuis les x^e et xi^e siècles (voire depuis l’époque carolingienne). Gardiens de la mémoire juridique, réservoirs administratifs, ces recueils construits et parfois fortement charpentés de narratif ont été surtout décryptés pour le haut Moyen Âge comme des outils de commémoration : on y entretient la memoria des fondateurs, des donateurs, des bienfaiteurs des communautés auteurs de ces cartulaires7. À partir du xi^e et surtout des xii-xiii^e siècles, le cartulaire prend son envol : auparavant comptés sur les doigts pour les siècles d’avant 1100, on les dénombre par dizaines au cours du xii^e siècle, par centaines au cours du xiii^e siècle. Le cartulaire devient un outil relativement commun et non plus une spécificité de certaines communautés religieuses, comme les clunisiens ou les cisterciens8.

Graph. 1. Répartition des cartulaires par siècle d’après la base « CartulR » (1 = cartulaires non datés dans la base).

5La croissance documentaire semble évidente pour tous les chercheurs, mais jamais quantifiée, jamais réellement étudiée de manière plus précise. Beaucoup d’analyses se contentent de constater la croissance du xiii^e siècle, sans discerner des temps d’accélération, tout en marquant la nette décrue du xiv^e siècle9. U. Neddermeyer a entrepris et publié une analyse quantitative sur la base d’un inventaire de manuscrits existants, au travers de catalogues de bibliothèques. Il décèle plusieurs pics de croissance. Le premier entre 1100 et 1349, le deuxième de 1370 à 1469, le troisième jusqu’en 1520. La première époque, de 1100 à 1349, U. Neddermeyer envisage de la préciser, en y distinguant deux étapes : celle de 1100-1249 et celle de 1270-134910. La croissance du xii^e au milieu du xiii^e siècle se traduit donc par une multiplication des manuscrits, copiant des anciens principalement. Du côté des documents normatifs et de la pratique (soit les documents qui posent la norme et ceux qui la mettent en pratique sous la forme de chartes ou de notices, par exemple), l’accroissement de production est encore plus net : à l’instar des catalogues de bibliothèques pour les manuscrits, la consultation des inventaires d’archives ou la lecture de la moindre monographie ou édition de source touchant à ces périodes montrent nettement l’accroissement de la fin du xii^e et du xiii^e siècle : Thomas Behrmann travaillant sur les communes italiennes11, Benoît Tock sur les chartes d’Arrouaise12, l’ouvrage de M. Clanchy déjà évoqué pour l’Angleterre… Mais un second temps de croissance succède au premier. Il commence vers 1270, en termes quantitatifs. Jusqu’en 1350, le nombre de manuscrits croît de 15 % par décennie, soit, selon U. Neddermeyer, de 38 % par génération. En parallèle, on constate une croissance démographique similaire jusqu’au début du xiv^e siècle. Entre 1310 et 1330/1340, la croissance de production des manuscrits continue, mais en se tassant légèrement. La Grande Peste, la décroissance démographique, la crise économique cassent la dynamique qui ne reprendra qu’en 1370 environ, avec un troisième temps de croissance encore plus fort, de 1370 à 147013.

6C’est bien ce nouveau temps de croissance, le second selon Neddermeyer, qui m’intéresse. D’autres chercheurs l’ont relevé. Certains diplomatistes, concentrés sur les premiers temps de l’administration royale, montrent que le premier et le deuxième temps de croissance sont nettement détachés : J.-F. Moufflet montre que la production d’actes royaux sous Saint Louis croît avec des pics conjoncturels vers 1248-1250, puis baisse dans les années 1260, avant de connaître une remontée après 126814. D’autres marquent la transformation de la seconde moitié du xiii^e siècle, comme Godfried Croenen dans une petite étude quantitative sur les chartes conservées des ducs de Brabant : il part de 217 chartes conservées pour le xii^e siècle, puis la croissance s’emballe durant la première moitié du xiii^e siècle : c’est la première phase. Surviennent alors un tassement au beau milieu du siècle et, ensuite, une reprise fulgurante au cours du dernier quart du Duecento avec une moyenne de 60 actes tous les trois ans entre 1265 et 129015. Jean-François Nieus note la même augmentation à propos des chartes conservées des comtes de Saint-Pol, vers 1280, se prolongeant et s’intensifiant au cours de la première moitié du xiv^e siècle16. Gertrude Van Synghel étudie le nombre de chartes produites par l’échevinage urbain de Bois-le-Duc, dans le nord des Pays-Bas : à partir de 1260, ce chiffre augmente de 100 % tous les 10 ans pour arriver à 50 chartes par an, entre 1290 et 129917.

7Quelque chose se passe alors. Mais quoi ? Cette augmentation est-elle simplement le reflet d’une meilleure conservation, d’une volonté de garder et de préserver les documents ? Est-elle liée à un souci de thésaurisation documentaire ou encore à la naissance de l’enregistrement des actes : quand les institutions et les hommes se décident à garder une copie par devers eux des chartes et des lettres qu’ils envoient ? Jean-François Nieus a insisté sur le regain de production documentaire, après la décrue, vers 1270, chez le comte de Saint-Pol… mais du côté des seigneurs de Béthune, de Picquigny ou de Ponthieu, pas de reprise : pourquoi ? Sont-ils concurrencés par le recours aux juridictions gracieuses, par l’augmentation de la part de l’administration royale ?

8Une dernière question essentielle, à laquelle il est bien difficile de répondre absolument : la part de la destruction documentaire. Qu’a-t-on conservé des xiii^e et xiv^e siècles ? De l’ordre de 1 % pour l’ensemble, selon Michael Clanchy, qui considère que huit millions de chartes auraient été émises en Angleterre au xiii^e siècle18 ; 5 à 10 % des manuscrits selon Ezio Ornato et Carla Bozzolo, suivis par Émilie Cottereau19. Par comparaison, les taux de conservation des incunables sont situés entre 4 et 5 %20. Très souvent, comme pour se rassurer, les chercheurs parlent des hasards de la conservation, des Überlieferungschancen. Ils sont réels, mais orientés par le contexte21. L’ancienneté des documents et leur fonction importent ; on conservera moins, voire rien, là où aucune procédure de conservation (voire d’archivage) n’existe ; on ne conservera pas nécessairement ce que l’on n’utilisera pas ou plus… Certes, les destructions violentes ou cancellations politiques ne sont pas à négliger22… Mais en définitive, ce qui importe le plus à partir du xiii^e siècle, c’est le type de document et son temps d’obsolescence : une génération, deux pour des documents d’archives de type administratif23 ? Toute étude sur les pratiques de l’écrit doit absolument considérer leur durée de vie. Sans espérer jamais en tirer des lois de conservation et de destruction généralisables.