1La période sur laquelle a porté cette étude, qui s’étend de 1180 à 1350, a vu l’apparition, l’apogée, puis la transformation profonde du régime consulaire, dans un contexte d’affermissement de l’emprise monarchique capétienne sur le Midi. Forme nouvelle d’exercice du pouvoir, les consulats méridionaux confèrent au mouvement communautaire du Moyen Âge central et aux communautés d’habitants, qui s’affirment alors dans des cadres spatialisés, un régime politique mixte qui dote la maior pars du droit de présider au destin de l’universitas. Dans la continuité du moment grégorien qui avait produit un premier encellulement de la société occidentale, le xiii^e siècle voit la mise en place d’espaces de vie et de pouvoir complexes, régis par des formes de cospatialité laïques et ecclésiales, dont la gestion nécessite l’usage d’outils écrits de contrôle. La stricte distinction entre sphères publique et privée ne constitue pas un critère efficient pour décrire ce moment initial, dans la mesure où les discours éthiques sur la bonne administration, dont les prodromes apparaissent en milieu monastique dès l’époque carolingienne, les outils juridiques construits par la lecture du droit classique et les techniques d’administration apparaissent comme largement communs et s’exercent conjointement, quoique de manière hiérarchisée, sur les mêmes hommes et sur les mêmes espaces.

2L’étude des usages de l’écrit dans le gouvernement de la ville de Montpellier montre ainsi un processus de substitution des pratiques administratives écrites aux rapports de domination directs des siècles antérieurs. Se constitue graduellement une « machine » gouvernementale dont l’activité favorise la dépersonnalisation des rapports sociaux par la saisie des hommes et des choses dans des dispositifs et des taxinomies, lesquels produisent une incorporation croissante des régularités sociales et des formes de contrôle qui en résultent. En créant, sous l’espèce particulière de textes partagés, le cadre global des transactions entre gouvernants et gouvernés, l’écrit délimite de surcroît un champ dans lequel peuvent se déployer les contentieux et se résoudre les conflits nés entre les groupes sociaux qui exercent ou prétendent exercer les prérogatives du gouvernement. Cette culture écrite partagée, diffusée par le notariat en charge de la rédaction, de la gestion et de la conservation des textes, procure aux hommes des référents communs qui favorisent l’apparition de « formes de rationalité ». Les populaires eux-mêmes, dans l’expression du conflit des années 1320, témoignent d’un savoir et d’une vision politique dans lesquels numeracy et literacy paraissent indissociables. Le renforcement du maniement des outils qu’elles permettent de forger constitue même un des objectifs du bras de fer engagé avec un consulat dont le caractère oligarchique s’est progressivement aggravé. Se noue ainsi, au cours du xiii^e siècle, une relation nouvelle entre savoir et exercice gouvernemental. Les documents portant la mémoire des actions passées servent de plus en plus couramment à prescrire ou à guider l’action dans le présent, ouvrant ainsi la voie à l’apparition de formes d’identité sociale partagées et d’échanges d’arguments dûment fondés. Avec la généralisation des livres comptables et fiscaux, les chiffres deviennent un outil ordinaire d’évaluation de la richesse, mais également de calcul et de réalisation des équilibres économiques et sociaux rendus nécessaires par l’application des principes de la justice distributive, qui constitue l’un des fondements des systèmes de pouvoir reposant sur l’utilitas communis.

3À partir du xii^e siècle, l’essor de l’écriture pratique se produit dans un cadre communautaire – celui des universitates – et l’articulation de la phase initiale – ou grégorienne – du mouvement avec celle qui embrasse le monde laïque au siècle suivant demeure impénétrable si l’évolution n’est pas saisie avec les outils de l’histoire sociale. Elle seule permet de ne pas dissocier la question du pouvoir, des formes culturelles et des dispositifs sociaux à travers lesquels il s’exerce. À Montpellier, juristes et notaires jouent un rôle essentiel dans la formation d’un savoir – celui de penser les rapport sociaux et politiques à travers la fiction du droit – et d’un art – celui d’écrire des textes que vient authentifier la délégation de la fides publica – qui s’avèrent indispensables à l’affirmation et à l’organisation politique de la communauté urbaine. La mise en place du notariat public, à la fin du xii^e siècle, constitue le territoire juridictionnel en un espace d’échanges au sein duquel, par délégation, les actes ordinaires de la vie sont formalisés et garantis par l’écriture publique. De ce fait, le gouvernement ne peut être uniquement saisi dans le rapport hiérarchique de délégation qui lierait les différents niveaux de « ministérialité » à la figure du pouvoir souverain. Le rapport gouvernemental est un rapport de pouvoir redoublé. Par l’administration des intérêts de tous et de chacun, les gouvernants légitiment leur propre position dans l’ordre social et politique mais leur activité produit aussi un savoir positif partagé qui engendre, chez les individus, des formes progressivement incorporées de représentations de soi et de la communauté. Au cours du second Moyen Âge, les manifestations matérielles du processus d’individuation – le nom, l’emblème, le sceau… – comme les expressions littéraires de la subjectivité – à l’œuvre par exemple dans l’art de trobar – ont ceci en partage qu’elles s’accompagnent, de façon indissociable, d’une symbolisation des groupes d’appartenance.

4L’identification du rapport gouvernemental à un pouvoir vertical exercé sur les sujets forme la trame d’une interprétation historique qui vient le plus souvent étayer le récit généalogique de la souveraineté moderne de l’État. Le cadre urbain et consulaire de cette enquête montre au contraire que les dispositifs de transaction tiennent, durant cette première phase, une place fondamentale et il existe, de ce point de vue, une forte continuité avec l’élément contractualiste présent au cœur du contrat politique étatique qui se met en place au xiv^e siècle. Le processus de genèse de l’État s’est pour une part nourri du transfert de savoir-faire et de la circulation, vers les cercles du pouvoir royal capétien, des hommes formés dans les rangs des administrations urbaine et locale du Midi. Mais il convient de ne pas oublier que ces dispositifs administratifs ont été inventés alors que les universitates urbaines constituaient l’horizon de légitimité de l’exercice gouvernemental. C’est par l’élection, qui fut l’un des éléments essentiels de la transformation de l’Ecclesia à l’époque grégorienne, que s’instaure à Montpellier, comme dans d’autres villes méridionales, un régime politique mixte, qui privilégie certains groupes professionnels de la société urbaine, tout en introduisant, par le tirage au sort, des éléments de sélection démocratique. Ce nouvel équilibre repose sur le développement de la délégation d’écriture, qui réserve au notariat, en tant que groupe professionnel détenteur d’une part de la fides publica, la charge de produire l’écrit authentique nécessaire à la vie de la communauté, comme l’inscription, la conservation et la publicisation des décisions gouvernementales. Vers 1340, la convergence qu’assurait le travail d’écriture des notaires entre les textes authentiques nécessaires aux activités privées des habitants et ceux indispensables aux affaires publiques de la ville se défait. Dans le contexte d’accroissement du pouvoir royal français sur la ville, apparaît une véritable administration dont l’action, plus étroitement contrôlée par le pouvoir consulaire, repose sur des procédures d’authentification directement liées au pouvoir des gouvernants et dont les membres suivent des carrières qui répondent à une sorte de cursus honorum. J’ai proposé de voir dans ce moment un tournant bureaucratique. Jusqu’à cette date, l’administratio publica était demeurée une pratique, certes tendue vers une rationalisation de l’action des gouvernants, mais ne s’incarnant pas en un réseau d’institutions déliées des transactions sociales communautaires. Si la genèse du notariat public à la fin du xii^e siècle a conduit à l’apparition de formes de ministérialité fondées sur la compétence professionnelle des individus, on observe le maintien d’une grande fluidité des parcours. À cette même période, les règles prévalant dans le travail d’écriture des notaires, qu’ils instrumentent pour une clientèle privée ou pour les autorités de la ville, sont avant tout l’objet d’une formation dans le cadre du groupe professionnel. Il faut attendre le seuil des années 1340 pour voir l’introduction de règles propres à l’administration. La notion de bureaucratie, fondamentale pour penser le phénomène de développement de l’écrit pratique au cours des trois derniers siècles du Moyen Âge, doit par conséquent être réexaminée, en distinguant l’administratio comme pratique de l’administration comme institution, et en intégrant pleinement la période initiale au cours de laquelle l’essor de la scripturalité apparaît comme étroitement lié à l’affirmation des communautés – qu’elles soient ecclésiastiques ou laïques – et au problème de leur gouvernement. Ce tournant bureaucratique intervient à Montpellier au terme d’un renforcement, dans le régime mixte de la ville, de la composante oligarchique.

5La période antérieure à 1349 a contribué à forger de manière décisive l’identité de Montpellier et de son territoire. Le portrait scriptural de la ville, que nous appelions de nos vœux au seuil de cette enquête, a permis de mettre en évidence, à partir des années 1240-1250, le rôle que tient l’écrit administratif dans la promotion de l’occitan – singulièrement sous la forme de livres du gouvernement –, le latin demeurant la langue de l’écriture authentique et de la communication avec les pouvoirs supérieurs. L’usage de la langue vulgaire dans l’autogouvernement de la communauté revêt une véritable dimension identitaire, à une période où l’autonomie politique du consulat tend à se réduire, et il faut attendre les progrès du français au xv^e siècle pour constater une modification de ce partage linguistique forgé deux siècles plus tôt. C’est donc dans la sphère du politique que la mi-xiv^e siècle constitue un temps de rupture. L’alliance que l’avènement du régime consulaire a établi entre recours croissant à l’écrit, affirmation d’un droit de délibération accordé à la communauté afin de trancher les affaires qui la concernent et constitution d’un régime politique mixte se délite. La référence à l’utilitas communis comme aux libertés et franchises urbaines perdure, mais elle ne renvoie plus à un espace commun d’invention du politique. Elle est désormais le simple motif négocié d’un consentement au pouvoir monarchique. L’espace dilaté de l’exercice du pouvoir étatique, que les techniques de communication ne pouvaient pas combler, ont inexorablement conduit à refermer, pour quelques siècles, cette première efflorescence politique.