1Au terme de l’étude des occurrences du terme concordia dans un contexte politique, peut-on en dégager un sens commun, une conception unique et cohérente de la concorde à la fin de la République ? Peut-on déterminer s’il existait, chez les auteurs des deux derniers siècles de la République, une manière particulière de se servir de ce terme ?

2Si l’on s’en tient aux œuvres de Salluste, de Tite-Live, de Denys d’Halicarnasse, de Plutarque concernant l’histoire romaine et aux discours de Cicéron après 63, on peut affirmer que le terme concordia, ou son équivalent grec, n’apparaît jamais dans nos sources de manière anodine. Il constitua toujours un argument essentiel de la démonstration de l’orateur ou une caractéristique primordiale d’une magistrature ou de l’action d’un magistrat. Cette observation pose un problème méthodologique, qui consiste à estimer dans quelle mesure la transmission des sources, en privilégiant les textes considérés comme « importants », ne nous permet d’étudier qu’un type d’occurrence de concordia, en occultant d’autres utilisations dans d’autres types de textes, moins intéressants aux yeux de ceux qui choisirent donc de ne pas les transmettre. On ne peut émettre une réponse définitive à ce genre de question. Pourtant, plusieurs arguments, sans jamais être décisifs, conduisent à penser que ce terme revêtait effectivement une signification particulière. Tout d’abord, la rareté de ce terme dans les inscriptions tend à montrer qu’il ne faisait pas partie du vocabulaire courant1. Ensuite, dans les récits continus des annalistes et historiens de la fin de la République, aucune occurrence ne concerne une situation banale ou des membres du petit peuple. Ainsi, même si l’on peut penser que le spectre d’utilisation du terme concordia était, aux deux derniers siècles de la République, plus large que celui que nous pouvons étudier aujourd’hui, il ne semble pas que la transmission des sources ait introduit un biais très important. Nous avons donc la confirmation de l’hypothèse de départ de cette étude. Le terme concordia était bien un terme particulier, à forte connotation politique et symbolique.

3Ensuite, l’étude des sources a montré que leurs auteurs s’intéressèrent massivement, lorsqu’ils utilisèrent le terme de concordia et ceux qui lui étaient apparentés, soit à des situations de discorde, soit, encore plus souvent, à des situations de basculement de la concorde vers la discorde, et inversement. Dans les récits des tribunats des Gracques, dans la littérature historique et politique portant sur les conséquences de la fin du metus hostilis2, dans les discours à partir de la période syllanienne jusqu’à ceux de Cicéron contre Marc Antoine en 433, mais également dans les récits annalistiques des conflits civils du début de la République, élaborés au cours des ii^e-i^er siècles av. J.-C.4, la concorde était évoquée lorsqu’il s’agissait pour ces auteurs de comprendre le basculement de la cité dans la discorde, ou d’évoquer les moyens de rétablir la concorde. Cette focalisation sur une problématique de rupture/rétablissement de la concorde explique l’importance, principalement dans les sources de type annalistique, du thème de la réconciliation des magistrats supérieurs, c’est-àdire du passage de la discorde à la concorde entre ceux qui se trouvaient alors à la tête de l’État5. Elle fut en grande partie une conséquence des conflits qui se développèrent entre sénateurs à partir des Gracques. Les arguments et les représentations à l’œuvre dans les débats au sein de la classe dirigeante entre 133 et 121 influencèrent profondément les descriptions et les analyses postérieures, aussi bien de certains épisodes de l’histoire ancienne de la République que de certains événements contemporains.

4En effet, les auteurs de nos sources, c’est-à-dire les annalistes et les orateurs de la fin de la République, mirent en exergue, quand ils relataient les événements qui s’étaient déroulés avant les Gracques, les épisodes qu’ils percevaient comme des situations de concorde, en fonction de l’idée que cette concorde avait disparu à leur époque. Les annalistes racontèrent ainsi l’histoire de la première moitié du ii^e siècle en insistant sur plusieurs épisodes, au cours desquels des magistrats supérieurs avaient agi en pleine concorde, souvent après s’être réconciliés6. Selon la même tendance, les récits du conflit patricio-plébéien furent écrits au i^er siècle en grande partie comme une réflexion sur les moyens qu’avaient alors employés les ancêtres afin de restaurer la concorde7. Les différents exposés des termes de ce conflit, exprimés dans des discours qui étaient censés avoir été prononcés alors, revêtirent une importance capitale pour tenter de comprendre comment sortir la République finissante des conflits civils.

5En ce qui concerne les événements de la fin de la République, aucun texte contemporain de ces événements ne nous parle d’une concorde effectivement établie8 : il s’agissait d’un horizon d’attente, pour un futur que l’on espérait proche et dont on recherchait le modèle dans un passé plus ou moins idéalisé. La concordia était donc en danger dans la fraction de temps présent. Elle n’appartenait, en tant que réalité, qu’au passé ou à l’avenir. Même lorsqu’un orateur accusait son adversaire de vouloir renverser la concorde, comme dans le discours de Memmius chez Salluste ou les Philippiques de Cicéron9, il n’évoquait pas une situation actuelle de concorde, mais déjà son renversement potentiel en raison du comportement d’un adversaire politique. Fréquemment, les auteurs de nos sources, lorsqu’ils écrivirent sur la rupture de la concorde, posaient la question de la responsabilité et du comportement de certains membres de la classe dirigeante. Le terme concordia était utilisé pour dénoncer sa rupture, ou le risque de sa rupture, dans un passé immédiat, par des adversaires décrits comme factieux10.

6L’utilisation du terme concordia ne servait donc pas à analyser une situation présente. Elle renvoyait à un ensemble de représentations qui définissaient un modèle idéal des relations entre citoyens, et principalement entre membres de la classe dirigeante. C’est pourquoi, dans les débats de la fin de la République, les orateurs qui utilisaient ce terme en faisaient tous le but de leur action. Des désaccords ne survenaient entre eux que sur les moyens à mettre en œuvre pour la réaliser. La définition de la concorde relevait des conditions de sa production11.

7La mobilisation, dans les discours, de cet idéal de la concorde impliquait la référence à un modèle de fonctionnement ordonné de la cité. La question des dettes était perçue comme l’une des causes de la rupture de la concorde, dans la mesure où sa résolution, ou l’absence de résolution (selon les points de vue), pouvait conduire à rompre la fides et à précipiter la cité dans le désordre12. Marcius Philippus, dans le discours que nous a transmis Salluste, accusait Lepidus de vouloir renverser l’ordre nécessaire à la République13. Cicéron, dans le but de prouver que certains de ses adversaires, tels Catilina, Clodius et Antoine, portaient atteinte à la concorde, entreprit de montrer que leurs actions conduisaient au renversement de l’ordre civique14. La concordia apparaissait ainsi comme la caractéristique des relations entre les citoyens dans le cadre d’une cité ordonnée, et les débats concernant la concorde portaient alors en grande partie sur la définition de cet ordre.

8Fondamentalement, pour que la cité fonctionnât de manière ordonnée, la concordia devait régner entre égaux à la tête de l’État. Elle devait caractériser les relations entre magistrats supérieurs, essentiellement les censeurs entre la seconde et la troisième guerre punique, et les magistrats à imperium, dans la tradition annalistique comme dans les discours politiques de la fin de la République15. Entre ces magistrats, la concorde constituait une nécessité, dans la mesure où ils étaient engagés collégialement dans l’exercice effectif d’un pouvoir théoriquement absolu, l’imperium pour les consuls ou la potestas pour les censeurs. C’est pourquoi, alors même que la coopération entre les magistrats détenant l’imperium n’était légalement ni prévue ni nécessaire, et même sans doute pour cette raison, les récits exemplaires firent de leur concorde une nécessité morale, donc politique. La concorde des censeurs, dont la coopération était en revanche officiellement nécessaire, fut érigée, par une certaine tradition annalistique, en modèle des relations entre les magistrats, puisque la concorde était une condition de l’efficacité de leur action16. Nos sources insistent donc sur la capacité des magistrats supérieurs à maintenir la concorde entre eux, car cette concorde investissait un pouvoir fragmenté d’un surcroît d’efficacité.

9La concorde, en tant que modèle des relations entre égaux à la tête de l’État, permettait de rendre compte d’une unité et d’une cohérence dans la direction de la cité, dans le contexte d’un système fondé sur la compétition entre aristocrates pour l’accès aux magistratures et sur la collégialité du pouvoir17. Le mode d’administration de la République, qui impliquait que l’accès des meilleurs au faîte des honneurs fût le résultat du conflit réglé, et donc limité, entre aristocrates, nécessitait le recours à la concordia comme modèle d’encadrement des luttes politiques. Ainsi, la concorde des magistrats supérieurs et, par extension, celle des principes du Sénat déterminaient et garantissaient un ordre particulier dans la pratique du pouvoir dans le cadre républicain. Cet ordre était de type horizontal et coopératif, et non vertical et hiérarchique : la concorde liait entre eux les principaux dirigeants de la cité, qui ne se situaient jamais en position d’infériorité ou de supériorité a priori les uns par rapport aux autres. Chacun occupait une place caractérisée par un rang et une situation déterminés par sa propre carrière et par celle des membres de sa famille, et se trouvait ainsi dans une stricte relation d’égalité avec d’autres aristocrates. Cette forme de régulation dans l’exercice du pouvoir par les magistrats supérieurs faisait de leur concorde la prémisse d’une concorde plus vaste, celle de l’ensemble des sénateurs, puisqu’ils étaient tous engagés, à des degrés divers, dans la lutte pour la suprématie. Cette concorde des magistrats se trouvait ainsi subsumée à une concorde plus générale, celle de l’ensemble de la classe dirigeante. Cela explique le rôle majeur dévolu au Sénat, en tant que corps, à travers l’action des principes, pour préserver cet ordre lorsqu’il se trouvait menacé par la discorde entre certains de ses membres18. La concordia constituait ainsi le paradigme des relations entre membres de la classe dirigeante, dans la mesure où elle permettait de faire fonctionner efficacement un pouvoir de type collégial.

10Pourtant, dans le cadre de ce modèle apparaît parfois, dans nos sources, la figure d’un concordiae auctor, c’est-à-dire d’un personnage à qui certaines analyses politiques de la fin de la République attribuaient un rôle essentiel dans le maintien ou la restauration de la concorde, lors de certains épisodes exemplaires19. Cette figure acquérait une prééminence sur ses pairs par un discours d’autorité, mais le poids moral de ce discours provenait de ce qu’il affirmait la nécessité d’un accord entre égaux dans la direction de l’État. Son but – la concorde – était donc ici la conséquence de la position particulière reconnue librement par les membres de la classe dirigeante à l’un d’entre eux, en raison de sa capacité à ordonner le fonctionnement de ce groupe. La valeur exemplaire de ces figures se jaugeait ainsi à leur capacité à permettre, par leur action au service de la concorde, le fonctionnement efficace d’un pouvoir de type collégial. Le discours sur la concorde constituait également une mise à l’épreuve de cette capacité, mise à l’épreuve structurellement liée à la possibilité de la concorde et de la discorde, dans la mesure où ce modèle permettait à chacun d’exprimer son adhésion, ou son refus, à cet ordre qui l’englobait.

11De manière encore plus générale, la concorde entre les généraux au moment de la seconde guerre punique, puis entre les censeurs et parfois entre d’autres magistrats supérieurs structurait et garantissait la concorde dans l’ensemble de la cité20. La concorde des principes permettait de parvenir, par le débat encadré entre ces derniers, à une décision que le peuple entérinait, sous la direction éclairée d’un magistrat21. La concorde de la classe dirigeante permettait d’éviter toute intervention extérieure à ce groupe dans la direction de l’État, mais ce modèle impliquait que les aristocrates tinssent compte, dans leur action et leurs discours, des aspirations du peuple. La concorde de la classe dirigeante permettait ainsi d’empêcher les revendications violentes de la part du peuple, et rendait inutile l’action des tribuns22. La relation directe et idéale avec le peuple, sur laquelle la noblesse fondait en grande partie la légitimité de sa domination, avait pour prémisse nécessaire la concorde entre les membres de celle-ci23.

12C’était cette capacité de la concorde des sénateurs à établir la concorde générale qui expliquait que des aristocrates en faisaient un objectif politique majeur de leurs actions et de leurs discours, sans que cette concorde risquât d’apparaître comme un complot. La dictature de Sylla24, mais également la politique promue par Cicéron25 cherchèrent à rétablir, contre les populares, ce modèle d’une concorde des principes conduisant à celle de l’ensemble des citoyens26. La dictature de Sylla fut une tentative de restaurer cette concorde des magistrats et plus globalement dans l’ensemble du Sénat, pour assurer à ce dernier l’expression efficace de son autorité. Cicéron défendit cette idée, y compris lorsqu’il se fit l’avocat de la concordia ordinum, c’est-à-dire d’une concorde cette fois étendue à l’ordre équestre, dont l’action et l’implication devaient, d’après lui, affermir l’autorité du Sénat. La concordia devait permettre la mise en œuvre effective de l’autorité de ce dernier, dont l’un des buts essentiels, en tant que corps, était, par conséquent, de maintenir la concorde entre les magistrats de même rang.

13C’est en fonction de ce modèle général et idéal, qui fixait la norme de ce que devait être la concorde selon les conceptions d’une grande partie de l’aristocratie, qu’il faut analyser les écarts à cette norme. À partir de l’époque des Gracques, certains aristocrates, les populares, accusèrent leurs pairs d’avoir, par ambition et par avaritia, failli dans la prise en compte des intérêts du peuple et d’avoir ainsi rompu la concorde27. Les lois présentées comme favorables au peuple et proposées à partir des Gracques par des tribuns, puis, au i^er siècle, par des consuls, dans les domaines agraire, frumentaire et judiciaire, tendaient à substituer une norme de droit, donc théoriquement impersonnelle, aux liens de clientèle. Les populares affirmèrent que la faillite de ces liens, provoquée par l’incapacité des nobles les plus conservateurs à répondre à certaines demandes du peuple, les avait obligés non seulement à proposer ces lois, mais surtout à en référer directement à ce dernier. Ils introduisirent ainsi une divergence dans la définition de l’ordre souhaitable à la réalisation de la concorde. Leur action les conduisit à rendre inopérant le modèle traditionnel de concorde, en appelant le peuple non plus à exprimer son adhésion à des décisions négociées au Sénat, mais à arbitrer les conflits entre les aristocrates. La décadence morale de la noblesse constituait ainsi, d’après eux, la véritable cause de la rupture de la concorde.

14D’autres aristocrates, les optimates, estimaient au contraire que les Gracques et les magistrats qui suivirent leur exemple, et plus généralement le tribunat de la plèbe en tant qu’institution avaient une responsabilité majeure dans le déclenchement et l’aggravation des conflits civils de la fin de la République28. Pour les tenants de cette idée, la rupture de la concorde provenait de ce que ces magistrats avaient permis au peuple de décider sur des sujets qui relevaient auparavant de la responsabilité des sénateurs et avaient ainsi divisé la classe dirigeante. Les projets perçus comme populares, ainsi que le refus que leur opposèrent certains sénateurs suscitèrent des débats visant à déterminer non seulement les responsabilités des uns et des autres dans la rupture de la concorde, mais également une voie conduisant à son rétablissement29.

15De plus, puisque la concorde caractérisait essentiellement un ordre horizontal et non pas vertical, la loi de C. Gracchus confiant le pouvoir judiciaire à l’ordre équestre ouvrit un débat qui dura quasiment jusqu’à la fin de la République, concernant la participation à l’administration de l’État d’un ordre hiérarchiquement inférieur au Sénat30. Cicéron, sans doute avec d’autres partisans de Pompée, crut sans doute apporter une réponse à cette question avec la notion de concordia ordinum, qui constitua effectivement une innovation, tout en demeurant cohérente avec l’idée générale de la concorde31. L’idéal cicéronien consistait non pas à ériger l’ordre équestre en concurrent du Sénat, mais à officialiser son rôle, différent et complémentaire de celui des autres groupes structurés de la cité, dans le champ politique. La concorde demeurait l’idéal d’une relation entre égaux à la tête de l’État, mais elle était complétée par la concordia ordinum, qui devait non seulement éteindre le conflit entre l’ordre équestre et l’ordre sénatorial dans le domaine judiciaire, mais également constituer l’un des fondements de la prééminence de ce dernier. De manière générale, le modèle dominant demeurait donc celui d’une concorde au service de la direction de l’État par l’ordre sénatorial.

16Avec le premier triumvirat, cette situation changea. Chaque faction de la classe dirigeante utilisait l’argument de la concordia, réalisée selon des conditions particulières, afin de dénoncer les discours et les actes de ses adversaires. Les triumvirs surent utiliser ce terme pour bloquer les velléités des sénateurs les plus conservateurs, qui voulaient les empêcher d’agir et les soumettre ainsi à la volonté du Sénat32. Surtout, les triumvirs et leurs partisans promurent une nouvelle conception de la concordia : il ne s’agissait plus de parvenir prioritairement à la concorde du Sénat par les moyens auparavant mis en œuvre, le débat entre sénateurs en vue de la prise d’une décision commune, la collégialité du pouvoir, l’alternance dans une carrière de périodes de magistrature et d’otium. Il s’agissait d’imposer, par la concorde des plus puissants généraux, une nouvelle légitimité fondée sur la conquête, le prestige, la richesse, facteurs qui justifiaient qu’ils restassent en charge, une magistrature en remplaçant une autre sans intervalle. À une direction de l’État par les principes du Sénat, les triumvirs tentaient de substituer celle d’une poignée de dirigeants, dont la concorde imposait aux autres sénateurs de s’intégrer à ce nouvel ordre33.

17Certes, il s’agissait encore d’une concorde entre principes, mais le resserrement du groupe concerné à trois individus impliquait l’exclusion des sénateurs pouvant prétendre à ce même rang et, donc, à un rôle actif dans l’instauration de la concorde. Ainsi la concorde des triumvirs relevait d’une forme traditionnelle de structuration de la classe politique, puisqu’elle se fondait sur un partage du pouvoir entre égaux, tout en dépassant cette forme. Les autres principes du Sénat n’étaient alors plus en charge de la concorde dans la cité : ce rôle était à présent dévolu à un petit groupe, dont les membres assumaient cette responsabilité de manière exclusive. Suivant cette évolution, la guerre civile, tout en opposant entre eux des groupes de sénateurs, fut analysée essentiellement comme la conséquence de la rupture de la concorde entre César et Pompée34. La concorde des triumvirs préparait ainsi les esprits à cette idée d’une responsabilité individuelle, et non plus collective, dans la restauration ou le maintien de la concorde. Lucain, décrivant, après la mort de Pompée, les larmes de César pleurant sur la concorde perdue, exprimait l’ardente obligation que prétendit endosser ce dernier de la restaurer seul35.

18Dans les années 50 du i^er siècle, certains optimates s’opposèrent frontalement à cette concorde des triumvirs. En revanche, Cicéron privilégia un point de vue original. La solution de compromis qu’il proposa dans plusieurs de ses discours, depuis son retour d’exil jusqu’à la guerre civile, peut se comprendre comme la conséquence de son refus, après son retour d’exil, de risquer de nouveau de s’engager dans un conflit avec les triumvirs. Mais il s’agissait également d’un moyen de contraindre ces derniers à accepter un partage du pouvoir avec leurs adversaires politiques et à s’intégrer ainsi à la concorde plus vaste de l’ensemble des principes du Sénat36.

19L’expérience des Gracques comme celle du triumvirat ne conduisirent donc pas, au moins dans un premier temps, à une remise en cause de la nécessité d’une concorde des égaux pour diriger la République, mais à celle des critères qui permettaient de fixer les contours de ce groupe des égaux, de manière à maintenir la concorde entre eux. Les conflits politiques entre optimates et populares portaient ainsi sur les conditions de la prise de décision par les magistrats ou par le Sénat, et principalement sur la question du rôle du peuple dans ce processus, mais également, et par conséquent, sur le point de savoir ce que l’on pouvait considérer comme un comportement inacceptable, de la part d’un aristocrate, vis-à-vis de ses pairs. Ces conflits se radicalisèrent lorsqu’ils prirent la forme d’un débat qui traversa le dernier siècle de la République et qui portait sur la question de savoir si l’exclusion, voire l’élimination physique de certains membres de la classe dirigeante, en raison de leur comportement, constituait une cause de rupture de la concorde ou au contraire une nécessité pour la préserver. Ce débat opposa donc deux points de vue. Tout d’abord, la répression contre C. Gracchus et ses partisans en 12137, celle contre Lepidus en 7838, puis contre Catilina en 6339, mais également les condamnations de Cicéron en 5840 et d’Antoine en 4341 furent justifiées, par les artisans de ces mesures, par la nécessité d’éliminer certains citoyens de la communauté civique afin de préserver la concorde en son sein. Cicéron ne cessa, dans les années 50 du i^er siècle, de s’opposer à Clodius, Gabinius et Pison, en affirmant qu’ils s’étaient exclus du groupe dirigeant, et plus largement de la communauté civique, par un comportement qui interdisait toute concorde avec eux42. S’opposant à ce point de vue, certains sénateurs, au premier rang desquels César, estimaient en revanche qu’il fallait, pour préserver la concorde, respecter les droits de tous les citoyens romains selon les règles établies par la loi et ne pas les soumettre à la volonté arbitraire du Sénat, exprimée notamment par le sénatus-consulte ultime43.

20L’enjeu ici consistait donc à fixer les limites de cette communauté par un type de comportement et à définir ainsi le groupe dans lequel pouvait régner la concordia44. Ce type de questionnement, qui liait la concorde et l’exclusion de certains citoyens de la communauté civique, se développa probablement surtout à partir de l’exécution de Tib. Gracchus. La situation politique née de l’action des Gracques et de leur exécution posait en effet, d’une part, la question du droit pour certains aristocrates de s’affranchir des règles traditionnelles de la prise de décision collégiale au sein de l’aristocratie, et, d’autre part, celle du droit pour celle-ci de retrancher de la communauté civique une de ses parties, sous le prétexte que celle-ci avait rompu avec ces règles. Ceux qui justifièrent cette mise à l’écart – notamment les opposants aux Gracques, Marcius Philippus contre Lepidus, Cicéron contre Catilina, Clodius et Antoine45 – estimaient que la concorde nécessitait le maintien de la capacité de la classe dirigeante à trouver des solutions aux problèmes de la cité et à ses conflits internes, sans permettre ni aux tribuns ni au peuple d’arbitrer ces conflits. Cela impliquait de maintenir les débats et donc les comportements dans certaines limites, et de préserver des moyens de parvenir à un accord entre les principes. La question de fond résidait dans les conditions de la concurrence entre aristocrates dans la poursuite d’une carrière politique. En effet, ceux qui combattirent cette conception, les populares et notamment César, affirmèrent l’absolue nécessité de trouver un accord avec l’ensemble des citoyens et considéraient comme parfaitement justifié le recours au peuple, en dernier ressort, afin de trancher les conflits internes à la classe dirigeante46.

21La concorde entre les principes du Sénat demeura donc, pendant toute la fin de la République, un objectif majeur de l’action publique de la plupart des aristocrates, mais également un intense sujet de controverse. Comme je l’ai dit dans l’introduction, les occurrences de concordia se trouvent, pour la plupart, soit dans des discours directs (ceux de Cicéron par exemple), soit dans des discours reconstitués dans des récits de nature historique. La seconde guerre punique, les tribunats des Gracques, la période syllanienne furent l’occasion d’intenses débats au sein de la classe dirigeante, notamment autour de la question de la concorde47. L’étude des discours de Cicéron nous a montré que, dans certains d’entre eux, notamment au moment du retour d’exil et lors du conflit avec Antoine, l’argument de la concorde faisait référence à des discours adverses, qui prétendaient eux aussi définir les conditions de la concorde48. Cicéron, dans ses discours mais également dans ses autres œuvres, répondait à des adversaires politiques qui utilisaient ce terme pour justifier leurs actes ou leurs points de vue, ou condamner ceux de leurs adversaires. La pratique cicéronienne de ce terme ne peut se comprendre sans l’intégrer à un contexte de débats d’autant plus virulents que la République semblait plonger dans une crise politique de plus en plus inextricable. Dans l’œuvre de Denys d’Halicarnasse, plusieurs discours qui furent écrits en grande partie en reprenant les arguments utilisés à la fin de la République avaient pour but de déterminer, dans un contexte de débats entre sénateurs, les conditions du rétablissement de la concorde49.

22La référence à la concorde appartenait donc au domaine de la controverse politique. Dans les discours qu’elles nous ont transmis, nos sources s’intéressent principalement à la définition du ou des comportements aristocratiques adéquats à la préservation ou à la restauration de la concorde, contre les tentatives séditieuses d’autres hommes politiques. Telle ou telle décision, tel ou tel comportement d’un aristocrate ou d’un groupe d’aristocrates étaient jugés selon les conséquences qu’on lui prêtait en termes de rupture ou de rétablissement de la concorde. Les discours et les actes d’un aristocrate pouvaient ainsi être soumis, par ses adversaires politiques, c’est-à-dire par ces égaux avec qui il devait maintenir la concorde, à une mise à l’épreuve en fonction de cet impératif.

23L’importance de cet argument s’explique non seulement par le poids moral de cette notion, mais également par sa relative imprécision, qui permettait qu’il existât des conceptions divergentes sur les moyens de la réaliser. La majorité de nos occurrences se trouve dans des discours dont le but était d’expliquer et de justifier certaines décisions ou de les combattre. Dans ces discours, les aristocrates exprimaient leurs désaccords à propos des conditions du maintien ou du rétablissement de la concorde, mais toujours dans le cadre de la nécessité d’atteindre cet idéal. Pour cela, ils mobilisaient des représentations de ce que devait être le fonctionnement de la cité. C’est pourquoi, dans les sources de type annalistique, l’argument de la concorde était utilisé dans des discours prononcés au cours d’épisodes exemplaires, voire des discours qui revêtaient eux-mêmes un caractère exemplaire50. Lorsque Tite-Live relatait les actions et les discours de ces magistrats qui rétablirent la concorde aux v^e et iv^e siècles, alors même que la discorde ressurgissait, juste après leurs magistratures, souvent à propos des mêmes problèmes, il ne faut pas y voir un manque d’esprit logique ou critique de sa part ou de celle de ses sources. Chacun de ces récits constituait un exemplum, utilisé dans les discours de la fin de la République et dont la valeur ne se mesurait pas à la cohérence générale du récit, mais à celle, interne, de son développement. En tant qu’idéal à atteindre, la concordia déterminait donc, dans nos sources, la forme d’un type de discours ou d’argument discursif qui constituait un métalangage51 : ce discours ou cet argument exprimait les caractéristiques d’une situation, de telle manière que celle-ci apparût comme une référence à un modèle de concorde, c’est-à-dire de relations entre des individus et de structuration de la cité, donc à un ensemble de représentations idéalisées qui investissaient cette situation d’une valeur exemplaire.

24Étant donné ce rôle et sachant que le terme concordia était un terme de controverse entre les orateurs et que, dans ce cadre, la concorde nécessitait certains comportements de la part des aristocrates, peut-on observer de quelle manière ce terme était utilisé dans leurs discours ? Autrement dit, existait-il des règles dans l’utilisation de ce terme dans les discours aux deux derniers siècles de la République ? De manière générale, la concorde faisait partie de ces grands sujets que, d’après le témoignage de Cicéron, l’orateur devait traiter afin d’agir réellement dans la cité52. L’utilisation du terme concordia avait pour fonction de susciter l’adhésion53. À partir de l’étude des occurrences de concordia dans les discours, peut-on établir une typologie de l’utilisation de ce terme dans ce type de texte ? Il faut ici distinguer deux types de discours, en fonction de cette utilisation.

25Premièrement, dans certains discours, la concorde en constitue soit le sujet, soit l’argument principal. Ces discours de concordiae causa peuvent comprendre plusieurs occurrences de concordia. Chez Salluste, le discours de Marcius Philippus, en réponse à celui de Lepidus, peut être considéré comme un exemple de ce type de texte. Les cinq occurrences de concordia sont distribuées tout au long du discours54. La concorde, dont Lepidus a fait un de ses arguments, en constitue le principal sujet, puisque Marcius Philippus cherche à la fois à déconsidérer la prétention de Lepidus à agir en faveur de la concorde, mais également à convaincre les sénateurs tentés par la négociation, au nom de la concorde, de privilégier la guerre. Chez Cicéron, le Pro Sestio, les 1^re, 3^e, 5^e et 13^e Philippiques sont les discours dont la concorde constitue le sujet principal55. Denys d’Halicarnasse56 et Tite-Live57 fournissent également des exemples de ce type de discours sur la concorde.

26Dans l’ensemble de ces cas, le terme lui-même est alors utilisé à différents endroits du discours, sans règle systématique, en fonction des impératifs de la démonstration, c’est-à-dire, comme je le disais précédemment, en vue de soutenir par divers arguments ce but commun. L’argumentation est structurée par cette nécessité de la concorde, ce qui explique que, relativement souvent, au moins une occurrence de concordia se trouve dans l’introduction ou dans la première partie du discours, de manière à annoncer le but général de celui-ci58. Enfin, Denys d’Halicarnasse mais surtout Tite-Live signalent à plusieurs reprises des discours sur la concorde, sans autre précision, prononcés par des magistrats et des sénateurs59. Malgré cette absence de détail, il est probable que, dans ces discours dont le sujet principal était la concordia, ce terme était utilisé selon les règles que nous venons d’énoncer.

27Deuxièmement, dans d’autres discours, la concorde constitue un argument parmi d’autres, venant soutenir une démonstration générale : correspondent à ce cas presque tous les autres discours de Cicéron, ainsi que la majorité des discours chez Tite-Live et chez Denys d’Halicarnasse60. Chez ces deux derniers auteurs, ces discours se caractérisent par une place déterminée du terme concordia. Lorsqu’ils résument certains discours, Tite-Live place ainsi la concorde comme dernier argument61. Le texte de Denys d’Halicarnasse, qui a tendance à privilégier des discours « cités » en entier, permet une analyse plus fine que celui de Tite-Live. Or, chez cet auteur, on observe la même tendance à placer l’argument de la concorde à la fin des discours et, le plus souvent, dans la dernière partie du développement, juste avant la péroraison62.

28Ce schéma se retrouve dans les deux discours qui, dans l’œuvre de Salluste, utilisent la concorde parmi d’autres arguments. Il s’agit, d’une part, du discours de Memmius, le tribun de 111, dans lequel il mit en doute la possibilité de réaliser ou de maintenir la concorde si les sénateurs soupçonnés d’avoir pactisé avec Jugurtha n’étaient pas traduits en justice63. Cet argument, qui soulignait en creux la volonté de concorde de Memmius, vient en dernier dans le développement, juste avant la péroraison64. D’autre part, dans le discours de Lepidus, le consul de 78, le dernier argument est une dénonciation de l’utilisation, par Sylla, de l’argument de la concorde pour couvrir ses crimes65.

29Dans les œuvres de nature historique, les auteurs eurent donc tendance à placer l’argument de la concorde à la fin du développement, dans la dernière partie du discours. Cette tendance s’observe-t-elle également dans les discours de Cicéron ?

30Dans certains d’entre eux, tels la quatrième Catilinaire et le De domo sua, la concorde est mentionnée dans une partie du développement, dont elle constitue alors un des thèmes principaux66. Selon la même logique, dans le troisième discours contre la loi agraire et dans le Pro Murena, le terme se trouve dans l’introduction, car il était nécessaire de placer cette idée au début pour des raisons de contexte67. En revanche, la majorité des occurrences de concordia dans les discours de Cicéron se trouvent dans la dernière partie du développement ou dans la péroraison : tel est le cas dans les premier et second discours contre la loi agraire, les second et troisième discours contre Catilina, le discours de remerciement au Sénat, le discours sur la réponse des haruspices, le discours sur les provinces consulaires, le Pro Balbo, le Pro Plancio, les 3^e, 4^e, 6^e, 7^e et 11^e Philippiques68. D’autres discours sont en quelque sorte hybrides, parce qu’ils relèvent de deux types. D’une part, certains contiennent, pour des raisons logiques, d’autres occurrences de concordia, mais Cicéron utilise également le terme dans la dernière partie du discours : il s’agit du De domo sua, du Pro Murena, du Pro Ligario, de la 2^e Philippique69. D’autre part, l’argument de la concordia intervient en fin de certains discours dont il constitue aussi le sujet principal : il s’agit de la 1^re et de la 3^e Philippiques70.

31L’argument de la concorde était donc placé, en règle générale, à la fin du discours. Peut-on, en croisant ces observations et les ouvrages rhétorique de la fin de la République, principalement la Rhétorique à Herennius et le De inventione de Cicéron, déterminer à quel type d’argument appartenait la concorde ?

32Selon les grandes divisions du discours d’après la rhétorique antique, les occurrences de concordia se situent soit dans la confirmation/réfutation, soit dans la péroraison71. La confirmation « est la partie du discours qui, par l’argumentation, donne à notre cause force de conviction, autorité et solidité72 ». Elle expose les arguments qui soutiennent la cause, tandis que, symétriquement, la réfutation détruit ceux de l’adversaire. Confirmation et réfutation visent à convaincre et à susciter l’adhésion des auditeurs73. L’argument de la concorde était donc principalement utilisé dans cette partie du discours74.

33Or, à cette place, l’argument de la concorde introduit fréquemment un décalage avec le sujet du discours. Ainsi, à titre d’exemple, dans le discours d’Appius Claudius contre Decius chez Denys d’Halicarnasse, la nécessité de la concorde survient en dernier, après d’autres arguments qui ne sont pas explicitement reliés à cette question75. Chez Cicéron, le premier discours contre la loi agraire s’achève sur l’annonce de son programme « populaire » : pax, concordia, otium. Le débat ne concerne alors plus seulement la loi agraire, mais devient le lieu d’un conflit entre les boni et les improbi, entre l’autorité du consul et la discorde provoquée par l’action du tribun76. Le Pro Plancio s’achève sur le récit par Cicéron de sa décision de s’entendre avec les triumvirs, au nom de la concorde77, afin de démontrer à l’accusateur de Plancius qu’il doit respecter le vote du peuple. Le débat ne porte plus sur les conditions d’une élection, mais sur la capacité de la classe dirigeante à gérer ses conflits internes.

34Dans le De oratore de Cicéron, Licinius Crassus affirme que la concorde faisait partie de ces vastes sujets que l’orateur avait en commun avec les philosophes78. La concordia appartenait donc à un ensemble d’arguments généraux que l’orateur devait utiliser pour mettre en valeur la cause défendue. D’après la Rhétorique à Herennius, la preuve confirmative (adprobatio), dans la cause conjecturale qui est la plus fréquente, doit être placée en dernier dans la chaîne des arguments et relève de la technique de l’amplificatio79. Dans l’ensemble des discours, la mise en valeur (exornatio) doit intervenir à la fin de l’argumentation et sert à donner éclat et ampleur à la cause80. D’après Cicéron, les loci communes, ces lieux communs qui peuvent s’adapter à toutes les causes, doivent être en général utilisés à la fin de l’argumentation, après l’exposé des preuves. Ces lieux communs utilisent tous les ornements du style et doivent, en s’adressant aux sentiments des auditeurs, susciter leur adhésion, après que les preuves ont emporté leur conviction81. Ils intègrent la cause particulière dans une question plus générale82. Quant à la péroraison, elle comprend trois parties : la récapitulation, l’amplification, ou excitation de l’indignation, l’appel à la pitié. Pour ces deux dernières parties, l’orateur doit utiliser les mêmes technique d’amplification que dans la confirmation83.

35Dans ces parties finales du discours, donc après la narration et les arguments factuels en faveur de la cause défendue, lorsque cette cause avait été traitée avec soin84, l’argument de la concorde était utilisé pour fonder cette cause sur un but moralement supérieur, visant à persuader et à émouvoir l’auditoire. L’importance et la place de la concorde dans les discours impliquent que le poids de cet argument provenait non seulement du lien établi entre la cause défendue et ce but moralement valorisant, mais également des qualités de l’orateur. Cicéron est particulièrement clair sur ce point : ces lieux communs à tous les types de discours ne l’étaient pas à tous les orateurs, mais, à cause de la nature même de ces arguments, seulement aux meilleurs, c’est-à-dire à ceux qui leur conféraient du poids (gravitas) et de l’ornement (ornatus)85. Grâce à cet argument, l’orateur intégrait la cause qu’il défendait à une conception générale de la cité et des rapports entre les citoyens, il en faisait une condition de la réalisation d’un idéal. Cette affirmation de Cicéron peut être confrontée au discours d’Appius Claudius, opposé, chez Denys d’Halicarnasse, à celui du tribun Decius86. Dans la dernière partie de ce discours, comme nous l’avons vu, Claudius, afin de délégitimer l’utilisation par Decius de cet argument, s’appuie sur sa propre légitimité à arguer en faveur de la concordia, en raison de sa dignité de membre d’une des plus grandes familles patriciennes. Claudius affirme donc détenir cette capacité à conférer à l’argument de la concordia la gravitas nécessaire qu’évoque Cicéron. La nécessité de placer, dans le discours, cet argument de la concorde après les preuves concernant la cause montre qu’il avait pour fonction d’opérer un déplacement de l’intérêt de l’auditoire de la cause elle-même à la dignitas de l’orateur. Si cet argument était réservé aux meilleurs orateurs, ce n’était donc pas simplement parce qu’il s’agissait d’une condition nécessaire à son efficacité. La controverse portait également sur la légitimité de ceux qui prononçaient ces discours à utiliser cet argument et donc, plus généralement, pour les parties qui s’affrontaient, sur la capacité à faire reconnaître dans l’espace public sa légitimité à prétendre pouvoir la réaliser et donc à diriger la cité.

36L’argument de la concordia était un lieu commun, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire, notamment, un lieu d’affrontement commun. Parce que la nécessité de la concordia était commune à toutes les parties, elle constituait un terrain d’affrontement entre les principaux sénateurs. Mais ce fondement commun à tous impliquait également le maintien des débats et des propositions des uns et des autres dans certaines limites, qu’aucun aristocrate ne pouvait se permettre de franchir sans mettre en danger non seulement sa capacité à agir avec ses pairs, mais également sa légitimité à diriger la cité. Parce qu’il constituait une référence commune, l’argument de la concorde tendait à maintenir les débats dans certaines limites et constituait ainsi une méthode pour ordonner les conflits au sein de la classe dirigeante, de telle façon que la collégialité du pouvoir ne dégénérât pas en conflit violent. Autrement dit, cet argument, en faisant appel à un ensemble de représentations du comportement modèle de l’aristocrate, constituait un critère permettant de légitimer ou de déconsidérer un discours politique. L’utilisation de ce terme avait alors pour fonction de former le jugement de ceux à qui il s’adressait, en mettant en relation cet objectif et les conséquences d’une action politique particulière. La concordia constituait un sème décisif dans les discours des aristocrates, en mettant à l’épreuve leur capacité à exprimer leur opinion sur ce sujet. L’utilisation de cet argument visait à susciter l’adhésion, par l’affirmation des cadres dans lesquels l’orateur allait maintenir son discours, c’est-à-dire son action, mais également à contraindre ses adversaires politiques à répondre sur ce terrain symbolique sur lequel se jugeait la légitimité de l’aristocratie à diriger la cité et donc à encadrer également les discours et l’expression des désaccords et des conflits.

37Enfin, peut-être peut-on terminer ce travail par une question. Nous avons vu que le terme concordia fut de plus en plus utilisé au fur et à mesure de l’approfondissement des conflits civils de la fin de la République. On en tire en général la conclusion que l’utilisation de ce terme avait pour fonction de permettre aux contemporains de réfléchir sur ces conflits civils, afin de les surmonter. Mais on peut se demander dans quelle mesure l’inverse n’est pas également vrai. Nous avons vu que la littérature de la fin de la République, lorsqu’elle traitait de la question de la concorde, s’interrogeait presque exclusivement sur sa rupture. Ce questionnement, signe d’une préoccupation de plus en plus prégnante sur les analyses politiques de cette époque, n’a-t-il pas fini par influencer en retour ces analyses, en persuadant les aristocrates et les auteurs de cette époque que la République vivait une période de renversement de l’ordre républicain en général ? Ces analyses récurrentes en termes de rupture de la concorde ne finirent-elles pas par devenir des prédictions auto-réalisatrices, en rendant plus aiguë la perception de la crise, aggravant encore ses conséquences ? Dans quelle mesure ces analyses ne conduisirent-elles pas, chez beaucoup d’aristocrates, à la certitude de ne pouvoir refonder la concorde qu’avaient connue les ancêtres et ne contribuèrent-elles pas à persuader la classe dirigeante qu’elle vivait une crise qui menait à des bouleversements inéluctables ?