1Pour la période entre la mort de C. Gracchus en 121 et le consulat de Sylla en 88, les sources sont non seulement lacunaires mais, en dehors des deux épisodes vus précédemment (le discours de Memmius en 111 et les causes du désastre d’Orange en 105), elles ne contiennent aucune occurrence de concordia ou de ses équivalents grecs. Cette absence nous interdit de fait l’étude, pour cette période, de l’utilisation de ce terme. Mais cette absence pourrait révéler également son éclipse relative, dans les œuvres de toute nature, ainsi que dans la vie politique de cette époque. Dans ce cas, il ne s’agirait pas d’un hasard si, après les Gracques, l’autre période importante pour l’utilisation du terme concordia dans la vie politique romaine fut l’époque des conflits civils entre syllaniens et marianistes.

2Avec l’entrée de l’armée de Sylla à Rome en 88, la situation politique connut un nouveau bouleversement. Cette fois un conflit militaire se portait au cœur de Rome et opposait des factions sénatoriales dirigées par des consulaires. Les contemporains eurent clairement conscience d’avoir vécu pendant cette période des événements fondateurs des guerres civiles de la fin de la République1. La difficulté ici réside donc encore une fois dans le fait que très peu de sources de cette époque nous sont parvenues et qu’il faut s’interroger sur l’éventuelle tendance des œuvres postérieures à lire ces événements en fonction des guerres civiles qu’ils étaient censés avoir préfigurées.

3Nos sources nomment les conflits civils de cette période selon une typologie relativement précise. Lorsque la guerre était effective, au moment de la prise de Rome par Sylla en 88, comme en 83-82, et lors de la guerre contre Lepidus en 78, les événements ne furent plus analysés en termes de concordia ni de discordia ou de στασίς, mais uniquement de guerre entre deux généraux, de guerre intérieure entre des ambitions concurrentes. La bataille entre des citoyens dans Rome même établissait un nouvel équilibre politique. La légitimité résultant de la victoire militaire d’un camp sur l’autre rendait inutile le recours à la concordia2. Lorsque Salluste accusa Sylla d’avoir brisé la concorde à Rome, il faisait référence à sa politique en tant que dictateur à la fin des années 80 du i^er siècle et non à ses expéditions militaires contre des concitoyens3.

4Si les auteurs de l’Antiquité ont insisté sur les discordes civiles entre Romains pendant la période allant du consulat de Sylla à sa mort en 784, certains passages de leurs œuvres analysent cette époque en termes de restauration ou de rupture de la concorde5. Un ensemble de textes assez fourni, d’auteurs différents, nous permet donc de supposer que la concorde fut une des thématiques importantes des discours tenus à cette époque. Dans la partie qui vient, je m’attacherai à expliquer ces passages, afin de déterminer dans quelle mesure ils correspondent à une utilisation de ce terme contemporaine des événements, et surtout comment cette thématique de la concorde, de sa restauration ou de sa rupture participa à la structuration des débats politiques, de 88 jusque dans les années 70 du i^er siècle.

5Nous allons voir qu’au cours des années 80, avant la dictature de Sylla, certains aristocrates, refusant de s’engager dans l’un des deux partis dont le conflit risquait de conduire à la guerre civile, tentèrent de rétablir la concorde dans la classe dirigeante, en tentant de promouvoir une politique de compromis entre Sylla et ses adversaires. Nous verrons ensuite quelles sont les rares sources qui nous permettent de supposer que la concordia fut utilisée par Sylla et ses partisans pour justifier sa politique. Enfin, en réponse à cet argumentaire, nous étudierons les tentatives des opposants à Sylla de faire au contraire peser la responsabilité des discordes sur ce dernier.

Les tentatives de rétablir la concorde après le départ de Sylla pour l’Orient

La 13^e Philippique de Cicéron : Cinna si concordiam cum Octavio confirmare voluisset

6En ce qui concerne le premier conflit civil dans lequel fut engagé Sylla, en 88, une seule de nos sources, un passage de la 13^e Philippique de Cicéron, envisage explicitement ce conflit comme une absence de concordia. Dans son 13^e discours contre Antoine, prononcé le 20 mars 43, Cicéron voulut montrer que les négociations de paix proposées par Antoine n’étaient qu’un piège pour affaiblir la résolution du Sénat de continuer la guerre. Il opposait à cette proposition certains exemples historiques dans lesquels la paix aurait été possible. Parmi ces exemples, Cinna si concordiam cum Octavio confirmare voluisset, hominum in re publica sanitas remanere potuisset6.

7À quelle situation Cicéron faisait-il référence en mentionnant cette absence de concorde entre ces deux magistrats ? Cn. Octavius et L. Cornelius Cinna furent consuls en 877. Il ne semble pas que Sylla ait dû se méfier de Cinna ni d’aucun autre candidat au consulat, avant 87. Enfin, rien ne permet de dire avec certitude que Cinna et Octavius fussent ennemis ou même adversaires à cette époque8. Mais dès que Sylla eut quitté Rome pour l’Asie, Cinna présenta une loi prévoyant le recensement des nouveaux citoyens dans l’ensemble des tribus. Cette question provoquait de vifs débats au sein de la classe dirigeante romaine, depuis le vote des lois accordant la citoyenneté romaine à l’ensemble des Italiens. Le tribun Sulpicius Rufus, en 88, avait proposé une loi allant dans le même sens que celle de Cinna, mais l’opposition du Sénat et des consuls avait provoqué la constitution d’une alliance entre Sulpicius et Marius, elle-même à l’origine de la guerre entre ce dernier et Sylla9. En 87, la proposition de loi de Cinna rencontra également l’opposition résolue d’Octavius et de beaucoup de sénateurs. Des combats couvrirent le Forum de cadavres, poussant Cinna et ses partisans à quitter Rome10. Le Sénat était divisé quant à la conduite à adopter vis-à-vis de Cinna. Il semble qu’Octavius ait pressé le Sénat de priver Cinna de son consulat et de le déclarer ennemi public. Mais certains sénateurs s’opposèrent à ces mesures extrêmes. Parmi eux figurait probablement Q. Caecilius Metellus Pius, le futur consul de 8011. Ce groupe modéré réussit à faire élire L. Cornelius Merula au consulat, en remplacement de Cinna, lorsque celui-ci fut déchu de sa charge après avoir quitté Rome12. Merula proposa d’entamer des négociations avec Cinna, qui marchait sur Rome pour rétablir sa dignitas. Selon Diodore, le nouveau consul se proposa comme le promoteur de la concorde, au Sénat et devant le peuple13. Des négociations furent donc entamées avec Cinna. Ce dernier, militairement en position de force, promit de ne pas perpétrer de massacre si les portes de Rome lui étaient ouvertes. Cinna ne tint pas sa promesse, mais la tradition a sans doute exagéré l’ampleur des exécutions qui suivirent son retour à Rome avec Marius. Octavius et Merula furent en tout cas parmi les victimes de ce retour14. Les textes de Diodore et de Cicéron montrent donc qu’une tradition relatait ces événements comme une conséquence de l’absence de concorde entre Cinna et Octavius.

8Dans d’autres discours, Cicéron a utilisé des exemples de conflits qui agitèrent la République entre 88 et 78. Il privilégiait des oppositions personnelles : Sylla/Sulpicius ou Sylla/Marius, Cinna/Octavius, etc15. Cicéron s’intéressa donc à ce conflit entre les deux consuls en lui-même et non en fonction de l’opposition entre Sylla et ses ennemis. Cinna est désigné par Cicéron comme le responsable de cette absence de concorde : or, les événements tendirent à montrer que le recours à la violence fut plutôt la conséquence d’une opposition frontale entre deux politiques et du refus de tout compromis de la part de l’un comme de l’autre. Cinna quitta Rome parce que Octavius avait le dessus dans les rixes qui ensanglantaient le Forum. Le cas de Merula, dans un contexte très proche, se révèle très différent, puisqu’il privilégia la négociation avec Cinna, au moment le plus aigu du conflit. Un point important résidait-il dans le nombre de consuls ? Au début de 87, il y avait deux consuls en charge, Octavius et Cinna ; après la déchéance de ce dernier de sa charge, Octavius et Merula devinrent les consuls officiels, mais Cinna se considérait toujours consul, et ce fut en tant que tel qu’il déclencha la guerre et s’allia avec Marius. D’après le texte de Diodore qui relate ce discours de Merula en faveur de la concorde, le consul suffect eut manifestement un rôle important dans la décision d’entamer des négociations avec Cinna, contre la volonté d’Octavius. Surtout, alors que ces négociations avaient débuté, il annonça, dans ce discours sur la concorde, qu’il abandonnait le consulat de manière que le Sénat pût proposer à Cinna de revenir sur la décision de le priver de sa charge16. La décision de Metellus Pius et de Merula de négocier se fit donc au nom de l’impératif de rétablir la concorde, par cette partie du Sénat qui ne soutenait ni Sylla ni Marius, et qui voulait surtout éviter une nouvelle prise de Rome par les soldats. Cela explique que, dans la tradition la plus répandue, le conflit entre Cinna et Octavius soit analysé séparément de celui entre Sylla d’une part, et Marius et Sulpicius d’autre part, comme un épisode ayant son propre ressort politique. Merula se retira pour permettre à Cinna de redevenir légalement consul et pour tenter ainsi d’établir une concordia entre celui-ci et Octavius. Le passage de la 13^e Philippique de Cicéron fait alors probablement référence au refus de Cinna d’accepter le compromis élaboré par Merula et Metellus Pius. En effet, Cinna rentra à Rome non pour établir la concordia avec Octavius, mais pour massacrer ses adversaires. Le refus de la part de Cinna de la concorde renvoyait au discours de Merula et à sa renonciation volontaire à sa charge. Cet abandon du consulat au profit de Cinna impliquait également une forme de questionnement sur les conditions de la légitimité : Merula était le consul de trop, officiellement investi, mais dont la légitimité faisait difficulté, en grande partie parce que la situation était devenue intenable pour les sénateurs qui le soutenaient. Ces derniers préférèrent négocier et abandonner la stratégie jusqu’au-boutiste d’Octavius, car son armée et ses victoires légitimaient Cinna dans son ancienne fonction. Ce n’était qu’avec le retour à une parité exacte sous forme d’un face-à-face des deux consuls, remplaçant le collège déséquilibré des trois consuls, que la concordia redevenait possible.

9La cause originelle de ce conflit entre les consuls résidait dans le problème de la répartition des nouveaux citoyens dans les tribus après la guerre sociale17. Comme dans les sources portant sur la première moitié du ii^e siècle, une fonction censoriale était au centre de l’établissement ou de la rupture de la concordia. Pourquoi cette question constituait-elle un enjeu si important à cette époque ? Tout d’abord, la répartition dans les tribus pouvait avoir une influence directe sur l’organisation du vote des comices tributes, donc notamment sur le vote des lois. Mais de manière moins directe, elle pouvait aussi influencer la constitution des liens de clientèle et ainsi modifier le poids relatif des grandes familles dans l’arène politique18. L’impossibilité de la concordia entre Octavius, Cinna et Merula doit donc se comprendre également comme un désaccord sur la répartition des moyens de la puissance politique.

Waiting for Sulla19 : les tentatives de négociation au milieu des années 80

10L’arrivée de Cinna et de Marius à Rome ne signifia pas la domination écrasante de leur parti20. Au contraire, certains sénateurs cherchèrent à affirmer leur propre politique. Ainsi des aristocrates qui n’étaient pas marianistes ne furent pas inquiétés, qu’ils fussent restés à Rome ou qu’ils eussent préféré séjourner dans les provinces. Il est probable d’autre part que Cinna eut un rôle modérateur par rapport à Marius, qui cherchait plus ouvertement à tirer vengeance de Sylla et de ses partisans. Enfin, ce dernier ne semble pas avoir bénéficié, y compris auprès des sénateurs qui n’étaient pas marianistes, d’un franc soutien. Ainsi, en 86, le consul suffect L. Valerius Flaccus fut envoyé en Orient par le Sénat avec l’ordre de combattre les ennemis et de coopérer avec Sylla si celui-ci l’acceptait. L’un comme l’autre suivirent ces instructions en s’évitant soigneusement21. Deux ans plus tard, d’après Tite-Live, ou autre Valerius Flaccus, consul en 100 et censeur en 97, prononça au Sénat un discours concordiae causa22.

♦ Le discours de L. Valerius Flaccus en 84

11En 84, L. Valerius Flaccus, alors princeps senatus, prononça un discours au Sénat, au terme duquel il obtint l’envoi d’ambassadeurs auprès de Sylla pour négocier la paix. Ce discours est un des seuls signalés par un abrégé de Tite-Live et devait par conséquent constituer une pièce maîtresse du livre LXXXIII de l’annaliste23. D’après cette Periocha, Valerius Flaccus appartenait alors à un groupe de sénateurs qui travaillaient à rétablir la concordia : l’ambassade fut en effet envoyée grâce au discours de Flaccus et à l’action de ceux qui travaillaient à la concorde : per eos qui concordiae studebant.

12Dans les années 90 du i^er siècle, L. Valerius Flaccus était un allié de Marius et un ennemi des Metelli24. Mais son rang et sa carrière lui donnaient probablement, dans les années 80, une grande liberté de parole et d’action. Il dirigea cette politique en faveur de la concorde alors même que les consuls de 85 et 84, L. Cinna et Cn. Papirius Carbo, préparaient la guerre contre Sylla25. En 82 enfin, il proposa en tant qu’interroi la lex Valeria de Sulla dictatore26. L. Valerius Flaccus était donc l’un des dirigeants d’un groupe de sénateurs qui tentaient, dans ces années d’« attente de Sylla », au milieu des années 80, de promouvoir un accord entre Sylla et les marianistes qui occupaient à Rome les principales magistratures.

13Le problème ici est de mesurer l’objectivité de nos sources. D’après la Periocha LXXXIV, Sylla aurait répondu à cette ambassade qu’il s’en remettrait à la potestas du Sénat et qu’il n’exigeait que le rétablissement dans leurs droits de ceux qui avaient fui Rome et l’Italie pour venir chercher sa protection en Orient27. Le Sénat aurait accepté ces conditions, mais le consul Carbo aurait alors fait échec à cet accord. La Periocha suivante (LXXXV) relate l’arrivée de Sylla en Italie, recherchant la paix, mais « contraint » de se battre à cause de l’intransigeance de ses adversaires. Cette version du retour de Sylla, clairement favorable à ce dernier, peut avoir pour origine l’œuvre historique de Cornelius Sisenna et, peut-être directement, les Mémoires de Sylla28. La mention de la concordia voulue par certains sénateurs ne servait-elle dans la propagande syllanienne qu’à souligner le refus des marianistes de tout compromis et de toute négociation ? Étant donné ce que nous avons vu à propos de la situation politique suivant immédiatement la prise de Rome par Sylla en 88, il est probable que cette propagande opposait effectivement, à des syllaniens favorables à ces propositions pour rétablir la concordia, des marianistes privilégiant la guerre. Mais elle passait sous silence le fait que ces propositions émanaient d’une sorte de tiers parti, de ce groupe de sénateurs qui, d’après Tite-Live, travaillaient à la concorde, en refusant toute allégeance au parti de Sylla ou au parti marianiste. Ce groupe informel avait tout à perdre à un affrontement militaire entre ces derniers, et il privilégiait une politique de concordia par le compromis. Tactiquement, la soumission à l’autorité du Sénat, dans la mesure où ce tiers parti y faisait prévaloir une position équilibrée, devait produire cette concordia. Certains de ces sénateurs, tels Metellus Pius ou Valerius Flaccus29, se rallièrent finalement à Sylla lorsqu’il leur apparut soit qu’un règlement militaire de la question devenait inévitable, soit que la satisfaction de leurs intérêts passait par la reconnaissance de la victoire de Sylla.

♦ La rhétorique au milieu des années 80 du i^er siècle : la Rhétorique à Herennius et le De inventione de Cicéron

14Deux traités de rhétorique, qui parurent au milieu des années 80, nous sont parvenus. Il s’agit du De inventione et de la Rhétorique à Herennius30. De nombreuses œuvres devaient traiter de ces sujets à la fin de la République, mais entre 92 et 81 l’intérêt pour ce type de traité s’accrut en raison de la fermeture des écoles de rhétorique à Rome. Le De inventione est une œuvre de jeunesse de Cicéron. La Rhétorique à Herennius est anonyme, mais l’analyse interne du texte a permis de déterminer que son auteur était probablement italien, engagé dans la guerre sociale du côté romain, puis dans le cursus honorum, mais sans atteindre la préture. Ses positions politiques le définissent plutôt comme un popularis, proche de Sulpicius, le tribun de 88. L’ouvrage de Cicéron ne contient qu’une occurrence de concordia, la Rhétorique trois. Dans les quatre cas, il s’agit de citations fournissant un exemple d’une tournure rhétorique31.

15Ces deux traités furent écrits entre 87 et le retour de Sylla à Rome en 8232. Peut-on déterminer si ce contexte a influencé leur rédaction, et plus précisément si les mentions de la concordia évoquent des arguments utilisés alors ?

16Une citation va particulièrement retenir notre attention. Elle est commune aux deux traités33. Il s’agit d’un fragment d’une tragédie d’Ennius, auteur dont les œuvres théâtrales demeurèrent lues et citées jusque sous l’Empire34. On sait que le théâtre constituait pour les Romains un spectacle politique de toute première importance et que certaines tirades étaient comprises en fonction des événements politiques contemporains35. Comment expliquer que ces deux auteurs, qui travaillaient probablement indépendamment l’un de l’autre, aient cité non seulement le même passage de cette pièce, mais également pour montrer la même chose ? En effet, cette citation illustre, dans les deux ouvrages, le principe rhétorique selon lequel un argument est mauvais lorsqu’il est utilisé à propos d’un point litigieux alors qu’il est lui-même sujet à controverse36. Ce dernier point implique l’utilisation d’une source commune, qui n’était probablement pas la pièce de théâtre elle-même37, mais un discours public dans lequel cette citation avait été utilisée, mais mal à propos. De plus, aucun des deux auteurs ne s’est senti obligé de préciser la nature exacte de la critique adressée à cette citation. Le discours en question devait donc avoir été prononcé récemment. On peut supposer également que ce discours avait revêtu suffisamment d’importance pour frapper les esprits et pour susciter les critiques d’autres aristocrates ou/et des manuels parus après la fermeture des écoles de rhétorique en 9238.

17Dans le passage en question, les dieux pacem inter sese conciliant conferunt concordiam, « établissent la paix et la concorde entre eux ». Il n’y a pas simple juxtaposition des deux phrases, mais lien de cause à effet : la paix établie entre les dieux a pour conséquence la concordia. La désignation des dieux dans la première phrase du fragment comme di quibus est potestas motus superum atque inferum montre que cette concordia s’étend à l’ensemble du monde à partir de cette paix entre les dieux39. Il ne paraît pas possible d’établir avec une certitude absolue la pièce d’Ennius dans laquelle se trouvait ce texte. L’hypothèse la plus probable est qu’il s’agissait d’un extrait de Thyeste40. Si l’on accepte cette hypothèse, le fragment appartiendrait à une tirade de Thesprotus tentant de réconcilier les deux frères Atrée et Thyeste. Il aurait donc été utilisé dans un discours tendant à montrer que la concorde des dirigeants, et notamment des consuls, puisque les deux frères, en tant que généraux, détenaient l’imperium selon les conceptions romaines, conduisait à la concorde dans l’ensemble de la République. Au cours de ces années très troublées, ni les syllaniens ni les marianistes ne purent se réclamer de cette idée. En revanche, ce « tiers parti » travaillant à la concorde au milieu des années 80, tentant de trouver un terrain d’entente entre les deux groupes opposés, pouvait très bien mettre en avant cet argument. Le discours concordiae causa de L. Valerius Flaccus en 84, dont l’indication dans la Periocha de Tite-Live montre qu’il était un des principaux discours de l’œuvre de ce dernier et de la période relatée, a pu utiliser cette citation41, qui pouvait également se trouver dans un autre discours développant un point de vue similaire.

18Reste alors à comprendre la critique de cet argument par l’auteur de la Rhétorique à Herennius comme par Cicéron. D’après ces derniers, il s’agissait d’un mauvais argument pour démontrer un point litigieux, dans la mesure où il était lui-même mis en doute par certains et qu’il ne pouvait donc emporter la conviction de manière générale. Là encore, la convergence des deux textes, pourtant rédigés indépendamment l’un de l’autre, indique que leur analyse ne se fondait pas sur un avis personnel ou professionnel à propos de cette citation, mais sur la réponse qui lui fut faite dans une enceinte publique, très certainement le Sénat. Le caractère elliptique de l’affirmation selon laquelle cette idée suscitait le scepticisme de certains s’explique par l’importance et la proximité temporelle du débat évoqué. Un sénateur, très probablement marianiste, répondit à ce discours en faveur de la concorde, et l’un des éléments de cette réponse fut de démontrer le caractère discutable de la citation d’Ennius. On ne peut supposer que ce discours avait pour but de démontrer qu’il ne fallait pas rétablir la concordia. Dans le théâtre latin, Atrée était perçu comme l’archétype du tyran sanguinaire42 ; le discours faisant de la réconciliation entre Atrée et Thyeste la condition de la concordia rencontrait donc ici une critique facile, tournant autour de l’accusation de justifier la tyrannie, c’est-à-dire la prise du pouvoir personnel. Or cet aspect pouvait constituer une référence directe à la prise de Rome par les troupes syllaniennes en 88. Le discours critiquant la citation d’Ennius devait chercher à montrer que la concorde serait rétablie non par la paix entre tous les sénateurs, mais par l’élimination de l’ennemi public, Sylla, et de ses partisans43. La citation d’Ennius parut a posteriori comme un point de faiblesse du premier discours en faveur de la négociation44.

19Après le départ de Sylla pour l’Orient, les marianistes demeurés à Rome durent donc faire face à l’initiative d’un groupe de sénateurs qui, sans être des partisans de Sylla, voulurent promouvoir une politique de négociation avec ce dernier. Ils justifièrent cette position favorable à un compromis par la nécessité de restaurer la concorde. On peut alors se demander dans quelle mesure l’utilisation par Sylla de cette notion après son retour d’Orient, utilisation que nous allons étudier dans la partie suivante, ne s’explique pas aussi par la nécessité pour le vainqueur de la guerre civile en 82 de prendre en compte le point de vue de ce « tiers parti ».

La politique de Sylla et de ses partisans : une tentative de rétablir la concordia ?

20Ces tentatives de conciliation entre marianistes et syllaniens furent un échec. Pourtant, Sylla, au moment de son retour d’Orient, présenta son action comme une mise en application de ce programme du Sénat. Nous avons vu qu’il réserva officiellement un accueil favorable à l’ambassade qui lui avait été envoyée par le Sénat, Cinna et Carbo apparaissant comme les véritables responsables du déclenchement des hostilités. Nous allons voir que le slogan de la concordia fut ensuite repris par Sylla et certains de ses partisans, afin de justifier la politique suivie au moment de sa dictature. Ensuite, la concorde constitua, d’après les discours conservés par Salluste, un argument des débats qui surgirent après cette dictature, au moment du conflit entre Lepidus et le Sénat. Enfin, les décisions de Sylla à propos du tribunat de la plèbe provoquèrent des controverses qui agitèrent la classe dirigeante essentiellement jusqu’en 70, notamment autour de la question de la responsabilité des tribuns dans la rupture ou la restauration de la concorde, et qui structurèrent la tradition annalistique de la fin de la République sur certains aspects du conflit patricio-plébéien.

La concordia dans la politique de Sylla à partir de 82

21Nous allons étudier dans cette partie deux textes qui tendent à montrer que Sylla se servit de la notion de concordia en 81-80, alors qu’il dominait la vie politique romaine.

22Le premier est un passage du discours de Lepidus chez Salluste. Ce discours comme celui de Marcius Philippus transmis par ce même auteur et que j’étudierai ultérieurement posent des problèmes d’authenticité. Leur utilisation pour l’histoire de la période syllanienne implique de déterminer les éléments que Salluste a pu tirer de sources de cette période. En effet, leur rédaction a subi l’influence d’événements et de discours tenus lors et sur ces événements, survenus lors de la conjuration de Catilina, mais également pendant la période de la guerre civile entre Octave, Antoine et Lépide45. Le discours de Marcius Philippus est une adaptation des arguments utilisés alors par ce dernier contre Lépide, mais sous l’influence stylistique des Philippiques de Cicéron46. Le discours de Lepidus pose des problèmes particuliers. Lepidus, par ce discours, s’attaqua violemment à Sylla. Pour cette raison, on a supposé qu’il n’avait pas pu être prononcé en 79, pendant la campagne électorale pour le consulat, alors que Sylla s’était retiré de la vie politique mais qu’il était encore en vie, comme l’impliquent certaines apostrophes de Lepidus à Sylla47. Par conséquent, ce discours aurait été prononcé par Lepidus alors qu’il était déjà consul, donc en 78. Quel fut le degré d’invention de Salluste pour ce discours ? Comme dans les années 88-83, la situation politique ne doit pas être conçue comme monolithique. La politique de Sylla pour restaurer le pouvoir sénatorial, puis son abdication, avaient montré sa volonté de retour à une forme de normalité dans le fonctionnement des institutions. Les arguments de Lepidus, alors que celui-ci se trouvait encore à Rome, semblent pour certains faire référence à une situation postérieure de conflit armé entre celui-ci et la majorité du Sénat. Mais on sait que les oppositions à Sylla se développèrent à partir de 80, et rien n’interdit alors de supposer que Lepidus prononça effectivement un discours lors de la campagne électorale, avant la mort de Sylla, dans lequel il aurait annoncé son projet d’obtenir l’abrogation de certaines mesures syllaniennes48. Salluste a pu également agencer, pour la rédaction de ce discours, des arguments utilisés par Lépide et certains opposants à Sylla en 80-79, arguments que l’on peut alors considérer comme authentiques49.

23Enfin, l’utilisation du terme concordia dans ces deux discours va dans le sens d’une certaine authenticité : en effet, les occurrences de ce terme chez Salluste sont relativement rares (treize dans son œuvre historique) ; parmi elles, trois décrivent la concordia avant la fin du metus hostilis et le développement de l’avaritia des nobles, les autres se trouvent dans des discours qu’il prête à d’autres personnages. Le terme de la concordia n’est donc utilisé par Salluste, à titre personnel, qu’en lien avec le thème de la fin du metus hostilis. Il est en revanche utilisé selon d’autres thématiques, quand Salluste prétend faire parler un des protagonistes de ses œuvres historiques. Cela conduit à penser que les occurrences de concordia dans les discours de Lepidus et Marcius Philippus chez Salluste furent réellement utilisées par ces deux orateurs50. Ces discours nous permettent donc, de manière générale, d’étudier les débats qui agitèrent la classe dirigeante pendant et juste après la dictature syllanienne51.

24D’après Salluste, Lepidus aurait dénoncé la volonté de Sylla de couvrir ses crimes par les mots de paix et de concorde52. Ces crimes étaient le lotissement des vétérans sur des terres appartenant à des Italiens, les proscriptions et les réformes judiciaires. Que peut-on connaître du discours de Sylla sur la concorde à partir de cette réponse, virulente et polémique, de Lepidus, qui était alors son ennemi politique ? Très certainement, Lepidus n’inventa pas cette mention de la paix et de la concorde dans le discours de Sylla, cette mention, utilisée par ce dernier afin de justifier sa politique, étant justement le point de départ à partir duquel Lepidus pouvait exprimer ses critiques. Ce qui faisait la force et la légitimité de l’argument de Lepidus, c’était que Sylla avait effectivement tenté de justifier ses actes par les mots de paix et de concorde. Inventer cette mention de la concorde aurait abouti, pour Lepidus, à affaiblir sa propre argumentation. En revanche, il semble peu probable que Sylla ait justifié les proscriptions et le lotissement des vétérans53 par l’argument de la concorde. Aucun texte, aucun document, avant ou après Sylla, n’établit de lien entre ce type de mesure et la concorde. En revanche, la question des tribunaux est plus difficile à trancher54. En effet, nous avons vu que C. Gracchus avait été accusé d’avoir divisé la cité en deux par sa loi qui confiait les tribunaux essentiellement à l’ordre équestre, et sur laquelle justement Sylla était revenu55. Au moment du vote des lois qui redonnaient aux sénateurs l’entière responsabilité de ces tribunaux et créaient de nouvelles quaestiones perpetuae, Sylla présenta-t-il ces mesures comme un moyen de réunifier la direction de Rome entre les mains du Sénat et de restaurer ainsi la concorde ? La mention des proscriptions et du lotissement des vétérans dans le discours de Lepidus, que Sylla ne chercha très probablement pas à faire passer pour des mesures en faveur de la concorde, me semble indiquer que l’ensemble des crimes imputés à Sylla par Lepidus relèvent de l’exagération rhétorique de la part de ce dernier. Lepidus serait parti de l’utilisation générale et imprécise de cette notion de concorde de la part de Sylla afin de justifier sa politique, et l’aurait accusé de vouloir faire oublier les décisions que le dictateur avait prises et qui rendaient justement, de son point de vue, la concorde impossible56.

25Le second texte qui nous fournit une indication sur l’utilisation par Sylla de la notion de concorde est un extrait de Plutarque, qui affirme que Sylla, dans ses Mémoires, se réjouissait de l’ὀμονοία qui avait régné entre lui et son collègue et parent Metellus, lors de leur consulat en 8057. Ce dernier était Q. Caecilius Metellus Pius, dont la sœur épousa Sylla58. En 87, Metellus Pius avait tenté de trouver un accord en négociant directement avec Cinna qui assiégeait Rome59. Après l’entrée de ce dernier dans la ville, il avait pris le chemin de l’Afrique qu’il commanda entre 86 et 8360. À partir de 83, il rejoignit Sylla et participa à la prise du pouvoir par ce dernier61. Les Metelli étaient donc les alliés du dictateur à cette époque. Or, dans ses Mémoires, Sylla prétendait qu’il avait craint d’être confronté à mille difficultés de la part de son collègue au consulat. Cela s’explique d’abord par le fait que Metellus n’était pas un partisan acharné de Sylla, comme le montrent sa tentative de négociation avec Cinna et son ralliement finalement tardif à Sylla (fin 83)62. Ce dernier devait ménager les grandes familles du Sénat et notamment les Metelli. Quelle que soit l’interprétation que l’on adopte de la demande faite, lors d’une réunion du Sénat, par C. Metellus à Sylla sur la cessation des violences, cette intervention montre le poids politique de cette famille, y compris lorsque Sylla semblait tout-puissant à Rome63. Dans ce passage de ses Mémoires, Sylla définissait la concordia entre lui-même et Metellus comme une volonté d’accommodement dans le partage de l’autorité64. Là encore, la question de la concordia se posait en termes de rapports entre détenteurs d’un pouvoir égal. De plus, il n’est pas exclu que Sylla ait cherché à réutiliser le thème de la réconciliation des magistrats d’un même collège, alors qu’une inimitié ancienne les opposait, thème fréquent à propos des censeurs avant la troisième guerre punique. Enfin Sylla considérait cette concorde avec Metellus comme une chance venue du ciel, illustrant ainsi sa felicitas65.

26Mais il se peut aussi que ce passage des Mémoires de Sylla ait fait référence à une situation plus tardive. En effet, ses Mémoires parurent sans doute après sa retraite de la vie politique66. Or, en 79-78, Sylla vit un groupe autour des Metelli, dont Pompée, s’éloigner du programme politique qu’il avait élaboré en tant que dictateur, puis en tant que consul. Alors que Metellus Pius se trouvait en Espagne, les Metelli soutinrent à Rome, en 79, la candidature au consulat de Lepidus, qui semblait déjà mettre en cause certains aspects de la législation syllanienne67. Ce passage de ses Mémoires avait peut-être pour objectif de rappeler aux Metelli le consulat de 80 et les avantages qu’ils avaient retirés de leur alliance avec lui68. Mais, plus généralement, il s’agissait pour Sylla de substituer à sa propre dictature, dont il savait le caractère éphémère69, un système politique stable fondé sur la concorde entre les principes du Sénat. Dans ce passage de ses Mémoires, Sylla montrait que l’autorité des consuls ne pouvait être efficace que grâce à la concorde. Celle-ci constituait un mode de gestion nécessaire des rapports de pouvoir entre égaux dans le cadre de la collégialité des magistratures.

27On peut se demander si un épisode de la geste de Camille, épisode qui s’achevait par le rétablissement de la concorde des principes, ne faisait pas référence à cette substitution. Tite-Live relate qu’en 386 les Romains furent confrontés à une série de guerres contre leurs voisins, décidés à profiter de leur affaiblissement après le départ des Gaulois70. Cette année-là, pour faire face à une vaste mobilisation des Étrusques, puis des Latins, six tribuns militaires à pouvoir consulaire furent élus, dont Camille71. Ce dernier avait assumé la charge de dictateur en 38972. Devant le péril imminent, les cinq collègues de Camille annoncèrent qu’ils se soumettaient à la maiestas de ce dernier73. Le Sénat lui-même ne voyait le salut de la cité que dans la présence de Camille à sa tête, affirmant qu’il aurait fallu le nommer dictateur s’il avait été un privatus74. Après s’être félicité d’un tel consensus sur son nom75, Camille distribua à chacun des tribuns militaires une fonction particulière76, car et ducibus pluribus et exercitibus administrandam rem publicam esse77. L’administration de la République nécessitait la collégialité du pouvoir. Les tribuns militaires considérèrent Camille comme un dictateur (pro dictatore)78. Les sénateurs affirmèrent alors que jamais la République n’aurait besoin d’un dictateur si elle avait comme magistrats de tels hommes unis par l’âme et la concorde79. Camille, qui était institutionnellement l’égal des autres tribuns militaires, mais considéré comme dictateur par ses pairs en raison de sa maiestas, rendit obsolète la fonction même de dictateur par la concorde qu’il établit. Cette idée de la concorde intervient en conclusion de l’épisode, après que Camille eut ordonné l’action de chacun80. Cette concorde rendait inutile le recours à la dictature comme magistrature, pour lui substituer le fonctionnement réglé du pouvoir collégial, guidé par une auctoritas supérieure, fondée sur la reconnaissance des pairs de son détenteur81. Au sein de ce groupe d’égaux en droit, chacun adaptait son comportement à l’autorité réelle des autres : ainsi, la concorde ne posait problème qu’entre égaux, mais ne se réalisait qu’au prix d’une rupture d’égalité fondée sur le comportement, donc sur la vertu individuelle, et non sur des règles écrites. Elle ne se concevait ainsi que sous la forme d’une mise en ordre selon les principes de l’égalité géométrique. Nous avons donc ici le même cheminement que celui de la dictature de Sylla au consulat commun avec Metellus qui se déroula en parfaite concorde, rendant, du point de vue de Sylla, la dictature inutile.

28Nous allons voir à présent que cette idée selon laquelle Sylla avait voulu rétablir la concorde se retrouve dans certains discours postérieurs à sa dictature et qui tendaient à justifier sa politique.

La concorde fondée par Sylla dans le discours de Marcius Philippus chez Salluste

29Le terme de concordia est utilisé cinq fois dans le discours de L. Marcius Philippus chez Salluste82, ce qui représente 40 % des occurrences de ce terme dans l’œuvre de ce dernier. La première partie du discours est une critique de la politique du Sénat en faveur de la négociation avec Lepidus, négociation dont le but officiel était de rétablir la concorde83. En effet, les opposants à Sylla, dès la mort de celui-ci et peut-être même dès son abdication, affirmèrent qu’il était impossible de réaliser la concorde sans effacer les conséquences des décisions du dictateur, et notamment de réintégrer dans leurs droits, sur les terres aussi bien que sur les honneurs, les victimes de la guerre civile et des proscriptions84. Le texte de Salluste montre que ces arguments trouvèrent au Sénat un certain écho. Lorsque Lepidus se fut enfui de Rome pour rejoindre une armée en Étrurie et qu’il eut exprimé ses demandes au Sénat, ce dernier choisit dans un premier temps d’envoyer des députés à Lepidus pour rétablir la paix et la concorde. C’est donc à cette politique que L. Marcius Philippus s’opposa vivement dans un discours au Sénat. Dans la seconde partie de ce discours, L. Marcius chercha à montrer que la gravité de la situation justifiait des décisions tranchées. La fin du développement est consacrée à montrer que Lepidus prétendait vouloir la concorde, alors que ses actes trahissaient la politique inverse. En conclusion, L. Marcius exhorta le Sénat à agir fermement contre Lepidus85.

30Par ce discours, L. Marcius s’adressait donc essentiellement à ce groupe de sénateurs qui penchaient vers une solution négociée pour éviter la guerre civile. Le rappel du retour négocié de Cinna en 86, qui se traduisit par des massacres à Rome, tendait à montrer la dangerosité de ce genre de politique et la vacuité de l’espoir d’une solution de compromis avec ce type de personnage86. Pour persuader le Sénat, Marcius devait ruiner la position de Lepidus qui se prétendait le défenseur de la concordia : bello concordiam quaeris, affirmait-il dans une apostrophe fictive à ce dernier. Le raccourci entre bellum et concordia, qui ne correspondait sans doute à aucun discours réel de Lepidus, servait à souligner la discordance entre les discours de ce dernier en faveur de la concorde et ses actes, puisque Lepidus refusait alors de licencier son armée stationnée en Étrurie et exigeait sous cette menace la satisfaction de ses revendications87. De la même manière que Lepidus affirmait que Sylla, en justifiant son action par la nécessité de la concorde, tenait des discours en contradiction avec ses actes88, L. Marcius Philippus tentait de discréditer les discours de son adversaire en mettant en évidence la même contradiction. L’enjeu de ce discours était de démontrer que Lepidus ne devait plus être considéré comme un adversaire politique et donc un concitoyen, mais comme un ennemi89. L. Marcius Philippus insistait pour cela sur le terme de guerre, en tant que conséquence des actes de Lepidus, opposé à la paix voulue par le Sénat90. La situation ne relevait donc plus d’un désaccord entre les Grands dans le cadre normal des luttes politiques, mais d’un affrontement entre Rome et un ennemi extérieur.

31Le corollaire de ce projet consistait à affirmer que la période précédant le déclenchement des hostilités par Lepidus, c’est-à-dire la situation politique issue de la politique syllanienne, avait été une époque de paix et de concorde91. Dans sa description du danger imminent qui pesait sur Rome, Marcius Philippus décrivit l’action de Lepidus comme une tentative de renversement de la politique syllanienne par laquelle la cité se définissait comme une réalité ordonnée. Ainsi Lepidus ne portait pas seulement atteinte à certaines institutions mais à la cité tout entière, menacée dans son existence par la rupture de l’ordre définissant la concordia92. L’un des signes de ce renversement résidait, selon L. Marcius Philippus, dans l’attitude du Sénat, qui défendait la concorde en secret alors qu’elle était troublée ouvertement : Nunc pax et concordia disturbantur palam, defenduntur occulte93. Il faisait ainsi référence à l’attitude timorée du Sénat : ceux qui défendaient la concorde en secret étaient donc ceux qui, soutenant le point de vue de Marcius Philippus en faveur de la guerre contre Lépide, craignaient de le faire ouvertement, de peur d’être accusés d’agir contre la concorde. Marcius voulut donc présenter la situation comme la menace d’un renversement généralisé : alors que Lepidus parlait de concordia tout en faisant la guerre, ceux qui agissaient réellement en faveur de la concordia étaient contraints de le faire en secret. La défense de la République prenait l’aspect d’un complot.

32Surtout, L. Marcius Philippus rejetait la demande de Lepidus, qui prétendait qu’il s’agissait d’une condition de la concorde, de redonner aux tribuns de la plèbe l’ensemble des prérogatives que Sylla leur avait enlevées94. Pour contrer ce raisonnement, il réutilisait un point de vue, né très certainement des événements de la période gracchienne, selon lequel le tribunat de la plèbe était à l’origine de toutes les discordes à Rome95. Surtout, L. Marcius Philippus en appelait au Sénat pour qu’il refuse de négocier avec Lepidus sur ce sujet et qu’il affirme ainsi le maintien de l’ordre voulu par Sylla, dans lequel la haute assemblée demeurait le lieu où se prenaient, en dernier ressort, les décisions en fonction de l’intérêt commun. Ce point de vue de Marcius impliquait de privilégier un pouvoir de type collégial, face à un consul s’appuyant sur la volonté d’une partie du peuple et sur l’action des tribuns. L’idée selon laquelle Sylla avait établi la concorde fut donc soutenue par deux arguments dans le discours de L. Marcius Philippus. D’une part, Sylla avait rétabli, dans la République, un ordre dominé par le Sénat et fondé sur la concorde de ses membres, telle qu’il l’avait lui-même établie avec son collègue Q. Metellus Pius ; d’autre part, pour rendre effective cette domination, il avait diminué les pouvoirs des tribuns de la plèbe.

33Dans la partie suivante, nous allons voir que certaines sources nous indiquent la reprise par certains aristocrates, dans les années 70 et 60 du i^er siècle, de ce thème de la concorde nécessaire entre les principaux sénateurs. Je verrai ensuite que la question du tribunat de la plèbe, telle qu’elle se posa au moment de la dictature syllanienne et dans les années qui suivirent, influença significativement l’écriture de certains épisodes du conflit patricio-plébéien.

La concorde fondée par Sylla chez Asconius et Cicéron

34Dans un discours prononcé en 65, Cicéron évoqua la concorde établie consécutivement à la dictature de Sylla. Cette année-là, l’orateur défendit C. Cornelius, le tribun de la plèbe de 67, d’une accusation de maiestate. Ce discours est perdu, mais quelques fragments nous sont parvenus, principalement grâce au commentaire qu’en fit Asconius au i^er siècle de notre ère96. D’après l’un de ces fragments, Cicéron prit l’exemple de l’abandon, par Q. Caecilius Metellus Nepos, le futur consul de 57, d’une accusation portée, dans les années 70, contre C. Scribonius Curio, le consul de 7697. Or, commentant cet exemple, Asconius affirme que Metellus renonça à son accusation, car ces deux personnages avaient rétabli la concordia entre eux98.

35Les Metelli de cette génération entretenaient contre ce Scribonius un contentieux familial, datant du procès intenté par ce dernier, dans les années 90, contre Q. Caecilius Metellus Nepos, le consul de 98. D’après Asconius, ce Metellus, sur son lit de mort, aurait fait jurer à son fils de tirer vengeance de cet inimicus de la famille99. L’accusation de Metellus Nepos relevait donc d’une obligation morale très forte : elle démontrait la pietas du fils et sa volonté de défendre l’honneur de la famille. Elle devait ainsi lui apporter considération et estime publiques, alors que son abandon risquait d’être considéré comme une infamie100. Les conditions de l’abandon de cette accusation par Metellus renforçaient ce risque. En effet, il avait préféré renoncer à tenir la promesse faite à son père en raison de la menace brandie par Curion d’une contre-accusation. L’abandon par Metellus pouvait donc apparaître comme une impiété, mais pouvait également révéler rétrospectivement que l’accusation contre Curion était une forme de calumnia101.

36Cette accusation a pu également avoir une signification politique. On considère en général qu’elle survint après le retour de C. Scribonius Curio de son proconsulat, et avant le procès contre Verrès, soit entre 72 et 70102. C. Scribonius Curio et les Metelli furent des partisans de Sylla103. Le conflit judiciaire entre eux montrerait donc le délitement des liens entre les aristocrates sylla niens104. Mais il est également possible que cette accusation ait été construite afin de retarder le procès de Verrès en 70. Elle démontrerait alors, dans ce cas, la solidarité toujours active entre les aristocrates syllaniens105. Dans tous les cas, Metellus Nepos se trouvait dans la situation de devoir justifier mora lement l’abandon de son accusation, au mépris du serment fait à son père. C. Scribonius Curio se trouvait dans le même cas, s’il était avéré qu’il avait obtenu le recul de Metellus par la menace d’une contre-accusation. La référence à la concordia aurait donc servi à couvrir cette infamie. Elle devait probablement se trouver dans une source de nature gentilice, dont Asconius prit connaissance soit directement, soit à travers le discours de Cicéron, soit par l’intermédiaire d’un annaliste ou d’un historien106.

37Le commentaire d’Asconius permet de supposer que Q. Metellus Nepos ou C. Scribonius Curio, ou les deux ensemble, prétendirent probablement que la concordia justifiait l’abandon de toutes les accusations l’un envers l’autre. Ils s’appuyèrent ainsi sur la notion que Sylla avait placée au centre de son projet politique, la concorde des sénateurs. Il est quasiment impossible de déterminer plus précisément de manière certaine l’argumentation qui accompagnait cette référence à la concorde, dans la mesure où Asconius est notre seule source. Pourtant, un fragment du discours de Cicéron en faveur de Cornelius fournit peut-être une indication sur ce point. Il s’agit du fragment que commente Asconius en expliquant le rétablissement de la concorde entre les deux aristocrates. Cicéron, à propos de ces derniers, évoqua les mêmes qualités : nobilitas et virtus de Metellus, virtus et dignitas de Curion. Au prestige du « vieux » Curion, déjà consul, répondait la gloire promise à Metellus, sous-entendu en raison de son ascendance prestigieuse107. Il y avait donc, dans ce paragraphe de Cicéron, la volonté de présenter les deux protagonistes comme des égaux, par les qualités et le prestige, et même, potentiellement, par le rang atteint dans le cursus honorum. Cicéron reprit probablement, pour cet exemple, la même tradition gentilice, qu’il connaissait directement, que celle qu’utilisa Asconius pour son commentaire. Nous aurions donc ici l’indication que cette tradition, qui expliquait le double renoncement à toute procédure judiciaire par le rétablissement de la concorde, s’appuyait sur l’affirmation d’une égalité entre les parties en conflit, et que cette égalité, expliquant l’impossibilité de la victoire d’un parti sur l’autre, justifiait finalement ce choix de la concorde.

La représentation du conflit entre les tribuns de la plèbe et le Sénat au début de la République

38Nous avons vu que le discours de Lepidus s’attaquait à deux des principales mesures de Sylla, la réforme des tribunaux permanents et celle des prérogatives des tribuns de la plèbe. Cette dernière question, surtout, fut l’occasion, dans la décennie qui suivit l’abdication de Sylla, de débats, au cours desquels les orateurs utilisèrent des exempla tirés des traditions annalistiques sur l’histoire des débuts de la République. Ces récits exemplaires se structurèrent en partie en fonction de la question politique des pouvoirs que devaient détenir les tribuns et, par conséquent, de celle de leur rôle dans les institutions romaines. Dans quelle mesure les formes que prirent ces récits du conflit entre les tribuns de la plèbe et le Sénat, en fonction de la nécessité de rétablir ou de maintenir la concorde, s’expliquent-elles par les termes des débats suscités par les décisions syllaniennes à propos du tribunat ?

39Au chapitre précédent, nous avons vu que la période des Gracques à Sylla avait été une époque d’élaboration très active de la tradition annalistique concernant les conflits aux deux premiers siècles de la République. Dans les années 80 du i^er siècle, les décisions prises par Sylla furent justifiées ou condamnées, en utilisant certains récits exemplaires, qui se structurèrent à partir des Gracques autour des questions des pouvoirs et du comportement des tribuns, et de la concorde au sein de l’aristocratie108. À plusieurs reprises dans le récit du conflit patricio-plébéien, Denys d’Halicarnasse plaça au cœur de celui-ci la question de la prééminence du Sénat comme condition de la concorde à Rome. J’ai déjà dit que le conflit entre le Sénat et les tribuns de la plèbe n’était que secondaire dans l’œuvre de Denys109. Celle-ci est en effet structurée davantage par les conflits entre patriciens en ce qui concerne l’attitude à adopter dans le conflit avec les tribuns que par ce conflit lui-même. À plusieurs endroits de son récit, Denys rendit compte de débats au Sénat sur ces questions de la supériorité de cette assemblée et des droits à accorder aux tribuns et aux assemblées du peuple110. Dans la mesure où il est certain qu’aucun de ces débats n’était connu par des documents anciens, cela signifie que Denys et ses sources les reconstituèrent à partir d’autres discours tenus à la fin de la République, notamment à partir du moment où Sylla annonça son intention de restaurer l’ancienne domination du Sénat et de limiter les prérogatives des tribuns111.

40En 88, Sylla revenu à Rome prononça, devant le peuple assemblé, un discours dans lequel il annonça les principales mesures qu’il allait prendre, notamment pour rétablir la prééminence du Sénat112. Cette idée, née sans doute après les Gracques, s’était probablement développée dans certains cercles dirigeants, et Sylla proposa de l’appliquer. Ce discours, que nous a transmis Appien, a certains points communs avec celui que Denys fait tenir à Ap. Claudius Inregillensis, consul en 495, au moment du procès de Coriolan, discours que nous avons déjà en partie étudié113. Ce discours répondait à celui du tribun de la plèbe Decius, qui avait tenté de montrer que le procès de Coriolan constituait une condition nécessaire de la concorde114 et était en grande partie consacré à la réfutation de cette idée115.

41Dans la seconde partie de son discours, Ap. Claudius exprimait son refus que les tribuns de la plèbe pussent mettre en accusation un patricien. Si Coriolan était soupçonné d’avoir commis une injustice vis-à-vis du peuple et qu’il risquait donc la mort ou l’exil, alors, d’après Claudius, il ne devait pas être jugé par un iudicium populi, mais par le Sénat, comme le prévoyait la loi116. Le Sénat n’avait pas de pouvoir judiciaire en matière criminelle en tant qu’assemblée. En revanche, les jurys permanents furent confiés à des sénateurs jusqu’à la réforme de C. Gracchus, et de nouveau à partir de 81117. À partir de 123, ces quaestiones devinrent l’objet de débats entre partisans des jurys équestres et ceux des jurys sénatoriaux, débats qui redoublèrent d’intensité avec certains jugements perçus comme scandaleux dans les années 90, puis les décisions de Sylla les concernant en 81. Le discours de Claudius, demandant que Coriolan fût jugé par des sénateurs et non par le peuple, exprimait le refus de confier à d’autres qu’aux sénateurs les tribunaux jugeant les atteintes aux droits du peuple romain. Or, cette idée se trouvait probablement exprimée dans les discours justifiant le transfert des tribunaux permanents à des jurys sénatoriaux en 81, ou dans le discours de Sylla de 88. En effet, d’après Appien, qui semble avoir connu une tradition directe sur ce discours, Sylla annonça alors que le Sénat serait augmenté de 300 membres pris dans l’ordre équestre. Cette mesure était, au moins depuis Drusus, au cœur d’une réforme des jurys prévoyant de confier ceux-ci à un Sénat renouvelé par l’intégration de membres de l’ordre équestre118. La demande de Claudius chez Denys correspondait donc probablement à un argument utilisé par certains optimates pour justifier les mesures prises par Sylla concernant les jurys. On peut même émettre l’hypothèse que le discours de Claudius reprenait une argumentation à propos de la question de l’accusation contre les sénateurs en général : le processus de mise en accusation contre Coriolan, tel qu’il est relaté par Denys, consiste en une procédure de perduellio119. Coriolan fut accusé d’avoir porté atteinte au tribunat de la plèbe. Au i^er siècle, la perduellio désignait principalement un type de crime commis par un magistrat dans l’exercice de ses fonctions. Le jugement de ce type de crime relevait donc des droits du peuple à juger les sénateurs120. Or, les quaestiones instaurées par Sylla devaient remplacer les procédures menées par un tribun devant le peuple121. Plus précisément encore, la quaestio de maiestate fut chargée de juger les crimes relevant auparavant de la procédure de perduellio122. Par ce tribunal, Sylla affirmait le droit des sénateurs à juger des atteintes portées à la maiestas populi romani et à priver le peuple de cette prérogative123. Denys s’inspira-t-il encore pour ce passage du discours de Sylla en 88, dans lequel celui-ci avait voulu justifier le retour des jurys permanents dans les mains du Sénat et l’extension de leur sphère de compétence ? Il se peut aussi que Denys, pour ce passage précis, ait été influencé par une sorte de corpus d’idées développées à l’époque de Sylla en ce qui concerne les tribunaux. Le discours de Lepidus chez Salluste soulevait également cette question du transfert du pouvoir judiciaire des tribuns vers le Sénat et affirmait même que Sylla avait présenté cette décision comme une condition de la concorde124.

42En refusant que les tribuns de la plèbe eussent la possibilité de mettre en accusation un sénateur, ce passage du discours de Claudius tendait à montrer que le pouvoir tribunitien devait se limiter à l’auxilium. Il s’inspirait des raisons invoquées par Sylla et certains optimates pour limiter le pouvoir des tribuns à ce droit, et donc les empêcher d’agir avec le peuple, notamment dans le domaine judiciaire, et de s’opposer par ce moyen à la politique du Sénat. De manière plus générale, il dénonçait une tentative, de la part du tribun, de renversement des institutions traditionnelles de la République, dominées par le Sénat, dont la prééminence constituait une condition de la concorde. Il s’agissait sans doute d’un des principaux arguments du discours de Sylla en 88, qui servit de modèle à celui d’Appius Claudius. Depuis les Gracques, des tribuns prétendaient agir avec le peuple, justifiant leur action par des principes de justice et de respect de la volonté du peuple, sans prendre l’avis ni des consuls ni du Sénat. En réponse, Sylla affirma la nécessité d’une République ordonnée selon la dignitas, c’est-à-dire dirigée par le Sénat organisé selon la carrière et l’âge de ses membres. Rappelons que cette hiérarchie devint effectivement le cadre des débats au Sénat lorsque Sylla décida l’abolition de la fonction de princeps senatus125.

43Ce thème du renversement de l’ordre nécessaire à la concorde se retrouve dans le même épisode du procès de Coriolan, à propos du tribun Sicinius. Or ce nom était aussi celui du tribun qui, en 76, tenta de restaurer les prérogatives des tribuns supprimées par Sylla126. D’après Denys, le Sicinius des débuts de la République était de naissance obscure, peu éduqué, ne s’était distingué ni dans la guerre ni dans la paix, et avait provoqué la discorde127. Ce Sicinius, dans l’économie générale du récit, est surtout celui qui, privilégiant une attitude hostile vis-à-vis du patriciat, piégea Coriolan lors de son procès, entraînant ainsi sa condamnation, et apparaît donc comme le double de ce dernier dans le camp adverse128. D’après Denys, Sicinius était, parmi les tribuns, celui qui pensait le moins que son intérêt résidait dans le rétablissement de la concorde et dans le retour à l’ordre ancien (τὸν ἀρχαῖον […] ϰόσμον129). Cette affirmation intervient juste après un discours, modéré d’après Denys, du consul Minucius au peuple, qui privilégiait une solution négociée dans le conflit sur le procès de Coriolan. Les tribuns étaient mécontents, principalement Sicinius, qui fit en sorte de radicaliser les positions. Ce tribun s’opposait donc au rétablissement de la concorde car, affirme Denys, dans l’ordre ancien, c’est-à-dire aristocratique, il risquait de voir son influence décliner et même d’être accusé d’avoir incité à la sédition130. Quel est cet ordre ancien et harmonieux dont Sicinius craignait le rétablissement ? Le consul Minucius avait tenté de persuader la plèbe de renoncer à ce procès. Dans son discours, soi-disant plein de modération, il proposait à la plèbe de se réconcilier avec le Sénat, de telle sorte que la cité fût unifiée comme au commencement131. Le projet de Minucius consistait donc à rétablir le système politique tel qu’il fonctionnait avant la création des tribuns. En sollicitant cette faveur de la plèbe, il cherchait à rétablir des liens personnels avec celle-ci, de telle manière que les tribuns n’eussent plus d’espace politique pour agir. Nous retrouvons ici l’une des idées développées par certains aristocrates après les Gracques, selon laquelle les relations personnelles entre les sénateurs et le peuple devaient rendre inutiles les aspects positifs de l’action des tribuns, ce qui impliquait que ces derniers n’acquéraient de l’influence que lorsque les dirigeants se montraient incapables de répondre aux besoins du peuple. La concorde ici correspondait donc à la situation antérieure à la création du tribunat, celle du fonctionnement d’un ordre fondé sur la supériorité du Sénat et la capacité de ses membres à répondre aux demandes de la plèbe132. Cette cité sans tribuns de la plèbe, ou avec des tribuns ayant très peu de pouvoirs, correspondait à la situation politique à Rome lorsque Sylla eut légiféré sur cette institution, et lorsque certains aristocrates, tels le Sicinius tribun de la plèbe en 76, annoncèrent leur intention de rétablir ses prérogatives. Denys, ou sa source, reprit sans doute les arguments développés alors par Sylla et ses partisans, ou par ceux qui soutenaient un retour à des pouvoirs étendus pour les tribuns133.

44Un autre discours chez Denys relève également de cette opposition au tribunat de la plèbe. Denys le place dans la bouche d’Ap. Claudius Inregillensis Sabinus, fils du consul de 495, lors de son premier consulat en 471134. Nous avons vu que ce discours d’un des principaux représentants de la « légende noire » des Claudii consiste principalement en une dénonciation des agissements des tribuns de la plèbe et qu’il fut écrit à la fin de la République, en empruntant des arguments aux débats provoqués par la politique des Gracques et qui correspondent à ce que Denys pouvait lire dans le De legibus135. Le but de ce discours du consul de 471 était d’obtenir que toute proposition de loi fût soumise à un avis du Sénat, ce qu’il obtint en effet136. On reconnaît ici l’une des principales mesures annoncées par Sylla en 88137. Or cette mesure est par trois fois, dans le récit dionysien de cet épisode, définie comme une condition de la concorde. En effet, dans le paragraphe 45 du livre IX, Claudius voulut montrer que l’avis préalable du Sénat était nécessaire dans la mesure où l’action des tribuns de la plèbe était antinomique avec la concorde. D’après lui, cette magistrature n’avait pas été créée par un commun accord (ὁμόνοια), y compris des dieux, en vue du bien de tous. Elle avait été arrachée aux patriciens par la violence, la crainte, l’illégalité, la στάσις. En conséquence, issue de la division de la cité en deux, elle ne pouvait conduire à la concorde (ὁμοφροσύνη)138. S’appuyant sur cette idée, Claudius annonça qu’il s’opposerait à toute décision sans délibération préalable du Sénat. Précédemment, l’autre consul, T. Quinctius Capitolinus Barbatus, avait exprimé un avis défavorable à cette proposition de loi, mais il s’était appuyé pour exprimer son opinion sur son autorité, c’est-à-dire qu’il avait persuadé le peuple que cette proposition de loi n’était ni juste ni pieuse (44, 5). À cette expression de la liberté du peuple à choisir selon les critères du juste, Ap. Claudius préféra un discours méprisant et pénible à la plèbe. À la fin de l’épisode, Quinctius obtint de tous qu’ils vidassent leur querelle au Sénat (49, 1). Là, P. Valerius Publicola fit un discours où il exhorta les uns et les autres à accepter un vote préalable du Sénat, puisque Appius Claudius l’exigeait, de manière à préserver l’ὁμόνοια (49, 3)139.

45Par qui la concorde était-elle rétablie dans cet épisode ? Le discours de Valerius paraît constituer l’origine de cette réconciliation, mais il semble étranger au reste du récit : la mention de l’opposition d’un seul consul, Ap. Claudius, alors que Quinctius n’y était en définitive pas plus favorable, le fait que ce dernier fût à l’origine de cette tentative de conciliation au Sénat (49, 1), mais se tût ensuite au profit de Valerius, tout cela évoque une reconstruction annalistique, sans doute par Valerius Antias140. L’épisode se clôt par le rétablissement effectif de la concorde grâce au vote du Sénat en faveur de la loi, puis de celui du peuple, qui exprimait ainsi, d’après Denys, sa reconnaissance envers le Sénat pour cette concession. Or, on ne voit pas en quoi le vote du peuple en faveur de la loi traduisait une quelconque reconnaissance de sa part vis-à-vis du Sénat. Il me paraît donc probable que ce récit relève en définitive de plusieurs versions que Denys ou ses sources ont tenté de faire converger. Valerius prônait un vote préalable du Sénat afin de rétablir la concorde et l’ordre (τῆς εὐϰοσμίας)141. Mais la conclusion forcée sur le peuple reconnaissant appartenait à la version qui donnait au discours de Valerius et au vote du peuple un rôle essentiel dans le règlement de la crise, et qui cherchait à masquer le fait que la solution adoptée était en définitive celle qu’Ap. Claudius avait proposée. Dans une version plus ancienne, peut-être due à l’annaliste Claudius Quadrigarius, Ap. Claudius était le véritable concordiae auctor, et sa position tendait à montrer que l’avis préalable du Sénat, c’est-à-dire la concorde réalisée au sein de l’aristocratie, en tant que garantie de l’ordre dans la République, constituait une condition nécessaire à la concorde dans l’ensemble de la cité142.

46Dans son discours143, Ap. Claudius critiquait violemment le comportement des tribuns, qui interdisait de parvenir à la concorde144. Dans le paragraphe précédent cette accusation, il avait cherché à montrer que les exigences de la plèbe, puis des tribuns, avaient provoqué un renversement de l’ordre dans la République. Parmi ces nouveautés imposées à la classe dirigeante, il accusa les tribuns d’avoir transféré les tribunaux du Sénat à la foule la plus vile145. Une fois encore, la question des tribunaux occupe une position centrale dans cette argumentation plus générale, qui faisait de la structuration de la République, à partir d’une position dominante du Sénat, une condition de la concorde. Ce n’est qu’après cette mise en accusation de la puissance (ἐξουσία) des tribuns (et non du tribunat lui-même) que Claudius exigeait l’avis préalable du Sénat. La concorde impliquait donc que le pouvoir des tribuns se soumît à l’auctoritas de celui-ci. La solution finalement mise en place correspondait rigoureusement à cette demande. La correspondance de l’exigence de Claudius et de la mesure annoncée en 88 nous indique là encore que ce discours du consul de 471, comme celui de son homonyme de 495, a été composé en s’inspirant de celui de Sylla et peut-être d’autres discours de ses partisans146.

47Le discours « syllanien » (c’est-à-dire de Sylla lui-même et de certains de ses partisans, y compris après la mort du dictateur) justifiait les décisions prises à propos du tribunat de la plèbe par la nécessité de revenir à un ordre ancien. La concordia était envisagée en termes de retour, très certainement à une période d’avant les Gracques. Certains pensèrent même sans doute à une disparition pure et simple de cette institution147. Cet ordre ancien correspondait à une hiérarchie stricte fondée sur des critères de magistrature et d’âge, et sur un mode direct et personnel de relation entre les dirigeants et le peuple, réduisant ainsi la fonction de tribun à son droit d’auxilium. Ce que tentait la réforme syllanienne, c’était l’exclusion du tribunat de la plèbe de la sphère politique, cette dernière se définissant comme l’organisation hiérarchisée des relations entre tous les citoyens dans le but de prendre des décisions pour l’ensemble de la cité. Le système syllanien prétendait rétablir la concordia en limitant la capacité du tribun à une stricte défense des individus, sans jamais pouvoir agir avec le peuple.

48De ces textes, on peut également déduire que Sylla a utilisé cet argument de la concordia pour tenter de persuader les membres de la noblesse de conduire l’État selon les principes qu’il avait édictés, et de ne revenir sur aucun d’eux, au risque de la discorde. L’une des mesures de Sylla avait consisté à supprimer la fonction de princeps senatus. Cette décision accrut le poids des consulaires dans la direction du Sénat, et donc de la politique romaine148. Elle tendait à substituer à une hiérarchie dominée par un seul une autre, dominée par le groupe des consulaires. De plus, parmi les mesures judiciaires décidées par Sylla et dénoncées par Lepidus, une loi étendait le crime de majesté aux décisions des magistrats en province, lorsqu’elles contrevenaient aux instructions du Sénat. La majesté du peuple romain était alors identifiée à celle du Sénat en tant que corps habilité à juger ce crime149. La concorde des consulaires devenait ainsi une nécessité pour préserver la prééminence du Sénat. Pour préserver cette concorde, aucun d’eux ne devait chercher à exploiter les désirs de revanche de tous ceux – proscrits, Italiens dépossédés de leurs terres, membres de l’ordre équestre – qui avaient été les victimes du retour de Sylla à Rome. Ce vœu ne se réalisa pas et, dès la mort de Sylla, des nobles comme Lepidus tentèrent de se faire une clientèle de ses victimes.

49Pourtant, les textes de Cicéron et de Denys d’Halicarnasse sur le tribunat de la plèbe montrent la pérennité, dans les décennies qui suivirent la dictature de Sylla, d’une tradition politique faisant du maintien des mesures prises par ce dernier la condition de la concorde au sein de l’aristocratie. Le fait que certaines de ces mesures aient été iniques150 ne justifiait pas un retour en arrière. En effet, elles ne pouvaient être remises en cause sans provoquer de nouvelles injustices et entraîner la cité dans un nouveau cycle de vengeances. Elles avaient provoqué la formation de deux groupes antagonistes, ceux qui avaient profité des mesures syllaniennes, ceux qui en avaient été les victimes, et la paix civile ne s’obtiendrait alors que par le choix en faveur des uns ou des autres. Du point de vue syllanien, adopté plus tard par Cicéron, la concordia nécessitait non seulement le maintien du statu quo, mais aussi l’exclusion, hors de la cité ou des honneurs, de ceux qu’un conflit inexpiable interdisait à présent de considérer comme des concitoyens.

Sylla à l’origine des discordes à Rome ?

50Parallèlement à cet argumentaire faisant de l’action de Sylla une politique de concorde, nous allons voir dans cette partie un ensemble de textes qui nous ont transmis le point de vue inverse. Le discours de Lepidus chez Salluste, ainsi qu’un passage de Cicéron tendent à montrer que certaines décisions de Sylla, notamment les proscriptions, furent désignées comme les causes de la rupture de la concorde. Salluste lui-même, reprenant sans doute des arguments antérieurs, voulut montrer que la dictature de Sylla fut à l’origine de cette rupture. Enfin, certaines sources annalistiques reprirent l’argument de la concorde, tel qu’il fut très certainement utilisé dans les années 70 du i^er siècle, dans les discours qui demandèrent la restauration du tribunat de la plèbe par l’abolition des décisions de Sylla concernant cette magistrature.

Le discours de Lepidus transmis par Salluste

51Nous avons vu que, dans ce discours prononcé entre 80 et 78, Lepidus avait accusé Sylla de vouloir couvrir son comportement criminel par les mots de paix et de concorde151. Or cette dénonciation de l’utilisation de l’argument de la concorde par Sylla entraîna Lepidus à expliquer pourquoi, de son point de vue, certaines mesures syllaniennes étaient antinomiques avec la concorde.

52Globalement, le discours de Lepidus fut à la fois une réponse à Sylla, qui l’avait accusé d’être un séditieux (seditiosus) et un partisan de la guerre (bellum cupiens152), et une dénonciation de certaines mesures syllaniennes, afin de justifier son intention de revenir sur celles-ci153. Lepidus affirmait donc que Sylla et ses complices avaient accaparé le pouvoir et ainsi asservi le peuple154. De plus, la domination de ce parti avait pour conséquence un renversement moral : Lepidus affirmait que des esclaves devaient leur fortune à la faveur de Sylla et aux proscriptions, alors que des concitoyens étaient dépouillés de leurs biens, sans autre raison que l’avidité des partisans de Sylla155. Il en appelait à la restauration du pouvoir du peuple156 et donc de la puissance tribunitienne157. Vers la fin du discours, il dénonçait enfin les moyens utilisés par Sylla pour cacher ses crimes, notamment l’argument de la nécessité de la concorde et de la paix158. D’après Lepidus, Sylla affirmait qu’on n’obtiendrait la préservation de la République et la fin de la guerre qu’à la condition que la plèbe demeurât chassée de ses terres, que le butin fait sur les citoyens fût distribué aux esclaves, et que le pouvoir de juger, qui appartenait auparavant au peuple, restât entre ses mains. Lepidus mettait donc particulièrement en cause trois décisions de Sylla.

53La première, l’expulsion de la plèbe de ses terres, avait déjà été évoquée précédemment dans le discours : le terme de plèbe s’appliquait ici aux alliés italiens (socii) et aux Latins159. Ceux à qui leurs terres avaient été distribuées étaient donc les vétérans que Sylla avait lotis en Italie160.

54Le second point n’a pas de sens en lui-même, puisqu’il ne pouvait être question de distribuer les biens des citoyens à des esclaves. Plus tôt dans le discours, Lepidus donnait l’exemple de Tarula et Scirtus, deux esclaves enrichis par la politique de Sylla161. Il s’agissait en fait d’affranchis de ce dernier162. Sylla avait en effet affranchi beaucoup de ses esclaves, et certains d’entre eux s’enrichirent grâce aux proscriptions163. Or les victimes de ces proscriptions étaient pour la plupart des sénateurs ou des chevaliers164. Le butin (praeda) qu’évoquait Lepidus dans son discours ne fut pas pris, contrairement à ce qu’il affirmait, sur les citoyens en général, mais sur certains des plus riches et des plus importants d’entre eux. Les proscriptions étaient donc dénoncées en termes d’opposition libres/esclaves, de manière à susciter l’indignation du peuple et souligner qu’elles conduisaient à un renversement de l’ordre normal de la cité.

55Le troisième point, le summum ius iudiciumque omnium rerum, qui appartenait auparavant au peuple et demeurait maintenant entre les mains de Sylla, renvoyait à la question de ses réformes judiciaires. En tant que dictateur afin de scribere leges et rem publicam constituere, selon les termes de la lex Valeria, Sylla redonna au Sénat la totale responsabilité des tribunaux permanents, les réorganisa ou en créa de nouveaux165. Priver le peuple de son pouvoir judiciaire pouvait donc signifier deux choses.

56D’une part, il pouvait s’agir d’une nouvelle répartition des compétences judiciaires au détriment du peuple en général. Avant les réformes de Sylla, le peuple détenait-il un « droit souverain » et une capacité d’émettre un jugement sur toutes choses ? Cette expression évoquait la possibilité pour tout citoyen romain d’en appeler à un jugement du peuple (provocatio ad populum), contre une condamnation à la peine capitale ou à une forte amende, prononcée par un magistrat en vertu de son pouvoir de coercition, notamment par un consul en vertu de son imperium. Les tribuns de la plèbe jouaient un rôle essentiel dans la saisine effective du iudicium populi, puisqu’ils pouvaient accepter ou rejeter cet appel en fonction de la gravité des faits et du caractère abusif de l’accusation, bien que les deux procédures, celle de la provocatio et celle de l’intercessio des tribuns, ne fussent pas liées en théorie. De plus, par une action en perduellio, le tribun de la plèbe pouvait mettre en accusation devant une juridiction comitiale tout citoyen ayant porté atteinte aux intérêts du peuple. La compétence judiciaire du peuple était donc définie selon des critères généraux, ce qui impliquait qu’elle était potentiellement universelle. Bien que la lourdeur de la procédure comitiale impliquât de ne la réserver qu’à des cas particulièrement importants, cette compétence, même réduite la plupart du temps à une simple éventualité, était considérée comme un droit symbolique essentiel à la définition de la libertas du peuple romain166. Les nouvelles compétences des quaestiones, telles qu’elles avaient été définies par les lois syllaniennes, relevaient donc auparavant d’un iudicium populi167.

57Sylla n’était pas à l’origine du développement des tribunaux permanents. Le premier d’entre eux – la quaestio de repetundis – fut créé en 149. La quaestio perpetua de maiestatis avait été instituée par une proposition de L. Appuleius Saturninus en 100, un tribun popularis, ce qui montre que l’extension de leur juridiction n’était pas en elle-même perçue comme une atteinte aux droits du peuple. L’institution des quaestiones perpetuae avait pour objectif de juger des cas relevant auparavant de la compétence des iudicia populi168. De plus, Sylla ayant enlevé aux tribuns de la plèbe leur juridiction criminelle, la justice comitiale avait donc été privée de toute capacité à se saisir effectivement de ce type d’affaires, au bénéfice des jurys sénatoriaux169.

58D’autre part, certains considéraient que l’ordre équestre constituait la tête du peuple, en opposition à l’ordre sénatorial. Le dessaisissement du premier au profit du second revenait donc, pour ceux qui défendaient ce point de vue, à priver le peuple de son pouvoir judiciaire170. De ces deux analyses, qui ne s’excluaient nullement l’une l’autre, Lepidus pouvait considérer que le peuple avait été privé de son pouvoir judiciaire.

59Présentant ces mesures prises par Sylla – le lotissement des vétérans en Italie, les conséquences matérielles des proscriptions, la limitation des pouvoirs des tribuns et le transfert du pouvoir judiciaire du peuple au Sénat –, Lepidus insistait systématiquement sur le renversement de la morale et de l’ordre civique171 : les affranchis syllaniens enrichis par les biens des proscrits, c’est-à-dire d’éminents citoyens ; les nouveaux citoyens romains en Italie chassés de leurs terres au profit de soldats sans terres, mais fidèles à leur général ; le peuple romain privé de sa capacité de juger, c’est-à-dire d’une part essentielle de sa liberté, au bénéfice d’un dictateur concentrant tous les pouvoirs. Lepidus décrivait le renversement de l’ordre traditionnel de la République et considérait que ce renversement rendait impossible cette concordia que Sylla prétendait restaurer172. Il s’agissait par conséquent pour le consul de 78 de mettre en évidence sa propre conception du retour à la concordia : par le rétablissement des Italiens sur leurs terres, la réhabilitation des familles de proscrits et l’abrogation des mesures judiciaires prises par Sylla, c’est-à-dire par le retour à une situation précédant la dictature de ce dernier173.

Les proscriptions syllaniennes, facteur de discorde

60En 63, Cicéron évoqua explicitement dans un discours un lien entre les décisions syllaniennes et la concorde. Cette année-là, il prononça devant le peuple un troisième discours contre la loi agraire proposée par Rullus, pour se défendre contre des rumeurs que certains partisans de la loi faisaient courir sur son compte. Ces rumeurs prétendaient que Cicéron cherchait à protéger les vétérans syllaniens installés en Italie et à légaliser définitivement leurs propriétés sur ces terres acquises dans la foulée de la guerre civile. Dans ce discours, Cicéron, revenant sur cette période, s’excusa de devoir évoquer ces événements qui provoquèrent des dissensiones, lui qui s’était déclaré le promoteur de la concordia174. Il évoquait ici principalement la loi proposée par le princeps senatus Valerius Flaccus, faisant Sylla dictateur, et qui permit à celui-ci d’organiser un vaste transfert de propriétés, conséquence des proscriptions et du lotissement des vétérans en Italie175. Cicéron reprenait donc en partie le point de vue exprimé par Lepidus dans le discours que nous venons d’étudier. Le projet de loi de Rullus prévoyait d’accorder aux détenteurs de ces terres confisquées la pleine propriété de celles-ci176. Ceux qui avaient profité de la politique syllanienne n’auraient ainsi plus à s’inquiéter de la précarité de leur possession, ce qui était probablement une manière de faire cesser les tensions entre anciens et nouveaux propriétaires177. À cette partie de la loi, Cicéron répondit par le souci de la concordia, c’est-à-dire, précisa-t-il, par la nécessité de maintenir la République en l’état178. La concorde, par rapport à cette question des transferts de propriété au moment de la dictature de Sylla, se définissait donc, pour Cicéron et ceux de son « parti », comme la nécessité de ne pas utiliser la loi pour modifier le statut légal de ces biens. Au cours de son consulat, Cicéron refusa de faire passer une loi rétablissant les anciens proscrits dans leurs droits, alors même qu’il condamnait les proscriptions, car cela aurait conduit à renverser la stabilité de l’État179. Mais, de ce fait, en liant les transferts de propriétés, qui avaient été l’une des conséquences majeures des proscriptions syllaniennes180, et la concorde, il semble probable que Cicéron répondait à ceux qui voulaient revenir sur ces proscriptions. L’un des arguments de ces derniers consistait alors à affirmer que la concorde ne pouvait être rétablie que par l’abrogation de ces proscriptions. Cicéron reprenait donc, en affirmant que tout transfert de propriété tendait à renverser l’ordre nécessaire de la République, un argumentaire faisant des proscriptions syllaniennes la cause de la rupture de la concorde.

La critique de la politique syllanienne chez Salluste

61Nous avons étudié ci-dessus les discours de Lepidus et de Marcius Philippus, en nous interrogeant sur la véracité de ces discours transmis par Salluste. Un point renforce la thèse de l’authenticité, si ce n’est du discours lui-même, du moins celle des arguments qui y sont utilisés. Dans son ouvrage historique sur la conjuration de Catilina, Salluste accuse la dictature de Sylla d’avoir une responsabilité essentielle dans la rupture de la concordia à Rome181. Or, dans ce texte qui lui appartient cette fois en propre, il ne reprend pas exactement la même argumentation que celle de certains adversaires de Sylla, telle que nous avons tenté de la retrouver à travers les discours de Lepidus et de Marcius Philippus. À l’époque de la République agonisante, alors qu’il était lui-même retiré de la vie politique et qu’il entamait une vaste réflexion historique sur les causes de cet effondrement, Salluste nous fournit donc une autre lecture de la dictature de Sylla comme une des causes essentielles de l’aggravation des conflits civils.

62D’après Salluste, l’influence de la dictature de Sylla aurait insufflé à Catilina le désir de prendre le pouvoir182. Mais il relativise immédiatement cette idée d’une responsabilité purement individuelle de Catilina, en précisant que ce dernier vivait dans une cité ravagée par la corruption des mœurs, l’amour du luxe et de l’argent183. Salluste se lance ensuite dans un excursus couvrant l’histoire de Rome depuis sa fondation, mais qui s’attache principalement à la description des premiers siècles de la République184. Cette période est décrite comme une époque de concordia185. Puis Salluste évoque successivement les deux causes de la fin de cette concordia : d’une part, la disparition du metus hostilis consécutive à l’expansion de l’empire à l’ensemble de la Méditerranée et, d’autre part, la dictature de Sylla186.

63L’intention de Salluste était donc de démontrer que les Gracques, et plus généralement les populares, ne devaient pas être considérés comme les responsables des discordes civiles qui sévissaient à la fin de la République. Ses écrits constituaient ainsi une forme de réponse à l’historiographie et à la rhétorique des conservateurs du Sénat. Tout l’argumentaire de Salluste tourne autour des notions d’avaritia et d’ambitio/ambitus, et de leurs conséquences sur les comportements des aristocrates. Dans ce cadre, Salluste voulait montrer que la fin du metus hostilis se trouvait à l’origine des discordes civiles187, mais surtout que la dictature syllanienne avait constitué un moment de rupture. Son raisonnement se déploie donc en deux temps successifs, qui se complètent et constituent des étapes fondatrices de la dégradation des mœurs de la classe dirigeante.

64Avant la destruction de Carthage, les Romains vivaient dans la concorde, car ils ignoraient l’avaritia, la soif irraisonnée de richesse188. Les dirigeants ne jugeaient de ce qu’ils devaient faire qu’en fonction de la vertu et de la vraie gloire qu’ils voulaient retirer de leur activité publique, guidés par le souci du bien, de l’honnête et du respect du droit naturel189. La fin du metus hostilis entraîna la croissance de la cupiditas pecuniae, puis de la cupiditas imperii, enfin, de l’avaritia au service de l’ambitio, la recherche des honneurs190. Mais c’est lorsque Sylla fut devenu dictateur qu’une partie de l’aristocratie assouvit cette cupidité, par les proscriptions et les massacres. C’est alors que les soldats furent habitués à dépouiller les citoyens pour prix de leur fidélité191. C’est alors que la richesse devint le seul critère de la gloire et de la puissance. Les dépenses à grande échelle devinrent le comportement ordinaire des nobles, poussés par cette passion à ne voir dans les peuples soumis aux Romains que des sujets à pressurer, sans aucun souci de justice192. La crise politique s’inscrivit dans les mots mêmes dont l’aristocratie se servait pour légitimer son autorité et dont les changements de sens étaient le signe d’un renversement moral : la « pauvreté » (paupertas, qu’il faut comprendre ici dans le sens de frugalité) devint une honte ; l’intégrité (innocentia) de la malveillance193.

65Avant Sylla, l’ambitio dissimulait parfois l’avaritia, mais celle-ci demeurait un motif inavouable de la recherche des honneurs. Ce que reprochait donc Salluste à Sylla, c’était d’avoir bouleversé cette hiérarchie et d’avoir érigé de manière visible cette avaritia en principe directeur de l’action des aristocrates. Avec Sylla, la richesse devint le moyen reconnu de parvenir aux honneurs194. Le terme même d’ambitio soulignait cette crise : ce terme, finalement proche d’une vertu, puisqu’il signifiait la recherche des honneurs, sans préjuger des raisons pour lesquelles chacun s’y adonnait, désigna de plus en plus, au i^er siècle, la brigue électorale195. Le mot était ambigu, changeant de sens en fonction des justifications que chaque aristocrate apportait à son action dans la recherche des honneurs196. Avec la dictature de Sylla, l’ordre fondé sur la vertu et la recherche de la vraie gloire était renversé, parce que les mots exprimant cette gloire et ces vertus changeaient de sens, ouvrant alors une période nouvelle caractérisée par le triomphe de ce qui devait demeurer caché auparavant197. La concordia était ici définie comme un ordre fondé sur la vertu, qui nécessitait une forme d’ambitio dans la recherche juste et modérée du pouvoir198. Sa rupture provenait, d’après Salluste, du renversement de cet ordre, en raison, d’une part, de la fin du metus hostilis, dans le sens où celui-ci avait provoqué le développement de l’avaritia, d’autre part, de la dictature de Sylla qui en avait fait la cause reconnue et acceptée de la recherche des charges publiques.

Les tentatives de rétablissement du pouvoir tribunicien dans les années 70 d’après certains discours dans l’œuvre de Denys d’Halicarnasse

66Relatant les premières décennies de l’histoire de la République, Denys se plaçait dans le cadre d’un système politique dont la force résidait dans la capacité des dirigeants romains à encadrer les débats en son sein, jusqu’à parvenir à un accord. Son archéologie est rhétorique, dans le sens où la στάσις qui menaçait devait être surmontée par le débat et la négociation, qui devaient permettre de faire émerger une solution199. L’influence des discours syllaniens sur une partie de la tradition concernant le conflit patricio-plébéien implique alors une influence en retour des arguments des adversaires de Sylla et de ses partisans sur cette même tradition. Ainsi dans le récit du procès de Coriolan, l’importance du tribun Sicinius, homonyme du tribun de 76 qui tenta de rétablir les prérogatives enlevées par Sylla aux tribuns, tend à montrer que les arguments en faveur de ces derniers se développèrent certainement à partir de 78, après la disparition du dictateur et avec l’affirmation sur la scène politique de « démagogues ». Ce que nous a donc transmis Denys, à travers le récit des débats censés être survenus lors du procès de Coriolan et, plus généralement, dans le cadre du conflit patricio-plébéien, débats dans lesquels l’argument de la concorde fut utilisé, c’est, entre autres choses, la manière dont un compromis fut construit dans les années 70 du i^er siècle, principalement autour de la question du pouvoir tribunitien.

67Nous avons vu que le discours d’Appius Claudius pour refuser la mise en accusation de Coriolan devant le peuple s’oppose dans l’œuvre de Denys à celui du tribun de la plèbe Decius, ainsi qu’à celui de Manius Valerius. Denys présente Decius, notamment par rapport à Sicinius, comme un tribun modéré, qui aurait accepté, avec certains de ses collègues, de venir au Sénat pour tenter de persuader les patriciens d’autoriser le procès de Coriolan200. Valerius, un patricien grand ami de la plèbe, prononça un discours au peuple au moment du procès pour défendre Coriolan. Ces discours s’appuient sur l’idée que la tenue du procès devait permettre de rétablir la concorde. Decius présenta tout d’abord le fondement juridique de ce procès : le droit de provocatio ad populum, créé par une lex Valeria en 509 et qui fut le fondement de la concorde à Rome à cette époque201. Ce droit d’en appeler au peuple est donc présenté ici comme le fondement du procès tribunitien de perduellio, ce qu’il n’était probablement pas202. La provocatio ad populum était une procédure en théorie indépendante des compétences judiciaires des tribuns, même si, dans les faits, leur intervention se révélait nécessaire à l’organisation effective de ce droit, présenté par nos sources comme un moyen de défense des droits du peuple contre les excès de l’imperium consulaire203. Comment comprendre dans ce contexte cet argument de Decius ? En tout cas, il ne s’agissait pas d’un argument de droit, mais d’une position politique, dont le but était de fonder la légitimité du procès tribunicien. À la fin de la République, le développement des quaestiones extraordinariae puis perpetuae provoqua le recul des procès comitiaux204. Dans la suite de son discours, Decius revint sur cette idée du iudicium populi comme garant de la concorde à Rome : ce droit établit d’après lui l’égalité en droit de tous les citoyens, et cette égalité garantit l’exercice de la liberté et de la justice205. L’enjeu du raisonnement de Decius résidait dans la question de savoir si l’auxilium, prérogative à laquelle la puissance des tribuns avait été réduite par Sylla, impliquait le droit pour ces tribuns de demander au peuple un jugement lorsqu’ils estimaient qu’un sénateur avait porté atteinte aux droits de celui-ci. L’auxilium contenait-il dès l’origine le droit d’agir avec le peuple dans le but de défendre ses intérêts ? Ce point de vue que tentait d’imposer Decius jouait sans doute sur le fait que l’exercice du droit de provocatio passait nécessairement, en tout cas au moins depuis le iii^e siècle, par l’action d’un tribun qui, à l’appel d’un citoyen, avait la capacité de venir au secours de celui-ci et de convoquer le peuple en tribunal206.

68Un autre débat, d’après Denys, opposa en 471 Ap. Claudius, consul cette année-là, et un tribun de la plèbe, Volero Publilius, sur la nécessité d’un avis préalable du Sénat comme condition de la concorde207. Volero Publilius était devenu tribun à la suite d’un violent conflit avec un consul, et cet épisode constituait manifestement pour Denys un élément essentiel du développement ultérieur du récit. En effet, à la suite d’une erreur dans le dilectus, Volero Publilius refusa le poste pour lequel il avait été recruté par le consul. Ce dernier ordonna alors à son licteur de se saisir de lui pour le faire battre de verges. Volero en appela alors aux tribuns de la plèbe et demanda à être jugé par le peuple. Dans cet épisode donc, l’exercice effectif de la provocatio nécessitait l’appel aux tribuns de la plèbe. Le consul refusa ensuite d’entendre cette demande, mais Volero fut défendu par des plébéiens qui repoussèrent les licteurs208.

69Volero devint ensuite tribun et proposa une loi transférant l’élection des tribuns de la plèbe des comices curiates aux comices tributes209. Cette proposition de loi rencontrait l’opposition du Sénat en général, et surtout d’Ap. Claudius. Son discours, comme nous l’avons vu précédemment, avait pour but d’imposer l’avis préalable du Sénat à toute proposition de loi, en s’appuyant sur une virulente critique de la croissance de la puissance tribunicienne. Celle-ci rendait impossible, d’après lui, la concorde dans la cité210. La logique de l’épisode apparaît donc ainsi : les tribuns avaient refusé de venir en aide à Volero car ils étaient élus par une assemblée dominée par les familles patriciennes ; le problème posé était celui de l’exercice effectif du droit du peuple de juger en dernier ressort. Ap. Claudius refusait cette extension de la puissance des tribuns au-delà de ce qu’il considérait comme l’application stricte du droit d’auxilium, de manière à préserver la concorde.

70La question de la sphère de compétence des tribuns de la plèbe est également au centre des récits annalistiques sur la chute du second décemvirat en 449. Or, Cicéron et Tite-Live nous ont transmis une tradition qui liait la restauration de la concorde cette année-là et le rétablissement du droit d’appel (provocatio). Ainsi, dans le De republica, qui est notre plus ancienne source sur cet épisode, Cicéron fit tenir à Scipion Émilien un discours sur l’extension des droits de la plèbe, comprenant un rapide historique du droit d’appel211. D’après lui, les consuls de 449, M. Horatius Barbatus et L. Valerius Potitus, firent voter une loi interdisant que l’on créât des magistratures sans appel et devaient, pour cela, être considérés comme « deux hommes qui furent démocrates avec sagesse, dans l’intérêt de la concorde212 ».

71D’après Tite-Live, Duillius, un ancien tribun de la plèbe, organisa cette même année 449 la sécession de la plèbe sur l’Aventin, pour obtenir la restauration du tribunat de la plèbe, qui avait disparu en 451, en raison de la création du premier décemvirat213. Duillius aurait prononcé un discours dans lequel il présentait cette restauration comme la condition indispensable au rétablissement de la concordia214. Le Sénat envoya alors Horatius et Valerius pour négocier avec la plèbe, qui obtint, principalement, de revenir à la puissance tribunicienne et au droit l’appel, tels qu’ils existaient avant le décemvirat215. Ces mesures permirent de rétablir la concorde216. Cicéron et Tite-Live nous ont donc transmis une tradition qui affirmait que le rétablissement de la provocatio, et plus généralement de la plénitude des pouvoirs des tribuns, constituait une condition nécessaire de la restauration de la concorde.

72Dans son récit des décisions prises après la fin du décemvirat, Tite-Live a sans doute tenté de rendre compte de deux versions de ces événements. En effet, il mentionne une première loi des consuls Horatius et Valerius, qui, d’après Cicéron, rétablit la concorde en 449, interdisant que l’on créât des magistratures sans droit d’appel217. Or, dans le même paragraphe, Tite-Live affirme que, peu après, M. Duillius, tribun de la plèbe, fit voter un plébiscite stipulant la même interdiction218. Deux traditions de cette restauration existaient donc, au moins du temps de Tite-Live. Une première, connue déjà de Cicéron, désignait les consuls comme les principaux responsables de la concorde et privilégiait donc une structuration verticale de la classe dirigeante et de ses conflits internes. Une autre tradition faisait de la restauration du tribunat de la plèbe le résultat de l’action d’un tribun de la plèbe, plus précisément de Duillius, qui se trouvait à la fois à l’origine de la sécession de la plèbe et du plébiscite interdisant de créer des magistratures sans appel. Cette tradition privilégiait une structuration horizontale de la classe dirigeante, puisque, dans ce récit, le conflit opposait deux groupes d’égaux, les tribuns étant considérés comme les chefs de la plèbe et, à l’époque syllanienne, comme ceux de la tendance popularis, les principes du Sénat étant assimilés aux chefs de l’aristocratie.

73Or, l’ensemble de cet épisode, et notamment le second collège des décemvirs, la seconde sécession de la plèbe, la lex de provocatione de 449 furent très probablement une invention de l’annalistique, et la plupart des historiens contemporains penchent pour une source, commune à Tite-Live et à Denys, d’époque syllanienne219. En effet, la dictature était la seule magistrature dont les sentences n’avaient jamais été soumises à ce droit d’appel. De plus, une loi de Sylla avait privé les tribuns de la plèbe de ce droit vis-à-vis de toutes les autres magistratures220. La question du droit d’appel avait donc provoqué d’intenses débats au moment de la dictature de Sylla, débats qui influencèrent la rédaction des récits de la fin du décemvirat et de la restauration de la provocatio en 449221. On peut supposer que les deux versions de l’épisode que Tite-Live a tenté de concilier correspondaient à des points de vue qui s’exprimèrent au moment de ces débats, opposant une tendance popularis, qui mettait en exergue le rôle des tribuns dans la refondation de la concorde, à une tendance plus conservatrice, reprise par Cicéron, dans laquelle cette responsabilité incombait aux consuls.

74On peut surtout penser que ceux qui, dans les années 70 du i^er siècle, demandèrent l’abolition de la loi de Sylla et la restauration du tribunat dans la plénitude de ses pouvoirs le firent en s’appuyant sur l’argument de la concorde. En effet, plusieurs tentatives visant à rétablir la capacité des tribuns d’agir avec le peuple furent alors sans aucun doute justifiées par des discours qui influencèrent en retour les récits du conflit patricio-plébéien. Denys et ses sources, lorsqu’ils cherchèrent à rendre compte des débats que suscitaient les rapports de pouvoir entre les différentes institutions, reprirent certains arguments de ces discours qui justifiaient ou critiquaient les décisions prises par Sylla, de manière à demander ou rejeter leur abrogation. Puisque Sylla avait réduit la puissance tribunitienne au droit de porter secours individuellement aux citoyens, certains de ces discours cherchèrent à montrer que l’exercice effectif de l’auxilium impliquait le droit pour les tribuns d’agir avec le peuple, notamment de proposer des lois et d’accuser les magistrats devant le peuple. Pour ceux qui adoptaient ce point de vue, cette expression, par le peuple, de ses droits, c’est-à-dire de sa liberté, lui permettait de participer réellement à la res publica et devenait ainsi une condition de la concordia. Cette réflexion, qui naquit avec les Gracques, dut connaître son acmé entre la dictature syllanienne et le consulat de Pompée et Crassus, c’est-à-dire entre la décision de Sylla de limiter le pouvoir des tribuns à l’auxilium et le rétablissement de la pleine puissance tribunicienne en 70222. La critique de la politique syllanienne portait essentiellement sur cette question de l’exercice effectif de la liberté du peuple comme condition de la concorde à Rome et refusait l’analyse faisant des tribuns les fauteurs de discordes223.

75Après 70, avec le rétablissement théorique des prérogatives tribunitiennes et la relégation de fait au second plan de cette institution, ces débats baissèrent d’intensité, mais sans disparaître comme le montrent l’œuvre de Cicéron224 ainsi que les critiques formulées par Salluste sur la politique syllanienne.

Conclusion de la troisième partie

76Sous la dictature de Sylla, puis dans les années 70 du i^er siècle, trois discours se répondirent et s’affrontèrent principalement autour de la question de la concordia. Nous avons vu que Sylla justifia certaines de ses décisions en les présentant comme des conditions de la concorde et qu’il chercha à lutter contre certaines tendances qui lui étaient hostiles dans la classe dirigeante, en utilisant ce thème de la concordia entre Metellus et lui, c’est-à-dire de la concorde des magistrats en charge et plus généralement des principes du Sénat. Dans son discours, Lepidus aurait critiqué l’utilisation par Sylla du terme de concordia, par lequel le dictateur était accusé de couvrir ses crimes225. Marcius enfin critiqua l’utilisation par Lepidus de ce terme, accusant ce dernier de ne chercher en réalité que la guerre226. Des aristocrates défendant des positions opposées à propos de la politique syllanienne utilisèrent donc cet argument de la concordia. Chacun d’eux prétendait la défendre, et le débat portait sur les conditions de sa réalisation. L’une des dimensions de ces débats consistait à démontrer que l’adversaire politique ruinait cet impératif par ses propositions, de manière à saper sa légitimité à s’exprimer sur ces conditions de la concordia. Comme le montre surtout le discours de Marcius, le terme de concordia fut ainsi utilisé comme un moyen de circonvenir l’action de l’adversaire politique. Lepidus cherchait à entraîner une majorité de sénateurs dans une politique de négociation avec lui, et, pour cela, utilisa cet argument de la concordia. Le nombre d’occurrences de ce terme et le ton dramatique adopté dans le discours de Marcius montrent la prégnance de l’argument de la concorde sur les discours et les actes politiques de cette époque. À partir du moment où Lepidus réussit à persuader certains sénateurs qu’il agissait dans ce but et qu’il avait établi une forme de légitimité à parler et agir dans ce sens, L. Marcius ne pouvait se contenter de condamner son action : il dut également renverser cette légitimité et démontrer que Lepidus agissait en contradiction avec ses discours, c’est-à-dire contre la concorde. Lepidus contraignait ainsi ses adversaires politiques à se placer sur le terrain qu’il avait choisi.

77Cela impliquait la mise en évidence, dans le discours de l’adversaire, d’un divorce entre l’utilisation d’un mot, la concordia, et la réalité à laquelle conduisait la mise en œuvre des conditions présentées comme nécessaires à la concorde dans ce même discours. Ainsi, Sylla était-il accusé par Lepidus de nommer concordia les conditions politiques issues de sa dictature, fondées sur la limitation de la liberté du peuple, principalement par l’affaiblissement de la puissance des tribuns et par l’extension des prérogatives des tribunaux permanents. La controverse politique se situait ainsi dans les mots, dans leur définition et dans leur travestissement.

78Elle portait également sur la question de savoir qui devait être englobé dans cette concordia. En effet, l’argument de la concorde fut, lors de ces événements, comme cela avait été le cas contre C. Gracchus et ses partisans, utilisé pour justifier l’exclusion d’un citoyen de la communauté civique : dans le discours de Marcius, la concordia ne pouvait s’obtenir que par l’exclusion de Lepidus de la communauté civique. Ce dernier affirmait de son côté qu’elle ne pourrait être rétablie que si les proscrits étaient réintégrés. Deux modèles s’opposaient donc. La concorde, pour Lepidus, avait pour condition le maintien dans la communauté civique de tous les citoyens et donc la prise en compte de leurs droits et de leurs demandes. En revanche, Marcius considérait que certains citoyens, par leur comportement, s’étaient exclus de la communauté civique et représentaient un danger pour elle. Maintenir ou rétablir la concordia nécessitait alors l’expulsion de ces citoyens que l’on devait considérer non plus comme des adversaires mais comme des ennemis. Comme le montre le discours de Marcius, ces ennemis renversaient l’ordre de la cité et même de la nature, et leurs actes faisaient alors courir à la cité le risque de la destruction227.

79Du point de vue purement politique, on remarquera que Lepidus et Marcius Philippus ont comme point commun d’avoir rejoint Sylla sur le tard. L. Marcius Philippus assuma même la censure en 86, en pleine période de domination des marianistes à Rome. Lepidus de son côté bénéficia des proscriptions pour augmenter sa fortune, mais ne peut être considéré comme un partisan de Sylla avant les premières victoires de ce dernier au moment de son retour en Italie228. De plus, Lepidus, L. Marcius Philippus et Metellus Pius appartenaient à des familles parmi les plus puissantes de Rome à cette époque229. Aucun de ces individus ne considérait devoir sa carrière à Sylla. Est-ce un hasard s’ils furent impliqués dans cet affrontement autour de la question de la concordia ? Nous avons vu que, après le départ de Sylla en Orient, des tentatives avaient eu lieu pour rétablir la concorde entre les partisans des deux camps en conflit. Lorsque, dans ses Mémoires, Sylla se félicitait de la concorde entre lui et Metellus Pius, non seulement il reprenait un thème mis en avant par certains sénateurs qui n’étaient pas ses partisans, mais il délivrait à l’aristocratie un message plus général. La stabilité de la domination du Sénat, qui constituait le but principal de la politique menée par Sylla pendant sa dictature, avait pour fondement la concorde des magistrats supérieurs de même rang. Les conflits entre aristocrates, inhérents et même nécessaires au fonctionnement de la République, devaient demeurer à l’intérieur de certaines limites. L’ordre mis en place par Sylla avait pour ambition de rendre impossible une aventure politique comme celle des Gracques et des populares qui leur avaient succédé. Mais une fois acquis l’abaissement de la puissance tribunitienne qui avait été l’instrument de ces derniers, Sylla entreprit de remédier à l’autre danger qui menaçait la domination des nobles en tant que groupe, la concurrence effrénée pour accéder au pouvoir, qui avait failli l’emporter lui-même. La croissance du nombre de sénateurs et de magistrats, la réforme de la lex annalis et de la désignation des gouverneurs de provinces, l’instauration d’un système cohérent de quaestiones perpetuae avaient pour buts de normaliser l’accès au pouvoir et d’encadrer le combat politique230. Le consulat constituait le talon d’Achille de ce système : avec deux titulaires chaque année, alors que le nombre de magistratures inférieures croissait nettement, la concurrence pour accéder au sommet de l’État devint plus aiguë encore. Seul un changement de comportement, surtout chez ceux qui ne devaient pas leur carrière à Sylla et qui, pour cette raison, par leurs actions et leurs discours, affirmaient leur intention d’en revenir aux règles traditionnelles du jeu politique, pouvait préserver ce nouvel ordre. Sylla fit de la concorde entre les aristocrates la condition de la préservation de leur domination231. Rédigeant ses Mémoires en 79-78, au moment où des aristocrates qui ne se considéraient pas comme redevables de son action reprirent les luttes politiques comme elles se déroulaient avant ses réformes, Sylla tenta de prévenir cette évolution par la promotion d’un certain type de comportement. La mise en exergue de la concordia avec Metellus exprimait ainsi la volonté ou l’illusion chez Sylla de dépasser les conséquences de sa prise de pouvoir par les armes.

80Enfin, l’étude de l’argument de la concordia dans ces discours montre que la dictature de Sylla vint, d’une certaine manière, clore la période ouverte par les Gracques. Nous avons vu les débats sur la question de la limitation des pouvoirs des tribuns de la plèbe, pour préserver la République des discordes, ou au contraire sur leur rétablissement, présenté comme nécessaire à la concorde. Ils aboutirent finalement, en 70, à la restauration du tribunat de la plèbe tel qu’il existait avant la dictature de Sylla. Mais nous ne connaissons ces débats en grande partie qu’à travers la littérature annalistique et historique, car ils étaient dès cette époque largement théoriques : le vrai débat, comme le montraient les exemples de Cinna et Octavius, puis celui de Sylla et Metellus, ainsi que le discours de Marcius Philippus chez Salluste, portait sur la concorde des principes du Sénat, soutenus par de vastes clientèles et parfois par une armée.