1Les auteurs de nos sources eurent donc tendance à décrire la période entre les seconde et troisième guerres puniques comme une période de concorde au sein de la classe dirigeante. Or ce point de vue est cohérent avec l’idée, exprimée par certains auteurs de la fin de la République et de la période impériale, d’une concorde qui aurait régné à Rome depuis les origines jusqu’au milieu du ii^e siècle. À cette date, d’après ces auteurs, deux événements avaient conduit à la rupture de cette concorde et à l’apparition des conflits qui, au i^er siècle, allaient finir par emporter la République : il s’agissait, d’une part, de la destruction de Carthage et plus généralement de la fin du metus hostilis, et, d’autre part, des tribunats des Gracques, accusés d’avoir provoqué la division de la classe dirigeante1. Nous allons donc voir que la période immédiatement postérieure à la troisième guerre punique fut perçue, à la fin de la République, comme un moment de basculement de la cité dans la discorde.

2De plus, certains auteurs du i^er siècle av. J.-C., que nous connaissons pour la plupart au travers des œuvres de Tite-Live, de Denys d’Halicarnasse et des épitomateurs de la période impériale, écrivirent sous l’influence de la situation politique de leur époque, c’est-à-dire de conflits civils de plus en plus radicaux. Ils eurent tendance à privilégier, dans leurs récits de l’histoire ancienne de Rome telle que la racontaient les traditions annalistiques, les événements et les récits dont ils estimaient qu’ils leur permettaient d’expliquer et de résoudre ces conflits. Ils opérèrent également une réécriture des récits de ces événements en fonction des débats politiques qui agitaient leur époque. Nous verrons donc également comment ces auteurs de la fin de la République utilisèrent ce thème de la concorde, dans leurs récits sur l’histoire ancienne de la République, en fonction des événements de la période des Gracques.

La fin du metus hostilis

3L’idée d’un danger extérieur nécessaire au maintien de l’unité dans une cité provenait de la philosophie grecque : elle est en effet présente chez Platon et Aristote. Polybe intégra cette question à une réflexion plus vaste sur les raisons du déclenchement de la troisième guerre punique, ainsi que sur les conséquences de la destruction de Carthage sur la vie politique romaine. De l’étude de ces sources, il apparaît que le metus hostilis comme facteur de cohésion à l’intérieur de la cité fut d’abord un thème grec2.

4Chez les Romains, la fin du metus hostilis est explicitement conçue comme la cause de la rupture de la concorde, chez Salluste et dans un fragment de Diodore3. D’après Salluste, la destruction de Carthage constitua l’événement essentiel de cette disparition de la peur de l’ennemi chez les Romains. D’autre part, d’autres textes, sans utiliser le terme de concorde, évoquent soit cette disparition, soit la destruction de Carthage comme une des causes des guerres civiles de la fin de la République. Enfin, les annalistes intégrèrent cette réflexion sur l’aggravation des conflits civils à leurs récits de certains épisodes de l’histoire ancienne de Rome. L’étude de l’ensemble de ces textes doit nous permettre de dégager la ou les logiques à l’œuvre dans cette réflexion sur la disparition du metus hostilis comme cause de la rupture de la concorde.

La destruction de Carthage et la fin du metus hostilis

5Le thème de la disparition du metus hostilis conduisant explicitement à la rupture de la concordia à Rome n’apparut donc qu’à la fin de la République, chez Salluste et Diodore de Sicile4. Cette disparition ne devint une explication à la crise de la République que lorsque celle-ci se révéla dans toute son acuité, c’est-à-dire au i^er siècle av. J.-C.

6Pour Salluste, la destruction de Carthage, symbolisant la fin de la crainte d’un conflit extérieur majeur, avait conduit à son remplacement par un conflit intérieur. Cette discorde entre citoyens expliquait la cupiditas et l’avaritia qui avaient alors submergé l’aristocratie romaine. Celle-ci aurait oublié les antiques vertus des anciens Romains. La bonne foi (fides) et la probité (probitas) furent remplacées par l’orgueil (superbia), la cruauté (crudelitas), la négligence des dieux (deos neglegere) et la vénalité (venalia). Les nobles ne se seraient plus préoccupés que de leurs intérêts personnels (commoda) au détriment du mérite. L’imperium, auparavant fondé sur la justice, devint cruel et intolérable. En raison de la perte de références morales chez les nobles, visible dans leur avaritia grandissante5. La réflexion sur le metus hostilis s’intégrait donc dans un questionnement plus vaste concernant les conséquences de la conquête sur les mœurs politiques. Je reviendrai sur le lien entre l’enrichissement et la rupture de la concorde, le point important ici étant de constater que, pour Salluste, l’expansion de l’empire, les revenus qu’en tiraient les Romains et qui provoquaient un accroissement sans précédent des fortunes, la tranquillité d’esprit après la disparition du principal ennemi des Romains plongèrent ceux-ci dans une crise morale qui constituait le fondement des discordes civiles de la fin de la République.

7Le traitement de cette question dans ses trois œuvres historiques montre son importance pour Salluste, et donc probablement pour une certaine tradition historique de tendance popularis. L’articulation opérée entre la destruction de Carthage comme origine des dissensions civiles et l’action des Gracques telle qu’elle est décrite dans le Bellum Iugurthinum révèle l’enjeu de ce point de vue. Salluste reconnaît en effet l’absence de modération dans le comportement des Gracques, mais souligne surtout qu’ils agirent par souci de restaurer la justice et de lutter contre l’évolution pernicieuse de la noblesse après la destruction de Carthage6. De plus, dans le Catilinae coniuratio, cette évolution de la noblesse après la destruction de Carthage permet à Salluste de dénoncer la prise de pouvoir par Sylla7. Ainsi, au modèle dominant dans l’aristocratie, modèle que nous allons étudier ensuite, qui voyait dans les tribunats de T. et de C. Gracchus l’origine des discordes de la fin de la République, une autre tradition chercha à en substituer un autre, dans lequel, d’une part, ce rôle était dévolu à la fin du metus hostilis, et, d’autre part, l’origine des guerres civiles se trouvait dans la dictature syllanienne, conçue comme le point d’orgue et en quelque sorte comme la démonstration archétypale de la crise morale de l’aristocratie8.

8Certains auteurs traduisirent cette idée sous la forme d’un débat qui aurait eu lieu au Sénat au moment de la troisième guerre punique9. Aucun texte du milieu du ii^e siècle ne prouve que les sénateurs romains eurent conscience, en détruisant Carthage, qu’ils décidaient d’un acte particulièrement grave pour l’avenir de Rome10. Mais dans les années 80 i^er siècle av. J.-C., le débat sur la destruction de Carthage constituait un sujet classique de l’enseignement de la rhétorique, comme le montrent à la fois des passages du De inventione et de la Rhétorique à Herennius11. D’après ces deux ouvrages, la question posée consistait à déterminer quelle devait être l’attitude de l’État romain vis-à-vis de Carthage. La destruction ou la préservation de celle-ci devait être décidée en fonction du critère du danger que faisait peser son existence sur Rome. Les termes de ce débat, tels qu’ils nous sont exposés dans ces ouvrages de rhétorique, sont conformes à ce que nous disent les autres sources sur les discours de Caton au moment de la troisième guerre punique12. À cette époque donc, il y eut bien au Sénat des débats sur l’attitude que devait adopter Rome face à Carthage, mais uniquement pour décider de la guerre ou de la destruction de Carthage. Le danger que la cité punique faisait peser sur Rome fut très probablement un point essentiel des échanges qui eurent lieu sur ce sujet. Rien ne prouve, en revanche, que certains aristocrates arguèrent de la fonction du metus hostilis dans la préservation de la concorde pour demander que le Sénat refusât la destruction de Carthage. Ce n’est que bien après les événements, certainement après les années de rédaction des deux manuels de rhétorique, que des auteurs greffèrent rétrospectivement sur ces argumentaires une dimension morale nouvelle, en y intégrant la question de la concorde. Alors seulement, la destruction de Carthage devint le point d’origine de la crise de la République, et les débats qui avaient conduit à cette destruction devinrent une controverse sur les conséquences morales qu’on lui supposa alors.

9Les Periochae de Tite-Live mentionnent deux débats entre M. Porcius Caton et P. Cornelius Scipion Nasica Corculum, consul en 162 et 155, sur l’opportunité de la guerre et de la destruction de Carthage, le premier en 15313, le second en 150, mais sans en préciser les termes14. D’après Tite-Live, Scipion Nasica aurait soutenu que Carthage devait demeurer, contre l’avis de Caton qui serait intervenu en faveur de la destruction. Un fragment de Diodore de Sicile, qui est le second texte établissant explicitement un lien entre la destruction de Carthage et la rupture de la concorde entre Romains, fournit des précisions sur cet épisode15. Ce texte faisait partie du récit du tribunat de Tiberius Gracchus, dans lequel Diodore présentait le principal de ses bourreaux, Scipion Nasica. L’auteur grec rappelait notamment le débat à propos de la destruction de Carthage entre ce dernier et Caton. D’après Diodore, Scipion Nasica aurait alors affirmé que la peur de Carthage garantissait l’ὁμόνοια entre les Romains. Le metus hostilis avait aussi pour conséquence d’obliger ces derniers à gouverner leurs sujets avec clémence16. Diodore estimait que l’on observa les conséquences de la destruction de cette cité lorsque des guerres intestines éclatèrent entre les Romains. Le raisonnement de Diodore était donc clairement rétrospectif. Le discours contre la destruction de Carthage pour préserver la concorde fut constitué à partir de l’observation des conflits civils de la fin de la République. Diodore ajoute que se répandit alors, chez les alliés, la haine de cette domination, en raison des abus des magistrats romains17. Diodore, ou sa source, reprenait donc le jugement des alliés italiens sur la domination romaine avant la guerre sociale, mais également celui des provinciaux, à une époque où les modalités de jugement des anciens promagistrats constituaient une question politique de premier plan. Il apparaît en tout cas que, comme précédemment, le thème du metus hostilis garantissant la concorde était lié à la question de la décadence morale de l’aristocratie romaine, visible notamment dans son administration de l’empire. La crise de la fin de la République était analysée à la fois comme un conflit interne entre Romains, mais aussi en termes de conséquences de la croissance de l’empire et de modalités de gestion de ce dernier par les magistrats romains.

10En tant qu’explication de la rupture de la concorde, la perception de la destruction de Carthage constituait donc un cas particulier d’une réflexion plus large sur les conséquences de la disparition du metus hostilis. Ce lien entre metus hostilis et concorde apparaît également dans la littérature annalistique du i^er siècle av. J.-C., puisqu’on le retrouve chez Tite-Live et chez Denys d’Halicarnasse18. Il était exprimé dans le cadre du conflit patricio-plébéien, qui occupait une partie importante de l’histoire du i^er siècle de la République. Selon un schéma que l’on retrouve chez Tite-Live et chez Denys d’Halicarnasse, et qui remontait donc très probablement à leurs sources annalistiques, ce conflit, qui débutait avec la question des dettes et des distributions de terres, évoluait ensuite vers une revendication plus strictement politique, celle de l’égalité en droits entre patriciens et plébéiens19. Ces revendications, portées par les tribuns, provoquaient une opposition entre les tribuns d’une part et les magistrats et sénateurs de l’autre, mais aussi entre ces derniers, qui étaient en désaccord sur l’attitude à adopter. Le schéma en question est plus strictement suivi par Tite-Live20 que par Denys, qui a tendance à mettre en exergue, à l’intérieur des récits sur les dettes et les distributions agraires, la question de fond de la participation de la plèbe au pouvoir21. Les récits annalistiques montraient, au travers de ces questions, la prise de conscience des plébéiens de la nécessité d’accéder aux magistratures pour défendre leurs intérêts. Ces sources relataient comment les principales familles plébéiennes aspiraient progressivement à la participation au gouvernement de la res publica, afin de satisfaire leurs revendications. La tradition annalistique donnait ainsi un sens à l’histoire des débuts de la République, celui de l’intégration au champ politique de questions concernant la plèbe, portées par des familles qui s’intégraient progressivement à la classe dirigeante22. Or ces conflits entre tribuns et patriciens intervenaient fréquemment lorsque le danger extérieur était écarté, ou au contraire s’interrompaient lorsque les guerres extérieures reprenaient.

11Le premier de ces épisodes était situé, par ces auteurs, juste après la bataille du lac Régille pour Denys23, qui datait celle-ci de 49624, quelques années plus tard par Tite-Live25, qui datait cette bataille de 49926. Chez ce dernier, la victoire du lac Régille fut suivie d’une série d’autres victoires sur les Volsques, les Eques, les Sabins et les Aurunces27. Après ces succès militaires, les discordes naquirent de la question des dettes, mais aussi de la disparition du danger extérieur. Chez Tite-Live, la démobilisation des soldats provoqua la résurgence de réunions secrètes et de complots, et mena à la première sécession de la plèbe28. Denys explique de façon plus générale que la fin des hostilités fit renaître la στάσις29. Les années qui suivirent furent occupées par des conflits extérieurs, conduisant à la suspension des troubles intérieurs, ou au contraire par des moments de paix avec les peuples voisins, pendant lesquels la discorde renaissait à propos de la revendication du vote d’une loi agraire30, puis du partage du pouvoir31.

12Dans ce cadre, deux textes portant sur cette période font explicitement du metus hostilis la cause de la concordia. Le premier est un passage de Tite-Live sur la guerre de Rome contre les Volsques dirigés par Coriolan32. D’après cet auteur, la situation était tendue entre le Sénat et la plèbe, alors que les Volsques assiégeaient Rome33. Le premier pensait que la seule solution serait militaire, alors que la plèbe voulait éviter la guerre34. La crainte de l’ennemi expliquait le maintien de la concorde entre les Romains, donc contre Coriolan : […] Sed externus timor, maximum concordiae uinculum, quamuis suspectos infensosque inter se iungebat animos35. Cette remarque générale a pour fonction d’expliquer la suite du récit. Les consuls inspectaient les défenses de Rome, lorsqu’une foule immense qui réclamait la paix les effraya avec des cris séditieux (multitudo ingens pacem poscentium primum seditioso clamore conterruit […]36) et les contraignit à convoquer le Sénat pour envoyer une ambassade. La crainte de l’ennemi expliquait l’évolution de la position du Sénat, à l’origine très belliciste, puis acceptant d’envoyer une ambassade pour persuader Coriolan d’abandonner le siège37. Cette crainte conduisait au maintien de la concorde, dans la mesure où elle constituait l’argument principal justifiant la mise en place d’une procédure de règlement du conflit entre la plèbe et le patriciat.

13Dans le même contexte, cet argument fut utilisé, d’après Denys, par l’un de ceux qui furent envoyés à Coriolan pour le fléchir, M. Minucius Augurinus, consul en 491. Denys lui fait tenir un discours dans lequel, voulant montrer à Coriolan que son entreprise était vouée à l’échec, il affirmait que le danger qu’il représentait allait provoquer la fin des discordes entre le Sénat et la plèbe de Rome38. Enfin, Denys comme Tite-Live affirment que, sous le consulat de Lucius Aemilius et Caeso Fabius en 484, les discordes cessèrent grâce à la guerre extérieure39.

14Ce que met donc en scène ce récit, c’est la manière dont un compromis s’était élaboré entre le Sénat et la plèbe. Or ce compromis ne fut réalisé qu’à une condition essentielle, l’absence des tribuns, qui n’intervenaient à aucun moment, ni dans le récit de Tite-Live ni dans celui de Denys. La concordia était le produit de l’acceptation par le Sénat d’une demande exprimée directement par la plèbe. Mais, de ce fait, ce récit posait la question de savoir pourquoi, en présence des tribuns, ce compromis n’aurait pas été possible. Dans cet exemplum, l’externus timor40 conduisait à la concordia, parce que les magistrats supérieurs avaient établi un lien direct avec le peuple, sans l’intermédiaire des tribuns.

15Le second texte est un passage de Denys d’Halicarnasse, concernant le consulat de Titus Romilius et Gaius Veturius en 455. D’après Denys, cette année-là promettait d’être encore marquée par les menées séditieuses des tribuns, lorsqu’un conflit extérieur vint délivrer la cité des discordes41. Après avoir relaté plusieurs épisodes de ce type, Denys pouvait affirmer qu’il était maintenant régulier et coutumier pour la cité d’être harmonieuse en temps de guerre et en discorde en temps de paix42. Dans ce passage, les tribuns portaient la responsabilité des discordes entre citoyens. C’est pourquoi les consuls espéraient chaque année que la guerre extérieure surviendrait pour empêcher les discordes. Ce passage de Denys oppose donc l’action des tribuns et celle des consuls dans leur capacité à agir avec le peuple. Dans plusieurs épisodes du conflit patricio-plébéien, les tribuns trouvaient un espace pour agir lorsque la guerre était suspendue et que n’existait plus cet externus timor évoqué par Tite-Live dans son récit de la guerre contre Coriolan. Au contraire, la guerre extérieure les empêchait d’agir, notamment de proposer des lois ou de bloquer le dilectus. La peur de l’ennemi refondait alors la concorde en permettant aux consuls d’asseoir leur autorité sur le peuple. Ces deux textes relèvent donc d’une conception politique dans laquelle l’action des tribuns empêchait la concorde. Dans le cadre de ces récits, le metus hostilis préservait la concordia dans le sens où il conduisait les consuls à ne plus être soumis à la capacité de nuisance des tribuns. Ceux-ci ne proposaient plus de nouvelles lois susceptibles de provoquer une violente opposition de la part d’une partie du patriciat et ne prenaient plus prétexte de ce refus pour bloquer les institutions.

16La peur vis-à-vis des peuples italiens autour du Latium, Eques, Volsques, Sabins, etc., joue dans ces récits la même fonction que la peur de Carthage dans ceux traitant de la fin de la République, avec cet avantage narratif, dans les récits évoquant des périodes éloignées, que la disparition de la peur de l’ennemi italien était réversible et donc reconductible, contrairement à la destruction de Carthage. Dans la plupart des cas, le lien entre discorde et disparition du metus hostilis est affirmé sans explication précise, Tite-Live ou Denys se contentant d’introduire le récit d’un épisode exemplaire par cette idée générale43. L’intention des annalistes était de montrer qu’à cette époque, comme à la leur, les Romains avaient été confrontés à la discorde lorsque disparaissait le metus hostilis.

17Ces textes relèvent donc de la même mise en scène et établissent entre la guerre extérieure et la discorde intérieure un double lien.

18D’une part, lorsque le conflit extérieur prenait fin, en général après une victoire romaine, un tribun de la plèbe proposait une loi agraire ou une loi instaurant une plus grande participation de la plèbe à la direction de la cité. Cette proposition, par laquelle un tribun affirmait sa capacité à prendre en charge les demandes de la plèbe et sur laquelle il fondait sa légitimité à intervenir dans le débat entre sénateurs, provoquait l’hostilité du patriciat ou bien l’apparition en son sein de tendances opposées, d’où le jugement porté sur ces propositions, qualifiées de menées séditieuses. Le conflit devenait de plus en plus radical, et devant le refus du patriciat de faire voter la loi, les tribuns bloquaient certaines institutions comme le dilectus ou l’élection des magistrats44. Parmi ces propositions tribunitiennes, les lois agraires prévoyaient des distributions de terres publiques à la « plèbe » (plebs), ou au « peuple » (populus), d’après Tite-Live. Denys est plus précis quant à la manière dont la tradition annalistique se représentait ces lois agraires : celles-ci s’adressaient aux plus pauvres, sur le modèle de certaines lois agraires de la fin de la République, telles celles des Gracques ou de César en 5945. Globalement donc, les récits de ces conflits se constituèrent en grande partie par une projection rétrospective de ceux qui agitèrent la vie politique à partir des Gracques.

19D’autre part, lorsque ces propositions des tribuns suscitaient un conflit parfois aigu entre les membres de la classe dirigeante, une attaque extérieure interdisait aux tribuns de continuer de bloquer le fonctionnement normal des institutions, et notamment le dilectus46. Ils cessaient alors d’agir, et les textes ne les mentionnent plus. Seuls l’imperium des consuls et l’autorité du Sénat faisaient face aux ennemis extérieurs de Rome.

20Les sources annalistiques présentaient le refus du dilectus par les tribuns de la plèbe comme une réponse, apportée régulièrement par les tribuns du v^e siècle, sur le terrain des institutions, à une tactique de certains patriciens47. Les tribuns accusaient ces derniers de rechercher l’état de guerre pour les empêcher de faire des propositions favorables à la plèbe, et celle-ci de penser à ses intérêts48. Les patriciens, en revanche, estimaient que la plèbe restait tranquille lorsque la guerre sévissait à l’extérieur. La peur du danger provoquait la fin des discordes. Denys va jusqu’à affirmer qu’un chef responsable se devait de maintenir le peuple sous cette menace et ne devait pas hésiter même à exagérer le danger pour cela. Il s’agissait d’une manière d’assurer la concorde intérieure, c’est-à-dire d’empêcher les tribuns d’agir49. Ces derniers, en bloquant le dilectus, comme le leur permettait leur droit d’auxilium, cherchaient à inverser cette logique de peur. En refusant de constituer l’armée, ils estimaient que la peur de la défaite militaire allait pousser les patriciens à céder à leurs demandes50. Le déséquilibre de la terreur en faveur du patriciat permettait, au contraire, pour les conservateurs du Sénat, de mettre en échec les tribuns de la plèbe. Le souci de préserver la cité de la discorde et de favoriser la concorde constituait un élément essentiel de la justification de cette politique : les tribuns de la plèbe qui, chez Tite-Live et Denys, prenaient la parole pour justifier leur politique ne le faisaient jamais au nom de ces notions. En revanche, leurs adversaires désignaient les tribuns comme les responsables des discordes dès que les conflits extérieurs cessaient.

21Or, cette idée était articulée à une autre observation : les guerres extérieures étaient souvent provoquées par les peuples étrangers lorsque la concorde était rompue à Rome, ce qui pouvait conduire au désastre militaire51 ; en revanche, la concordia assurait la victoire52 et maintenait les ennemis potentiels dans la crainte et donc dans la paix53. Dans la tradition annalistique, deux schémas tendaient donc à se compléter dans l’argumentation patricienne : le premier faisait du metus hostilis une condition de la concordia à l’intérieur de la cité, qui garantissait à son tour la paix extérieure ou la victoire sur les ennemis ; à l’inverse, l’absence de metus hostilis provoquait la discordia dans la cité et conduisait les ennemis à attaquer Rome, et les Romains à la défaite militaire. Dans ce type de raisonnement, les tribuns étaient accusés de privilégier le second schéma pour se rendre indispensables dans la direction des affaires publiques54.

22La question du dilectus constituait donc un aspect capital des récits du conflit entre tribuns de la plèbe et magistrats patriciens au début de la République, lorsque le danger extérieur n’était pas suffisamment grave pour assurer la concorde. Ce thème était en partie décrit en fonction de certains événements des deux derniers siècles av. J.-C. En effet, « le manque de main-d’œuvre militaire qualifiée [c’est-à-dire assez riche], à partir de la seconde guerre punique jusqu’à Marius, est certainement un des traits majeurs de cette période55 ». L’existence, à partir de cette époque, d’armées permanentes, maintenues parfois au-delà des mers pendant plusieurs années, expliquait ces difficultés de recrutement et correspondait à l’argumentation développée par certains textes annalistiques sur la République au v^e siècle56. Le dilectus, qui consistait à choisir, dans les listes de recensement, les soldats qui allaient combattre, était décidé par le Sénat et effectué par les consuls. Il était coercitif, et toute tentative d’y échapper pouvait entraîner les conséquences les plus graves pour un citoyen. Le seul recours pour ce dernier était de faire appel à l’auxilium d’un tribun57.

23Plus précisément, à partir du ii^e siècle, des contestations s’élevèrent contre le dilectus tel qu’il était mené par certains consuls. Elles étaient dirigées par des tribuns de la plèbe : en 151, puis en 138, des tribuns ordonnèrent de faire mener les consuls en prison car ils ne parvenaient pas à faire exempter certains citoyens du service militaire58. Bien qu’aucune de nos sources ne mentionne de veto pour empêcher le dilectus, l’emprisonnement des consuls par les tribuns produisait le même résultat. Ces consuls recrutaient alors pour la guerre en Espagne, où les armées romaines ne parvenaient pas à prendre le dessus de manière définitive et alors que d’autres théâtres d’opérations nécessitaient l’envoi de troupes59. Les problèmes de recrutement devinrent donc préoccupants lorsque des soldats durent rester en Espagne pendant de longues années. Tiberius Sempronius Gracchus fut questeur en Espagne en 137, c’est-à-dire à cette période de tensions à propos du dilectus60. Or son expérience espagnole eut une influence certaine sur sa décision de proposer une loi agraire permettant d’augmenter le nombre d’adsidui et donc de mobilisables61. Des discours à cette époque durent donc tourner autour de cette question du maintien excessif des soldats en campagne, mais aussi de celle des conditions du dilectus. Une autre source montre que ce thème fut utilisé dans les années 70 du i^er siècle av. J.-C. Licinius Macer, l’annaliste et tribun de la plèbe en 73, dans un discours que nous a transmis Salluste, demanda effectivement au peuple de ne plus verser son sang dans les guerres dirigées par les nobles62. Il leur proposait donc de refuser le dilectus, en leur promettant d’utiliser son droit d’auxilium, le seul que les tribuns conservaient depuis Sylla. Ce discours avait pour objectif d’obtenir des consuls et du Sénat le rétablissement des prérogatives tribunitiennes, mais cette partie du discours est immédiatement suivie du reproche adressé à la noblesse d’accaparer les profits de la conquête, au détriment des soldats63. Il semble que cette proposition de Macer n’ait pas été suivie par le peuple, et rien ne dit qu’elle n’avait pas un rôle essentiellement rhétorique, le tribun reprenant une ancienne posture des tribuns du milieu du second siècle. De plus, en tant qu’annaliste, il est probable que Licinius Macer fut l’inventeur d’un certain nombre de récits de refus du dilectus au début de la République, sur le modèle de ce que firent les tribuns depuis le ii^e siècle, récits qui furent ensuite intégrés à la tradition annalistique telle que nous pouvons la lire chez Tite-Live et Denys d’Halicarnasse64.

24Que ce soit dans les récits sur les débuts de la République ou dans ces cas chronologiquement plus proches des auteurs de nos sources, ces tribuns agissant comme les dirigeants de la plèbe sont représentés comme les membres de familles plébéiennes riches et puissantes65. Pour les auteurs de la fin de la République, les propositions de lois agraires comme le refus du dilectus constituaient donc essentiellement des épisodes de la lutte de certaines familles pour accéder au pouvoir. Ces conflits entre tribuns de la plèbe et magistrats patriciens, au début de la République, étaient donc racontés par nos sources de la fin de la République en partie sur le modèle des conflits entre les aristocrates de leur époque. Ces épisodes posaient la question de l’attitude d’une partie de la classe dirigeante, tentée de s’appuyer sur le thème de la défense des intérêts de la plèbe ou des pauvres pour justifier une position politique d’opposition à la majorité sénatoriale. Dans le cadre de cette concurrence pour le pouvoir, le conflit, lorsqu’il n’était pas extérieur, se retournait contre la cité elle-même66. L’écriture de l’histoire des ancêtres permettait d’envisager les moyens de faire cesser la discorde.

25Dans cette littérature annalistique, la concordia ne pouvait survenir que lorsque le danger extérieur monopolisait les énergies, tout retour à la paix conduisant à la discorde et menaçant l’existence même de la cité. La disparition du metus hostilis agissait comme le révélateur des tensions internes à cette classe dirigeante, à la fois entre principes du Sénat et entre sénateurs et tribuns de la plèbe, ces derniers reprenant, dans ces récits, une position popularis de la fin de la République. Elle constituait une mise à l’épreuve de sa capacité à organiser les désaccords en son sein.

26C’est pourquoi le maintien ou la disparition du metus hostilis ne constituait pas en lui-même une explication suffisante à l’établissement ou à la rupture de la concorde, mais dans la plupart des cas seulement une condition préalable et insuffisante. Il y avait toujours d’autres raisons d’affrontement, que cette absence ne faisait que libérer, provoquant l’aggravation du conflit au sein de la classe dirigeante. Les auteurs oscillaient alors entre deux types d’explications. Le premier estimait que les discordes provenaient de l’incapacité des Romains, depuis le règne de Romulus, à demeurer en paix. Le destin des Romains étant de toujours faire la guerre, la présence ou la disparition du metus hostilis orientait le conflit vers l’extérieur ou vers l’intérieur. Le second percevait la disparition du metus hostilis de manière plus historique, comme la cause des discordes, dans le sens où elle avait provoqué l’apparition de l’avaritia des membres de la classe dirigeante et de la volonté du peuple de satisfaire ses intérêts (commoda), provoquant la naissance du conflit entre les tribuns et le Sénat. Dans le cadre de ce type d’explication, deux modèles se formèrent au cours du dernier siècle de la République pour expliquer les conflits civils qui la secouaient : l’un, par exemple chez Salluste, montrait que la disparition du metus hostilis avait conduit la noblesse à se déchirer pour mettre la main sur les ressources de l’Empire et voyait dans les Gracques une tentative de rétablissement de la morale civique ; l’autre, majoritairement représenté dans la littérature annalistique, tentait de montrer que cette disparition avait provoqué l’apparition de démagogues, dont les Gracques furent les premiers spécimens, qui exploitèrent l’appétit du peuple pour ces nouvelles richesses, afin d’asseoir leur domination au détriment d’autres sénateurs et du Sénat en tant qu’institution.

Les conflits sur la répartition des richesses, conséquence de la disparition du metus hostilis

27Une analyse se développa donc dès la fin de la République, qui faisait des richesses apportées par l’empire et de leur répartition, entre la noblesse et le peuple, mais surtout à l’intérieur de la noblesse, les causes majeures par lesquelles la fin du metus hostilis avait conduit aux conflits civils.

28Ainsi, d’après Salluste, ces discordes provenaient de la question de la répartition des ressources qu’apportait l’empire67. Il critiquait l’attitude du peuple qui, après la destruction de Carthage, c’est-à-dire à la faveur de l’otium et de la prospérité, mit sa liberté au service de ses passions68. Mais Salluste faisait porter l’essentiel de la responsabilité de la discorde sur le comportement des nobles, marqué par une recherche effrénée de ces ressources. Avec l’otium et la prospérité, la noblesse mit sa dignitas au service de ses passions, principalement l’avaritia. Les ressources acquises par la conquête devinrent la proie de quelques nobles (pauci), dont l’arbitraire privait le peuple de sa liberté69. Cette critique du comportement d’une partie de la noblesse vint notamment, à la fin du ii^e siècle et au début du i^er, de certains tribuns qui considéraient qu’une meilleure répartition des richesses apportées par la conquête constituait un moyen d’éviter les discordes70.

29Ainsi, Salluste concevait la crise de la République non comme une révolution, mais comme une dérive : les nobles, qui luttaient auparavant pour les honneurs par leurs qualités et assuraient ainsi la concordia, y aspirèrent de plus en plus, lorsque disparut le metus hostilis, par les moyens les plus indignes et par amour de l’argent71. L’un des signes de cette dérive était que certains mots, tel celui d’ambitio, ne recouvraient plus les mêmes réalités. D’après Salluste, sed primo magis ambitio quam auaritia animos hominum exercebat, quod tamen uitium propius uirtutem erat72 : l’homme vertueux désirait en effet les honneurs, c’est pourquoi l’ambitio, selon la méthode utilisée pour la pratiquer, constituait une vertu ou au contraire devenait un vice, lorsqu’elle était destinée à dissimuler la cupidité73. L’empire et ses ressources avaient ainsi perverti la recherche des honneurs, entraînant la rupture de la concorde. Salluste voyait dans la guerre contre Jugurtha un épisode emblématique de cette évolution. Dans le récit de cette guerre, il reprit un discours du tribun de la plèbe C. Memmius prononcé en 111, dans lequel était exprimée cette idée d’une concorde devenue impossible notamment en raison de la cupidité des nobles74.

30De même, Florus estimait que l’enrichissement apporté par la conquête de l’empire avait constitué la cause fondamentale des discordes civiles de la fin de la République75. Les dirigeants avaient alors été confrontés à la question de la répartition de ces richesses, certains tribuns demandant des terres pour la plèbe, des magistrats considérant les revenus de l’État et les procès comme des sources de profits76. Ainsi s’expliquait que les sénateurs se fussent divisés et affrontés77.

31Enfin, dans la littérature annalistique, une précision permet de mieux comprendre les conséquences de la disparition du metus hostilis : d’après Tite-Live, en 476, après une campagne contre Véies, les Romains retrouvèrent l’abondance et la tranquillité, qui auraient provoqué alors la turbulence des esprits78. Les tribuns proposèrent une loi agraire : Tite-Live affirme donc que l’enrichissement (copia) des Romains et la tranquillité (otium) qu’ils connurent alors après la fin de la guerre extérieure, c’est-à-dire l’absence de crainte vis-à-vis des autres cités italiennes, furent les deux causes des discordes. C’était donc, comme dans le cas de la destruction de Carthage chez Salluste, les deux événements ensemble qui expliquaient la crise.

32Les richesses que mentionne Tite-Live au début de l’histoire de la République sont à replacer dans le cadre de cette lutte pour l’hégémonie : cet enrichissement, qui menait à la discorde lorsque s’interrompaient la guerre et le danger extérieurs, provenait justement de ce chapelet de victoires romaines, dont l’annalistique de la fin de la République fit le récit. Denys et Tite-Live relatent le conflit entre les patriciens et les tribuns, c’est-à-dire les membres des principales familles plébéiennes, qui exigeaient des distributions de terres au bénéfice des soldats démobilisés. Dans ces récits, ces derniers sont souvent confondus avec les paysans sans terres79. De manière allusive, ces épisodes faisaient donc référence à la question agraire telle qu’elle se présentait essentiellement depuis les Gracques, mais également à celle du lotissement des vétérans, telle qu’elle se posait dans l’armée romaine au i^er siècle80. Dans les combats politiques de cette époque entre les principaux nobles, la capacité d’un général à enrichir ses soldats, puis à lotir ses vétérans devint un critère essentiel de légitimité.

33Ce raisonnement mêlait donc deux arguments – la disparition de la peur de l’ennemi et la répartition des revenus tirés de l’empire – qui n’étaient pourtant pas intrinsèquement liés. Certains auteurs fournissent de plus une précision importante : ces richesses venaient pour l’essentiel de l’Orient81. Les divitiae qui se déversaient à Rome avaient donc pris l’aspect de la mollesse grecque, et leur consommation avait précipité l’oubli des vertus des ancêtres et la guerre civile. Cette précision montre que la richesse n’était pas en elle-même porteuse de décadence morale et qu’il fallait à ces auteurs trouver un autre facteur expliquant que cette richesse ait perverti la classe dirigeante et débouché sur la discorde. Ce facteur pouvait être l’origine grecque des richesses, mais également la disparition du metus hostilis, qui apparaissait alors comme le point de départ d’une évolution des mentalités.

34À partir du ii^e siècle, les campagnes militaires extérieures devinrent une source d’enrichissement extraordinaire pour Rome en général, pour certains généraux en particulier. Les magistratures devinrent ainsi un moyen pour les aristocrates d’augmenter leur prestige mais aussi leur fortune, justifiant en retour les dépenses faramineuses faites au moment des élections pour capter les suffrages. Ainsi glissait-on, d’après Salluste, de la recherche des honneurs par la vertu à l’ambitio fondée sur la cupidité82. La concurrence pour accéder au consulat devenait de plus en plus forte et justifiait aux yeux de certains le recours à ces dépenses exceptionnelles83. Nos sources nous permettent d’observer l’émergence de cette question à partir du ii^e siècle. La première loi de ambitu fut adoptée en 181, une autre en 159. D’autres suivirent84. La multiplication des lois montre qu’elles ne parvinrent pas à juguler le phénomène.

35L’absence de crainte à partir du milieu du ii^e siècle avait modifié le rapport qu’entretenaient les Romains avec l’accroissement de la richesse et du luxe, et donc avec l’expansion et l’administration de l’empire. Les abus dénoncés par Salluste relevaient du comportement de certains nobles, qui auraient vu dans les magistratures et les commandements en province un moyen pour amasser de grandes fortunes85. L’élection devenait ainsi un moyen de s’enrichir.

36Certains auteurs, à la fin de la République, cherchant à déterminer les causes des guerres civiles, perçurent les événements du milieu du ii^e siècle comme une rupture de la concordia. La fin du metus hostilis en constituait l’origine, en ce qu’elle s’articulait avec une croissance sans précédent des richesses produites par la conquête, conduisant les citoyens à déterminer leur comportement en fonction de leurs propres intérêts. C’est pourquoi la classe dirigeante entra dans une crise morale, qui constitua, d’après une tradition exprimée par Salluste, la vraie cause de la rupture de la concorde86. Or, cette idée d’une origine morale de la crise est ancienne, puisque l’annaliste L. Calpurnius Piso affirmait que, sous la censure de M. Valerius Messala et C. Cassius Longinus, en 15487, la pureté des mœurs fut ruinée88. Cet annaliste, consul en 133, écrivit probablement après cette date89. Les raisons qui conduisirent Calpurnius Piso à émettre cette opinion ne peuvent être connues précisément. On ne peut notamment établir de lien avec l’une des seules autres informations que nous ayons sur cette censure, à savoir que C. Cassius consulta les pontifes lorsqu’il voulut consacrer une statue de Concordia dans la curie et placer ainsi les débats des sénateurs sous la protection de cette divinité90. Pourtant, malgré son imprécision, ce texte montre que, très tôt, pour certains membres de la classe dirigeante, le comportement de certains sénateurs dénotait, à cette époque, une perte de sens moral.

Conclusion

37Le thème des conséquences de la disparition du metus hostilis, que cet ennemi fût italien au v^e siècle ou carthaginois à la fin de la République, établissait un lien entre les succès militaires à l’extérieur et la rupture de la concorde à l’intérieur de la cité. Les discours politiques de la fin de la République expliquèrent les changements de comportement de la classe dirigeante et du peuple par l’enrichissement de Rome par la guerre, par l’expression des droits du peuple à bénéficier de cet enrichissement dans de plus grandes proportions, enfin par les conséquences de cet enrichissement sur l’administration des provinces et sur la manière de mener les guerres. Puisqu’ils n’avaient plus d’ennemis capables de leur contester la domination du monde, les aristocrates romains devinrent les seuls juges de leurs comportements. C’est pourquoi, d’après Salluste et Florus, une partie de la classe dirigeante, incapable de réfréner sa rapacité, adopta des comportements immoraux. Ces nouveaux comportements étaient perçus comme les causes des discordes de la fin de la République et suscitaient en retour une interrogation sur les comportements nécessaires au retour de la concorde.

38La disparition du metus hostilis et son corollaire, l’interrogation sur la domination romaine, devinrent un objet de débats lorsque certains membres de la classe dirigeante perçurent que les relations avec l’empire modifiaient les règles du jeu politique. La concurrence entre aristocrates pour l’accès aux magistratures, la nécessité de dépenses somptuaires pour la poursuite d’une carrière, les possibilités qu’offrait l’empire, tous ces facteurs modifiaient les relations entre les citoyens et la classe dirigeante, et les relations de cette classe à la pratique du pouvoir. Certains Romains, notamment Salluste, choqués par cette évolution des comportements, estimaient qu’elle était responsable de la rupture de la concorde, qui avait mené la République à la guerre civile. Cette mise en cause de l’action de certains aristocrates servait également à contrer un argumentaire qui tendait à désigner certains tribuns de la plèbe comme les véritables responsables des discordes de la fin de la République.

Le conflit entre magistrats et tribuns

39Aucun texte n’établit explicitement de lien entre les Gracques et la concordia. Pourtant, l’étude de la manière dont leur action a été analysée est nécessaire pour deux raisons. D’une part, l’action des deux tribuns fut, dès l’époque de leurs tribunats, considérée comme fondatrice des conflits civils de la fin de la République. D’autre part, l’épisode des Gracques s’est clos sur un événement capital pour la perception de la concordia dans les décennies qui suivirent : la construction, par le consul Opimius et sur ordre du Sénat, à la suite de la répression contre C. Gracchus et ses partisans, d’un temple de Concordia s’ouvrant sur le Forum91. Après avoir vu la tradition désignant, de manière générale, les Gracques comme les responsables des discordes de la fin de la République, j’étudierai ce qui, dans leur action, justifia cette opinion, puis comment la mort de C. Gracchus fut interprétée par certains comme le moyen de rétablir la concorde. Enfin, je verrai comment les conditions de la rupture de la concorde au temps des Gracques ont pu influer sur certains événements dans les années qui suivirent.

Le rôle fondateur des Gracques

♦ Responsabilité des Gracques dans les discordes entre citoyens

40Seditionum omnium causas tribunicia potestas excitavit92. Ainsi Florus pensait-il pouvoir résumer l’origine des discordes à Rome. Cette phrase introduit dans son œuvre le chapitre sur les Gracques93, et le caractère fondateur du tribunat de Tiberius Gracchus est explicitement formulé : Primam certaminum facem [Ti.] Gracchus accendit […]94. Cette idée bénéficiait d’un large consensus chez les auteurs de la fin de la République, mais les analyses qui en étaient faites relèvent de deux traditions historiographiques et rhétoriques opposées95.

41Une tradition favorable aux Gracques se forma, probablement rapidement après leur mort, chez certains aristocrates qui prétendaient défendre les intérêts du peuple, et plus généralement dans une partie de l’opinion publique. Après l’assassinat de Tiberius Gracchus et celui de son frère cadet Caius, ces deux figures étaient devenues des exempla dont on se servait dans les débats politiques, et cela d’autant plus que l’on pouvait encore lire leurs discours96.

42Ainsi, le discours du tribun de la plèbe C. Memmius qui se trouve chez Salluste et reprend un ou plusieurs discours effectivement prononcés, voire édités97, dénonçait la superbia de la noblesse vis-à-vis du peuple et datait le début de ce comportement de la répression contre les Gracques98. De manière plus générale, Salluste nous transmet une tradition popularis qui acceptait l’idée du rôle fondateur des tribunats des Gracques, mais selon un point de vue tout à fait particulier. Nous avons vu que, d’après cet auteur, la destruction de Carthage provoqua une grave crise morale dans l’aristocratie romaine, qui soumit la République à l’arbitraire et à ses intérêts99. D’après lui, les Gracques ne firent que défendre la liberté du peuple, certes avec un manque de modération condamnable, contre cet arbitraire de la classe dirigeante. Celle-ci ne sut répondre que par la violence et l’assassinat, donc par des moyens disproportionnés pour protéger ses intérêts contre ceux du peuple100 : c’est à ce moment que la cité fut divisée en deux parties101. Pour Salluste, le caractère fondateur des tribunats des Gracques résidait dans leur assassinat par la classe dirigeante.

43Mais tout aussi rapidement, et probablement dès l’assassinat de Tiberius Gracchus, qu’il fallut bien justifier, une analyse hostile de la politique des deux tribuns se développa dans la classe dirigeante et une partie du peuple. Ainsi, la Rhétorique à Herennius, œuvre écrite probablement dans les années 80 du i^er siècle av. J.-C., dans le contexte des conflits entre marianistes et syllaniens, contient une citation dans laquelle C. Gracchus est accusé d’être à l’origine des désordres civils102.

44Cette double tradition s’observe en creux dans l’adoption par Cicéron de positions vis-à-vis des Gracques très différentes en fonction de sa situation et de ceux à qui il s’adressait. Il critiqua ainsi vivement les Gracques dans le De legibus, qui s’adressait à un public savant, mais adopta un ton beaucoup plus modéré dans ses discours, dont l’audience était beaucoup plus large103. Cicéron savait donc que, pour préserver sa carrière, il lui fallait épargner le souvenir des Gracques. Ces derniers bénéficiaient d’une bonne réputation au moins dans une partie du peuple104. Pour Cicéron, les Gracques étaient de manière générale les fondateurs de la tendance popularis dans la vie politique romaine105. Ainsi, dans le Pro Sestio, expliquant ce qu’était une politique popularis, il évoquait principalement les Gracques106, notamment C. Gracchus, qui fut particulièrement favorable au peuple (qui unus maxime popularis fuit)107. Plus précisément, Cicéron insistait sur certaines lois108, ainsi que sur la mort des tribuns, épisodes qui revêtaient pour lui un caractère exemplaire et fon dateur109. Dans le De re publica, Laelius, évoquant Tiberius Gracchus en 129, affirma que son tribunat et sa mort avaient provoqué la division de la cité en deux110. Dans le De legibus enfin, Cicéron estima que les Gracques constituaient un cas particulier : ils ne furent pas des boni, contrairement à la plupart des tribuns111. Les tribunats des Gracques constituèrent donc, d’après Cicéron, une rupture dans l’histoire de la République. Dans plusieurs de ses discours, il présenta Tiberius et Caius Gracchus comme des figures populaires afin d’opposer leur politique à celle de ses propres adversaires qui se prétendaient leurs successeurs112. Ainsi, dans son discours sur la réponse des haruspices, Cicéron accusa Clodius d’être responsable des discordes parmi les meilleurs citoyens et opposait l’action du tribun de 58 à celle des Gracques qui, malgré leurs vertus, ébranlèrent la stabilité de la cité113.

45Le caractère exemplaire de l’histoire de ces deux tribuns se retrouve également chez les historiens. Au livre II de ses Antiquités romaines, Denys affirma que Romulus établit l’ὁμόνοια entre les Romains et que cette concorde dura jusqu’au tribunat de C. Gracchus114. Entre le viii^e siècle et 123, Denys se représentait donc l’histoire de Rome comme une longue période de concorde. Cela laisse perplexe : l’œuvre conservée de Denys sur l’histoire de la République est en grande partie l’histoire du conflit patricio-plébéien, et les occurrences de στάσις y sont fort nombreuses115. Comment doit-on comprendre cette affirmation de Denys quant à cette période de concorde, de Romulus à C. Gracchus ? Est-ce un aveu involontaire de ce que les auteurs de la fin de la République ne connaissaient finalement que très peu de choses de l’histoire de Rome avant le iii^e siècle et que certains reconnaissaient que le conflit patricio-plébéien tel qu’il était raconté n’était qu’une reconstruction à partir des conflits déclenchés par les Gracques ? Ou doit-on penser que le conflit patricio-plébéien, en tout cas pour certains, n’était pas analysé comme une période de discordes civiles au même titre que celle du i^er siècle av. J.-C. ? Un événement ne prend un sens que par rapport à ce qui l’a suivi : les tribunats des Gracques furent jugés en fonction des guerres civiles survenues à Rome à la fin de la République. En revanche, le conflit patricio-plébéien était raconté en fonction de la concorde qu’il était censé avoir construite avant les Gracques. Ainsi Denys et ses sources se sentaient-ils autorisés à voir dans ce conflit la manière dont les ancêtres étaient parvenus à la concorde, alors que les tribunats des Gracques avaient conduit la République à la guerre civile.

46Ceci est en tout cas le point de vue d’Appien116 : la στάσις entre les Romains aux débuts de la République ne dégénérait jamais en violence, et il s’agissait en fait de simples dissentiments (διαφοραὶ), dans les limites de la loi, et qui finissaient par des concessions mutuelles117. Appien insiste sur l’absence de violences dans les assemblées durant cette période, jusqu’au tribunat de Tiberius Gracchus. La mort de ce dernier constituait le point de départ de l’histoire des guerres civiles chez cet auteur : ϰαὶ οὐϰ ἀνέσχον ἔτι αἱ στάσεις ἐπὶ τῷδε τῷ μύσει […]118. De même, Plutarque affirme que ce fut la première fois depuis l’abolition de la royauté qu’un conflit (στάσις) s’achevait par le meurtre d’un citoyen119. Ce rôle fondateur des Gracques se retrouvait également chez les épitomateurs de l’époque impériale, Florus, que j’ai déjà cité, Velleius Paterculus et Valère Maxime120.

47Ces textes montrent que, globalement, la responsabilité des Gracques dans les conflits qui allaient mener à la guerre civile était avérée pour la grande majorité de nos sources. Bien que, au cours du dernier siècle de la République, les tribuns ne fussent plus à l’origine de la plupart des troubles, le rôle fondateur des Gracques continua pourtant à susciter une réflexion sur leur responsabilité dans les prémices des guerres civiles121.

48Qu’il s’agisse de Cicéron ou des historiens de l’époque impériale, la plupart de nos sources furent influencées par une tradition hostile aux Gracques, alors que des traditions qui leur étaient plus favorables ne subsistent dans nos sources qu’à l’état de traces. Dans les textes que je viens de citer à propos des Gracques, deux points de vue se détachent, qui se séparent sur le critère qui fondait l’exemplarité de leurs tribunats. Le premier jugeait que cette exemplarité venait de certains de leurs actes en tant que tribuns ; le second posait les conditions de leur mort comme le critère essentiel.

♦ Le tribunat de Tiberius Gracchus

49En quoi le tribunat de Tib. Gracchus représenta-t-il, dans certaines sources, l’origine des discordes entre les Romains de la fin de la République122 ?

50Ti. Gracchus conuellit statum civitatis123 : ainsi les actes de l’aîné des Gracques avaient-ils mené, pour certains, à renverser la stabilité de la cité. Dans ce passage de son discours sur la réponse des haruspices, Cicéron, sans être très précis, affirmait que ce renversement fut consécutif à l’abandon par Tib. Gracchus du parti du Sénat124. Cicéron présenta de manière très différente les conséquences de ce tribunat, dans une intervention placée dans la bouche de Laelius, dans le De re publica. Il est donc probable que Cicéron nous a transmis ici soit le jugement de Laelius en 129 sur le tribunat de Tib. Gracchus, soit de manière générale celui des opposants à ce dernier tel qu’il s’exprimait dans l’entourage des Scipions125. Dans ce passage, Tib. Gracchus est accusé d’avoir divisé le Sénat en deux groupes antagonistes. Cette division empêchait toute action efficace, notamment de la part de Scipion Émilien, alors que la République vivait une période de crise. Laelius prétendait en effet que l’application de la loi agraire votée en 133 provoquait des troubles en Italie, car elle menaçait les propriétaires et avait divisé la cité en deux126.

51La proposition d’une loi agraire ne constituait pas une nouveauté127. Les troubles en Italie provenaient donc, d’après ce texte, du vote d’une loi contre l’avis d’une grande partie de la classe dirigeante. Laelius présentait la situation en 129 comme une opposition entre les « envieux » (obtrectatores) et Scipion Émilien. Les premiers, qui furent dirigés par Ap. Claudius et P. Crassus, l’étaient à présent par Metellus et P. Mucius128. Tous ces personnages étaient membres de puissantes familles aristocratiques129. Face à ce groupe, Scipion Émilien était lui-même l’un des hommes politiques les plus importants, ayant de nombreux partisans au Sénat, notamment Laelius, consul en 140130. Au moment du dialogue, en 129, Scipion Émilien voulait apparaître comme un recours dans cette situation de crise131. Laelius montrait donc ici l’opposition de deux groupes au Sénat. La loi agraire proposée en 133 apparaissait comme la traduction des projets d’un groupe d’hommes politiques, projets poursuivis après la mort de Tiberius, et non comme une initiative isolée132. D’après Plutarque, le Sénat fut, pendant cette période, dans l’incapacité de prendre une décision en raison des divisions profondes qui l’agitaient133.

52La loi agraire proposée par Tib. Gracchus fut votée sans l’aval de la haute assemblée, ce qui représentait effectivement une innovation à cette époque134. Devant les divisions du Sénat, Laelius en 140 avait préféré reculer135 et ne pas précipiter un conflit inexpiable. Au contraire, Tiberius, en 133, décidait de passer outre ce risque de division. Lorsque Cicéron affirmait que celui-ci avait abandonné le parti du Sénat136, il identifiait le Sénat et les opposants à Tib. Gracchus. Les vrais sénateurs étant les boni, opposés à toute politique popularis, au sens où Cicéron l’entendait pour son époque, ils s’opposaient forcément aux Gracques137. Mais cet abandon de Tiberius résidait dans le fait d’avoir choisi de maintenir son projet malgré le refus d’une majorité au Sénat, et, pour dépasser celui-ci, de confier la décision finale au peuple. Ainsi ce dernier devenait l’arbitre des conflits au sein de la classe dirigeante, à qui était enlevée la capacité d’établir au final un arbitrage définitif entre deux propositions d’origine sénatoriale. Le renversement de la stabilité de la cité qu’évoquait Laelius consistait à avoir renoncé à résoudre « en interne » les divisions entre les membres de la classe dirigeante, au risque de lui interdire de ce fait toute action efficace138.

53Ce rejet de la prééminence du Sénat explique que les opposants aux Gracques aient accusé de manière générale Tib. Gracchus d’avoir cherché à établir un pouvoir personnel et absolu à Rome139. La politique de Tib. Gracchus relevait pour eux d’une même volonté de fonder la légitimité pour un noble d’accéder au pouvoir, non plus essentiellement sur la reconnaissance de ses pairs et sur l’acceptation de certaines limites pour encadrer le combat politique pour les plus hautes magistratures, mais prioritairement sur la faveur de la plèbe140. Pour ses adversaires, la méthode politique de Tib. Gracchus, en demandant au peuple de se faire juge des conflits internes de la classe dirigeante, tendait à structurer la vie politique autour non plus des décisions du Sénat, mais du conflit entre ses membres. En s’appuyant sur le peuple, il avait divisé la classe dirigeante, et plus généralement la cité, en deux, la précipitant dans la discorde141.

54Ce thème de la division en deux explique probablement le récit par Diodore de la déposition d’Octavius sur proposition de Tiberius Gracchus142. Ce texte se révèle particulièrement intéressant car Diodore, en décrivant les opérations de vote de cette destitution, commet une erreur. À propos du même épisode, Appien et Plutarque suivirent une source romaine et rendent ainsi compte de ce vote de manière satisfaisante : les tribus votèrent les unes après les autres ; les dix-huit premières tribus appelées à voter approuvèrent la proposition de Tiberius et le vote s’arrêta143. Mais Diodore, ou sa source, voulut dramatiser l’épisode en affirmant que dix-sept tribus avaient approuvé, mais que dix-sept autres avaient rejeté cette proposition. Le vote de la dernière tribu était donc déterminant. Dans cette tribu, les votes favorables et défavorables étaient à égalité avant que le dernier membre de la tribu ne fût appelé à se prononcer. Ainsi la déposition d’Octavius ne fut-elle acquise qu’à une voix de majorité. L’idée d’un vote individuel faisant basculer le scrutin relève d’une interprétation de Diodore ou de sa source. Cette erreur concernant les opérations du vote avait pour but de mettre en exergue, auprès du public grec, sa signification profonde. La mise en scène d’une opposition de dix-sept tribus contre dix-sept, et, dans la trente-cinquième, x contre x + un citoyens avait pour fonction de montrer la division de la cité en deux groupes antagonistes et quasiment égaux, division dont Tib. Gracchus était désigné comme responsable144.

55Nous allons voir que cette accusation d’avoir divisé la cité en deux fut également adressée à C. Gracchus.

♦ Les tribunats de C. Gracchus

56Comme celui de son frère, les tribunats de C. Gracchus furent perçus comme fondateurs des discordes qui allaient peu à peu dégénérer jusqu’à la guerre civile au i^er siècle145. Denys d’Halicarnasse nous a même transmis une tradition, probablement d’origine annalistique, qui faisait de la politique de C. Gracchus la cause principale de la rupture de la concorde qui avait régné entre les Romains depuis Romulus146. Tandis que les débats autour de la loi agraire de C. Gracchus reprenaient essentiellement les termes utilisés à propos de celle de son frère147, les opposants à C. Gracchus jugèrent sévèrement deux mesures importantes que prit celui-ci : la loi frumentaire et la loi judiciaire.

57La question essentielle, dans le cas des mesures agraires comme de la loi frumentaire, résidait dans la méthode utilisée pour parvenir à une décision. Lorsque Cicéron expliquait la différence entre optimates et populares, il faisait de la loi frumentaire de C. Gracchus une étape essentielle de cette division de la classe dirigeante148. C. Gracchus avait pour but d’instaurer par cette loi un ravitaillement régulier de Rome149. Pour ses adversaires, cette loi desservait la République, mais elle fut approuvée par le peuple qui jugeait cette proposition en fonction de ses intérêts immédiats150. En revanche, repugnabant boni, c’est-à-dire qu’elle était refusée par les optimates du Sénat, qui pensaient – ou, si l’on adopte le point de vue de Cicéron, comprenaient – que cette mesure aggraverait la fainéantise du peuple et viderait le Trésor151. De plus, ces distributions impliquaient de distribuer le patrimoine de tous à une partie seulement du peuple152. Cicéron, par cette présentation de la loi frumentaire, entendait donc montrer que cette mesure plaisait immédiatement au peuple car celui-ci n’en concevait pas les conséquences153. La méthode politique de C. Gracchus, consistant à ne pas demander l’avis du Sénat, conduisait donc celui-ci à faillir à sa mission de conseil. Le rôle du Sénat était de concevoir l’ensemble des conséquences d’une décision pour la République et d’en informer le peuple, qui par lui-même ne pouvait avoir conscience de ses intérêts. La défaillance du Sénat organisée par C. Gracchus conduisait le peuple à l’aveuglement. Pour ses détracteurs, C. Gracchus établit la prise de décision par les assemblées sur de nouvelles bases, sur le lien personnel et durable entre un individu et le peuple. Le tribun ne faisait dépendre sa situation que de la faveur du peuple et non du bien de la République. Cicéron montrait dans ce passage du Pro Sestio la naissance d’un parti, ou plutôt d’une méthode politique utilisée par beaucoup de membres de la classe dirigeante de son époque154. La politique de C. Gracchus conduisit ainsi à un conflit entre les membres du Sénat.

58Cette importance de la stratégie politique de C. Gracchus comme origine des discordes civiles explique le rôle dévolu à un autre tribun, M. Livius Drusus. D’après Appien, Drusus, tribun en 122, se laissa persuader d’opposer son veto à la proposition de loi de C. Gracchus, qui ouvrait la citoyenneté romaine aux Latins, de manière à leur faire accepter les fondations de colonies. Le Sénat donna également à Drusus le droit de fonder des colonies de manière à se concilier le peuple155. D’après Plutarque156, Drusus se mit effectivement à la disposition du Sénat, mais il n’utilisa pas l’arme du veto. Il développa une action tendant à dépasser Caius dans la faveur du peuple157, en proposant notamment la fondation de douze colonies158. Plutarque a utilisé pour cette biographie des sources favorables aux Gracques. Son récit fonctionne sur une série d’oppositions, les mêmes mesures étant qualifiées de démagogiques par le Sénat quand elles furent proposées par Gracchus, mais soutenues par la haute assemblée lorsqu’elles le furent par Livius Drusus. Ce dernier ne manquait d’ailleurs pas de rappeler dans ses discours que les mesures qu’il proposait étaient soutenues par le Sénat159. Plutarque en déduit que Gracchus était victime de l’acharnement du Sénat, décidé à soutenir n’importe quelle proposition pour abattre le prestige de ce tribun160. Une autre conclusion est possible et devait probablement être mise en avant par les sénateurs qui avaient organisé cette riposte : il s’agissait de montrer que les mesures elles-mêmes proposées par C. Gracchus ne constituaient qu’une question secondaire par rapport à la question centrale de la méthode utilisée par le tribun, qui consistait à proposer des mesures sans se soucier de l’avis du Sénat et à provoquer ainsi la discorde en son sein161.

59L’autre mesure de C. Gracchus qui, d’après nos sources, provoqua cette discorde fut la loi judiciaire. Cette loi fut analysée dès l’époque gracchienne et ensuite pendant toute la fin de la République comme une source de conflits civils162. En ce qui concerne cette mesure, nos sources sont presque unanimement défavorables à C. Gracchus163. Or, cette loi judiciaire, qui enlevait aux sénateurs pour les confier aux chevaliers les jurys permanents, c’est-à-dire à cette époque la quaestio de repetundis, est accusée par ces sources d’avoir divisé la cité en deux, de lui avoir donné deux têtes. Cette idée est explicitement exprimée chez Varron et reprise par Florus164. Cette loi provoqua effectivement des conflits entre le Sénat et les chevaliers, et fut régulièrement l’objet de tentatives de remise en cause165. Le texte de Varron implique l’idée que les sénateurs pouvaient être menacés, dans leur position à la tête de l’État, par des chevaliers qui leur étaient hiérarchiquement inférieurs. L’ordre équestre, sociologiquement très proche de l’ordre sénatorial166, constituait une « aristocratie de fait fondée sur autre chose que les suffrages du peuple167 ». Mais cette aristocratie dépendait pour sa composition des censeurs ou des magistrats. Ainsi, en termes de prestige comme de nomination, l’ordre équestre se trouvait-il hiérarchiquement au-dessous de l’ordre sénatorial. Les opposants à la loi judiciaire de C. Gracchus reprochaient à celle-ci de bouleverser cette hiérarchie et d’instaurer la discorde entre les deux ordres168. Mais ces textes mettent également en avant une certaine conception de la cité. Pour éviter les discordes, celle-ci devait être dirigée par une tête unique. La loi de C. Gracchus renversait l’ordre sur lequel la République était fondée, en instaurant, au sommet de l’État, une concurrence entre deux groupes dont l’égalité conduisait mécaniquement au conflit civil. Nous retrouvons donc ici l’accusation, portée par Laelius dans le De re publica à propos de la politique de T. Gracchus, d’avoir divisé la cité en deux169.

♦ L’assassinat des tribuns : une refondation de la concorde ?

60Alors que la politique des Gracques était souvent perçue comme l’origine des discordes à Rome à la fin de la République, leur assassinat constituait le véritable point de départ de celles-ci dans beaucoup de nos sources170. Chez Cicéron, de manière générale, la mort des Gracques marquait une étape décisive de l’histoire des conflits civils de la fin de la République171. Les mentions de celle-ci dans la Rhétorique à Hérennius et dans les œuvres oratoires de Cicéron montrent que ces événements constituèrent rapidement un sujet de controverse rhétorique. La mort des Gracques suscita, d’après ces textes, des débats sur le caractère juste ou injuste de ces assassinats172.

61Selon cette conception, la mort de l’aîné des Gracques fut analysée comme un moment de rupture dans l’histoire de la République, la vie politique étant, après 133, marquée par de profondes discordes entre Romains. Ainsi, Appien nous a transmis une tradition selon laquelle les assemblées du peuple ne connurent pas de violence jusqu’à ce que Tiberius fût victime d’une sédition173. D’après Cicéron, Laelius, le consul de 140 et ami de Scipion Émilien, estimait, dès 129, que la mort de Tib. Gracchus avait provoqué la division de la cité en deux174. En 133, Tib. Gracchus, qui tentait de se faire élire pour une seconde année au tribunat de la plèbe, rencontra une ferme opposition de la part d’une majorité de sénateurs. La tension entre les deux camps opposés ne cessa d’augmenter pendant la campagne électorale. Les opposants à Gracchus étaient menés au Sénat par P. Scipion Nasica, le grand pontife, qui demandait une réaction énergique contre le tribun. Le consul P. Mucius Scaevola refusa toute décision radicale, et Nasica prit alors sur lui d’organiser la répression contre Gracchus et ses partisans175. Nasica était donc un privatus, comme ne cessait de le répéter Cicéron quand il évoquait cette affaire176. Son action n’avait aucun cadre légal177, mais la majorité du Sénat entreprit, juste après cet assassinat, de le justifier a posteriori178. Tiberius fut accusé d’avoir porté atteinte à la sacro-sainteté d’un tribun, en faisant voter par le peuple la déposition d’Octavius, et d’avoir aspiré à la tyrannie179. D’après Diodore, certains sénateurs durent s’expliquer devant le peuple au cours d’une séance houleuse180. Plutarque affirme de son côté que Nasica fut l’objet d’une haine violente de la part de certains citoyens : ils l’accusaient d’avoir violé la sacro-sainteté tribunitienne et d’aspirer à la tyrannie181. Ces accusations en miroir nous dévoilent sans doute le fond des débats qui surgirent après la mort de Tiberius Gracchus, lorsque les assassins eurent à se justifier. Nos sources montrent donc la division profonde que provoqua, au sein de la classe dirigeante, la répression menée contre Tib. Gracchus et ses partisans par une partie du Sénat.

62La mort de C. Gracchus, quant à elle, revêt, de notre point de vue, une grande importance, dans la mesure où le thème de la concorde fut une des dimensions des débats qui accompagnèrent cet événement. Le conflit entre C. Gracchus et le Sénat entra dans une phase aiguë lorsque ce dernier, dominé par des nobles hostiles à ce tribun, entama le démantèlement des lois votées à son initiative, en employant les services d’autres tribuns, ou ceux du consul Opimius. Au matin du vote qui devait annuler la colonisation de Carthage, C. Gracchus et ses partisans armés se rendirent au Capitole pour participer à l’assemblée, mais celle-ci fut interrompue lorsqu’un certain Antyllius, peutêtre un licteur du consul Opimius, fut tué par les partisans de Gracchus. Le lendemain, C. Gracchus et M. Fulvius Flaccus refusèrent de se rendre au Sénat pour présenter leur défense et, s’étant réunis au Capitole avec leurs partisans, décidèrent d’envoyer un messager en la personne du fils de Flaccus, Quintus Fulvius Flaccus, au Sénat182. D’après Plutarque, il fit, avec respect et les larmes aux yeux, un συμβατιϰός λόγος183, un discours de conciliation. La plupart des sénateurs accueillirent favorablement l’idée d’une réconciliation (διάλυσις)184. Le consul Opimius exigea dans un premier temps que Gracchus et Fulvius se rendissent au Sénat pour s’expliquer. Le refus de ces derniers entraîna le choix par le consul d’une répression armée185. Appien relate à peu près la même version de ces événements, mais n’utilise pas tout à fait les mêmes termes pour le discours de Quintus Fulvius Flaccus : celui-ci aurait fait au Sénat un discours pour parvenir à un arrangement (διαλλαγή) de manière à vivre dans la concorde ([…] ϰαὶ βιοῦν μεθ’ὁμονοίας.)186. Le Sénat, comme chez Plutarque, annonça à cet ambassadeur ses exigences, notamment que Gracchus vînt s’expliquer au Sénat187. Ce n’est qu’à la suite du refus de ce dernier qu’Opimius décida d’agir. Il n’est pas douteux que le discours tenu par Q. Fulvius Flaccus ait été écrit par son père et C. Gracchus, étant donné l’importance de cette médiation. Il n’est pas douteux non plus que ce discours de réconciliation ait eu une importance certaine dans les justifications des uns et des autres après l’assassinat de Gracchus et de Fulvius, ainsi que dans les jugements portés sur eux à la fin de la République. Pour comprendre cette mention de la concorde voulue, d’après Appien, par C. Gracchus et M. Fulvius Flaccus, il faut tout d’abord analyser deux événements, dont les récits nous fournissent, fait rare pour cette époque, des cas d’une utilisation contemporaine du terme concordia.

63En effet, la mort de C. Gracchus et de ses partisans fut suivie de la décision du Sénat de faire construire ou restaurer le temple de Concordia qui se situait sur les contreforts du Capitole188. Cette construction, voulue par le Sénat189, fut prise en charge par L. Opimius190. Les sources sur cet événement, essentiellement Plutarque et Appien, nous fournissent une information capitale, car elle démontre l’existence de discours contemporains sur la concorde. En effet, par cette construction, le Sénat tentait de signifier son souhait de voir la concorde restaurée après ces événements sanglants.

64Mais à propos de cette construction, Plutarque nous fournit une information sur un autre discours :

(8) (9) Διὸ ϰαὶ νυϰτὸς ὑπὸ τὴν ἐπιγραφὴν τοῦ νεὼ παρενέγραφcάν τινες τὸν στίχον τοῦτον « Ἔργον ἀπονοίας ναὸν ὁμονοίας ποιεῖ191 ».

65Le graffito se trouvait sous la dédicace : l’endroit relevait donc d’un choix perçu comme signifiant. Il s’agissait à la fois de parasiter l’inscription officielle pour en modifier le sens et par conséquent de dénoncer l’hypocrisie de ceux qui l’avaient choisie. Le choix de l’endroit dénotait la volonté de se situer au même niveau que les dédicants : il s’agissait de leur répondre d’égal à égal et de leur dénier ainsi le droit à l’exclusivité dans l’énonciation d’un jugement moral sur les événements qui venaient de se dérouler.

66Le terme ἀπόνοια ne correspondait pas à discordia, qui serait traduit par στάσις ou διαφορά. Plutarque aurait tenté de retrouver dans la sonorité des termes grecs un jeu de mots latin entre concordia et vecordia. Ce dernier est un composé d’un préfixe ve-, ici très certainement privatif, et de -cor, cordis. Ve-cordia serait en quelque sorte, du point de vue de la construction du mot, le contraire exact de con-cordia (cum/cor). Mais cette opposition n’a pas connu de postérité en raison du sens particulier qu’ont pris les deux termes. La vecordia/ ἀπόνοια désignait un dérangement de l’esprit, l’emportement, la déraison. On peut supposer qu’ici le terme qualifiait l’attitude du consul Opimius au moment de la répression contre C. Gracchus et pouvait désigner aussi une forme extrême de superbia. La divinité Concordia était donc ici opposée à un terme désignant un comportement. Celui qui écrivit cette phrase voulait souligner l’opposition entre les deux termes et donc signifier que le comportement d’Opimius dans la répression contre les partisans des Gracques excluait de réaliser la concordia.

67Plutarque est notre seule source sur cet événement192. Le temple construit par Opimius fut sans doute celui que restaura Tibère et se trouvait donc au nord-ouest du forum193. Appien signale également cette construction194, mais sans évoquer le vers vengeur sur le mur de ce temple. Le vers mentionné par Plutarque confirme la valeur politique de cette construction, inhérente au contexte même dans laquelle elle fut décidée. Il montre que cette valeur était clairement perçue et que les justifications mises en avant pour cette construction après le meurtre de C. Gracchus et de ses partisans étaient contestées, sur le mode même de leur énoncé. Au discours sénatorial répondit donc un autre discours, démontrant que certains refusaient cette idée d’une concordia rétablie par le meurtre de certains citoyens. Plus précisément, cette opposition se focalisa sur la figure d’Opimius, dont l’action pouvait apparaître en contradiction avec le slogan de restauration de la concorde.

68Mais cette inscription « pirate » démontre également que la construction du temple n’avait pas seulement pour fonction de signifier un souhait pour la période après la mort de C. Gracchus et de ses partisans. En établissant un lien entre la répression et cette construction par celui qui l’avait menée, elle entendait dénoncer le discours du Sénat195. En creux, elle montre que le Sénat tentait d’imposer sa lecture des événements : pour ceux qui avaient pris cette décision, l’exécution de C. Gracchus et de ses partisans avait permis de restaurer la concorde. La construction du temple de Concordia par Opimius, sur instruction du Sénat, constituait donc une tentative pour clore le chapitre des Gracques dans son ensemble. Les textes que nous venons de voir – le discours de Fulvius Flaccus, la construction du temple de Concordia et l’inscription écrite clandestinement – montrent que certains débats de cette époque se focalisèrent sur cet argument de la concordia.

69Ces débats autour de la possibilité de construire la concordia après ces événements posaient le problème de la justification de ces assassinats. Il est probable que les arguments échangés au moment et après la mort de C. Gracchus avaient déjà été utilisés après celle de son frère, comme le montrent d’une part le trouble religieux que sema celle-ci196 et d’autre part l’utilisation par Cicéron de la mort des deux frères dans des sens très proches197. Peut-on chercher à déterminer de façon plus précise les conditions de cette utilisation ?

70L’assassinat de C. Gracchus semble avoir eu une assise légale relativement précise198. Le Sénat vota un décret qui prescrivait à L. Opimius, d’après Cicéron, d’agir pour que la République ne subisse aucun dommage199 et, d’après Plutarque, de sauver la République et d’exterminer les tyrans200. Le texte de Cicéron, datant de 63, est probablement plus exact, l’ordre d’exterminer les tyrans apparaissant comme une interprétation des événements et des discours qui s’ensuivirent pour justifier ou condamner le vote de ce décret.

71Ce décret de 121 fut le premier sénatus-consulte que nous appelons ultime201. D’autres furent votés au i^er siècle, dans des situations de crises graves202. Cette qualification d’ultime ne date que de César dans la Guerre civile203, et rien n’indique que ce sénatus-consulte se différenciait dans sa forme et sa nature des autres décisions du Sénat. Le sénatus-consulte ultime, sorte de loi d’exception autorisant les consuls à réprimer violemment les agissements de certains citoyens, constitua un outil très puissant entre les mains du Sénat. Ce décret était spécifique en ce qu’il enjoignait aux consuls de préserver la République contre ce que le Sénat désignait comme un danger mortel. Il promettait en quelque sorte le soutien de la haute assemblée dans le cas où le consul utiliserait son pouvoir de coercition jusqu’à son application ultime, l’exécution sans procès des fauteurs de troubles204. L’absence de spécificité en droit de ce type de décision sénatoriale et le fait qu’il entrait en contradiction avec des lois telles que la lex Sempronia de capite civis expliquent qu’Opimius fût traduit en justice après la répression contre Gracchus et ses partisans. Cela explique que non seulement le vote de ce décret ne fît pas cesser les débats autour de cette répression, mais que, d’après Cicéron, il ne fût pas utilisé pour la justifier205. Les arguments échangés concernant cette question étaient de nature morale et non institutionnelle. En effet, Opimius lui-même, ainsi que le consul C. Papirius Carbo qui le défendit dans un procès devant le peuple, affirmaient que le meurtre de Gracchus était juste, car nécessaire au salut de la patrie et au maintien de la République206. Comme nous l’avons vu, C. Gracchus fut accusé d’avoir aspiré à la tyrannie et d’avoir divisé la cité en deux. D’autres éléments furent ajoutés à cet argumentaire, par exemple la description de Gracchus agissant sous le coup d’un dérangement mental, consécutif à son incapacité à modérer ses actions et sa parole207. Le but de ces accusations était de montrer l’impossibilité du compromis entre C. Gracchus et le Sénat, et de renforcer ainsi l’accusation principale d’avoir aspiré à la tyrannie. Comme dans le cas de son frère aîné, cette dernière constituait l’enjeu principal des débats qui suivirent l’assassinat des partisans des Gracques. Le fait de porter atteinte à la République pouvait seul justifier une solution aussi radicale208.

72Les caractéristiques de ces débats nous permettent-elles de mieux comprendre le discours au Sénat de Q. Fulvius, mentionné chez Appien, en faveur de la concorde209 ? Cet auteur nous a-t-il transmis une tradition ancienne sur les débats qui précédèrent immédiatement la répression contre C. Gracchus et ses partisans ? De manière générale, on peut observer que cette mention de la concorde dans le discours de Fulvius confère une certaine cohérence au déroulement des événements : si C. Gracchus et ses partisans affirmèrent alors leur volonté de rétablir la concorde, on comprend pourquoi une main anonyme, par une inscription clandestine, voulut, après la mort du tribun, contester au Sénat la paternité de la concorde que la haute assemblée prétendait endosser en érigeant un temple à Concordia.

73En ce qui concerne le texte d’Appien, la question demeure de savoir quel est le sens précis donné à cette mention de la concorde dans le discours de Fulvius. Une première hypothèse consiste à penser qu’Appien utilisait pour ce passage une source favorable aux Gracques210. Celle-ci lui fournit le discours prononcé par Fulvius, ou bien l’auteur de cette source a élaboré ce discours à partir des événements connus de cet épisode. Dans le premier cas, la référence à la concordia dans le discours de Fulvius aurait ensuite disparu dans les autres sources au profit de la concordia ordonnée par le Sénat. Dans le second cas, une élaboration a posteriori cherchait à montrer, en plaçant cette référence avant l’assassinat de C. Gracchus, l’inanité de l’argument du Sénat exprimé dans la construction du temple à Concordia. Il s’agissait alors de montrer que le Sénat, mené par Opimius, ne voulait que la violence et l’extermination des partisans des Gracques. D’après Plutarque, Fulvius serait venu chercher seulement une διάλυσις, c’est-à-dire une cessation des hostilités, et non comme chez Appien une διαλλαγή, c’est-à-dire une véritable réconciliation211. La volonté de réconciliation est donc plus fortement exprimée dans le discours de Fulvius chez Appien. Le fait que Plutarque, qui nous transmet des traditions plus favorables aux Gracques qu’Appien et qui insiste sur le scandale que provoqua la construction du temple de Concordia par Opimius, n’évoque pas la concordia comme un des thèmes du discours de Q. Fulvius me conduit à douter de cette hypothèse.

74L’autre hypothèse consiste donc à penser que le discours de Fulvius tel qu’il nous est transmis chez Appien relevait d’une source hostile aux Gracques.

75Dans ce dialogue à distance entre C. Gracchus et Fulvius Flaccus d’une part et le Sénat et Opimius de l’autre, l’enjeu était de démontrer que l’adversaire rejetait la réconciliation. Lorsque Q. Fulvius se rendit au Sénat, d’après Plutarque, il adopta une attitude respectueuse et s’adressa aux sénateurs les larmes aux yeux. Il signifiait par ces gestes non la soumission de ceux qui l’envoyaient, mais leur résolution à entrer dans un processus de négociation212. C’est à ce moment-là que, d’après Appien, le jeune Fulvius leur soumit une proposition visant à rétablir la concorde213. La majorité du Sénat inclinait à accepter cette négociation, mais signifia au jeune Fulvius le prix à payer pour celle-ci : que Gracchus et Fulvius père vinssent au Sénat pour présenter leur défense214. Le discours de Fulvius tendait donc à placer les sénateurs face à une alternative : soit refuser la proposition de négociation et se déconsidérer politiquement, soit céder au moins en partie à Gracchus et Fulvius, c’est-àdire très probablement accepter de ne pas porter atteinte à la législation de C. Gracchus. Le Sénat d’après Appien, ou Opimius d’après Plutarque, trouva une autre solution en changeant les termes de la négociation : la réconciliation, la concordia ne pourraient se réaliser que si leurs adversaires se livraient sans conditions au Sénat. Opimius, malgré le sénatus-consulte ultime, les hommes en armes à sa disposition et sa volonté d’en découdre, ne pouvait agir tant que la démonstration de la responsabilité de ses adversaires n’était pas faite. La seconde venue de Q. Fulvius jouait, que ce soit chez Plutarque ou chez Appien, le rôle de déclencheur : elle signifiait, du point de vue du Sénat, le refus de Gracchus et de Fulvius Flaccus de réaliser les conditions de la concorde215.

76La concorde constituerait alors une sorte d’argument en miroir. Fulvius se rendait au Sénat pour faire sa demande de réconciliation ; le Sénat acceptait de négocier en y mettant une condition : que Gracchus et Fulvius père acceptassent de s’expliquer sur le meurtre d’Antyllius ; leur refus mettait le consul et le Sénat dans l’obligation d’agir. Dans ce récit, le Sénat s’affirmait, aux yeux de tous, y compris de ses adversaires, comme le lieu où se réalisait la concorde ; d’autre part, le refus de Gracchus et Fulvius père de venir au Sénat démontrait la fracture radicale entre leurs discours et leurs actes. L’un des reproches adressés à C. Gracchus par les optimates au i^er siècle était d’avoir proclamé certaines intentions tout en faisant le contraire : ainsi ses discours prétendaient-ils défendre le Trésor alors que ses lois le vidaient216. Pour leurs adversaires, la concorde demandée par Gracchus et Fulvius n’était qu’un leurre, mettant en relief la volonté réelle de la réaliser de la part du Sénat.

77Dans ce cadre, que l’on estime que le discours de Fulvius ait réellement compris une référence explicite au retour à la concordia ou que cette référence ait été inventée a posteriori, il me paraît clair que la concordia ne constitua pas en 121 l’apanage des conservateurs du Sénat opposés à C. Gracchus. Le terme fut au contraire utilisé par l’un et l’autre camp, dans cet affrontement, la paternité de la concordia revenant finalement au vainqueur. Cela signifie également que la référence à la concorde servit dans ces événements à justifier le recours à la violence.

78Chaque camp chercha à mettre en évidence le hiatus entre le discours de son adversaire, dans lequel la concordia était mise en avant, et ses actes qui signifiaient au contraire le refus de cet idéal. L’adhésion à cette norme de la concordia jouait ici comme la délimitation d’un champ de l’action politique dans lequel chacun devait demeurer pour préserver sa légitimité. Celui dont il était démontré qu’il en était sorti se trouvait exclu des formes traditionnelles de communication politique et de gestion des conflits entre les aristocrates. La proposition, faite par le Sénat à C. Gracchus et à Fulvius Flaccus, de venir s’expliquer devant leurs pairs constituait une affirmation de sa prétention à gérer seul les conflits en son sein, pour établir la concordia. Le refus de Gracchus et Fulvius mettait en échec ce premier modèle, mais permettait au Sénat de lui en substituer un autre, fondé sur une violence légitimée et légalisée217.

79Peut-on tenter de comprendre le point de vue du Sénat dans ces événements ? La construction par Opimius du temple de Concordia signifiait que la concorde ne pouvait être rétablie à Rome que par le Sénat. Les lois agraires, celles sur les tribunaux de repetundis, celles sur les distributions frumentaires tendaient à créer des structures pérennes, c’est-à-dire indépendantes du Sénat. C. Gracchus, comme son frère précédemment, avait tenté d’établir, ou était accusé d’avoir voulu établir un système multipolaire, dans lequel le Sénat ne serait qu’une des sources des décisions publiques. La durée annuelle de sa charge condamnait C. Gracchus à redevenir un privatus un jour ou l’autre. Alors le Sénat, aidé des magistrats, pourrait revenir sur la législation gracchienne, comme il commença à le faire en 121. La tentative de C. Gracchus d’obliger le Sénat à entériner ses décisions, de lui interdire de les amender sous la menace d’une action violente constituait une atteinte gravissime à ce qui faisait par nature la force du Sénat : sa pérennité face à l’annualité des charges des magistrats. C’est pourquoi l’accusation de tyrannie n’était pas seulement un argument rhétorique. Que signifiait la collégialité du pouvoir si certaines lois devenaient, par la volonté d’un individu, intouchables par les autres magistrats et par le peuple ? La violence conduite par la haute assemblée devint alors nécessaire, de son point de vue, pour reprendre l’initiative face à l’activisme de C. Gracchus. Lorsque Opimius et le Sénat prétendirent avoir rétabli la concordia, celle-ci devait se comprendre comme le maintien d’un système dans lequel la haute assemblée, d’une part, gérait préventivement les conflits en son sein et, d’autre part, fonctionnait selon un régime d’égalité géométrique entre ses membres, leurs rapports étant définis par leur rang. Aucun magistrat ne pouvait se placer au-dessus de tous les autres, surtout en se prétendant le défenseur exclusif du peuple.

♦ Conclusion

80De ces événements, plusieurs tendances se dégagent donc. La perception des tribunats des Gracques comme événement originel de la rupture de la concorde était l’une des opinions les mieux partagées chez les auteurs romains du i^er siècle et des suivants. Ces tribunats formaient un point d’origine à un ensemble de mesures et de méthodes, regroupées sous le terme de popularis. Cette unanimité s’observe même dans nos – rares – sources favorables aux Gracques. Aucune d’elles ne prétendait montrer que ces derniers avaient rétabli la concorde. Même Salluste reconnaissait qu’ils manquèrent de modération, mais il accusait les nobles d’avoir répondu de manière disproportionnée à ce manque de modération et d’avoir, par la violence contre les Gracques, rompu la concordia218. Cette exemplarité des tribunats des Gracques influença les débats politiques jusqu’à la fin de la République, mais principalement dans la période jusqu’à Sylla : c’est alors en effet que les questions agitées par les tribuns dominèrent la vie politique. Mais, même après Sylla, lorsque les comportements et les opinions populares dont on leur attribuait la paternité ne furent plus principalement le fait des tribuns, mais des grands généraux, les tribunats des Gracques continuèrent à apparaître comme un moment de rupture dans la vie politique romaine219. Ils furent toujours racontés ensuite en fonction de ce projet de trouver dans l’histoire de cette période l’origine des conflits civils qui agitaient la République.

81Dans les décennies qui suivirent les tribunats des Gracques, des débats portèrent sur leur action et sur la réaction de leurs adversaires politiques. La victoire de ces derniers explique que la concordia revête principalement, pour nous qui ne pouvons plus lire qu’une infime partie de la production littéraire de cette époque, l’aspect d’un slogan conservateur220. Ceux qui estimaient que le comportement des Gracques était à l’origine des discordes expliquaient ce comportement par le désir croissant du peuple de recevoir une part toujours plus importante des revenus de la conquête et de l’empire. Les Gracques cherchaient à répondre à cette demande et ainsi à créer des liens de clientèle avec l’ensemble du peuple, au détriment des autres aristocrates. Les Gracques avaient rompu la concordia car la disparition du metus hostilis avait poussé le peuple à exprimer des revendications, mais surtout parce qu’il avait trouvé dans ces tribuns le relais nécessaire à l’expression structurée de ses demandes, dans le cadre des institutions de la République. Le refus de l’autorité du Sénat de la part des tribuns impliquait nécessairement, pour refonder leur légitimité, qu’ils se soumissent au peuple. Pour les opposants aux Gracques, cette soumission transformait la République romaine en une démocratie, voire une tyrannie, puisque le peuple s’érigeait alors en arbitre des conflits internes de la classe dirigeante. Dans le discours de leurs contradicteurs, la politique des Gracques conduisait à un renversement de l’ordre traditionnel de la République, fondée essentiellement sur la capacité des membres du Sénat à administrer leurs conflits sans recours au peuple. L’abrogation de leurs lois, puis leur élimination devenaient nécessaires au rétablissement de la concordia.

82Pour la première fois sans doute dans l’histoire de Rome, la concorde fut donc présentée comme la conséquence de l’élimination physique de certains citoyens, impliquant la désignation de ceux-ci comme un danger pour l’ensemble de la cité. Il faudra s’interroger dans la suite de ce travail sur le caractère nouveau de cette perception, qui eut dans l’historiographie une certaine postérité. En effet, une figure comme celle de Coriolan fut, au moins en partie, élaborée à partir de cette problématique de l’inclusion/exclusion de ceux qui constituaient un danger pour la communauté, ce qui justifiait précisément leur exclusion ou leur élimination, au nom de l’impératif du rétablissement de la concorde221. C’est à partir des Gracques que se fit jour ce raisonnement, repris au i^er siècle par Cicéron, qui justifia l’élimination des catiliniens, puis d’Antoine, par la nécessité de rétablir la concordia.

83Les adversaires des Gracques, en décidant de faire construire, consécutivement à leur victoire et afin de justifier la répression, un temple à Concordia, établissait celle-ci dans un nouveau rapport à l’action politique222. Les conservateurs du Sénat prétendirent alors occuper seuls le champ symbolique de la concorde et démontrer que celle-ci nécessitait l’élimination physique de ceux, désignés comme des ennemis de la République, qui s’opposaient à elle223. La « fausse » inscription mentionnée par Plutarque exprima le refus de certains de cette occupation à la fois physique et symbolique. Écrite de nuit, par une main anonyme, elle montre également que, dans les années qui suivirent, les populares entretinrent une relation défensive avec cette notion : il ne s’agissait pas pour eux d’endosser cet impératif et de prétendre atteindre cet objectif, mais de critiquer cette prétention de la part des nobles responsables de la mort des Gracques. Les populares retournèrent alors l’argument de la concordia, en voulant montrer que ce slogan ne servait, depuis la mort de C. Gracchus, que les intérêts particuliers de quelques grands nobles. Cette accusation se retrouva ensuite au i^er siècle, notamment contre Sylla224 ou contre Cicéron225.

84Cette tentative de certains sénateurs de faire croire qu’ils avaient rétabli la concorde en assassinant les Gracques et leurs partisans fut en définitive un échec à peu près complet. Cicéron lui-même, en 56, n’osa prétendre qu’Opimius avait rétabli la concordia et préféra, pour rappeler le temple qu’il avait construit, une périphrase plutôt que de le nommer226. Les troubles de la fin du ii^e siècle douchèrent peut-être certains enthousiasmes. Mais sans doute également cette prétention apparut-elle illégitime dès 121, en raison des conditions dans lesquelles cette concordia avait été « restaurée ».

85Le succès – relatif et momentané – des adversaires de Gracques concluait une période de vifs débats autour de la politique de ces derniers. Nous sommes relativement bien renseignés sur les mesures proposées par les Gracques. Pourtant, rien n’indique que l’argument de la concordia fut alors utilisé par un camp ou par un autre. Cet argument surgit, nous l’avons vu, au moment des tentatives de règlement de la crise, au paroxysme de celle-ci, lors des négociations entre C. Gracchus et Fulvius d’une part, Opimius et la majorité du Sénat de l’autre, puis par la construction du temple de Concordia. Ce n’est que lorsque des auteurs de la fin de la République réfléchirent à l’origine des guerres civiles que les décisions d’origine gracchienne furent pensées en référence à la question de la rupture de la concorde.

86L’époque des Gracques constituait donc une double référence pour les auteurs postérieurs. Elle était d’abord la matrice des conflits civils de leur époque. Ces auteurs cherchaient dans le récit de cette période les causes des discordes futures, principalement en termes de comportement des uns et des autres. L’interprétation de la politique des Gracques devint ainsi un enjeu politique. Elle influença certains débats, dont nous allons voir un exemple avec le discours de Memmius en 111, ainsi que la lecture de certains épisodes de l’histoire romaine, tels la geste de Camille et le conflit patricio-plébéien au début de la République.

Les contrecoups de la période gracchienne

♦ Le renouveau popularis et le slogan de la concordia dans le discours de Memmius en 111

87Les analyses favorables aux Gracques ne remettaient pas en cause le caractère fondateur de leurs tribunats dans les conflits civils de la fin de la République. Les divergences avec le point de vue conservateur portaient sur les responsabilités respectives des tribuns et du Sénat, et sur ce qui expliquait ces événements227. Ainsi, pour Salluste, c’était la décision du Sénat de recourir à la violence, contre des citoyens romains, qui faisait de ces tribunats un moment fondateur de l’histoire de la République. L’assassinat, en pleine assemblée, perpétré par des sénateurs contre d’autres sénateurs, voilà quelle était l’origine de toutes les violences ultérieures. Or, ce qui expliquait ce recours à un moyen extrême, ce n’était pas en lui-même le comportement des tribuns, mais la dégénérescence morale de la noblesse, provoquée par la disparition du metus hostilis. Les Gracques n’avaient cherché qu’à s’opposer à l’avaritia de ces derniers228. Salluste nous a ainsi transmis une tradition, développée dans certains cercles sénatoriaux et dans laquelle ce déchaînement de violence contre des concitoyens démontrait la perte de moralité des nobles, dont le seul but était de conserver le pouvoir à leur profit exclusif229.

88Ces membres de l’aristocratie, conscients des bouleversements provoqués par l’extension de l’empire et la croissance des revenus qui en étaient tirés, s’interrogeaient sans doute sur cette concordia prétendument rétablie en 121. C’est ce que tend à montrer un discours attribué par Salluste à C. Memmius, lors de son tribunat en 111230. L’objectif de ce discours était de persuader le peuple d’envoyer une ambassade pour mener Jugurtha à Rome et le faire témoigner contre ceux auprès de qui il avait acheté la paix231. Dans la péroraison, Memmius adressait au peuple cette question : Nam fidei quidem aut concordiae quae spes est ?232 L’espoir de concorde faisait référence ici à une proposition antérieure au discours de Memmius. Celui-ci répondait à un autre discours qui prétendait instaurer la concorde. Qui étaient ceux qui prétendaient établir la concorde et dont Memmius dénonçait la volonté de domination, y compris par l’injustice ?

89Salluste reconnaît qu’il n’a pas recopié le discours de Memmius, mais en a transcrit à peu près les termes ([…] huiuscemodi verbis […])233. Les thèmes de ce discours paraissent d’autre part être très proches de ceux d’autres discours du Catilina ou des Histoires234 et ne correspondre que très approximativement avec le contexte et les intentions de C. Memmius235. Ce discours est-il, en grande partie, une free composition by Sallust236 ? Toute la question est de mesurer le degré de liberté pris par rapport à l’original237. De manière générale, dans l’œuvre de Salluste, le terme concordia est utilisé de manière très différente dans les discours et dans le récit historique. Dans ce dernier, la concordia est une conséquence du metus hostilis qui pousse la noblesse à la vertu238. Dans les discours, en revanche, la concordia fait référence à des événements beaucoup plus précis239. Cette différence indique que ces mentions de la concordia devaient effectivement se trouver dans les discours que Salluste a utilisés pour élaborer ceux qui se trouvent dans son œuvre. De plus, les discours d’accusation de C. Memmius avaient encore une certaine réputation du temps de Cicéron240. On peut penser qu’à la fin de la République l’un de ses discours les plus importants, celui qui devait conduire à la comparution de Jugurtha, pouvait encore être lu, et que Salluste l’a effectivement résumé, en privilégiant les aspects qui entraient dans son projet général.

90C. Memmius fut tribun en 111. Les deux individus visés par ces soupçons de prévarication étaient Scaurus et Bestia241. L. Calpurnius Bestia avait revêtu le consulat pour l’année 111, avec pour collègue P. Scipion Nasica, le fils de l’assassin de Tiberius Gracchus. Bestia, en tant que tribun de la plèbe en 121, faisait partie de ces nobles qui avaient soutenu certaines entreprises de C. Gracchus, mais qui avaient fini par rejoindre le parti du Sénat lorsque la situation s’était aggravée. En 111, il fut accompagné en Numidie, en tant que légat, par M. Aemilius Scaurus, consul en 115, princeps senatus, qui sera censeur en 109. Tous deux furent soupçonnés par certains d’avoir accepté une forte somme de Jugurtha pour accepter la paix avec le roi242. Salluste prétend que la nouvelle de cette paix scandalisa le peuple. La Periocha 64 de Tite-Live semble devoir nous conduire à la conclusion que cette paix sembla effectivement suspecte à Rome, à cause de l’attitude dilatoire du roi, mais aussi de la rapidité avec laquelle Bestia l’avait acceptée. Salluste cherchait, quant à lui, à montrer, dans la description par Memmius de ce comportement, l’illustration de la dépravation morale de la noblesse. Aemilius Scaurus, notamment, est dépeint comme un noble typique de cette décadence morale243. C. Memmius ne demandait pas la poursuite de la guerre, mais des poursuites contre ceux qui avaient vendu la paix et la majesté de Rome, c’est-à-dire la mise en accusation de Bestia et de Scaurus244. Il voulait utiliser l’indignation ressentie par une partie du peuple pour atteindre d’autres aristocrates245. Les débats autour de ces questions opposèrent donc des groupes de sénateurs en désaccord sur la conduite à tenir vis-à-vis de Jugurtha246. Savoir précisément qui était derrière l’initiative de Memmius est difficile à déterminer. Peut-être s’agissait-il de membres de l’ordre équestre et de sénateurs proches de celui-ci, qui auraient eu intérêt à la poursuite de la guerre247. La politique traditionnelle du Sénat – maintenir un protectorat plutôt que se lancer dans une difficile guerre de conquête – finit par s’imposer248. La comparution de Jugurtha pouvait passer pour la démonstration de la soumission de ce dernier à la République romaine et aurait très bien pu conduire à la fin de ce conflit. Le discours de Memmius constituait donc davantage un épisode des combats politiques entre les aristocrates, dans un contexte marqué par les conséquences de la législation judiciaire de C. Gracchus249, qu’une remise en cause profonde de la politique romaine en Numidie. L’un des objectifs généraux annoncés par Memmius consistait à défendre l’auctoritas du Sénat250.

91Memmius intégrait donc cette affaire à la question plus vaste d’une certaine manière de gouverner d’une partie de la noblesse. Il se lança dans une violente dénonciation des Homines sceleratissumi, cruentis manibus, immani avaritia251, des nobles qui avaient mis le Trésor public au pillage et livré la République à l’ennemi252. Or, d’après lui, ce groupe de nobles était également responsable de l’assassinat des Gracques253. Ces derniers avaient défendu les droits du peuple sur les ressources fournies par la conquête et l’empire ; pour cela, une faction nobiliaire avait décidé de les éliminer pour conserver la haute main sur ces revenus254. Il les accusa de vouloir installer une tyrannie et de porter atteinte à la liberté du peuple, comme à l’autorité du Sénat255. Pourtant Memmius demandait au peuple de ne pas prendre les armes, comme parfois leurs ancêtres l’avaient fait, mais d’ordonner la comparution de Jugurtha256.

92R. Syme avait déjà remarqué le hiatus entre la violence de l’attaque contre la noblesse et l’importance très relative de la proposition de Memmius, et en déduisait que les termes de cette attaque avaient été conçus par Salluste257. Mais une autre explication est possible. La manière dont la guerre contre Jugurtha fut menée suscitait de plus en plus d’interrogations au sein même du Sénat. Certains tribuns risquaient de se saisir de la question et de faire des propositions extrêmes. Ce tribun agit en 111 comme un popularis, mais il n’appartenait pas, loin de là, au groupe des populares les plus extrémistes258. Le discours de Memmius peut donc se comprendre comme une tentative pour encadrer, à la demande de certains sénateurs, le débat sénatorial et son prolongement, le mécontentement populaire259. Qu’il correspondît à la ligne défendue par Memmius ou que ce dernier s’inspirât de propos qui n’étaient pas les siens, ce discours reprenait des arguments mettant en cause la politique de certains nobles pour la captation des avantages financiers de cette affaire, au détriment du peuple. Dans ce discours, le tribun doutait de la possibilité de la fides et de la concordia, juste après avoir décrit les agissements condamnables de certains membres de la classe dirigeante260. Le discours débutait avec les Gracques parce qu’il s’agissait pour le tribun de confronter deux types de comportement à l’intérieur de la noblesse, d’une part celui des nobles qui avaient commis ou approuvé l’assassinat des Gracques, d’autre part celui de ceux qui prétendaient défendre les intérêts du peuple, c’est-à-dire agir dans la lignée des Gracques. Memmius reprit les discours les plus extrémistes, sur les Gracques, la corruption de la noblesse, etc., pour tenter de démontrer que même ces discours pouvaient s’exprimer dans le cadre des institutions traditionnelles. Quel espoir de concorde existait-il ? Memmius adressa cette question au peuple, mais les événements qu’il évoquait pour préciser le sens de cette question montrent qu’il faisait référence à la concordia entre les aristocrates, et plus précisément entre, d’une part, ceux qui approuvaient l’assassinat des Gracques et que Memmius accusait de vouloir dominer, y compris par l’injustice, et, d’autre part, ceux qui prétendaient défendre la liberté du peuple et la justice261. La médiation du discours, qui permettait à un noble comme Memmius de formuler et en grande partie de déterminer ce que le peuple devait demander, faisait ici des luttes internes à la classe dirigeante un enjeu dont il désignait le peuple comme le juge ultime.

93La confrontation entre deux types de comportement, en fonction des événements des tribunats des Gracques, permettait également de connoter précisément la référence à la concordia. Cette concorde espérée, ou plutôt proposée, était celle que les assassins de C. Gracchus proclamèrent lorsqu’ils firent construire le temple de Concordia. Memmius reprit à son compte ce « slogan » de la concordia et rappelait ainsi qu’il était commun à tous les protagonistes du conflit. Il affirmait la nécessité de cet accord et en faisait la justification essentielle de sa rogatio au peuple262. Si les sénateurs qui avaient couvert l’assassinat de C. Gracchus voulaient réellement la concorde, ils devaient accepter la mise en cause de Bestia et de Scaurus. Cette mise en cause d’une certaine politique se fit donc sur le terrain idéologique que la majorité sénatoriale prétendait occuper. Cette utilisation du thème de la concordia fut donc en partie déterminée par l’évolution de la politique romaine, à cette époque, caractérisée par un retour du courant popularis au premier plan263.

♦ Le désastre d’Orange causée par l’absence de concorde entre les généraux

94Postérieurement à la crise gracchienne, un épisode relève de cette idée d’une division de la classe dirigeante, d’une absence de concorde comme explication d’une crise politique.

95Le 6 octobre 105, les armées romaines subissaient à proximité d’Orange une terrible défaite face aux Cimbres et aux Teutons264. Si la très grande majorité de nos sources se contentent de signaler la défaite et ses conséquences politiques, deux d’entre elles, hélas tardives, précisent que cette défaite était imputable à l’absence de concordia entre les deux généraux, Cn. Mallius Maximus, l’un des consuls de l’année, et Q. Servilius Caepio, consul en 106 et proconsul en 105265. Cet événement, comme le précédent, se produisit dans un contexte troublé, les procès et les lois judiciaires prenant une place prépondérante dans la vie politique266. Cette défaite eut des conséquences importantes. L’imperium de Caepio fut abrogé par le peuple juste après la défaite ; puis en 104, une loi proposée par le tribun L. Cassius Longinus ordonnait l’exclusion du Sénat de ceux dont l’imperium avait été abrogé par le peuple, mesure évidemment dirigée contre Caepio. Enfin Mallius et Caepio subirent chacun une mise en accusation devant le peuple en 103, par les tribuns de la plèbe L. Appuleius Saturninus et C. Norbanus, en raison de leur responsabilité dans cette défaite267.

96Comment comprendre cette accusation ? Ces événements furent relatés par les annalistes et historiens du i^er siècle, notamment P. Rutilius Rufus, l’autre consul de 105, dans un ouvrage historique en grec ou dans son autobiographie, rédigés alors qu’il était lui-même en exil après une condamnation dans un procès de repetundis en 92268. Après l’œuvre de Rutilius Rufus, dont un fragment concernant cet épisode ne nous apprend aucun détail intéressant sur le comportement des généraux, les deux sources les plus anciennes sur cet épisode sont Cicéron et Valerius Antias, dont aucun passage à notre disposition n’évoque une absence de concorde entre Mallius et Caepio. Dans le De oratore, Cicéron rappelle que Caepio fut victime d’une violente émotion populaire pour avoir perdu ses armées et que Mallius avait été défendu par M. Antonius269. Ce dernier ne rédigeait pas ses discours et Cicéron relatait cet événement selon ses propres souvenirs de jeunesse, du temps où il fréquentait l’orateur270. D’autre part, plusieurs de nos sources n’évoquent que la défaite de Caepio et non celle de Mallius271. Caepio, en tant que proconsul, devait obéir aux ordres du consul en charge et accepter à sa demande de joindre ses troupes aux siennes. Dans un premier temps, c’est donc sur le seul Servilius Caepio, en raison de son comportement au moment de la campagne militaire, que reposa la responsabilité de la défaite, entraînant l’abrogation de son imperium et son exclusion du Sénat en 104. Le texte de Granius Licinianus reprend cette tradition272. Q. Servilius Caepio est décrit par nos sources comme un aristocrate opposé aux innovations gracchiennes. Il fit ainsi voter, en tant que consul, une loi réintroduisant les sénateurs dans les jurys des quaestiones, aux côtés des chevaliers273. Cn. Mallius Maximus était, quant à lui, un homo novus274.

97Valerius Antias, de son côté, indique clairement que la défaite résultait de la haine et de la rivalité entre les deux généraux275. Il n’est donc pas question d’une responsabilité particulière ou originelle de Caepio. Dion Cassius affirme que l’origine de la défaite résidait dans la malveillance et la jalousie de Caepio vis-à-vis de Mallius, mais que, dans un second temps, leur incapacité à s’entendre avait encore aggravé la situation276. En 103, les deux généraux durent affronter une accusation devant le peuple, en vertu d’une lex Appuleia créant une quaestio extraordinaria277. L. Appuleius se chargea lui-même de l’accusation de perduellio contre Mallius, tandis qu’un autre tribun, C. Norbanus, responsable des émeutes qui avaient conduit à l’abrogation de l’imperium de Caepio en 105, attaquait ce dernier. Les deux anciens généraux partirent en exil278. En 105, les populares tel Norbanus avaient donc cherché à faire porter toute la responsabilité du désastre sur la morgue nobiliaire de Caepio, dédouanant ainsi l’homo novus Cn. Mallius. Quelques mois plus tard, le premier était attaqué devant un tribunal comitial, de même que le second. Dion Cassius ne présente pas les événements de la même manière que Granius Licinianus, puisqu’il fait reposer la responsabilité de la défaite sur l’incapacité conjointe des deux généraux à s’entendre279. Cela impliquait un changement d’argumentation, le seul comportement de Caepio ne pouvant justifier cette mise en accusation de Mallius. Englobés dans la même réprobation, Mallius et Caepio étaient devenus les adversaires politiques de certains populares dont ils gênaient sans doute les ambitions. C’est alors que le thème de leur incapacité à établir une forme de concordia fut probablement inventé : il s’agissait de montrer que Mallius et Caepio avaient préféré leurs inimitiés personnelles à la victoire de la République.

98La valeur morale de cet épisode provenait également de la comparaison établie entre cette discorde des généraux et un aspect que nous avons vu dans la partie précédente. L’historiographie postgracchienne insista en effet sur la concorde entre certains magistrats et plus généralement au sein de la classe dirigeante entre les deuxième et troisième guerres puniques. L’épisode du désastre d’Orange apparaissait alors comme la démonstration de l’incapacité d’une partie de la noblesse, à l’origine de la répression contre C. Gracchus et de la construction du temple de Concordia, de réaliser effectivement cette concorde au service du peuple romain. Mallius et Caepio, en poursuivant leurs ambitions personnelles au détriment des intérêts de la République, avaient montré la faillite du modèle, voulu par la majorité du Sénat, fondé sur la concorde entre ses principaux membres.

Conclusion

99Les tribunats des Gracques avaient donc provoqué un conflit violent entre les membres de la classe dirigeante, et la concordia constitua l’un des arguments essentiels des débats qui ne cessèrent pas dans les années suivantes280. Le discours de Memmius utilisait certains arguments qui prirent, à partir des Gracques, un relief politique qu’ils n’avaient pas auparavant. Nous avons vu que l’accusation d’aspirer à la tyrannie avait été l’argument principal utilisé par certains sénateurs pour justifier l’assassinat des tribuns et de leurs partisans. Dans le discours de Memmius, l’argument était retourné contre les assassins. La factio des nobles était accusée de vouloir accaparer le pouvoir et de porter atteinte à la liberté du peuple281. Bien sûr, ces thèmes ne dataient pas de l’époque des Gracques, mais, à partir de leur époque, la défense de la liberté du peuple devint un critère de placement sur l’échiquier politique. Libertas, concordia devinrent à cette époque un enjeu de légitimité : chaque camp les revendiquait, selon ses propres définitions, et tentait de discréditer l’adversaire par des accusations qui tendaient à le montrer comme un tyran ou un fauteur de discorde282.

100Les tribunats des Gracques et la réaction des sénateurs qui s’opposèrent à eux furent là encore fondateurs : le thème de la concordia, comme celui de la liberté, demeura jusqu’à la fin de la République un thème central des débats politiques, bien après que la question du rôle des tribuns dans les institutions eut trouvé une solution dans l’accaparement du pouvoir par certains généraux283.

101Avant les Gracques, les tribuns alignaient leur politique sur celle des principaux sénateurs, et leurs positions sur l’échiquier politique étaient déterminées par les relations d’amitié et les désaccords qui existaient entre ces principes. Avant le milieu du ii^e siècle, l’utilisation des tribuns par des sénateurs influents était une pratique courante et qui pouvait même sans doute renforcer, dans certains cas, la cohésion de la classe dirigeante. Mais à partir de 133, les cas de divergences graves se multiplièrent au sein du collège des tribuns, et entre des tribuns et certains des principaux sénateurs284. Dans une première époque des conflits civils, le tribunat de la plèbe, qui était auparavant un outil au service de la haute aristocratie, devint un champ dans lequel se structuraient les conflits entre membres de la noblesse. L’idée d’un pouvoir tribunicien portant atteinte à la prééminence du Sénat et à la concorde dans la cité ne s’exprima que dans un contexte de confrontation entre les tribuns et le Sénat, et ne se constitua donc comme référence structurante de l’analyse de la vie politique romaine, que ce soit dans des discours, des traités, des livres d’histoire, etc., que lorsque la coopération entre ces deux institutions faillit à trouver un compromis, notamment lors de la confrontation entre Tiberius Gracchus et Cn. Octavius, puis entre C. Gracchus et de Livius Drusus. Cet affrontement conduisit à un ensemble de réflexions sur le rôle des tribuns dans la République, et surtout sur la méthode popularis consistant à faire du peuple le juge des conflits au sein de la classe dirigeante. Les institutions romaines étant traditionnellement fondées sur la prééminence du Sénat, la puissance tribunitienne pouvait-elle encore être l’instrument de ce dernier ? Que devenait cette prééminence lorsque le tribunat ne servait plus les intérêts du Sénat, mais d’un groupe de sénateurs décidés à s’appuyer sur la satisfaction des demandes les plus immédiates du peuple ?

102Les conflits entre les tribuns doivent donc être analysés dans le cadre plus large de la confrontation entre les ambitions des membres de la grande noblesse à Rome. Ce caractère fondateur des Gracques eut pour conséquence de renforcer l’idée que la période qui avait précédé leurs tribunats avait été une époque de concorde sous la direction du Sénat285.

103En conséquence, les tentatives d’analyse de la rupture de la concordia à partir du milieu du ii^e siècle, en termes de fin du metus hostilis ou de conflit entre les tribuns et le Sénat, consistaient chez les auteurs de la fin de la République à s’interroger sur les raisons qui rendirent les débats au Sénat inefficaces à ordonner la concurrence entre les membres de la classe dirigeante dans l’accession aux plus hautes charges. Dans le cadre de cette réflexion, certains épisodes exemplaires de l’histoire ancienne de Rome furent relus et réécrits, par les orateurs et les annalistes de la fin de la République, afin de trouver des solutions aux problèmes contemporains.

La construction de l’histoire ancienne de la République d’après les conflits de la période des Gracques

104Dans la partie précédente, nous avons vu que l’épisode du procès des Scipions avait en partie été réécrit, par la tradition annalistique postérieure aux Gracques, en fonction du conflit né à l’époque de ces derniers. D’autres récits de l’histoire ancienne de la République romaine connurent-ils également cette tendance ? Dans les pages qui suivent, je soumettrai à cette question, d’une part, la tradition qui faisait de Camille le responsable de la construction du premier temple de Concordia à Rome, d’autre part, la construction du conflit patricio-plébéien en termes de rupture ou de maintien de la concorde, tel qu’il est relaté chez Tite-Live et Denys d’Halicarnasse.

La construction de la figure de Camille, avatar des débats provoqués par la construction du temple de Concordia par Opimius ?

105Camille est sans doute une des figures de l’histoire de la République romaine qui connut un des plus importants phénomènes de réécriture, en fonction des enjeux politiques contemporains de ceux qui écrivirent son histoire286. On a même pu soutenir que la figure de Camille ne serait que le résultat de l’amalgame de plusieurs personnages aux contours plus ou moins légendaires287. Il était censé avoir affronté l’agitation des tribuns, les demandes d’abolition des dettes, de lois agraires, les refus du dilectus, un procès comitial qui l’obligea à l’exil, avoir ensuite connu un retour triomphal et tenu un rôle essentiel dans la naissance d’une nouvelle aristocratie, par l’ouverture du consulat aux plébéiens288. Sa vie était une sorte de condensé des désordres civiques de la fin de la République. C’est à ce personnage en grande partie légendaire qu’une tradition, transmise par Ovide et Plutarque, confiait à la fin de la République la responsabilité de la construction du premier temple de Concordia à Rome vers 367-366.

106Ovide affirme, parlant de Camille, que et uoti soluerat ille fidem de faire bâtir un temple de Concordia donnant sur le Forum289. Plutarque évoque lui aussi le vœu de Camille, et la construction par décision du peuple et du Sénat réconciliés290. Les historiens contemporains qui pensent que ces deux auteurs doivent être crus se fondent sur l’idée qu’une telle affirmation ne peut pas ne pas avoir de support matériel, qu’il est impossible de parler sur rien291. Très rapidement pourtant des historiens doutèrent d’une construction ancienne. Ils se fondaient sur l’absence de données archéologiques292 et sur le fait qu’aucune autre source ne mentionne le vœu de Camille ni la construction effective d’un temple de Concordia à la suite du compromis Licinio-Sextien de 367-366293.

107Quasiment aucune source avant le i^er siècle ne nous est parvenue sur Camille294, et les récits le concernant sont souvent divergents295. Les Furii disparurent des Fastes jusqu’à la seconde guerre punique et occupèrent ensuite un rang secondaire dans l’aristocratie romaine. Ils ne purent donc pas continuer à s’approprier la mémoire du grand personnage296. En conséquence, d’autres familles purent absorber certains comportements de Camille à leur profit297, mais le personnage se retrouva également disponible pour tous les développements des annalistes, des orateurs, etc. La multiplicité des versions de cette geste montre que pendant très longtemps, en fait jusque sous l’Empire298, les épisodes de la vie de Camille ne se racontaient pas sous la forme d’une tradition attestée et acceptée par la majorité des auteurs et des lecteurs. Pour Cicéron, Camille était avant tout l’exemple type du grand aristocrate victime d’un peuple ingrat et des tribuns de la plèbe299. Il n’en fit jamais le responsable de la concordia de 367. Tite-Live, en revanche, affirma que c’est l’autorité de Camille en 367 qui établit la concordia. Son récit fait donc passer Camille du statut de chef militaire à celui de concordiae auctor300, mais il ne mentionne pas de construction d’un temple de Concordia301. Cette version constitue donc une sorte de chaînon entre les versions de Diodore, Cicéron et Denys d’une part, et celle de Plutarque de l’autre.

108La construction du temple de Concordia par Camille est absente chez Tite-Live et parmi toutes les sources qui le précèdent, mais apparaît chez Ovide et Plutarque. Deux hypothèses peuvent expliquer ce fait. Nous avons vu qu’il existait de nombreuses variantes à propos de ce personnage. Or Tite-Live ne fournit qu’une seule version et ne signale pas de variantes. Soit Tite-Live pensait que la version qui prétendait que Camille était à l’origine de la construction du premier temple de Concordia à Rome, acte d’une grande importance politique et religieuse, était minoritaire et tendancieuse. Soit cette construction par Camille n’existait pas du temps de Tite-Live, plus précisément à l’époque de la rédaction du livre VI, dans les années 20 du i^er siècle av. J.-C., mais fut inventée avant la rédaction des Fastes par Ovide, donc avant 3 apr. J.-C.

109En ce qui concerne la figure de Camille dans sa relation avec la concorde, la question se révèle donc double : comment les auteurs de la fin de la République comprenaient d’une part son intervention dans la résolution de la crise en 367, d’autre part son rôle dans la construction d’un temple de Concordia. Le récit de cette vie demeura longtemps le lieu d’un conflit d’exemplarité, entre des versions dont chacune se prévalait d’une charge morale supérieure à celle des autres. Toute la question est donc de comprendre les conditions d’une intervention décisive de Camille dans le contexte d’un conflit entre le patriciat et la plèbe.

110Il paraît probable que l’aspect guerrier de la figure de Camille est ancien. Vainqueur de l’aurore302, sa carrière militaire établit très tôt sa réputation de grand général303. Cet aspect fut développé notamment par la propagande familiale de plusieurs gentes. En effet certains épisodes de la vie de Camille furent écrits sur le modèle de certaines actions de Q. Fabius Maximus Verrucosus et surtout de Scipion l’Africain304.

111La figure de Camille se caractérise ensuite par une implication très particulière dans le conflit patricio-plébéien : nos sources le décrivent toujours dans une position marginale par rapport aux débats et aux conflits entre les tribuns et le Sénat. Ainsi, en 393, Camille aurait défendu l’intercession tribunicienne, contre la volonté de certains patriciens d’en limiter la portée, en arguant que ce pouvoir des tribuns leur avait permis de s’opposer aux projets « séditieux » de leurs collègues des deux années précédentes305. Il s’agissait donc de conserver la possibilité pour le Sénat de faire défendre sa politique par des tribuns acquis à sa cause. Lorsqu’il s’opposa à l’émigration d’une partie de la plèbe à Véies, il le fit au nom d’impératifs religieux, sans évoquer la question des terres, qui était régulièrement au centre du conflit entre le patriciat et la plèbe306. Lorsque Camille fut accusé d’avoir détourné à son profit une partie du butin de Véies, par un tribun, L. Appuleius, il aurait refusé de se défendre, pour ne pas aggraver le conflit entre le patriciat et la plèbe. Il préféra s’exiler avant le jugement et fut condamné à une forte amende307. Enfin, il disparut de l’histoire de Rome pendant le blocage des institutions par Licinius et Sextius, pour réapparaître en 368-367 pour réaliser le compromis qui rétablit la concordia. Camille se trouva alors entraîné contre son gré dans le conflit patricio-plébéien, le Sénat le choisissant comme dictateur afin d’empêcher le vote des lois licinio-sextiennes308. Nos sources décrivent alors une situation aux limites de la guerre civile309. Les tribuns Lucius Sextius et Gaius Licinius bloquèrent par leur intercession les élections aux magistratures curules et se firent réélire d’année en année310. Ils refusèrent de tenir compte de l’intercession de certains de leurs collègues, sollicitée par les patriciens311, sous prétexte qu’ils ne servaient pas les intérêts du peuple312. Camille défendit une fois de plus l’intercession tribunicienne, car elle permettait au Sénat, en trouvant dans le collège des tribuns des partisans de sa politique, de bloquer certaines initiatives, et son corollaire, le refus de toute forme de responsabilité d’un tribun vis-à-vis du peuple313.

112L’un des patriciens les plus virulents dans son opposition fut, d’après Tite-Live, Ap. Claudius Crassus, qui atteignit le consulat en 366. Tite-Live cite un discours qu’il est censé avoir prononcé alors et qui expose l’argumentation du Sénat contre les tribuns. Ce discours comprend deux points essentiels. D’une part, les tribuns cherchaient à établir une tyrannie, par l’itération du tribunat d’année en année par Licinius et Sextius314, et par leur volonté d’imposer leurs lois à la plèbe315. D’autre part, l’obligation d’un consul plébéien, proposée par Licinius et Sextius, signifiait que les patriciens seraient moins nombreux à parvenir au consulat, que la concurrence entre eux s’aiguiserait et que l’accès aux plus hautes charges ne serait plus seulement fonction du mérite : même Camille pourrait perdre les élections alors qu’un obscur plébéien serait élu316. Après ce discours et une nouvelle expédition victorieuse contre les Gaulois, Camille établit la concorde entre le Sénat et les tribuns de la plèbe.

113Le sens des récits diverge entre Tite-Live et Plutarque. Le premier semble en fait hésiter entre deux versions : Camille est à la fois le chef du patriciat, pour qui le vote des lois licinio-sextiennes constituait une défaite, et celui par qui cette solution fut rendue possible317. Chez le second, Camille comprenait qu’il était instrumentalisé par le Sénat pour protéger ses intérêts, ce qui est une manière de signifier qu’il ne désirait pas le conflit avec la plèbe318. Camille convoquait alors le Sénat pour arracher un accord319.

114Le « compromis » entre patriciens et tribuns de la plèbe en 367 se révélait être en fait une défaite politique des patriciens. Camille aurait persuadé ces derniers, d’après Tite-Live et Plutarque, de céder sur le partage du consulat, question sur laquelle ils avaient refusé de transiger depuis le décemvirat. Les patriciens n’auraient, en échange, obtenu que des mesures de peu d’importance.

115Dans ce dernier épisode de sa vie, Camille apparaissait donc à la fois comme le chef du patriciat, mais aussi comme un dirigeant au-dessus des autres aristocrates. Beaucoup d’historiens ont montré que le récit de cette dictature de Camille avait pour origine celles de Sylla et de César, puis le pouvoir absolu d’Auguste320. Mais les exempla qui composent sa vie servirent tout au long des deux derniers siècles de la République dans les débats et les conflits politiques321. Camille est présenté par nos sources comme un personnage qui défendit la possibilité pour un tribun de la plèbe de faire la politique du Sénat, qui fut accusé d’avoir capté à son profit une partie du butin, qui dut s’exiler, mais qui, des années plus tard, revêtit un pouvoir absolu avec mission de défendre le Sénat contre les menées des tribuns accusés de vouloir établir une tyrannie et d’ouvrir le consulat à des hommes nouveaux au détriment des vieilles familles de l’aristocratie. Camille défendit encore l’intercession tribunicienne au service du Sénat juste avant le compromis sur les lois licinio-sextiennes. Ayant persuadé le Sénat de céder et résolu ainsi ce conflit, il fit construire un temple à Concordia.

116Le contexte de l’action de Camille en 367 me paraît avoir beaucoup de points communs avec la période entre la mort de C. Gracchus et celle de Saturninus, et la figure de Camille avec celle de L. Opimius. En 121, ce dernier détenait une forme de pouvoir absolu grâce au sénatus-consulte ultime. Il intervint parce que la politique du Sénat consistant à s’appuyer sur un autre tribun de la plèbe, Livius Drusus, afin de contrecarrer les projets de son collègue, s’était révélée insuffisante lorsque C. Gracchus et ses partisans avaient menacé de bloquer les institutions. C. Gracchus fut accusé d’aspirer à la tyrannie en voulant demeurer tribun et en voulant empêcher, selon ses détracteurs, le peuple de voter librement l’abrogation de ses lois322. Après son consulat, Opimius fut accusé de s’être laissé acheter par Jugurtha pour renoncer à une guerre qui aurait été profitable au peuple romain, c’est-à-dire d’avoir volé ce dernier323. Il fut mis en accusation devant le peuple par un tribun et s’exila.

117D’autre part, nous avons vu qu’un des principaux arguments d’Ap. Claudius Crassus dans son discours au Sénat en 368 consistait à évoquer la possibilité que Camille lui-même perdît les élections car un obscur plébéien avait présenté sa candidature. La proposition de loi du tribun L. Sextius prévoyait qu’un des deux consuls serait pris parmi les plébéiens. Claudius évoquait donc une situation dans laquelle un autre patricien, au prestige forcément moindre que celui de Camille, serait élu comme seul consul patricien324. Ce qui était en jeu, ce n’était donc pas directement la présence d’un consul plébéien, mais la concurrence qu’allait provoquer cette présence entre les patriciens, obligés de lutter les uns contre les autres pour accéder au consulat325. Il opposait ainsi implicitement deux modèles : d’une part, celui dans lequel chaque aristocrate accédait aux magistratures selon son rang, sa dignité, ses exploits, etc., d’autre part, un autre dans lequel la concurrence entre les vieilles familles de l’aristocratie qui devaient lutter pour les hautes magistratures conduisait à la déchéance politique de certaines d’entre elles.

118Or la période immédiatement postérieure au consulat d’Opimius se caractérise par l’entrée au Sénat, dans des proportions inhabituelles, de citoyens n’appartenant pas aux grandes familles. La loi de C. Marius sur le secret du vote en 119 avait permis à ces individus de se faire élire magistrats. Ceci eut des conséquences importantes jusqu’au plus haut sommet de l’État : entre 105 et 94, neuf consulats sur vingt-quatre furent pris en charge par des homines novi326. Cette question de l’arrivée de nouvelles familles au sein de l’ordre sénatorial impliquait des difficultés grandissantes pour les anciennes familles dans la conquête du consulat. De plus, dans ce contexte, les tribunaux devinrent une arme importante dans la vie politique. La loi judiciaire de C. Gracchus prévoyait non seulement de confier les tribunaux à l’ordre équestre, mais aussi des récompenses pour les accusateurs327. Cela eut pour conséquence de stimuler l’activité de nombreux orateurs pour qui ce type d’accusation devint un moyen de promotion sociale328. Les tribunaux devinrent alors l’objet d’une lutte politique, dans la mesure où leur fonctionnement influait sur la carrière des uns et des autres, et surtout des membres de la haute aristocratie329. L’un des plus célèbres exemples de cette évolution fut le procès de M. Caecilius Metellus Numidicus en 100. La famille des Metelli dominait la politique romaine dans les années 110-100. Metellus Numidicus, consul en 109, triompha de Jugurtha en 106 et devint censeur en 104. Il intervint dans de nombreux procès. Il s’opposa à Marius, L. Appuleius Saturninus et Glaucia, et refusa de prêter serment à la loi agraire de Saturninus. Il fut accusé par ce dernier devant le peuple et s’exila330. Or certaines traditions avaient cru conserver le nom de celui qui porta l’accusation contre Camille, accusation qui devait le conduire à l’exil, et ce nom était L. Appuleius331. Il me paraît probable que l’exemple de Camille fut utilisé dans les débats au moment ou après ce procès, et le déroulement et les arguments échangés alors influencèrent en retour l’écriture de la vie de Camille.

119Le contexte de l’action de Camille comporte donc de nombreux points communs avec la situation politique de la période des années 110-90, et sa biographie elle-même avec celle de L. Opimius. En conséquence, il me paraît probable que les exempla constituant cette biographie – l’exil après une accusation tribunicienne, la défense de l’intercession des tribuns au service de la politique du Sénat, l’intervention pour établir la concordia – furent utilisés dans les nombreux débats qui eurent lieu à cette époque, cette utilisation influençant en retour l’écriture de l’histoire de la République ancienne. Il est toujours possible que le précédent de Camille ait été invoqué par Opimius lui-même dès 121, mais cela est rendu peu probable par l’absence de lien explicite entre ces deux personnages, que ce soit dans l’œuvre de Cicéron ou dans l’annalistique. Le Camille concordiae auctor décrit par Tite-Live, issu d’une certaine tradition annalistique, constituait le contre-exemple d’Opimius : alors que celui-ci, dans une situation de blocage, préférait commettre l’acte irréparable de verser le sang de ses concitoyens, Camille avait persuadé le Sénat de céder aux demandes des tribuns de la plèbe. Il apparaissait ainsi comme le véritable concordiae auctor, contrairement à Opimius, qui travestissait sa vecordia en concordia332. Cet exemplum de la vie de Camille fut utilisé par les populares qui redressèrent la tête à partir des années 110, mais d’autres servirent au contraire aux conservateurs dans leur politique de dénonciation des tribuns, comme les conditions de son exil, qui demeura l’un des grands exempla utilisés par les optimates jusqu’à la fin de la République333. De ce rôle de concordiae auctor, des auteurs écrivant entre la date d’érection du temple de Concordia et l’époque augustéenne voulurent pousser la comparaison à son terme et firent de Camille le bâtisseur du premier temple de Concordia à Rome334. Le but de cette paternité était de montrer un autre modèle de concordia, dont l’antiquité établissait non seulement la possibilité, mais aussi la supériorité.

120Plutarque et Ovide, décrivant le temple de Concordia construit par Camille, désignent clairement celui du Forum, c’est-à-dire celui construit par Opimius. Comment se fait-il que ni l’un ni l’autre n’établissent de lien entre les deux constructions ? Est-il possible que des annalistes ou des orateurs aient affirmé que ce temple avait d’abord été construit par Camille, si peu de temps après le consulat d’Opimius ?

121Il ne faut tout d’abord pas oublier que ces événements se déroulèrent dans un contexte de ce que certains ont appelé l’« inflation du passé ». D’une part, les annalistes et les historiens furent de plus en plus nombreux. D’autre part, ces auteurs eurent tendance à développer de plus en plus l’histoire ancienne de Rome. Cela signifie qu’ils glanèrent dans les discours des uns et des autres, dans les traditions familiales et orales certaines anecdotes, dont la construction du premier temple de Concordia à Rome par Camille pouvait faire partie335. La période postgracchienne fut donc caractérisée par une intense activité littéraire portant sur l’histoire de la République336.

122De plus, cette activité se développa dans un contexte politique particulier. Opimius fut condamné par la quaestio Mamilia et eut une fin indigne, comme doit le reconnaître Cicéron. Ce dernier savait, en 56, que le rappel du lien entre le temple de Concordia et ce personnage était politiquement délicat337. La gens d’Opimius sombra dans l’oubli après lui. Ces deux facteurs expliquent que sa mémoire ne fut pas défendue. Plutarque et Ovide, puisqu’ils ne mentionnent ni l’un ni l’autre une éventuelle reconstruction par Opimius, ont donc eu sous les yeux une ou des sources qui avaient cette particularité d’affirmer que Camille était le bâtisseur du temple donnant sur le Forum, sans référence à Opimius. Le but de ces sources était donc bien d’effacer le souvenir de ce dernier. La construction d’un temple de Concordia à Rome ne devint un enjeu politique que lorsque Opimius et le Sénat ordonnèrent cette construction après la mort de C. Gracchus. La tradition qui faisait de Camille le bâtisseur du premier temple ne déniait pas explicitement à Opimius la paternité de la construction de ce temple : elle se contentait de n’y faire aucune référence. Ce que montrent les textes d’Ovide et de Plutarque ne relève pas d’un débat direct entre des positions antagonistes, mais d’une sorte de tentative de damnatio memoriae à l’encontre d’Opimius. Tite-Live connaissait très probablement la version d’une construction par Camille. Mais il décida de ne pas la mentionner, parce qu’il pensait qu’il s’agissait d’une invention annalistique338.

La construction des conflits civils au début de la République sur le modèle des Gracques

123Pour les annalistes de la fin de la République, le conflit patricio-plébéien naquit de l’apparition dans le champ politique de la question des dettes, puis se nourrit de celle de la distribution des terres publiques et enfin de celle de l’égalité de droit entre plébéiens et patriciens339. Il se poursuivit jusqu’au iv^e siècle, l’ouverture du consulat aux plébéiens en 366 constituant une étape décisive dans son règlement340. Nos deux principales sources sur cette période (vers 495-366) sont Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, des auteurs de la période augustéenne. Ils relatent ce conflit sous la forme d’une opposition entre le patriciat et les tribuns de la plèbe, en utilisant des œuvres de l’annalistique moyenne et récente, c’est-à-dire écrites pendant ou après la période gracchienne.

124Les tribunats des Gracques, puis ceux des populares qui les suivirent, eurent une profonde influence sur la perception par ces auteurs du rôle des tribuns dans la vie politique et sur la manière d’écrire sur les conflits entre ces derniers d’une part, et le Sénat et les magistrats supérieurs de l’autre, au début de la République. Dans les textes de ces deux auteurs, le rôle des tribuns est parfois envisagé en termes de préservation, disparition, rétablissement de la concordia. La question ici consiste donc à s’interroger sur le sens de l’utilisation de ce mot chez Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, qui sont les seuls auteurs à nous fournir un récit continu pour cette période, en fonction de ce que nous savons à présent de cette utilisation au moment de la crise gracchienne et dans les années immédiatement postérieures.

♦ Tite-Live

125Chez Tite-Live, les débuts de la République sont caractérisés d’une part par la concordia établie après le départ de Tarquin341, et, d’autre part, rapidement après cette situation de départ, par la naissance d’un conflit entre patriciens et plébéiens autour de la question des dettes342. Il relate ensuite comment ce conflit conduisit la plèbe à faire sécession en 493. Le patriciat accepta alors la création du tribunat de la plèbe343, ce qui permit de rétablir la concordia entre plébéiens et patriciens344. Enfin, après le décemvirat, le rétablissement du tribunat de la plèbe permit, d’après Tite-Live, de rétablir la concordia dans la cité345.

126Cet auteur décrit donc d’abord le tribunat comme la quasi-magistrature dont la création puis la restauration permirent de rétablir la concordia entre Romains. S’agit-il de la trace, dans l’œuvre livienne, d’une historiographie favorable aux tribuns de la plèbe ? Cicéron, sans faire explicitement référence à la concordia, exprima dans le De legibus cette idée que, la République étant le régime de la liberté, le tribunat de la plèbe était indispensable à l’expression de celle-ci et était ainsi consubstantiel au régime républicain. Renoncer au tribunat de la plèbe équivalait donc pour les plébéiens à ne plus avoir aucun moyen d’expression politique. Cicéron faisait ainsi explicitement référence à l’origine de la République, mais pour apprécier la situation de son époque, et notamment les changements introduits, dans la pratique politique comme dans les institutions, par les Gracques, puis par Sylla. Une certaine tradition d’analyse politique liait ainsi la nature et la fonction du tribunat de la plèbe et les circonstances historiques de son apparition. Au i^er siècle, le tribunat était donc perçu, au moins par une partie de l’aristocratie, comme un élément institutionnel indispensable à l’expression de la liberté populaire. Cicéron ajoute que le tribunat de la plèbe permettait de canaliser cette liberté pour la rendre compatible avec le reste des institutions, et surtout avec l’autorité du Sénat346. C’était ce rôle d’encadrement de la parole populaire qui définissait le tribunat de la plèbe comme institution au service de la République et qui permettait, chez Tite-Live, d’établir la concordia entre la plèbe et la classe dirigeante347.

127Mais à cet accord fondé sur la création du tribunat de la plèbe succéda une longue période de conflit. Si Tite-Live parle encore parfois d’une opposition entre le patriciat et la plèbe, il privilégie un conflit entre le patriciat et les chefs de la plèbe, dont la seule possibilité de se faire entendre consistait à utiliser les pouvoirs des tribuns348. Après s’être focalisée sur les dettes puis la distribution des terres, l’action des tribuns s’attaqua à la question de l’égalité des droits jusqu’à obtenir le partage du consulat.

128Dans le récit de ce conflit, Tite-Live désigne en général les tribuns comme responsables des discordes, et les mentions du terme concordia dans les livres II à VII évoquent la plupart du temps l’impossibilité de la préserver, en général lorsque les tribuns proposaient le vote d’une loi agraire. En 467, une proposition de ce type allait provoquer des troubles graves quand Fabius, consul cette année-là, trouva un moyen de rétablir la concordia349. En 459, les consuls furent tout près de parvenir à la concorde en empêchant les tribuns d’agir350. En 451, la concorde des décemvirs permit de mettre en échec l’agitation menée par les tribuns351. En 446, la concordia fut rétablie par les consuls, notamment en s’abstenant d’attaquer les tribuns352. À la fin du v^e siècle, les tribuns provoquèrent la discordia en réclamant le partage du pouvoir353. Plus grave encore, ils furent accusés d’avoir recherché la discorde pour affirmer leur pouvoir, alors qu’en temps de concordia ils étaient réduits au silence354. Dans tous ces récits, la discorde entre les magistrats355 était provoquée, d’après Tite-Live, par les tribuns de la plèbe. Ceux-ci cherchaient la confrontation avec les consuls ou les tribuns militaires à pouvoirs consulaires, afin de créer un espace politique dans lequel ils pouvaient intervenir. Cela signifie que la concordia représentait bien un enjeu entre les membres de la classe dirigeante. D’après Tite-Live, les tribuns, en prétendant agir positivement avec le peuple, c’est-à-dire en concevant leur fonction au-delà du simple devoir d’auxilium, portaient la responsabilité de la rupture de la concorde. Cette prétention les avait conduits à diviser la cité en deux, en séparant la plèbe du patriciat.

129De cette accusation portée contre les tribuns de chercher la discorde se dégage un modèle, dans lequel la concordia était préservée par l’existence de liens de clientèle entre le patriciat et la plèbe. Les deux discours qui mettaient le plus clairement cette idée en lumière, dans l’œuvre de Tite-Live, sont ceux de L. Quinctius Cincinnatus, consul en 460, et d’Ap. Claudius, en 403, décrits comme des patriciens intransigeants356. Ces deux discours, dont le second affirme explicitement la nécessité de la concordia357, ne demandaient pas l’abrogation du tribunat, mais mettaient en cause le comportement des tribuns, accusés de vouloir le monopole des relations avec la plèbe et d’avoir pour cela rompu les liens de clientèle entre celle-ci et le patriciat. La rupture de la concorde provenait ici de la mise en cause des processus par lesquels la classe dirigeante entendait affirmer sa légitimité dans l’exercice du pouvoir : dans les situations de blocage que provoquaient les tribuns (lors du dilectus, des élections, etc.), les patriciens ne pouvaient plus agir ; or, les tribuns justifiaient ce blocage par la défense des intérêts de la plèbe ; leurs adversaires leur répondaient qu’ils ne recherchaient que la satisfaction des intérêts limités de quelques-uns, au détriment des intérêts de toute la République. « Les tribuns doivent seconder la bienveillance des patriciens et la docilité des plébéiens358 » : ainsi, du point de vue des patriciens, ce qui fondait le droit à diriger ne venait pas des citoyens mais de la capacité même de celui qui dirigeait. C’était l’obéissance du commandé ainsi que la conscience de ses devoirs (bienveillance, générosité,…) chez celui qui commandait qui fondaient la concordia. Elle était la conséquence d’un lien qui n’était pas réciproque mais univoque, du commandant au commandé. Les tribuns, dans ce modèle, ne faisaient que parasiter, afin de gêner, voire empêcher cette communication verticale et descendante359.

130C’est ce type de raisonnement que l’on retrouve dans un épisode dans lequel Tite-Live établit un lien entre le thème de la concorde des magistrats supérieurs, dont nous avons vu l’importance dans la première moitié du ii^e siècle, et la question de la place des tribuns de la plèbe dans les institutions. Cet épisode concerne le premier collège des décemvirs, qui prit ses fonctions, d’après la tradition annalistique, en 451 et remplaça les autres magistratures, y compris le tribunat de la plèbe. D’après Tite-Live, entre les membres de ce collège régnait la plus parfaite concorde. Mais cet accord aurait pu être nuisible pour les autres citoyens, si les décemvirs n’avaient pas respecté, dans leurs rapports avec eux, la plus parfaite équité360. Ils agissaient en tout avec une grande modération361. La question ici consiste à comprendre le lien logique entre la concorde de dirigeants juridiquement égaux et leur comportement vis-à-vis des autres citoyens. Dans l’économie générale du récit, cette modération du premier décemvirat conduit Tite-Live à décrire la nouvelle situation politique selon une opposition à la fois au conflit précédent entre tribuns et patriciens362, et à la tyrannie instaurée l’année suivante par le second décemvirat363. La moderatio de ces patriciens était nécessaire en raison de l’impossibilité de faire appel des décisions des décemvirs. Ainsi, le comportement modéré des patriciens vis-à-vis de tous les autres citoyens, et surtout des plébéiens, rendait inutile le recours aux tribuns de la plèbe. La moderatio des dirigeants permettait ainsi de dépasser le conflit patricio-plébéien. La situation de concorde décrite par Tite-Live se caractérise donc à la fois par l’absence des tribuns de l’espace politique et par l’instauration, sur le modèle des liens de clientèle, d’un certain type de relations directes et verticales, tirant leur légitimité de la modération des dirigeants dans leurs rapports avec la masse des citoyens. La concorde relevait donc ici d’une mise en ordre de la cité par l’autorité, à la fois légitime et incontestée, de la haute aristocratie sénatoriale.

131L’absence ou l’effacement des tribuns au profit d’une relation directe entre les membres de la haute aristocratie et le peuple ne fut pas le seul moyen d’établir la concorde connu à travers la tradition annalistique du conflit patricio-plébéien telle que nous l’a transmise Tite-Live. Dans le contexte de ce conflit, Ap. Claudius Sabinus Inregillensis, consul en 495364, aurait trouvé, en 480, la solution aux problèmes que l’activisme de certains tribuns de la plèbe posait aux patriciens. Ces derniers devaient s’appuyer sur au moins un tribun pour défendre leurs intérêts en posant, le cas échéant, son veto aux décisions de ses collègues365. Selon Denys, en 457, un certain L. Quintius, qui avait alors une grande autorité au Sénat, rappelait la « stratégie claudienne » sur le tribunat et incitait même les patriciens à accepter l’augmentation du nombre des tribuns, puisque cela faciliterait la recherche de cet agent du Sénat dans le collège ainsi élargi. Et ce Quintius assurait que, s’ils étaient plus nombreux, ils ne pourraient pas établir la concorde (ὁμόνοια) entre eux. La στάσις entre les tribuns permettrait de servir les intérêts du Sénat et ceux de la communauté civique366. Cet épisode a très probablement été rédigé, sous cette forme, à une époque de forte dégradation des relations entre le Sénat et certains tribuns, donc après les Gracques. On sait que cette stratégie fut mise en application contre ceux-ci : des sénateurs sollicitèrent et obtinrent l’intervention des tribuns M. Octavius en 133 et L. Drusus en 123, afin de s’opposer à la politique de T. et C. Gracchus367. D’autre part, ce raisonnement se retrouve chez Cicéron : la collégialité permettait, d’après lui, de minimiser les risques d’une opposition frontale et irréductible des tribuns à la politique sénatoriale368. Dans ces récits, il n’était pas question de la concorde de toute la cité ni même de celle de la classe dirigeante (c’est-à-dire, selon les récits de l’histoire des débuts de la République, les patriciens et les chefs des principales familles plébéiennes). Il s’agissait d’un accord très limité à l’ensemble des tribuns, et cette concorde constituait, pour les patriciens, et, par allusion, pour une partie de la noblesse de la fin de la République, un danger pour une direction efficace de la cité. La concorde des tribuns apparaissait ainsi comme l’inverse, connoté négativement, de celle des magistrats supérieurs, et notamment de celle des censeurs.

132Enfin, dans quelques rares récits, les tribuns ne sont pas désignés comme les seuls responsables de la rupture de la concorde. En 471, les deux consuls, Ap. Claudius et T. Quinctius Capitolinus, s’opposèrent sur la réponse que le patriciat devait faire à la demande d’un tribun de la plèbe concernant l’élection des tribuns par les comices tributes369. Après une réunion du peuple très agitée, à cause d’une intervention de Claudius contre cette demande, Quinctius réussit à apaiser la discordia, et le Sénat demanda alors à Claudius de n’agir pour la majesté consulaire que de manière à la rendre compatible avec la concordia dans la cité370. En 420, des tribuns bloquèrent les élections consulaires. Des interrois se succédèrent au début de l’année. L’un d’eux, L. Papirius Mugillanus, critiqua les positions extrémistes aussi bien des tribuns que des patriciens. Un juste milieu d’après lui conduirait à rétablir la concordia371. Dans ces récits, les tribuns sont désignés comme les responsables de la rupture de la concordia, mais, dans ces deux cas, cette responsabilité était partagée par le patriciat. Son refus de négocier, c’est-à-dire de recevoir des demandes venues de la plèbe, constituait une accusation symétrique de celle portée contre les tribuns de rechercher la discorde. Il s’agissait de mettre en évidence leur incapacité à prendre en compte les demandes de la plèbe et donc à remplir leurs obligations inhérentes aux relations de clientèle. Ce refus conduisait à l’échec des procédures de légitimation du pouvoir et à la rupture de la concorde. Ce point de vue qui estimait que la responsabilité de cette rupture était partagée entre le patriciat et les chefs de la plèbe demeurait très minoritaire.

♦ Denys d’Halicarnasse

133Chez Denys, la manière d’envisager le conflit patricio-plébéien relève d’une tradition différente de celle dont s’est inspiré Tite-Live. D’après lui, les tribuns provoquèrent souvent la discorde372, mais cette accusation n’est ni générale ni réellement structurante. Des questions nouvelles apparurent dans la vie politique au début de la République, en général à l’instigation des tribuns : les dettes, les terres publiques, l’égalité de droit. Ils défendaient les revendications qu’ils prêtaient au peuple, mais sans que ce dernier s’exprimât en général directement373. De plus, les questions soulevées par les tribuns se résolvaient toujours, d’après Denys, au Sénat, où elles suscitaient d’intenses débats. Les patriciens se saisissaient de ces questions et débattaient sur les réponses à y apporter, mais sans que les tribuns intervinssent directement dans cette phase. La très grande majorité des occurrences d’ὁμόνοια et des termes qui lui sont apparentés se trouvent dans des discours tenus au Sénat, ou consécutivement à une réunion du Sénat374. Chez Denys, les tentatives de rétablir la concorde dans le contexte du conflit patricio-plébéien consistaient en une série de débats approfondis au sein de l’aristocratie sénatoriale.

134La ligne de fracture fondamentale de la vie politique romaine passait donc chez Denys au sein même du Sénat. Les revendications des tribuns ne provoquèrent la rupture de la concorde qui existait depuis Romulus que lorsqu’ils trouvèrent dans cette assemblée des relais pour les soutenir, c’est-à-dire à partir des Gracques. Les sénateurs se divisèrent alors, d’après Denys, entre ceux qui choisirent d’être favorables à la plèbe et les autres qui privilégiaient l’aristocratie. Ceci a donc pour conséquence, dans le récit de Denys, de maintenir le Sénat au centre du jeu politique, mais aussi de décrire un mode de gouvernement fondé sur des décisions collégiales. Les sénateurs débattaient pour rétablir la concorde en prenant des décisions auxquelles tous se pliaient375. Lorsque, à propos de la République avant les Gracques, Denys affirma qu’à cette époque les Romains, pour résoudre une difficulté, parlaient, négociaient, cédaient quand il le fallait, etc., pour parvenir à un accord, il décrivait non des débats au sein de l’ensemble du corps civique, mais un modèle de débats au Sénat, développé par les sources de Denys en fonction de la situation politique de leur époque. Denys semble finalement avoir intégré ce que nous savons sur le tribunat de la plèbe à la fin de la République, c’est-à-dire qu’il fut essentiellement une institution au service de l’aristocratie376.

135L’exclusion des tribuns des débats sur la concorde exprimait leur incapacité, pour Denys et donc pour certaines sources de la fin de la République, à établir un accord de tous les citoyens. Cette impossibilité est exprimée explicitement dans un discours d’Ap. Claudius Unregillensis Sabinus lors de son consulat en 471. Nous venons de voir que chez Tite-Live, lors de cet épisode, le Sénat avait demandé à Claudius de soumettre la majesté consulaire à la nécessité de la concorde377. Chez Denys, le récit est beaucoup plus développé. Dans un long discours au Sénat, Ap. Claudius jugea le tribunat de la plèbe : si cette magistrature avait été instituée par un accord général (ὁμόνοια), elle aurait procuré la concorde (ὁμοφροσύνη) à la cité. Mais elle fut créée par la violence (βία), l’illégalité (παρανομία), la sédition (στασὶς), la crainte d’une guerre civile (πολέμου δέος ἐμφυλίου)378. Que signifiait donc cette idée d’une magistrature née de la violence et la sédition ? Les Claudii représentaient, dans l’historiographie dominante à la fin de la République, les tenants d’une politique oligarchique intransigeante. Les grandes figures de cette famille attirèrent à elles, dans les œuvres annalistiques, les argumentaires les plus conservateurs. La figure d’Appius Claudius, le consul de 471, telle que nous la présente Denys d’Halicarnasse, fut elle-même le résultat d’une élaboration complexe entre des traditions favorables et des défavorables aux Claudii, ces dernières demeurant dominantes à la fin de la République379. D’après Denys, la violence et la sédition, au moment de la sécession de la plèbe, avaient contraint les patriciens à négocier. Par conséquent, cette magistrature n’était pas née d’un bienfait, c’est-à-dire d’un geste volontaire des patriciens. La création du tribunat de la plèbe équivalait à un bouleversement des institutions traditionnelles idéales et de l’ordre de la cité, fondé sur les relations de clientèle. C’est pourquoi Ap. Claudius ne pouvait que demander la disparition du tribunat, puisque son exclusion de la recherche de la concorde dans la cité provenait des conditions mêmes de sa naissance380.

136Un autre texte reprend une argumentation très proche : il s’agit d’un extrait du De legibus dans lequel M. Cicéron fait exposer par son frère, Q. Cicéron, une critique du tribunat de la plèbe381. On retrouve dans ce texte l’idée d’une magistrature produite par la sédition et la violence. Surtout, les conditions de cette naissance expliquaient le caractère néfaste du tribunat de la plèbe : c’était un enfant difforme, qui aurait dû être exposé à la naissance. Que lui reprochait plus précisément Quintus ? D’avoir bouleversé l’ordre de la République, et lorsqu’il chercha des exemples, ce furent les Gracques qui lui vinrent naturellement à l’esprit382. Enfin la seule solution qu’il envisageait consistait, sur le modèle syllanien, à priver les tribuns de toute capacité positive et de les cantonner au droit d’auxilium383. Le discours d’Ap. Claudius chez Denys et celui de Q. Cicéron relevaient manifestement du même argumentaire développé depuis les Gracques dans certains cercles aristocratiques très hostiles aux populares. Selon ce discours, le tribunat, par suite d’une naissance par la sédition, ne pouvait conduire qu’à l’action des Gracques. Les tribuns de la plèbe ne pouvaient participer à construire et préserver la concorde, dont le Sénat devait demeurer le seul responsable.

137A priori, un passage de Denys semble faire exception. En effet, d’après ce dernier, en 491, un tribun de la plèbe prononça au Sénat un discours384 dont le principal objectif était de rétablir la concorde385. Plus précisément, il s’agissait, pour ce tribun nommé Decius, de persuader les sénateurs et Coriolan d’accepter le procès comitial que les tribuns voulaient intenter à ce dernier386. Au sein du collège des tribuns, Decius faisait figure de modéré, notamment par rapport à Sicinius387. Il se présenta d’ailleurs au Sénat afin de trouver un accord, alors que Sicinius et Coriolan agissaient selon une logique d’opposition frontale. L’argument de la concorde intervient à deux reprises dans ce discours. La première occurrence d’ὁμονοία dans le discours de Decius s’attaque au fond du problème : la concorde nécessitait que tous les citoyens fussent égaux devant la loi, c’est-à-dire que le peuple pût décider qui il voulait juger388. Les patriciens ne pouvaient se prétendre au-dessus de ce principe, c’était une question de liberté. Decius faisait de l’instauration du procès tribunicien une condition de l’expression de la liberté du peuple, dont nous avons vu que, chez Cicéron, elle caractérisait le régime républicain et justifiait l’existence du tribunat de la plèbe, et dont, chez Tite-Live, la reconnaissance par la noblesse constituait une condition de la concordia389.

138Plus loin, Decius entendit montrer que Coriolan avait porté atteinte à l’accord (ὁμολογία) d’unité (ὁμονοία) entre les tribuns et le Sénat390 : il faisait ici référence à l’accord qui avait permis de remédier à la sécession de la plèbe, qui se terminait effectivement chez Denys comme chez Tite-Live par l’établissement d’une nouvelle concordia391. Decius dénonçait un discours de Coriolan, dans lequel celui-ci appelait les sénateurs à ne pas respecter cet accord392. Coriolan justifiait cette position en affirmant que les tribuns avaient eux-mêmes violé cet accord, en utilisant le pouvoir tribunicien non pour défendre, mais pour renverser le gouvernement établi. D’après lui, donc, l’accord portait uniquement sur le droit d’auxilium des tribuns. Ceux-ci, en contrôlant les assemblées et l’action des magistrats, avaient outrepassé les termes de l’accord et donc brisé celui-ci393.

139Mais dans le récit de ce débat, qui se déroulait, il faut y insister, au Sénat, l’un des moments les plus intéressants fut sans doute la réponse à ce discours tribunicien. À cet avis modéré, Denys choisit d’opposer le regard le plus intransigeant, celui d’Ap. Claudius Inregillensis, consul en 495. Ce discours comporte trois parties : premièrement, les concessions acceptées par les sénateurs en faveur de la plèbe avaient conduit celle-ci à privilégier la violence et l’injustice dans une logique de confrontation systématique avec le Sénat et les magistrats394 ; deuxièmement, lors de la sécession de la plèbe, le tribunat n’avait été doté que du droit d’auxilium, et il n’avait jamais été question de créer un droit pour la plèbe de juger les patriciens395 ; enfin le Sénat devait refuser d’entendre les arguments de Decius qui n’était qu’un tribun, le choix contraire impliquant le renversement de la République dirigée par le Sénat396.

140Cette dernière partie du discours répondait directement à celui de Decius. Sur cette partie du discours, observons d’une part que le terme ὁμονοία lui-même était absolument nécessaire. Puisque Decius l’avait utilisé, Ap. Claudius, réfutant son argumentation, ne pouvait faire l’économie du mot. Une partie de son discours devait porter sur la concorde, puisque son adversaire s’était placé sur ce terrain. D’autre part, le mot était inattaquable. Au moment de critiquer le point de vue de Decius, même le patricien le plus important et le plus intransigeant, Ap. Claudius, ne pouvait se permettre de refuser cet objectif et devait accepter, lui aussi, de faire de la concorde le but de son discours. Par conséquent, sur ce terrain politique que son adversaire l’avait contraint à occuper, Ap. Claudius ne pouvait attaquer le point de vue de Decius que sur le plan de sa légitimité à en parler.

141D’après Appius Claudius, le tribun « a entrepris de montrer quelle excellente chose était la concorde [ὁμονοία], et terrible la sédition, et que, si nous prenions soin du peuple, nous vivrions dans la concorde [ὁμονοία]397 […] ». Ce à quoi il répondait que Decius était jeune, qu’il commençait sa carrière398, qu’il était tribun de la plèbe. Claudius s’adressait aux sénateurs, dont les plus importants étaient vieux, avaient passé leur vie au service de l’État et fait la grandeur de cette cité. Et c’était à eux que Decius entreprenait d’expliquer comment établir la concorde399. La vieillesse, les charges publiques, les ancêtres établissaient cette légitimité qui, pour Ap. Claudius, n’appartenait qu’aux patriciens. Le discours de Decius constituait donc une tentative de renversement de l’ordre traditionnel de la République. Or ce renversement de l’ordre, défini par la prééminence du Sénat, était également au cœur des deux arguments précédents : les concessions faites par le Sénat devaient être abolies car elles relevaient non de sa volonté, mais de la pression exercée par les tribuns sur la haute assemblée ; le tribunat de la plèbe ne devait posséder qu’un droit négatif, celui de contrer les abus de pouvoir des magistrats, et non celui de porter atteinte au pouvoir du Sénat et des magistrats. L’argument de l’âge est d’autant plus remarquable qu’il entrait en résonance avec la description du compromis obtenu au Sénat après le discours de Decius400. Ce compromis prévoyait que le procès de Coriolan aurait bien lieu, mais après l’avis du Sénat sur la question. Puis les sénateurs votèrent : d’abord les plus vieux (πρεσβύτατοι) et les plus honorés (ἔντιμοτατοι) des ex-consuls, appelés dans l’ordre coutumier (εἰωθότα ϰόσμον), puis ceux qui leur étaient inférieurs, enfin les plus jeunes (νεώτατοι), qui ne parlèrent pas car cela aurait été honteux (αἰσχύνης), un jeune ne pouvant être plus sage (σοφώτερον) qu’un plus vieux, soutenaient l’opinion des ex-consuls. Denys décrit ainsi une situation opposée non seulement à celle voulue par les tribuns de la plèbe, mais également à celle qui prévalait dans l’entourage de Coriolan, puisque ce dernier était soutenu par de jeunes patriciens, contre les plus vieux401. Denys décrivait ainsi le passage d’une situation chaotique au déroulement ordonné de la prise de décision dans le cadre sénatorial.

142Denys, à travers le récit du procès de Coriolan, relatait le processus politique par lequel l’ordre qui fondait la République avait été rétabli. Les jeunes autour de Coriolan et les tribuns sont tour à tour désignés comme les responsables de la στάσις, leur comportement portant atteinte à la supériorité du Sénat. Mais la description du vote par Denys démontre que cette perturbation de l’ordre par l’intervention des jeunes du parti de Coriolan était résorbée. Ap. Claudius, dans sa réponse au discours de Decius, portait alors le fer à l’endroit où demeurait la seule atteinte à l’ordre des institutions : le pouvoir tribunitien, forcément entre les mains de citoyens encore jeunes, que ces derniers prétendaient ériger en pouvoir concurrent de l’imperium des consuls et de l’auctoritas du Sénat.

143Selon le point de vue d’Ap. Claudius, la recherche de la concorde relevait d’un horizon commun aux membres du Sénat. Decius, par un discours concordiae causa, avait tenté de parler d’égal à égal avec les patriciens et de s’intégrer ainsi à la classe dirigeante, en soumettant la parole d’un tribun à cet impératif. La portée politique de son discours résidait, en dehors des arguments utilisés, dans sa volonté d’occuper, avec le patriciat, ce lieu symbolique. Claudius lui dénia le droit de parler de concorde : il lui signifiait son refus d’occuper ce lieu avec un simple tribun de la plèbe. Ce texte ne constituait donc pas une exception au principe dionysien selon lequel la concorde relevait de la politique du Sénat, mais une sorte d’exemple de l’incapacité foncière des tribuns, aux yeux des grands aristocrates, à parler et agir en faveur de la concorde.

♦ Conclusion

144Tite-Live et Denys d’Halicarnasse nous ont donc transmis, à travers ces récits du conflit patricio-plébéien, les débats qui eurent lieu, à partir des Gracques, sur la nature et les pouvoirs du tribunat de la plèbe, ainsi que sur les comportements de certains tribuns. Le débat se focalisait autour d’une alternative : le tribunat était-il le produit d’un rapport de force établi par la plèbe à son avantage au détriment du patriciat, c’est-à-dire de l’aristocratie, ou d’une négociation entre les deux groupes de citoyens ? Dans le premier cas, le tribunat était cet enfant difforme, parce que créé par la sédition, pour la sédition et par le renversement de l’ordre traditionnel de la cité ; cette naissance expliquait de plus que les tribuns aient ensuite, toujours par la menace et la violence, réussi à étendre leurs pouvoirs au-delà de l’auxilium accepté à l’origine par les patriciens ; enfin, tout cela justifiait que les tribuns fussent exclus de toute légitimité à parler de concordia, cette responsabilité étant l’apanage du Sénat. Dans le second cas au contraire, la négociation entre les deux groupes de citoyens avait conduit à la concordia. Cette version de la sécession de la plèbe menant à la concorde relevait d’une vision plutôt popularis, dans la mesure où elle refusait de jeter l’opprobre sur la naissance du tribunat et tendait à justifier certaines méthodes tribuniciennes depuis les Gracques402.

Conclusion de la seconde partie

145Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu que les exemples de concorde entre magistrats supérieurs dans la première moitié du ii^e siècle, mais également le procès des Scipions étaient relatés comme autant de démonstrations de la capacité de la classe dirigeante à résoudre les conflits en son sein, sans avoir à solliciter l’avis du peuple pour trancher ces différends.

146De manière générale, la fin du metus hostilis et les événements des tribunats des Gracques conduisirent, d’après les auteurs de la fin de la République, à la mise en cause de ce modèle. Les deux événements furent analysés comme l’origine de la rupture de la concorde au sein de la classe dirigeante romaine, dans la mesure où ils impliquaient l’un comme l’autre de profonds changements de comportement de la part des aristocrates. La disparition du metus hostilis, d’après certains auteurs, les conduisit à rechercher les honneurs pour s’enrichir et pour poursuivre leur carrière, au détriment de l’intérêt du peuple et de la cité en général. L’adoption de ces comportements immoraux conduisait à la discorde, puisque l’empire et les magistratures devenaient les objets de conflits violents entre les aristocrates, et entre les citoyens dont ils s’étaient fait une clientèle. Selon d’autres traditions, les Gracques cherchèrent à imposer leur législation, au mépris de la collégialité des magistratures et de l’auctoritas du Sénat. Ces changements, qui portaient atteinte aux critères traditionnels de la légitimité de l’aristocratie, aboutirent à une crise morale et politique, lorsqu’ils ne purent régler leurs différends que par la violence, ou en établissant le peuple seul juge de leurs désaccords. La capacité à établir ou maintenir l’accord entre les sénateurs, et plus précisément entre les sénateurs de même rang, c’est-à-dire des égaux, se trouvait relégués au second plan, derrière la captation du suffrage populaire et l’enrichissement dans la carrière des honneurs.

147Mais en s’appuyant sur le peuple contre la majorité sénatoriale, les Gracques avaient de fait rompu avec la conception d’un État dirigé par un Sénat structuré autour de la concorde des principes. La victoire des conservateurs du Sénat en 121 conduisit donc logiquement à l’idée que cette concorde ne devait pas englober l’ensemble de l’ordre sénatorial. La construction du temple de Concordia par le consul Opimius, après qu’il eut mené la répression contre C. Gracchus et ses partisans, démontrait la volonté d’une majorité au Sénat d’affirmer que la concorde ne pouvait être rétablie qu’en considérant comme des ennemis certains de ses membres et leurs partisans. Il s’agissait donc de rétablir la concorde au sein d’un Sénat expurgé de ceux qui s’en étaient exclus par leur comportement. Ce point de vue conservateur, qui faisait porter la reponsabilité des conflits civils sur les tribuns, imprégna profondément l’annalistique postgracchienne. En effet, d’après Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, l’instauration ou la restauration de la concorde au début de la République relevait, dans la plupart des cas, d’un modèle dans lequel la haute aristocratie sénatoriale établissait un rapport direct avec la plèbe, alors que les tribuns étaient au contraire désignés comme des fauteurs de discorde. Les annalistes de la fin de la République soumirent ainsi l’histoire des débuts de la République aux questions soulevées par l’épisode des Gracques, principalement celles du rôle des tribuns de la plèbe dans les conflits civils de leur époque et de la nécessité de la prééminence du Sénat dans la restauration de la concorde.

148Ces analyses furent donc en grande partie rétrospectives. Certes, les conditions nouvelles de l’impérialisme romain après la seconde guerre punique suscitèrent des débats au sein de l’aristocratie. Mais ces débats ne concernaient aucunement, ou très peu, puisque les sources manquent, les éventuelles conséquences de cet impérialisme sur la concorde au sein de la classe dirigeante romaine. Les tribunats des Gracques furent perçus par les contemporains comme une crise majeure, mais qui sembla s’achever par la victoire des conservateurs et la restauration de la concorde par le Sénat et le consul Opimius. Ce sont les sources datant des guerres civiles qui, recherchant dans le passé les causes de ces dernières, assignèrent à ces deux événements, la fin du metus hostilis et les tribunats des Gracques, cette fonction de matrice des conflits civils du i^er siècle. Ils en firent les causes majeures de la rupture de la concorde au sein de la classe dirigeante romaine, et, par conséquent, l’origine des débats qui se développèrent, au i^er siècle, aussi bien dans l’annalistique que dans la rhétorique, et même, nous allons le voir, dans certaines représentations figurées, autour des conditions de la concorde, de son rétablissement ou de sa rupture.