Étude topo-historique sur l’ancien îlot de Saint-Jean de Latran à Paris

1La « landschaftique », on le sait, se propose avant tout comme objectif de restituer les paysages disparus, que ce soit en recourant au dessin, à la gravure, au lavis d’architecte, à la construction de maquettes, à l’image informatique, voire à la reconstruction pure et simple, en « grandeur nature ». Ce dernier cas s’est surtout rencontré quand il s’agissait de sauver de la ruine ou d’une disparition totale des monuments gravement endommagés, et dont l’intérêt architectural, sentimental, national exigeait d’entreprendre une véritable réplique de ce qui avait existé auparavant : c’est ce que Viollet-Le-Duc avait entrepris, non sans quelques excès, au château de Pierrefonds ; plus tard, cette démarche inspirera la restauration d’un monument comme le trophée romain de La Turbie, dans l’actuel département des Alpes-Maritimes. D’autres iront plus loin, en s’attaquant cette fois à tout un ensemble de constructions entièrement ou partiellement détruites : c’est ce que le gouvernement polonais et celui de l’ex-R.D.A. ont voulu faire – et ont réussi – après la Seconde Guerre Mondiale, l’un pour la Place du Vieux-Marché à Varsovie, l’autre pour le remarquable ensemble du Zwinger, à Dresde.

2En France, dès qu’il s’agit de retrouver le passé à un moment donné, la reconstruction d’un ancien quartier totalement disparu (ou seulement d’un pâté de maisons) est un art moins pratiqué que pour un bâtiment unique ou un monument bien isolé. Néanmoins, pour prendre un exemple parisien, une belle occasion a été perdue lorsque, naguère, l’École Polytechnique a été « délocalisée » à Palaiseau, laissant ainsi une vaste surface libre en plein Quartier Latin. Des responsables imaginatifs ou seulement soucieux du patrimoine national, peut-être doués d’un petit grain de folie créative, auraient pu mettre à profit les circonstances pour entreprendre une restitution in situ et « grandeur nature » de tout le secteur concerné tel qu’il se présentait à la fin du XVIII^e siècle, c’est-à-dire à une époque où se trouvaient encore sur cet emplacement non seulement le collège de Boncourt (certes partiellement conservé aujourd’hui), mais aussi le collège de Tournai – créé vers 1283 – et surtout, l’illustrissime collège de Navarre, remontant au début du XIV^e siècle, reconstruit pour l’essentiel sous Louis XV.

3S’il est interdit à l’historien de rêver, celui-ci peut au moins se réfugier sur les terres plus sûres de l’érudition locale traditionnelle. C’est dans cet esprit qu’est proposée cette modeste « Étude topo-historique sur l’enclos Saint-Jean de Latran ». Au sens strict du terme, il ne reste plus rien aujourd’hui de l’ancienne commanderie du même nom, dont on pouvait retrouver jusqu’au milieu du XIX^e siècle des vestiges importants sur le versant septentrional de la Montagne-Sainte-Geneviève. Et si, en jouant sur les mots, on identifie son « enclos » et le pâté de maisons sur lequel cette commanderie se trouvait, il faut reconnaître que, de toute façon, il n’en reste tout au plus que six maisons sur le côté est de la rue Saint-Jacques et deux autres sur le côté du boulevard Saint-Germain qui représente ce qui subsiste du bord méridional de l’ancienne rue des Noyers.

4Délimité par les rues Saint-Jacques, des Noyers, Saint-Jean de Beauvais et Saint-Jean de Latran (celle-ci correspondant à l’actuelle chaussée supérieure de la place Marcellin-Berthelot, devant le Collège de France), cet ensemble assez complexe d’habitations médiocres, de passages étroits, de jardins exigus, de bâtiments ecclésiastiques et hospitaliers figurait un quadrilatère de quelques 145 mètres sur 123, couvrant donc une superficie d’environ 1 hectare 78. Quartier à part, l’enclos formait comme une petite ville dans la grande, une unité particulière qui, sous l’Ancien Régime, avait son seigneur propre (le Commandeur dit « de Latran »), sa juridiction, ses franchises, plus spécialement une sorte d’exterritorialité qui permettait à bien des mauvais garçons d’y narguer tout à loisir l’autorité du Prévôt et à des artisans non-maîtres d’y travailler sans avoir à subir le contrôle ou à dépendre du monopole des divers corps de métiers.

5C’est vers 1158 que des Frères Hospitaliers de Saint-Jean se seraient installés en cet endroit. Ils firent bientôt construire, nous dit Du Boullay, « un hôtel, une église et une tour à quatre étages, de forme carrée ; l’hôtel devait servir d’habitation au commandeur de l’ordre ; l’église […] était ouverte au commun des fidèles ; la tour, s’il faut en croire une tradition assez répandue, était réservée aux pèlerins venant d’Asie Mineure, qui demandaient l’hospitalité… »

6« …L’église », écrit de son côté Hippolyte Cocheris, éditeur de l’abbé Lebeuf, « était formée d’une grande nef, séparée du chœur par une balustrade en bois… ». Un autre auteur ajoute : « …Fenêtres étroites en ogive simple, colonnettes en faisceaux reposant sur des consoles, chapiteaux dont le feuillage ne se détache pas de la masse, voûtes ogivales croisées de nervures rondes, clefs ouvragées, dont une représente l’image de l’Agneau de Dieu… Près de l’entrée de la nef, au nord, Frère Gilbert Ponchet, Commandeur de Montdidier, qui est mort en 1419, fonde l’élégante chapelle de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle… »

7Quant à l’auteur anonyme de l’Itinéraire archéologique de Paris, son témoignage est d’autant plus précieux qu’il précède immédiatement la destruction de l’enclos : « …[Son] entrée principale », précise-t-il, « s’ouvrait en face du Collège de France. Les bâtiments les plus notables […] étaient la Grange aux Dîmes, le Logis du Commandeur, la Tour, l’église et le cloître.

8La Grange aux Dîmes, curieuse construction du XIII^e siècle, couverte de voûtes ogivales à nervures croisées, et partagée en deux nefs par un rang de colonnes monostyles, se trouvait placée sur le côté méridional, vers la Place de Cambrai. Depuis bien des années, des épiciers, des marchands de vins, des vendeurs de peaux de lapins emplissaient ces vieilles galeries, où chacun s’était fait un gîte de plâtre et de bois… »

9En effet, quand écrit notre témoin – sous le Second Empire –, il y a longtemps déjà qu’a commencé l’affreuse déchéance de Saint-Jean de Latran et de son enclos. La Commanderie avait été supprimée dès 1790 ; le lieu de culte avait été fermé en 1792. L’ensemble fut vendu par morceaux, en particulier lors des grandes adjudications du 17 germinal an XII (7 avril 1804) et du 21 août 1812. En 1823, l’église perd son abside, qui avait été reconstruite en style gothique à la fin du Moyen-Âge. L’année suivante, ce qui reste de la bâtisse sert d’école pour les très jeunes enfants.

10Dès les premières années du règne de Napoléon III, tout le secteur fut compris dans le périmètre des destructions qui, avec le percement de la rue des Écoles, devaient permettre le « dégagement » du Collège de France, le tracé de nouvelles voies (la rue de Latran en 1852, la rue Thénard en 1855, la partie est de la rue du Sommerard en 1856) et, à l’exception des quelques rares immeubles déjà cités, la reconstruction d’un nouveau quartier, d’ailleurs affligeant de tristesse et de banalité : pour mieux s’en convaincre, ne suffit-il pas de s’y promener aujourd’hui ?

11L’affaire commença véritablement en 1854. En novembre est abattu tout particulièrement l’ancien donjon ou la « Tour », qu’on appelait depuis quelques années la « Tour Bichat », du nom de Xavier Bichat, le célèbre médecin, car celui-ci y avait installé un laboratoire vers 1800 : ce bâtiment, ajoute un contemporain, « avait la forme d’un parallélogramme, plus développé dans un sens que dans l’autre… » [ce qui semble assez normal pour un parallélogramme !]. « Son élévation comprenait quatre étages, les trois premiers voûtés en pierre, avec colonnes engagées dans les murs ; le quatrième couvert en charpente. L’architecture belle et simple, la forme des nervures, le style des bases et des chapiteaux annonçaient une construction du temps de Philippe-Auguste… »

12Le reste du secteur ne disparaîtra pas aussi vite : l’irremplaçable Recueil des Réserves Domaniales du géomètre Auguste Bernard (Paris, 3^e édition, 1897) mentionne des jugements d’expropriation d’avril 1858, d’août 1860, et, à la veille de la guerre franco-allemande de 1870, un document iconographique montre que cette entreprise de démolition-reconstruction n’était pas encore achevée.

13Aujourd’hui un grand effort d’imagination est nécessaire pour retrouver au moins les quatre angles du quadrilatère, tels qu’ils pouvaient se présenter en 1850. Évidemment la tâche est plus délicate encore en ce qui concerne l’aspect intérieur de l’îlot et la disposition des masses. Par chance, nous avons conservé un nombre assez considérable de représentations iconographiques du début ou de la première moitié du XIX^e siècle, ainsi que bien des témoignages sur l’état des démolitions à tel ou tel moment. En outre, le côté oriental de la rue Thénard correspond presque exactement au plan vertical de l’ancienne façade de l’église. Autant de données qui permettraient éventuellement au « landschafticien » de pratiquer quelques-unes des techniques les plus simples de sa spécialité, telles que des « réinsertions » et autres « écartèlements ». Il est en revanche beaucoup plus difficile de retrouver dans la réalité actuelle d’autres éléments disparus, à moins de recourir aux ordinaires superpositions de plans, voire aux non moins classiques maquettes de restitution.

14Quant à redécouvrir l’atmosphère, les bruits, les odeurs, les impressions physiques éprouvées par celui qui, vers 1720 ou 1820, s’aventurait dans ce secteur, il s’agit évidemment là d’un tout autre problème….

Fig. 2. Plan parcellaire de l’îlot Saint-Jean de Latran, premier tiers du XIX^e siècle. AN, F 3196, quartier Saint-Jacques 19.

Fig. 4. La façade de l’église Saint-Jean de Latran sur la nouvelle rue Thénard, vers 1856, peu de temps avant sa démolition (dans le fond, de France). BNF, Estampes.

Fig. 7. Le côté est de la Tour Bichat, après les premières démolitions de 1854 (le clocher du fond est celui de Saint-Germain des Prés). BNF, Estampes.