1Les recherches consacrées tant au processus de mise en place des faunes actuelles qu’aux relations Homme/Animal et aux effets des activités anthropiques sur le devenir des espèces animales, ont connu ces dernières années un développement significatif, comme le souhaitait Robert Delort2.

2C’est là un immense champ d’étude largement inscrit dans l’interdisciplinarité : comment comprendre, en effet, l’évolution de la faune médiévale sans prendre en considération des éléments aussi différents que le climat, le couvert végétal et les structures du peuplement ? Cela suppose de mettre en œuvre des sources fort diverses, relevant tant des sciences de la Nature que des sciences de l’Homme, chacune ayant sa logique propre, aucune ne pouvant prétendre à être dominante.

3Dans cette perspective globalisante, se trouve (re)posé le problème de la place de la documentation écrite, de la validation de ses apports. Les travaux consacrés aux représentations et aux savoirs, aux sensibilités à l’égard des différentes espèces animales, ont montré toute la richesse de l’exploitation des textes littéraires ou didactiques3. En regard, la masse considérable de documents comptables et réglementaires semble bien négligée ; elle est pourtant susceptible d’éclairer la présence et l’utilisation des animaux, en particulier sauvages, difficiles à appréhender par d’autres voies4. À titre d’exemple, nous nous attacherons aux comptabilités des Valois de Bourgogne, particulièrement à celles, plus détaillées, de Philippe le Hardi, pour pénétrer le monde des oiseaux5.

4Disposant d’un important domaine en eaux et forêts, les ducs en tirent d’appréciables revenus, en exploitent les ressources faunistiques, en décident aussi le remodelage en éliminant les prédateurs. Selon leur degré d’utilité et de concurrence avec l’homme, les rapaces se perçoivent comme oiseaux « nobles » (faucon, épervier, autour) parce qu’utilisés pour la chasse aristocratique, ou oiseaux « ignobles » (aigle, busard) parce que dévastant les étangs et rangés parmi les espèces à détruire au même titre que le loup ou la loutre. Dans l’un et l’autre cas, les captures impliquent des dépenses que les administrateurs ducaux doivent justifier : à côté de la somme allouée pour la capture, est développée l’identité du piégeur et indiquée la qualité de l’oiseau surtout si ce dernier est un rapace de chasse ; le lieu et le moment de la prise sont mentionnés plus épisodiquement.

La tenderie aux oiseaux de chasse

5Jusqu’à ces dernières années, la reproduction des rapaces en captivité ne pouvant être obtenue, force était d’aller les chercher dans la nature pour continuer à pratiquer la chasse au vol. C’est en utilisant les services de « tendeurs » ou piégeurs que la volerie ducale s’en procure au XIV^e siècle. Les captures s’effectuent toujours dans « les tendues de monseigneur », ce terme devant désigner à la fois le terrain où sont posés les pièges, les pièges eux-mêmes et le droit de jouissance exclusif sur ce bien. Les comptes ne les décrivent pas. Quelques très rares fois cependant, comme en 1378, le compte du receveur de la gruerie d’Auxois et Montagne précise que les prises d’éperviers ont été effectuées « aux filiez appeliez roiz »6. Sur le terrain, les lieux ne sont pas irrémédiablement fixes, les rapaces ne réoccupant pas nécessairement d’une année à l’autre les mêmes aires. Ils sont cependant circonscrits dans l’espace, repérés comme lieux de nidification potentielle, ce qui laisse supposer que les types d’habitat et les modes de vie des oiseaux sont bien connus. Les « tendues » et leurs habitants sont surveillés et, comme les autres biens du domaine ducal, contrôlés périodiquement « par un visiteur des tendues de monseigneur ou un maistre des tendues » dont les gages annuels s’élèvent à 10 livres tournois et 1 muid d’avoine dans la seconde moitié du XIV^e siècle. Cette charge est remplie généralement par le maître-fauconnier, quelquefois par un capitaine châtelain comme en 1388, Guillaume de Champlite, alors châtelain d’Argilly.

6Les « tendues » sont situées dans les deux plus grandes zones boisées du duché : le Châtillonnais et le Val de Saône.

7Dans le Châtillonnais, c’est le long de la haute vallée de la Seine, à Villiers-le-duc, Maisey, Aisey ou encore Villaines-en-Duesmois que sont installées les tenderies. Dans le Val de Saône, celles-ci s’échelonnent le long des méandres de la rivière depuis Auxonne et La Perrière jusqu’aux environs de Châlon, à Verjux et Varennes Saint-Loup (voir carte). Les documents la donnent comme la zone par excellence de la capture puisque plus de 85 % des oiseaux de chasse y ont été piégés. Sa richesse n’a rien pour étonner car elle correspond à l’itinéraire de migration du couloir Saône/Rhône emprunté par une grande partie des passereaux migrant vers le Sud et donc suivis par leurs prédateurs, les rapaces diurnes7. Densément boisée, comprenant à la fois de vastes massifs de « haulte forest » de chênes et de hêtres, une multitude de « buissons », boqueteaux et bosquets mais aussi des espaces découverts, régulièrement inondée et parsemée d’étangs, la région est un réservoir de nourriture de premier ordre et offre les biotopes les plus favorables à cette catégorie d’espèces8.

8Entre 1353 et 1404, 363 oiseaux de chasse – autour, épervier et faucon – ont été capturés dans le duché. C’est un chiffre minimum car les comptes présentent des lacunes ou ne fournissent pas de dénombrement, n’enregistrant alors que la seule existence de la capture, et quelquefois des années après : en 1356-57, un écu est payé par le gruyer a « lespriveteur de Villers […] pour une nyché desprivers et de moichoz par lui appourtez9 » ; et en 1374-75, le receveur des deniers de la gruerie Auxois-Montagne paye deux francs « a Guillaume Le Cieux demorant a Annol pour son saleire davoir pris par plusieurs années passées des esperviers pour mondit seigneur… »10.

9Le piégeage ne s’exerce pas indifféremment sur tous les rapaces susceptibles d’être affaités pour la chasse.

10Le plus discret dans nos sources est l’autour des palombes (Accipiter gentilis), oiseau de bas-vol devenu rare mais se rencontrant alors dans toute l’Europe. Douze individus seulement ont été piégés sur les 50 ans considérés ici. Son apparition est limitée, toujours dans les mêmes bois de La Perrière. Une seule fois, on trouve cette espèce dans le Châtillonnais mais par la formulation du compte, « un oysel appelley oitheur pris tout vif », le rédacteur montre assez son peu de familiarité avec cette espèce, preuve qu’il ne devait guère en voir11.

11L’épervier (Accipiter nisus) devait être partout très fréquent même si les comptes le montrent essentiellement piégé dans le Châtillonnais. La Bourgogne, où alternent bois et espaces découverts, constitue un excellent habitat pour ce rapace, encore couramment rencontré au XIX^e siècle12. Au temps des ducs Valois, une volerie lui est réservée au château de Villainesen-Duesmois13. Mais l’administration ne s’applique guère à décompter systématiquement les captures14 de cet oiseau qu’elle juge peut-être bien commun. On sait qu’il fait également l’objet d’un marché local, notamment à Vézelay au moment de la foire de la Madeleine. Là, le receveur de la gruerie du bailliage d’Auxois et Montagne fait régulièrement acheter au cours des années 1370, des éperviers qui alimentent les dons du duc15.

12C’est sur les falconidés, la plupart du temps de passage dans notre région et, sans doute de ce fait, plus prestigieux, que se concentre le piégeage : 272 ont été pris au cours de la période étudiée, ce qui donne une moyenne annuelle d’un peu plus de 5 individus, masquant il est vrai de très fortes variations : le nombre des prises s’élève à 21 faucons en 1375-76, à 23 en 1378-79.

13L’identification ornithologique des espèces présentes dans le duché au XIV^e siècle ne semble guère possible, les oiseaux étant le plus souvent désignés sous le terme générique de faucon. Quelques données suggèrent cependant l’existence de deux « sortes » de falconidés.

14La première est qualifiée de « gentil » : elle est citée 70 fois dans nos documents entre 1353 et 1404. Cette dénomination médiévale recouvre sans doute le taxon Faucon pèlerin (Falco peregrinus) qui est attesté encore aujourd’hui dans la plus grande partie de l’Europe, notamment en Bourgogne : un faucon capable de chasser les gros oiseaux16.

15Plus étonnante à première vue est la seconde : le Faucon lanier (Falco biarmicus), cité 31 fois, est aujourd’hui un oiseau méditerranéen, ne se rencontrant qu’en Sicile, en Sardaigne et en Italie du Sud. Modification écologique ? L’espèce aurait-elle été alors plus répandue en Europe, comme certains auteurs le pensent17 ? Si on considère que ses conditions de vie ne se sont pas modifiées, l’hypothèse d’une nidification du Faucon lanier dans notre région à la fin du Moyen Âge est peu probable : cette espèce ne pouvait trouver, en Bourgogne, le climat relativement chaud qui lui convient18. Confusion avec des individus en plumage juvénile d’autres espèces dont la présence est attestée dans la région ? Elle pourrait s’opérer avec le Faucon hobereau, l’Émerillon ou encore le Faucon crécerelle dont Buffon disait qu’il était l’oiseau de proie le plus répandu en Bourgogne. Variation sémantique du terme ? Le qualificatif de « lanier » marque aussi, au Moyen Âge, l’incapacité de certains rapaces à chasser des oiseaux de rivière plus grands que les canards (ou « anes » en ancien français)19.

16C’est au maître des tendues que sont le plus souvent remises les prises, quelquefois à l’un des fauconniers du duc qui s’occupera alors de dresser les oiseaux pour la chasse. Dans tous les cas, la remise doit donner lieu à un examen attentif du rapace car son prix en dépend.

17C’est ainsi que nos documents s’intéressent quelque peu au sexe des oiseaux. 24,2 % d’entre eux (88 sur 363) sont enregistrés comme étant des mâles : ils sont dits « tiercelet » (de faucon ou d’autour) ou « mouchet » (d’épervier). Un tiers plus petit que la femelle, le mâle ne pouvait pas ne pas être identifié comme tel par les piégeurs qui se révèlent aussi capables de le distinguer adulte ou juvénile. Cette ratio est-elle représentative de la population piégée, la majeure partie étant alors composée de femelles ? Aucun intérêt particulier en fauconnerie, aucune facilité différentielle du piégeage ne justifie a priori cet écart qui semble, en l’état actuel, plutôt résulter de la plus ou moins grande précision de l’enregistrement des captures.

18C’est surtout l’âge, élément déterminant de la réussite de l’affaitage, qui retient l’attention : l’âge de 69,4 % des oiseaux (252 sur 363) est ainsi connu.

19L’écrasante majorité des faucons et des autours pour lesquels l’indication de l’âge est donnée, est constituée d’individus jeunes ou « sors » : respectivement 75,7 % (156 sur 206) et 83,3 % (5 sur 6). La proportion est un peu moins élevée chez les éperviers : 50 % sont des « nyais des haies de juing » ou « branchiers », commençant à voleter de branche en branche, en somme des oiseaux de l’année20. C’est au cours de leur première année de vie que la plupart des oiseaux sont pris, comme le recommandent d’ailleurs tous les ouvrages de volerie occidentaux21. Les chances de réussir l’affaitage d’un jeune sont en effet bien plus grandes qu’avec un adulte.

20Si la mue a eu lieu en liberté, le faucon est dit « mué de haye ». Mais les tendeurs médiévaux, en bons observateurs, distinguent plus précisément encore celui qui n’a fait qu’une seule mue – « mué de haye tenant du sor » – de celui qui, adulte, a mué plusieurs fois : « mué », volans ou « hagard ». Vingt-huit faucons (13,5 %) relèvent de la première catégorie, vingt-deux faucons (10,6 %) et un autour (16,6 %) de la seconde.

21Outre une préférence utilitaire, ce piégeage sélectif se trouve facilité par le comportement biologique des oiseaux. Les jeunes rapaces étant moins expérimentés, ils sont plus facilement capturés. De plus, en ce qui concerne les falconidés, ce sont, dans nos régions, des populations hivernantes : les jeunes sont donc plus nombreux, les adultes, notamment des faucons pèlerins, migrant beaucoup moins vers le sud.

22Comme le laisse deviner la composition par âge de la population piégée, les tendeurs doivent exercer leur activité à des moments précis de l’année. Seulement, nos documents ne permettent pas de saisir directement ces temps de chasse. Rares, en effet, sont les rédacteurs qui enregistrent la date exacte de la prise, les oiseaux n’apparaissant dans les comptes que parce qu’ils sont « délivrés » au duc ou à la duchesse par l’intermédiaire de leurs fauconniers. Un temps de latence peut exister entre la prise et la remise au duc, comme en témoigne cette indication, certes isolée, rencontrée dans le compte du receveur général de l’année 1384-1385 : la somme de 24 florins est due « a Huguenot Coillenot pour un tiercelet gentil sor et ung lanier sor pris par lui es tendues de mondit seigneur a Labergement au mois de novembre (1384)… pour un faucon gentil sor pris par lui es dites tendues au mois de decembre ensuivant… pour II autres faucons gentilz sors pris par lui en ycelles tendues au mois de fevrier apres ensuivant… Lesquelx tiercelets faucons et lanier, ledit Huguenot bailla et delivra a Guillaume de Champlite escuier, capitain chatelain dargilly et maistre des tendues de mondit seigneur… le XXIIII may (1385) »22.

23Si les remises s’échelonnent tout au long de l’année, on note toutefois une concentration entre octobre et fin mars, plus particulièrement entre novembre et janvier, soit entre la migration d’automne et la reproduction qui a lieu à partir de la fin de mars jusqu’en juillet. Elles doivent refléter peu ou prou le temps d’activité des tendeurs car leur intérêt bien compris est de ne pas empêcher ou perturber la nidification et la ponte23. Cette périodisation doit globalement témoigner des temps de chasse. Elle s’accorde, en tout cas, avec le taux élevé de jeunes piégés : les fauconneaux, naissant entre les mois d’avril et de juillet, sont capturés avant leur première mue qui n’intervient pas avant le mois de mars de l’année suivante.

24Il reste que nos sources imposent des limites à la reconstitution des populations animales passées, car la capture reflète bien moins l’état des populations naturelles que la valeur sociale et symbolique accordée à tel ou tel des oiseaux de chasse : ce tableau des populations de rapaces est d’abord celui de la demande ducale. Celle-ci marque ses préférences en instaurant une hiérarchie des prix. Le plus cher est sans conteste le faucon sor dont la prise est payée 6 florins. Toutes les autres catégories ou espèces d’oiseaux sont nettement moins rémunérées : 3 fl. le faucon mué, comme le lanier sor et le tiercelet d’autour ; 10 sous tournois l’épervier. Quelques exceptions toutefois, demeurées sans explication : en 1367-68 un autour est payé 6 fl., comme un faucon mué de haye tenant du sor en 1372-73, 1378-79 et 1390-91.

La destruction des nuisibles

25La Bourgogne du XIV^e siècle abrite d’autres rapaces ne bénéficiant pas de la même sollicitude : les pilleurs d’étangs, mangeurs de poissons et donc jugés nuisibles.

26En un demi-siècle, 527 d’entre eux ont été éliminés. Cette évaluation peut être considérée comme largement représentative de la population effectivement détruite compte tenu du soin porté à l’enregistrement. Huit années seulement ne sont pas renseignées et la destruction de ces nuisibles étant récompensée par une prime, les administrateurs ducaux se montrent soucieux de limiter au maximum la fraude, de ne délivrer qu’à bon escient les primes : ne pas payer par exemple deux fois pour un même individu. Aussi la présentation de l’oiseau « vif », ou de sa patte droite, est-elle exigée pour que la récompense soit versée. Sur les lieux de la capture ou au siège de la châtellenie, les oiseaux sont tués en présence de témoins, des officiers ducaux dont le certificat fera foi auprès des comptables de la cour24.

27Les rédacteurs les appellent « grosse aigle », « aigle pescherece », « aufroie » ou « offraigne ». Plus encore qu’avec les oiseaux de chasse, la détermination spécifique de ces rapaces est malaisée, d’autant que pour les rédacteurs eux-mêmes, les distinctions ne sont pas évidentes : en 1380-81, le châtelain de La Perrière fait enregistrer la dépense de 10 sous dus à un oiseleur « pour une grosse aigle appelée offraigne »25. Certaines de ces désignations sont certes encore employées au XIX^e siècle : ainsi « aufroie » serait le nom commun sous lequel le Circaète Jean le Blanc (Circaetus gallicus) était connu dans la région26. Pour les autres, des identifications ont été tentées : au début de ce siècle, les catalogues et inventaires de la faune ornithologique bourguignonne assimilent la « grosse aigle » à l’Aigle royal (Aquila chrysaetos), « l’aigle pescherece » ou aigle pêcheur au Balbuzard fluviatile (Pandion haliaetus) fréquent sur la Saône et dans le voisinage des grands étangs au début du XIX^e siècle, ou encore « l’offraigne » au Busard des roseaux (Circus aeruginosus)27, plutôt rare aujourd’hui mais nichant encore assez ordinairement sur tous les étangs de la région dans les premières décennies du siècle dernier28. Ces désignations pourraient bien être interchangeables. Si elles n’autorisent pas une détermination ornithologique, du moins rendent-elles bien compte de la spécificité de l’activité des tendeurs et de leur savoir qui n’est sans doute pas partagé par tous les administrateurs ducaux. Ces derniers ne voient en ce genre d’oiseau, mâle ou femelle, jeune ou adulte, qu’un nuisible dont la destruction est récompensée par une prime s’élevant indifféremment à 5 s. t. par oiseau capturé. Ce qui explique aussi que nous ne disposions d’aucune information quant à la composition de ces populations.

28La description des modes de piégeage aurait peut-être permis de cerner davantage ces oiseaux mais ils ne sont pas explicités par nos documents : aucune indication sur l’existence et la nature de l’appât, seulement quelques rares mentions de filets29.

29Nous sommes mieux renseignés sur les lieux des captures. Pour 44,8 % de ces oiseaux, les comptes précisent, certes sommairement, le milieu dans lequel ils ont été piégés. Témoignant des habitats fréquentés par ces différentes espèces, cette donnée peut aider à les identifier. Les rapaces nuisibles peuvent être pris en forêt où des lieux de nidification d’aigle et d’« offraigne » ont été manifestement repérés : ainsi dans les bois de Champgilly non loin de l’étang du même nom30, dans ceux d’Argilly où en 1385 onze « aufraignes » sont « pris ou nyt sus es chaisnes » et en 1400 « III ailles pescherez en ung ny »31 ; de même dans la forêt de Villiers-le-duc en Châtillonnais32. D’autres sont piégés « sus les estangs », lorsqu’ils viennent se nourrir « en peschant le poisson » comme l’expliquent certains comptes. Les plus nombreux sont capturés « environ les estangs » notamment de La Perrière, de Grosbois, de Champgilly et de Borne : en fait dans les roselières naturelles ou les joncheraies plantées par les hommes33, là où il y a suffisamment de proies et sans doute peu de dérangement hormis celui entraîné par la présence des pêcheurs. Exceptionnellement, en 1377, la semaine avant « la nativité Saint Jehan baptiste », neuf « grosses aigles » sont prises par l’un des louvetiers plus près de la Côte, sur le finage de Prémeaulx34.

30En fait, le croisement espèces mentionnées/indications de lieux n’apporte aucune clarification, ne laisse apparaître aucune zonation particulière, aucun espace attaché à tel ou tel oiseau.

31Toutefois, si les administrateurs ducaux ne s’attachent guère à la description des rapaces nuisibles, ils se révèlent, en revanche, plus attentifs à noter le temps de leur chasse : pour 44,2 % d’entre eux nous connaissons le moment du piégeage. Et contrairement à ce que l’on a pu observer pour les autours, éperviers ou faucons, il n’est pas rare de trouver précisés le jour et le mois de la capture. Cette indication est d’autant plus précieuse que c’est en fait le seul élément pour tenter de distinguer entre les espèces et saisir les modalités du piégeage. Les « grosses aigles » se piègent toute l’année, certes avec quelques temps forts : en octobre et novembre quand sont effectués les travaux de réparation et de rempoissonnement des étangs, en mars au moment de la pêche de Carême et surtout en mai-juin. Leur présence continuelle milite en faveur de l’identification proposée : l’Aigle royal (Aquila chrysaetos) est en général sédentaire. En revanche, les « aufroies » et « offraignes », très peu nombreux voire absents des tableaux de chasse automnale et hivernale, sont pris essentiellement au cours des mois d’été : 90 % des individus sont capturés entre mai et août. Ce sont donc des populations migratrices qui, après avoir passé l’hiver plus au sud, reviennent nicher dans nos régions, ces indications concordant avec ce que l’on connaît des mœurs du Circaète et du Busard des roseaux.

Le piégeage et son impact

32Les documents médiévaux ne permettent pas d’estimation quantitative mais aujourd’hui encore, celle-ci demeure aléatoire. Il est possible, en revanche, d’apprécier qualitativement le poids de cette chasse sur les populations d’oiseaux en s’intéressant aux hommes qui la pratiquent et à leurs modes d’action.

33Pour les oiseaux de chasse comme pour les nuisibles, il existe deux catégories de piégeurs : les occasionnels et les spécialistes de la tenderie ou de la destruction des animaux.

34Les occasionnels sont peu nombreux. Ce sont des individus que l’on ne voit apparaître qu’une fois ou deux. Ils ne sont jamais dits « tendeurs » ou « oiseleurs » par les rédacteurs des comptes et restent même anonymes comme ce « pouvre homme de Villiers le duc » qui, en 1374, vient « presenter a monseigneur » deux éperviers35. Quand leur identité est quelque peu développée, on s’aperçoit que ce sont des hommes que leurs activités quotidiennes amènent à fréquenter le monde forestier (bûcherons, charbonniers, sergents forestiers…) ou l’espace pastoral, tels les gardiens de troupeaux. Ainsi en 1353-54, deux « esperviers et V mouchots » (tiercelets d’épervier) sont pris par « le vacher d’Aisey…es bois d’Aisey et delivres à Monseigneur le duc »36.

35Ils capturent indifféremment les rapaces, les oiseaux pour la volerie ducale comme les nuisibles. Leur participation à la chasse n’est pas négligeable puisqu’elle concerne 25 % environ des oiseaux recensés ; sans doute est-elle encouragée par le montant de la prime. La prise est en effet bien rémunérée, comparée au salaire d’une journée de travail. Ainsi 5 s. (60 deniers) à un habitant d’Argilly en 1353-54 pour « une grosse aigle », et 20 s. (240 d.) pour deux éperviers et trois tiercelets d’épervier pris dans la forêt de Villiers37 alors que dans les années 1350-60, un charpentier gagne 40 d. par jour, un manœuvre moitié moins. Cela étant, le montant des prises occasionnelles est bien inférieur à celui attribué aux tendeurs professionnels qui reçoivent 120 d. pour un épervier et jusqu’à 6 fl. (environ 1440 d.) pour un jeune faucon.

36Bien différente est l’action des tendeurs ou oiseleurs, officiers de la maison ducale chargés surtout de fournir la volerie38. Au vu du qualificatif de tendeur ou oiseleur qui leur est attribué, quatre individus « tendeurs en Bourgoigne aux oyseaus gentilz de proye » sont recensés dans les années 135039. Leur nombre s’accroît au cours de la seconde moitié du XIV^e siècle, jusqu’à une dizaine en 1375. La plupart d’entre eux se recrutent dans les mêmes familles et peuvent être suivis de compte en compte. Ainsi Girart Andri d’Esbarres d’Orsans de 1367-68 à 1377-78, Guillaume Garnon d’Argilly de 1353-54 jusqu’en 1374-75, remplacé ensuite par son fils Jehan, ou Jehan Thiebaut de La Perrière rencontré pour la première fois en 1357-58 et officiant encore en même temps que son fils en 1375-76. Tous ou presque sont originaires de la Plaine et du Val de Saône : cette familiarité avec le terrain d’action doit aider à leur efficacité.

37Les oiseleurs professionnels ne s’intéressent que secondairement aux « aigles » et « offraignes » : 24,8 % seulement de ces oiseaux ont été capturés par ces derniers et plus particulièrement par deux d’entre eux, Jehan Garnon d’Argilly et Jehan Thiebaut de La Perrière. Car ce sont d’autres officiers seigneuriaux qui se chargent de la destruction des nuisibles : les louvetiers qualifiés aussi de tendeurs aux rapaces comme en 1381 « Jehan Thomas et son frere, enfens de feu Andrie Thomas de Baignol, louviers et tendeurs de monditseigneur »40. Au total, la moitié ou presque (49,14 %) des rapaces détruits l’ont été par leurs soins. Le montant de la prime est pourtant quatre fois moins élevé que pour un loup : 20 sous pour un mâle, 24 pour une femelle et seulement 5 pour un rapace.

38Oiseleurs et louvetiers font preuve d’une efficacité certaine. Le volume des prises témoigne d’une fine connaissance du milieu. Le 29 mai 1379, le tendeur Huguenot Coillenot de Labergement prend « III grosses aigles pescherettes » sur l’étang de Grosbois et, entre novembre 1388 et avril 1389, aidé de son frère, il capture 11 faucons dans les « tendues » de Labergement-le-duc41. Ces spécialistes font preuve d’un savoir-faire que leur reconnaissent les fauconniers ducaux : c’est à eux que ces derniers ont parfois recours pour les aider à retrouver et « reprendre » un oiseau perdu au cours d’une partie de chasse. Les louvetiers sont tout aussi habiles : en hiver, ils traquent des individus isolés, sans doute des adultes comme dans la châtellenie de la Perrière en 1382-8342 ; en été, ils se concentrent sur le désairage des nichées en particulier des « offraignes ». Des nichées entières sont prises, ce qui explique le nombre élevé d’individus capturés43. Ce repérage n’est pas considéré comme difficile par les ornithologues, notamment pour le Busard des roseaux : surveiller le passage de proie du mâle à la couveuse, généralement au-dessus des grandes roselières, est un excellent moyen de repérer le nid, de le visiter ensuite durant les mois d’été pour s’assurer de la capture des jeunes. Cette démarche s’apparente alors à celle de la recherche des portées de louveteaux qui s’effectue dans le même temps.

39Les fluctuations constatées dans le volume des captures au cours de cette seconde moitié du XIV^e siècle peuvent-elles évoquer autre chose que les demandes de la cour ducale (Fig. 1) ?

40Il est probable que le faible nombre des prises enregistrées au cours des décennies 1350 et 1360 ne soit dû qu’aux incertitudes politiques : à la minorité du dernier duc capétien et à la mise en tutelle royale, en bref à la gestion lointaine du duché. La pression s’amplifie après la prise de possession du duché par Philippe le Hardi, de manière différente selon qu’il s’agit des oiseaux de volerie ou des nuisibles.

41Pour les premiers, le prélèvement paraît plus régulier et mesuré : serait-il contrôlé pour ménager ces ressources ? La moyenne annuelle s’élève en effet à 11-12 individus dans les années 1370, à 15 au cours de la décennie suivante. Elle a certes tendance à s’affaisser ensuite alors que les besoins augmentent44 : est-ce à dire qu’il devient difficile d’en trouver autant qu’il est besoin dans le duché ?

42Le taux est plus fort mais très irrégulier pour les nuisibles : entre 1374 et 1384, il s’établit au minimum à 28-29 en moyenne par an et les années sans piégeage sont peu fréquentes. Cette campagne de destruction aurait-elle été suffisamment efficace pour que l’activité ne reprenne que dix ans plus tard ? Il est vrai que ce sont des nichées entières qui sont éliminées, ce qui implique à terme la raréfaction des espèces concernées dont la maturité sexuelle n’est pas atteinte avant l’âge de 3 ou 5 ans.

43La présence d’espèces variées, l’importance du prélèvement en un demi-siècle disent assez la richesse des milieux bourguignons et saônois en particulier. Cela étant, les comptes révèlent aussi la fragilité de ces ressources naturelles face aux intérêts ducaux.

Volume annuel des captures