1Au sein de la littérature à la fois imposante et inégale consacrée au loup dans l’histoire des hommes1, les vingt-sept pages que lui consacre Robert Delort dans son livre Les animaux ont une histoire2 se recommandent par leur densité et leur précision. Notamment pour ce qui est de la place des loups en Occident à la fin du Moyen Âge, l’essentiel s’y trouve dit, et bien dit : la crainte qu’ils inspiraient aux gens, leur incroyable pullulement en ces temps d’extension caractérisée des friches et des bois, le nombre apparemment non négligeable de leurs victimes humaines, les efforts entrepris par les pouvoirs et les populations concernées en vue de leur extermination3.

2Peut-être malgré tout ne jugera-t-on pas superflue la présentation quelque peu détaillée d’un dossier qui, bien que déjà brièvement mis au jour4, autorise une exploitation systématique, dans plusieurs directions : la chasse au loup, bien sûr, mais aussi la complexe géographie des seigneuries et encore le fonctionnement du régime seigneurial, dans le cadre des interférences et des initiatives des sujets de la seigneurie, des agents de la seigneurie et en fin de compte du seigneur lui-même.

3Il s’agit en l’occurrence d’un ensemble de textes, conservés dans la collection de Lorraine de la Bibliothèque nationale de France5, relatifs à un procès qui mit aux prises en 1469 d’une part les manants, habitants et communauté de la « ville » de Resson6, relevant du comté de Ligny et dépendant du comte de Ligny, lequel, à cette date, n’était autre que Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, connétable de France7, défendeurs, d’autre part le « loupvier » du comte de Ligny, un certain Christophe de Morlaincourt, ainsi que le procureur général du comté, demandeurs.

4Les pièces du dossier sont les suivantes :

1. Un acte transcrit sur parchemin en date du 11 mars 1469 par lequel le doyen de l’église collégiale Notre-Dame de Ligny, le lieutenant du gouverneur du comté, Coppin de Levin ainsi que Jean de la Mothe, procureur et garde du sceau du tabellionage de Ligny attestent qu’environ quatre-vingt-dix personnes nommément désignées, « tous demourans a Ressons, eulx disans et portans la plus grant et saine partie de la communaulté des habitans de la ville dudit Ressons »8, se sont assemblées pour élire leurs procureurs, au nombre d’une dizaine, chargés de les représenter dans une certaine cause « par devant hault et puissant prince et nostre tres redoubté seigneur monseigneur le conte de Saint Pol, de Liney, etc., connestable de France, entre Christophe de Morlaincourt, loupvier du conte de Liney et le procureur general dudit conte », et les habitants et communauté en question, défendeurs, touchant la somme de 6 deniers tournois ou une gerbe de froment au temps de la moisson pour la chasse aux loups faite dans le comté par le dit louvetier9.
2. Un cahier de quatre feuillets de papier, dont le contenu a été résumé comme suit au XVIII^e siècle : « Remembrance des habitants de Resson, à monseigneur le comte de Ligny pour estre deschargés des prétentions du grand louvetier de son comté »10.
3. Un cahier de trois feuillets de papier contenant le mémoire daté de Ligny le 26 mars 1470, nouveau style, adressé au comte de Saint-Pol et de Ligny par ses très humbles et très obéissants serviteurs ses officiers de Ligny, contenant, entre autres, « le procés fait par devant nous touchant la chasse des loups et droit de loupvaige pretendu par vostre procureur et loupvier d’icy sur et contre vos habitans de vostre ville de Resson ». Il est signalé que le mémoire en question aurait été adressé plus tôt au comte de Saint-Pol, mais celui-ci s’était rendu auprès du roi de France – Louis XI – et l’on ne savait pas où il se trouvait11.
4. Une série de petites pièces de papier priant les gouverneurs et officiers de Ligny commissaires en cette partie d’ouïr et d’examiner, à la diligence des manants, habitants et communauté de Resson, défendeurs, un certain nombre d’individus nommément désignés sur tel ou tel des vingt-deux articles présentés par les dits défendeurs12.
5. Un cahier de quatre feuillets de papier contenant les vingt-deux articles en question13.
6. Le procès-verbal, sur papier, contenant les témoignages des personnes interrogées sur lesdits articles14.
7. Enfin la copie sur papier d’une attestation, en date du 25 janvier 1465, nouveau style, émanant de Jacquemin Hébert, demeurant à Vaubécourt15, louvetier général de René, roi de Sicile et duc de Bar, en ses bailliages de Bar, Saint-Mihiel et Clermont16.

5Commençons par ce dernier document, le plus ancien quant à la date de rédaction. Jacquemin Hébert y expose qu’il a exercé son office de louvetier depuis quarante ans. À mainte reprise, en raison de son office, il a chassé et pris des loups dans différents bois autour et environ des ville, finage et banlieue de Resson. Plusieurs fois, il a requis les habitants du dit village de venir faire le « hu » comme les autres habitants du bailliage de Bar. Mais toujours ils ont refusé, prétextant qu’ils n’avaient jamais été de « louverie ». Aussi a-t-il interrogé des anciens, des sages, et notamment honorable homme et sage maître Jean de Brulons, en son vivant licencié en loi et conseiller du roi de Sicile, qui lui a répondu qu’il n’était en effet nullement prouvé que les habitants de Resson fussent de louverie. Simplement, lorsque le louvier du roi de Sicile chasse au bois de Besaumont17, les habitants doivent entretenir et au besoin refaire la haie dans le Haut Bois18, en se servant de bois mort et de bois blanc, mais sans couper de chêne. Cela dit, il n’a jamais pu en obtenir quoi que ce fût.

6Ainsi le louvetier de Bar reconnaissait-il son impuissance face à la mauvaise volonté caractérisée des habitants de Resson. Peut-être fut-ce là le point de départ de la tentative menée par le louvetier du comté de Ligny pour mettre au pas ces fortes têtes et les faire rentrer, à son profit, dans le droit commun de la seigneurie.

7L’enquête sur le différend en question part du 1^er avril 1469. Elle fut menée par Richard de Saint-Biaise, gouverneur du comté, Coppin de Levin, gruyer, Simon Hugo, receveur, ainsi que par plusieurs autres officiers.

8Le premier témoin interrogé fut Raulin le Graigé, sergent et forestier de la gruerie de Ligny. Pour lui, tous les habitants des « villoix » du comté de Ligny sujets de cette seigneurie doivent obéir à la semonce du louvetier « quant il est accoustumé » et faire « le hus aux loups » dans les bois du comte de Ligny ; ils doivent aussi ou bien lui payer les gerbes ou bien lui verser une somme de 6 d., excepté les habitants de Resson et de Salmagne19, qui s’en disent exempts pour des motifs qu’à vrai dire il ignore.

9Spécialement important apparaît le témoignage de Woulterain Hébert, louvetier du bailliage de Bar, fils de Jacquemin Hébert, déjà cité. Certes, il n’y a aucune raison susceptible de fonder l’exemption revendiquée par les habitants en question mais il reconnaît que leur refus est ancien : il se souvient que son père reçut d’eux une queue de vin à condition qu’il ne les convoque pas au « hus des loups ».

10Interviennent alors une dizaine de témoins qui tous, en tant que sergents de la gruerie de Ligny, fréquentent d’ancienneté les chasses dans les bois du comte : tous les habitants des « villoix », chacun en leur « banlieue », doivent chasser et huer les loups, chaque « conduit » doit verser au louvetier une gerbe de blé ou 6 d., sauf les « gens privileigiés » ainsi que, pour des causes mystérieuses, les habitants de Resson. Quant aux habitants de Salmagne, ils ne font pas le « hus des loups », ils ne payent pas de gerbe, mais seulement 2 d. par conduit pour chaque loup pris par le louvier dans leur « banlieue ».

11C’est alors au tour de Jacot Lalemant, conseiller du comte, commissaire député par le procureur général et Christophe de Morlaincourt, de procéder à une série d’interrogatoires, qui se déroulèrent du 17 au 19 avril 1469. Jacquemin Boucher, tavernier, demeurant à Longeville20, a souvent vu les louvetiers de Bar chasser les loups dans le Haut Bois de Resson et faire les « acharnements » dans le petit bois de Besaumont. Une fois, les habitants de Longeville prirent une louve-cerve, ce qui provoqua le mécontentement des louvetiers de Bar. Jehannin Huat, louvetier, demeurant à Marbotte21, apporte de son côté d’intéressantes précisions. Il y a sept ans, Jacquemin le louvetier22, Christophe de Morlaincourt et lui-même chassaient ensemble les loups de leur louveterie. À grands frais, ils avaient fait relever une haie dans le Haut Bois de Resson. La « trainee » et l’« escharnement » des loups eurent lieu dans le bois de Besaumont. Nombre d’habitants de Resson étaient là ainsi que ceux des villages voisins : Loisey, Culey23, Longeville. Mais lorsqu’ils virent que Morlaincourt était l’un de ceux qui conduisaient la chasse, les habitants de Resson se retirèrent, sur un signe de leur maire, Jean Simon, et de son fils. Deux loups et une louve-cerve furent pris. Après quoi, l’on se rendit à Resson pour boire un coup. Interrogés par Jacquemin, les habitants dirent qu’ils ne voulaient pas chasser avec Morlaincourt. Il arrivait à Huat de se rendre à Resson avec les loups qu’il avait pris : lorsque les habitants ne voulaient rien lui donner, il entrait dans les maisons et prenait quelque chose. En tout, il prétend ainsi détenir dans sa maison de Marbotte pour un franc d’objets pris à ceux de Resson : bien peu de chose en somme !

12En réponse au dossier des appelants – un dossier au demeurant assez fragile, peu convaincant – les manants, habitants et communauté de Resson, « pouvres et obeyssans hommes et subgetz » du comte de Ligny présentèrent à ce dernier leur défense en plusieurs articles.

13Au point de départ, la charte de Waleran de Luxembourg et de Jeanne, sa femme, en date du dimanche avant la Sainte-Croix de septembre 127624, par laquelle ils mirent « a assise leur chastellerie » et leurs hommes du comté de Ligny, à l’exception de la ville de Ligny25. Or, par cette charte, le seigneur et la dame se réservaient seulement le droit de leur « chienerie d’eritaige », le « plaisir » de leurs coursiers, la chasse aux « connins » et les garennes : nulle question dans tout cela d’un quelconque droit de « louvage ». Incontestablement, les manants et habitants de Resson sont compris dans cette charte, ils ont toujours payé leurs redevances, ils se sont toujours montrés « vrays et loyaulx obeissans ». De leur côté, les seigneurs de Ligny ont toujours respecté les franchises et les libertés contenues dans cette charte.

14Ce nonobstant, Christophe de Morlaincourt, assisté du procureur général et du gruyer de Ligny, entend exiger d’eux 6 d. tournois par ménage ou une gerbe de froment au temps de la moisson et les contraindre au « hus et chasse des loups ». De fait, plusieurs d’entre eux ont été emprisonnés, d’autres ont dû payer l’amende.

15Cela est injuste et intolérable. Non seulement ils sont « chartrés » mais encore le village de Resson est enclavé dans la gruerie et garenne de Bar, encore que le comte de Ligny y possède des bois. À cause de cette situation particulière, il est interdit au louvetier de Ligny de chasser le loup dans un périmètre de deux lieues tout autour de Resson, et cela sous peine d’une amende de 60 sous levée pour chaque infraction par les officiers du roi de Sicile, duc de Bar26. Cela dit, les autres villages du comté de Ligny sont bel et bien astreints à la corvée et aux redevances dont Resson se prétend seul exempt. Élément décisif : cette exemption de fait est immémoriale. Tout cela, les habitants l’ont exprimé dans une « « requeste et supplicacion » envoyée par devers « vostre grace », à la suite de laquelle vous avez demandé à vos gouverneur, prévôt, receveur et autres officiers du comté de Ligny d’ouvrir une information à ce sujet.

16Aux arguments présentés par le louvetier il est répondu ce qui suit : le ban, finage et territoire de Resson n’ont pas en l’occurrence le même statut que les autres villes et villages du comté de Ligny. Le louvetier ne peut y chasser, quand bien même s’y seraient rassemblés « tous les loups du monde ». Les habitants de Resson n’ont jamais payé, ils n’ont jamais été requis de faire le « hus et chasse » aux loups. Ce sont les louvetiers de Bar qui ont coutume de « haier, tendre et chasser aux loups » dans les bois de Resson, même s’ils appartiennent au comte de Ligny. Cela dit, les habitants eux-mêmes ne vont jamais y « hayer », ils ne doivent rien au louvier de Bar pour la prise d’un loup.

17Suite à cet ample mémoire, le gouverneur et les officiers de Ligny interrogèrent plusieurs témoins, à partir du 20 mars 1469. Contentons-nous à ce sujet de quelques extraits. Jean Valy, de Culey, environ 70 ans, homme lige du comte de Ligny, n’a jamais vu un seigneur, un gruyer, un louvetier, un commissaire quelconque des comtes de Ligny « chasser, hayer ni autrement faire braconnerie de loups ni aucune beste sauvage » dans le finage de Resson. Lui-même, en tant que « communal » et habitant de Culey, y a fait le « hu » à la requête du louvetier de Bar. Témoignage identique de la part de Jacquemin Boucher, de Culey, 65 ans environ, homme des seigneurs du Châtelet, de Jean Mangalot, de Culey, 60 ans environ, homme du roi de Sicile, de Mainginot Touppet, habitant d’Érize-Saint-Dizier27, homme et sujet du roi de Sicile et du comte de Ligny, 70 ans environ. Varin Henry, de Longeville, homme et forestier du roi de Sicile, 65 ans environ, a continuellement fait les exploits au finage de Resson, en tant que sergent de la gruerie de Bar. Il insiste sur la distance de plus d’une lieue entre Resson et les plus prochains bois appartenant au comte : or, pour gagner ces bois à partir de Resson, il faut obligatoirement passer par la garenne du roi de Sicile. Même témoignage de la part d’un autre forestier de la garenne de Bar, Henrion Hostelot, demeurant à Longeville, homme du roi de Sicile, comme de la part de Collot Chambellain, de Tronville-en-Barrois28, lui aussi homme du roi de Sicile, 60 ans environ. D’autres forestiers, dont l’un, demeurant à Silmont29, est l’homme à la fois de Geoffroy Jean de Sampigny et du prieur de Silmont, vont dans le même sens. Relevons encore le témoignage de Catherine, veuve de Henry Regnault, demeurant à Nançois-sur-Ornain30 mais native de Resson. Pour elle non plus, pas de doute : la ville et le finage de Resson sont situés dans les gruerie et garenne de Bar, nul ne peut y chasser des loups, des connins ou autres sauvagines sans la « reprehension » des gruyers, louvetiers et officiers de Bar. Pour elle, la distance entre Resson et les bois du comte de Ligny s’élève à une lieue et demie.

18Au total, la position des habitants de Resson était la suivante : franchise totale par rapport au louvetier du comté de Ligny, absence de redevance envers le louvetier du bailliage de Bar, alors même que leur finage relevait de la gruerie et de la garenne du dit bailliage. Ils prétendaient constituer une sorte d’« alleu paysan », du moins en ce qui concerne la chasse aux loups.

19L’on ignore le jugement rendu par le comte de Ligny et ses conseillers. L’on ignore aussi s’il y eut appel de la justice du comte à la justice du duc de Bar, voire au Parlement de Paris. Il n’est pas impossible qu’on ait laissé en paix la tenace communauté de Resson et toutes ces mauvaises têtes obstinées dans la défense de leur coutume immémoriale.

20L’intérêt du procès est divers. En premier lieu, il montre comment de simples paysans, unis, savaient résister aux tentatives d’exaction menées par des agents de la seigneurie et comment, à leurs yeux, le seigneur n’avait pas à prendre nécessairement parti en faveur de ces mêmes agents. De ce seigneur, il était attendu une attitude impartiale, le respect des franchises jadis accordées à ses humbles et obéissants sujets. Il est clair que, pour leur défense, les habitants de Resson firent appel non seulement à des témoins qui leur étaient acquis mais également à des juristes susceptibles de mettre en valeur leur argumentation. En second lieu, le procès fait apparaître l’enchevêtrement des seigneuries et des droits seigneuriaux, la multiplicité des allégeances (des témoins résidant dans le même village ont des seigneurs différents), la possibilité pour les habitants des régions placées à la limite de deux seigneuries de mettre à profit leur situation géographique pour échapper le plus possible à l’emprise de l’une comme de l’autre (car si le village de Resson se prétend libre vis-à-vis du louvetier de Ligny, il n’accepte pas pour autant l’intervention du louvetier de Bar). En troisième lieu, le procès montre à l’œuvre les officiers de la seigneurie, et notamment les forestiers, si nombreux dans cette région très boisée. Enfin, il fournit quelques détails intéressants sur les modalités de la battue aux loups (car évidemment il ne s’agit pas ici de chasse à courre) et sur le rôle déterminant des louvetiers31. L’office de louvetier (sur lequel manque encore une synthèse approfondie portant sur la France de la fin du Moyen Âge et des Temps modernes) semble ici d’ores et déjà bien implanté, ses titulaires l’exercent longtemps, parfois de père en fils, il comporte un certain travail, des dépenses (et aussi quelques risques) mais il n’est pas sans profit, ce qui s’explique en bonne partie par le fait que, pour les paysans du Barrais comme d’ailleurs, le loup représentait une très réelle nuisance. Alors le droit de « louvage » tente de prendre place dans la panoplie des droits seigneuriaux, avec leur aspect négatif et positif : certes, la tâche du louvetier était loin de passer pour inutile, elle s’exerçait au nom du bien commun de la seigneurie, mais en même temps elle justifiait des corvées et des redevances, les unes et les autres à l’évidence mal vues, mal acceptées, par les populations concernées.