1Il y a une douzaine d’années, dans un entretien, Robert Delort disait son regret que les résultats des études de faunes archéologiques médiévales ne soient pas cartographiés. À l’époque, aucune synthèse ne permettait de réaliser ce type de document à l’échelle de l’Occident. La remarque était pertinente, bien sûr : un tel projet impliquait en effet la réalisation préalable de larges rassemblements de données, sans lesquels l’archéozoologie, aussi bien menée soit-elle site par site, ne peut conduire à l’Histoire ; il obligeait aussi à placer décomptes et pourcentages de restes osseux face à la réalité des espaces où les faunes avaient évolué, et, en quelque sorte, à éprouver la portée du témoignage archéologique.

2Ce volume en hommage a créé l’occasion de réaliser cette première cartographie1 des ossements animaux médiévaux, qu’on a choisie d’axer sur l’analyse spatiale de l’élevage et de l’alimentation carnée. Cent vingt-deux sites médiévaux ont été localisés2 (soit 152 contextes, un site pouvant livrer plusieurs contextes d’époques différentes) et 141 sites (192 contextes) ont été sélectionnés pour l’établissement des moyennes3. C’est encore trop peu, et ces cartes ont au moins le mérite de révéler les vides documentaires à combler, tant de l’archéozoologie que de notre propre entreprise de collecte.

3N’ont été pris en compte que les contextes livrant au moins dix têtes de bétail4 (bœuf, porc et caprinés). Au total, l’étude repose sur environ 453 000 restes de bœuf, de porc et de caprinés et prend en compte 15 900 têtes de bétail5, auxquels il faut ajouter les 278 000 restes et 3 088 bêtes du gros site d’Eketorp en Suède.

La triade de base de l’élevage : bœuf, porc, mouton

4On ne s’est préoccupé ici que des restes osseux du cheptel, du bœuf, du porc et des caprinés6, abstraction faite des équidés non consommés. Non que les autres espèces, domestiques et sauvages, qui participent à la table ne soient pas d’une grande importance, révélatrices indispensables de la diversité des régimes et du statut social des consommateurs. Mais, hormis poules (et secondairement oies), qui complètent presque toutes les tables, et lièvres, lapins, colverts, qui en accompagnent le plus grand nombre en ville, les très nombreuses autres espèces qui participent à l’alimentation médiévale sont essentiellement le lot des riches demeures urbaines et seigneuriales. Et, même en ce cas, elles ne font figure que de viande de complément, plus destinée à varier les menus et à signer le statut des consommateurs qu’à les nourrir réellement. Si ces espèces marginales sont étonnamment nombreuses, elles ne font que graviter comme de petites particules autour du noyau lourd que constituent les trois espèces de base, le bœuf, le porc et le mouton.

5Livrant 66 % à 99 % des restes d’espèces consommées recueillies sur les sites archéologiques, ces trois espèces forment en effet l’écrasante majorité des faunes médiévales. Et, pour monotone et répétitive que semble être au premier abord cette triade prépondérante, on ne peut espérer comprendre l’alimentation médiévale carnée en faisant l’économie de son analyse. Il s’agit donc, en priorité, de s’en approcher au plus près pour tenter d’identifier et de comprendre les configurations diverses de cette triade ordinaire. Mais, ainsi qu’il en va de tout phénomène banal, il est nécessaire d’amasser un grand nombre de données pour dépasser l’impression d’uni-formité et y percevoir les facettes significatives. Là où, sur un site, un reste de cygne sera à lui seul éloquent, la masse commune des restes du bétail sera de peu de sens, à moins qu’on ne puisse la placer dans la lumière d’un large champ comparatif, tant chronologique que social et géographique.

6C’est le sens de cet effort de synthèse et de sa traduction cartographique. Il va sans dire que les résultats qui suivent doivent être considérés avec une certaine réserve, en attendant que l’examen d’un plus vaste ensemble vienne consolider leur assise.

La prééminence du bœuf à table, la faible part ovine

7On a choisi de présenter les cartes du bétail en nombres de restes et d’individus, et non pas en poids de viande consommée7. Dans ce dernier cas en effet, la prépondérance massive du bœuf écrase les pourcentages et empêche de percevoir les nuances des variations spatiales. Ces cartes ne doivent donc pas faire oublier pour autant cette donnée essentielle qu’est la prééminence du bœuf sur la table médiévale, telle qu’en témoignent les restes osseux. Composant en moyenne 30 % du bétail sur pied et 40 % de ses restes fauniques, il livre, toujours en moyenne, 58 % du poids de viande fourni par la triade. Sa viande domine sur 84 % des contextes examinés.

8À l’opposé, les ovins, souvent bien représentés en nombres de têtes et en nombres de restes, apportent une part de viande toujours minime ou minoritaire. Leur participation moyenne à la ration de viande est de 10 %, à l’exception de cas espagnols.

Le déclin du porc

9L’analyse des faunes montre un porc moins présent qu’on serait tenté de le croire d’après les témoignages textuels, ou de manière plus inégale. Formant en moyenne presque un tiers du cheptel et de l’apport camé de la triade, il constitue néanmoins la seconde source de viande, assez loin derrière le bœuf. Il arrive que sa viande l’emporte, dans 15 % des cas de notre échantillon. Cette forte implantation est alors caractéristique des milieux seigneuriaux, des débuts du Moyen Âge, et de l’espace franco-germanique moyen (plus rarement de la France du sud et de l’Italie).

10La variabilité de ses taux est en effet fonction de la période d’occupation des sites. Les cartes présentées globalisent les données du VI^e au XV^e siècle et ne permettent pas de visualiser cet important fait pastoral qu’est le déclin progressif du porc entre le XI^e siècle et le XVII^e siècle. Les restes osseux témoignent de ce recul dans tous les milieux sociaux. Il est particulièrement lisible en Grande-Bretagne et dans les régions d’élevage bovin.

11Les restes de porc baissent tout d’abord de moitié entre le début et la fin du plein Moyen Âge (de 40 % à 20 %), en même temps que régresse l’étendue des forêts. En nombre d’individus et en poids de viande, la chute est de l’ordre du tiers et du quart. Après une légère reprise au XIV^e siècle, un tournant déterminant intervient aux XV^e-XVI^e siècles et les taux de porc s’effondrent à quelque 13 % des restes, 23 % des individus et 17 % de l’apport en viande. Ce déclin fut relayé dans son premier temps par les ovins, dans son deuxième par les bovins, qui connaissent alors leur meilleure représentation de toute la période médiévale.

Les seigneuries, les villes, la campagne

12Pour raison de clarté, on n’a pas distingué sur les cartes les différents milieux sociaux (signalés dans le tableau 1). Ce facteur social doit néanmoins rester présent à l’esprit, car il détermine à son tour des variations sensibles dans la représentation des trois espèces. Le régime seigneurial se distingue par la place privilégiée faite au porc. Avec plus de 35 % des restes de la triade et des nombres d’individus, le porc fait figure de marqueur des milieux aisés, où il peut égaler – dépasser parfois – l’apport en viande de bœuf.

13C’est dans les villes qu’il est en contraste le plus mal représenté, (moins de 20 % des restes en moyenne, 22 % de l’apport en viande au lieu de 34 % sur les tables seigneuriales). Si le milieu seigneurial subit la baisse générale de la consommation de porc tout comme la ville ou la campagne, il maintiendra pourtant cet avantage jusqu’aux XVI^e-XVII^e siècles où, cette fois, l’écart entre villes et seigneuries ne se remarquera plus.

14Les forts taux de bœuf sont le plus souvent le fait du milieu rural, dont l’analyse souffre encore d’un manque de données. Le bœuf – âgé – domine la ration de viande pour les trois-quarts (plus de 73 %), quand la consommation de porc y est presque aussi faible qu’en ville et celle de mouton moindre qu’en contexte urbain ou seigneurial.

L’environnement

15Si les fluctuations économiques et les variations sociales produisent ainsi des contrastes sensibles dans les équilibres du cheptel, la distribution géographique creuse quant à elle de véritables divergences.

16Les cartes présentent les données en nombres de restes déterminés (fig. 1) et en nombres minimaux d’individus (fig. 2). Ces deux modes de décompte des faunes archéologiques fournissent des résultats assez différents et il est besoin de faire référence à l’un et l’autre pour éviter les biais d’une méthode unique. Les nombres minimaux d’individus – indispensables à l’établissement des poids de viande – représentent sans doute le plus fidèlement le bétail sur pied. Les nombres de restes, qui restituent l’image la plus immédiate des faunes archéologiques, présentent l’inconvénient de subir plus fortement les déformations du terrain - conservation et collecte différentielles – et l’avantage de produire les visions les plus contrastées. Avec eux, la lisibilité des nuances est accrue, mais aussi celle des possibles distorsions.

17Ces cartes dessinent l’une et l’autre – avec plus de clarté en nombres de restes – des ensembles géographiques distincts et bien caractérisés, au sein desquels les équilibres de la triade sont cohérents de site à site. On est loin d’une image disparate, où différences sociales, fluctuations économiques, effets du commerce, généreraient des situations tranchées. Ces différences existent et, à y regarder de près, on repère les sites seigneuriaux, avec leur part de porc plus importante, ou les sites du bas Moyen Âge, avec cette part en régression, par exemple. Mais ces spécificités ne suffisent pas à bouleverser les identités régionales : les variations sociales ou chronologiques apparaissent comme lissées par la pression des conditions environnementales, et sans doute par une tradition culturelle d’élevage et d’alimentation. Les sites seigneuriaux présentent plus de points communs avec les sites ruraux ou urbains de leur propre région qu’avec les sites seigneuriaux d’un territoire aux conditions naturelles dissemblables. L’environnement apparaît donc comme le facteur premier dans l’ordre des paramètres qui régissent les équilibres de l’élevage et de l’alimentation carnée.

18Sur toute la bordure nord du continent, mais aussi dans la plaine hongroise, se dessinent les régions à bovins. La Suède, les Pays-Bas, la Hongrie, l’Allemagne du nord (et les quelques sites de plaine de Bohême, Moldavie et Munténie) montrent des configurations quasi similaires, avec un troupeau bovin oscillant entre le tiers et la moitié du cheptel vif, et une option porcine importante. Cette option est très marquée en Allemagne et en Hongrie, moins systématique en Suède et aux Pays-Bas. À noter la spécificité micro-régionale des terres inondables des Pays-Bas, où les porcs disparaissent au profit des ovins de prés-salés.

19La Grande-Bretagne se singularise par un schéma bien distinct. Son élevage bovin également important, mais moins dominant, est secondé par un tout aussi important troupeau ovin, laissant aux porcs une part modeste, la plus faible de ces régions occidentales après l’Espagne. Cette disposition particulière peut traduire l’intense déforestation de l’île, défavorable aux porcs, et sa vocation lainière.

20L’élevage bovin décroît à mesure que l’on s’éloigne des régions nordiques. Les sites des massifs moyens allemands divergent de ceux de la plaine germano-polonaise : les effectifs bovins baissent et le porc prend ici une considérable importance. Cette Allemagne moyenne offre, avec la France (Midi excepté), les plus forts contingents de porcs de l’Occident médiéval. Le cheptel de cette France du nord et du centre (mal représentée) est très proche du schéma de l’Allemagne moyenne, avec ses troupeaux de bœufs d’importance moyenne et sa faveur accordée au porc, mais semble cependant s’en distinguer, en tous les cas en Île-de-France céréalière, par une option ovine plus marquée.

21Avec la France du sud, on entre sans surprise dans les pays à domination ovine, les moutons y composant plus de la moitié du cheptel. Les troupeaux bovins y sont, avec ceux de l’Italie péninsulaire et de l’Espagne intérieure, les plus faibles d’Europe. La variation sur ces sites méditerranéens est introduite par les troupeaux de porcs, qui peuvent être réduits ou bien atteindre de très forts taux, ainsi sur les sites seigneuriaux ou monastiques italiens. En revanche, cette part du porc s’estompe ou disparaît sur les sites de l’Espagne musulmane, où la quasi totalité du troupeau est constitué d’ovins.

22Dans ces régions méridionales, les massifs pyrénéens et alpins et la plaine du Pô déterminent des élevages locaux différents. Dans les alpages, les bovins reprennent l’avantage tandis que s’efface le porc. Les sites de la plaine du Pô offrent également un net contraste avec ceux de la péninsule italique. Le troupeau ovin diminue, mais y reste plus important que dans les plaines françaises, la part du porc recule, et l’élevage bovin s’accroît jusqu’à des taux comparables à ceux de la France moyenne.

23Les figures 3, 4 et 5 résument en moyennes ces identités géographiques, par ordres croissants d’importance du bœuf, des ovins et du porc, en nombres de restes, en nombres d’individus et en poids de viande. La conversion en poids de viande écrase les disparités géographiques mais dessine néanmoins de claires divergences dans les régimes camés : le bœuf forme les trois-quarts de l’apport en Grande-Bretagne et en Hongrie (et très probablement en Suède et aux Pays-Bas), le mouton impose sa présence dans toute la région méditerranéenne, le porc, bien implanté dans le sud-est de l’Europe, va jusqu’à concurrencer le bœuf en France et en Allemagne moyennes.

24Il manque à cette cartographie bien des données. Certaines régions se lisent avec clarté, d’autres sont à peine esquissées, ou vides. Néanmoins, ces premières cartes témoignent d’ores et déjà d’un certain degré de finesse des sources archéozoologiques, qui semblent « réagir » de manière plutôt convaincante aux variations de l’environnement, aux climats, aux reliefs – hauts massifs, massifs moyens, basses terres, pâturages inondés –, aux gestions des sols – plaines d’élevage, germanique, suédoise, hongroise, plaine céréalière d’Île-de-France – et, peut-être, à la présence forestière (France septentrionale, massifs allemands). Elles témoignent aussi de l’impact primordial du milieu sur les équilibres alimentaires. Le système pastoral anglais diverge ainsi profondément du schéma germanique, et parler de cheptels et de régimes au Moyen Âge impose de tenir grand compte de ces fortes identités régionales. En accroissant le nombre des données archéozoologiques – et leurs synthèses – et en s’efforçant d’affiner les caractères régionaux, il y a quelque espoir que les restes osseux puissent dresser, à leur manière, un tableau assez significatif de l’élevage médiéval, de la consommation carnée et de la gestion de l’environnement.

Tableau

25Abréviations :