Une histoire de l’environnement, pour quoi faire ?
p. 33-42
Texte intégral
« L’histoire, science de l’espace dans le temps, ne concerne pas les seuls hommes, mais aussi tous les autres phénomènes évolutifs de la nature et de la vie » R. Delort, Les animaux ont une histoire, Paris, 1984, p. 7.
1Fort de sa double formation scientifique et littéraire, notre collègue et ami Robert Delort est sans doute l’un des rares historiens qui ait su s’imposer non seulement parmi ses pairs mais dans de larges cercles de la communauté scientifique. Son inlassable combat en faveur d’une écohistoire contribue à conférer à notre discipline une place au cœur de la réflexion sur l’environnement. En effet, les historiens doivent impérativement s’immiscer dans ce « discours de la maison » (Michel Serres) que distillent continuellement les préoccupations environnementalistes. Par les importantes fonctions qu’il a assumées au sein des grands programmes interdisciplinaires, Robert Delort s’est convaincu de l’urgence de ne pas laisser le contrôle de ce discours aux seules sciences de la nature. Ce n’est pas que l’histoire ignore qu’il y ait aujourd’hui des disciplines plus immédiatement engagées à résoudre les questions vitales que posent la gestion des ressources et la sauvegarde de la biosphère. Néanmoins, l’historien, par son intimité avec les sociétés du passé, est l’un des seuls qui soit capable de poser les bonnes questions, ou du moins d’attirer l’attention des gestionnaires (naturalistes ou économistes) sur les problèmes que ces mêmes spécialistes de la gestion sont, eux seuls, capables de résoudre.
21. Robert Delort va jusqu’à défendre l’histoire de l’environnement comme discipline impériale en suggérant aux historiens d’assumer la prétention de fédérer les sciences sociales autour d’un objet nouveau propice à une nouvelle approche globale. N’a-t-il pas pris le risque d’écrire que l’histoire ambitionne de coordonner les « acquis actuels des sciences des structures, de la matière, de la vie, de l’homme et de la société » ? Et il poursuit en affirmant : « Insistons, encore une fois, ces connaissances du présent, fondées sur les certitudes du passé, permettent seules de modéliser et de vérifier des hypothèses projetées vers le futur »1.
3De tels propos conquérants sont à interpréter dans un contexte de rivalités disciplinaires où l’histoire doit certes défendre ses compétences. En dehors de toute polémique, il faut néanmoins remarquer qu’après avoir maintes fois été tentée par l’impérialisme scientifique, l’histoire (comme la sociologie d’ailleurs) est devenue beaucoup plus prudente. Il ne peut pas être question de réduire les différences d’approche de l’objet environnement. Au contraire, nous avons tout à gagner du respect des identités disciplinaires et de la multiplication des commentaires explicatifs de réalités particulièrement complexes, surtout lorsqu’il s’agit d’un savoir neuf qui précisément requiert des compétences multiples2. L’histoire, alimentée par des connaissances de type généraliste, a quelque chose de spécifique à apporter à la construction de la notion d’environnement. L’historien de l’environnement emprunte largement, et ce n’est pas là une liste exhaustive, à l’écologie, aux sciences de la nature, aux sciences des techniques, à la climatologie, à la palynologie, à la biochimie, à la géophysique, à l’astrophysique, à l’archéozoologie, à l’agronomie, à la démographie, à la médecine. Dans toutes ces matières, la plupart d’entre nous – Robert Delort faisant encore une fois l’exception – ne peut maîtriser que de piètres connaissances. Il ne s’agit donc pas d’aborder l’environnement en naturaliste, d’autres sont plus compétents. Mais réciproquement, le naturaliste qui se fait historien perd la spécificité de son regard sur les choses. C’est un appauvrissement. Le terme même d’interdisciplinarité implique l’idée de synergie. Les historiens tout comme les écologues d’ailleurs ont une inclination marquée pour cette façon de travailler.
42. À rechercher très empiriquement les occurrences du mot « histoire » dans la littérature consacrée à l’environnement, on découvre en priorité deux usages réducteurs : la mise en évidence de similitudes dans la durée d’une part, et l’attribution à la nature d’un statut d’extériorité par rapport à l’histoire humaine d’autre part.
5Le premier usage discerne en effet dans l’histoire une sorte de résurgence continuelle de situations déjà expérimentées dans le passé. Seuls le degré d’urgence, un seuil qualitatif ou l’échelle spécifieraient l’état actuel. Le philosophe Luc Ferry, dans l’essai intitulé Le nouvel ordre écologique paru en 19923, ne craint guère le télescopage des temporalités. Le livre s’ouvre par l’évocation des procès d’animaux relatés par les sources médiévales. Aujourd’hui, explique l’auteur, une telle idée d’accorder un statut de personne juridique à un animal fait sourire, mais, attention, le postmodernisme est en train de redonner aux êtres de nature un statut de personnes juridiques. On serait donc en train de revenir à une vision prémodeme, une « prémoderne postmodernité » selon l’expression de Ferry ! Plus loin, un autre amalgame historique va constituer l’ossature du raisonnement. Il s’agit de l’identité existant, toujours selon Ferry, entre l’idéologie totalitaire des années trente et l’écologisme (réduit abusivement à la deep ecology, l’écologie profonde). L’écologie profonde, écrit cet auteur, « plonge certaines de ses racines dans le nazisme et pousse ses branches jusque dans les sphères les plus extrêmes du gauchisme culturel »4. Ainsi, la célèbre Reichsnaturschutzgesetz de 1935 apparaîtrait comme le « monument de l’écologie moderne ». Les rapprochements hasardeux de Ferry ont pour seul objectif de dénigrer le mouvement écologiste actuel en lui donnant à la fois des racines comiques (un Moyen Âge peu rationnel) et une filiation inavouable (le nazisme). En imaginant ainsi que les attitudes « écologiques » flottent à travers l’histoire sur un coussin d’air, le philosophe ne s’embarrasse guère de la contextualisation rigoureuse chère à l’historien. Un tel usage du passé n’a rien à faire avec l’histoire5.
6Un autre usage courant met en évidence ce qui est perçu comme une différence essentielle entre les sciences classiques et l’histoire humaine. Pour certains observateurs, alors que les sciences physiques et chimiques ont affaire à des phénomènes qui peuvent se répéter et, par conséquent, sont prévisibles, l’histoire, elle, travaille sur des phénomènes imprévisibles. C’est ce qui conduit à dire que la Nature comme telle n’a pas d’histoire. Dans le beau roman de Graham Swift où il est beaucoup question d’environnement (le paysage des Fens), le narrateur explique que « les animaux vivent entièrement dans l’Ici-et-Maintenant. Seule la nature ne connaît ni mémoire ni histoire »6. D’autres auteurs, au contraire, tel le paléontologue américain Stephen Jay Gould7, estiment que l’histoire de la société humaine est beaucoup plus facilement prévisible que l’histoire de la nature. Ainsi, affirme-t-il, « l’homme lui-même aurait-il pu apparaître si un choc – totalement imprévisible – entre la terre et un astéroïde n’avait pas brutalement éliminé les dinosaures, il y a 65,3 millions d’années ? »8.
73. Citer à dessein des affirmations contradictoires n’a que la vertu de rendre plus sensible à la complexité du traitement de la durée et du temps. Prises isolément, les affirmations des uns et des autres ont sans doute leur part de véracité. Encore faudrait-il préciser à quelle échelle temporelle elles se situent. Pour le moment, il nous suffira de rappeler que pour l’éco-historien, la nature a une histoire et que cette histoire est avant tout une histoire humaine. L’histoire de l’environnement se situe à l’interface entre Nature et Société. S’il est impossible d’évacuer la dimension humaine de l’histoire de la nature, l’inverse est aussi vrai. C’est l’avis de Jean-Paul Deléage lorsqu’il écrit que « l’homme lui-même ne peut s’abstraire de la part naturelle de sa propre histoire »9. Comme l’explique aussi Robert Delort, l’histoire est toujours « décrite par des hommes et pour des hommes qui croient y déceler l’ordre qu’en fait ils lui confèrent » ; l’histoire « centrée sur l’homme ne peut ignorer le devenir de tout ce qui est dans l’homme et en dehors de l’homme et des relations réciproques qui s’établissent entre eux »10. Dans cette perspective, on pourrait presque envisager la nature comme ce qui dans l’univers existe en dehors de l’homme mais est susceptible d’être anthropisé, donc ramené à des usages sociaux.
8Ensuite, le fait d’osciller entre deux versions de l’histoire, l’une conférant au passé un statut de continuelle réactualisation, l’autre laissant à l’avenir sa totale opacité, ne doit pas nous surprendre. Les historiens trouvent même dans cette contradiction la finalité de leur discipline. Selon la belle formule de Bernard Lepetit, l’histoire a pour objectif « d’analyser plus finement comment l’évolution des sociétés humaines est à la fois contenue dans leur passé et peu prévisible »11.
9Voilà qui nous propulse au cœur même de l’explication historique et à son apport majeur, à savoir échapper à une conception par trop linéaire du temps. Ainsi, l’histoire de l’environnement ne consiste pas à étendre le champ historique en passant de quelques milliers d’années (l’histoire de l’homme) à des millions d’années (l’histoire des facteurs naturels). En ce cas, l’histoire de l’environnement risquerait bien de n’être qu’une collection d’anecdotes datées. D’autant que la conception linéaire a pour corollaire la tentation de privilégier la recherche des origines. L’idole des origines hante la recherche historique. Il y a sans doute un intérêt certain à débusquer les précurseurs. Constater par exemple qu’en l’an II (1793), la Convention se préoccupait de rechercher des moyens de recycler le papier imprimé12. Ou encore relever la vision prémonitoire de Louis Ramond de Carbonnières. À la fin du XVIIIe siècle, le voyageur décrivait le rôle de l’homme dans la construction des paysages végétaux. Il évoquait le berger qui amène sans le savoir sur les pâturages le germe des plantes de son village et déjà s’inquiétait du pouvoir de destruction des hommes : « Un siècle de l’homme pèse sur la terre plus que vingt siècles de la nature »13. À la tentation de la généalogie, l’historien toutefois résiste et prétend inscrire sa discipline parmi celles qui cherchent à penser la complexité, notamment par sa capacité à penser les temporalités, et pas seulement le temps linéaire ou le temps cyclique. « Si la discipline [historique], écrit Bernard Lepetit, doit avoir un rôle particulier, ce n’est ni d’apprendre aux chercheurs des disciplines voisines les techniques de mise en œuvre des sources d’archives, ni de leur offrir le répertoire plus riche et plus varié des phénomènes passés. Sa fonction privilégiée devrait être d’explorer les mécanismes temporels et de comprendre comment, en permanence, les sociétés produisent du neuf avec le vieux et parfois reproduisent du vieux avec le neuf »14.
104. Nous voici donc très loin d’un repérage mécanique des récurrences et des enchaînements supposés dans le temps. L’analogie superficielle des phénomènes ne signifie en aucun cas leur homologie15. Au contraire, l’historien, lorsqu’il constate des réemplois, se doit d’insister sur la singularité des contextes historiques. Si l’on veut faire progresser l’intelligibilité en articulant entre eux des contextes présumés proches, c’est par le biais d’une typologie construite que l’on opère. Ainsi, toute société ne cesse de réactualiser des comportements face à l’environnement dont on veut bien qu’ils renvoient superficiellement dans la mémoire à d’autres comportements contraires ou similaires mais qui prennent sens uniquement dans les situations historiques concrètes dans lesquelles ils sont activés. La question essentielle est donc de comprendre pourquoi une société mobilise à tel moment et en tel lieu, dans un contexte spatio-temporel irréductible, un usage social de l’environnement plutôt que tel autre16.
11Cette insistance sur le contexte évite de franchir trop allègrement ce que Jean-Claude Passeron appelle « l’abîme qui sépare le temps de l’histoire humaine de celui de l’évolution biologique ». Les résultats d’une recherche en histoire restent toujours « indexés sur une période et un lieu ». « Rien de comparable, explique Passeron, à la position des sciences de la nature qui, lorsqu’elles sont confrontées à une tâche de type ‘historique’, pour expliquer une configuration ou un événement singuliers (…), peuvent appuyer leur reconstitution de l’enchaînement d’états successifs sur un corpus constitué de lois physico-chimiques valables indépendamment des coordonnées spatio-temporelles de la consécution singulière à expliquer »17.
12D’où un mode d’administration de la preuve particulièrement fastidieux qui ne se réduit jamais à une série finie d’énoncés mais multiplie les occurrences (et, partant, les notes infrapaginales si caractéristiques de l’érudition historique).
13À cette double difficulté, l’articulation du temps de l’homme et du temps de la nature d’une part, la complexité de l’explication historique d’autre part, Robert Delort s’est toujours montré sensible. C’est pourquoi il insiste constamment sur la pluralité des causes et des conditions18. Il dénonce le principe simpliste de la cause unique et l’assimilation de l’histoire à la simple chronologie. « Les maladies, écrit-il, comme les animaux et tout élément vivant en général, replacés dans le temps par la science historique, sont portées par un considérable faisceau de facteurs. Isoler, par souci de clarté, une chaîne, peut-être plus importante et plus apparente, ne doit faire oublier ni l’extrême complexité des éléments constitutifs ni que toute histoire, y compris celle des animaux, ne doit jamais être dissociée de celle du monde vivant dans sa totalité, a fortiori de l’histoire générale du milieu ». Et de souligner « l’immense profondeur de l’aventure humaine »19.
145. Guidé par les exigences épistémologiques, Robert Delort ne s’est pas laissé enfermer dans le dogmatisme auquel aurait pu conduire le programme naguère formulé par Emmanuel Le Roy Ladurie. Avec son Histoire du climat parue en 196720, ce dernier prétendait fournir une « histoire climatique pure ». Non pas « une explication climatique de l’histoire humaine » mais, en rupture avec la méthode anthropocentrique traditionnelle des historiens, l’auteur veut s’occuper « des phénomènes naturels en tant que tels ». De même qu’il y a une géographie physique et une géographie humaine, il faudrait séparer désormais une histoire physique (la géohistoire) et une histoire humaine. Suivant cette veine, l’histoire a annexé dans les années 1970-1980 toute une série de nouveaux objets : le climat bien sûr et aussi les tremblements de terre, l’étude des catastrophes naturelles, l’histoire des animaux et des plantes. Nécessaire et passionnant, ce type d’études ne constitue pas encore une véritable histoire de l’environnement. Ce n’est pas parce que l’on étudie des objets naturels que l’on pratique l’histoire de l’environnement. Robert Delort tout en fournissant des contributions décisives a su résister au réductionnisme de l’objet naturel21.
15Or ce débat n’est pas totalement clos. Le retour des déterminismes naturels est toujours menaçant. Ainsi on opposera les velléités de l’historien du climat Christian Pfister de promouvoir « l’évolution historique du climat » comme « variable explicative de l’analyse historique »22 aux conclusions beaucoup plus prudentes de Michel Magny qui abonde dans le sens de Robert Delort. « Une interprétation exclusivement climatique de la Révolution de l’An Mil, relève sans doute, écrit-il, d’une approche réductrice »23.
166. La difficulté de cerner l’objet, les risques de dérapage méthodologique suscités par son appartenance à deux grandes configurations du savoir, les sciences naturelles et les sciences sociales, rendent d’autant plus souhaitable de se mettre d’accord sur une définition du champ. Passons sur la confusion fréquente avec l’histoire de l’écologie. De même que l’histoire de la terre n’est pas la même chose que l’histoire de la géologie, l’écohistoire, en effet, est fondamentalement différente d’une histoire de l’écologie qui se veut connaissance des connaissances que les hommes ont eues du milieu au cours du temps. Une histoire de l’écologie est bien entendu indispensable à l’histoire de l’environnement24.
17Comment ne pas citer parmi les définitions possibles, celle d’un précurseur auquel on attribue, dans le domaine francophone, la paternité du possibilisme25. Lucien Febvre est, en 1922 déjà, l’un des premiers à comprendre en termes d’interactions les échanges des sociétés et du milieu. Il pouvait écrire : « Pour agir sur le milieu, l’homme ne se place pas en dehors de ce milieu. Il n’échappe pas à sa prise au moment précis où il cherche à exercer la sienne sur lui. Et la nature qui agit sur l’homme d’autre part, la nature qui intervient dans l’existence des sociétés humaines pour la conditionner, ce n’est pas une nature vierge, indépendante de tout contact humain ; c’est une nature déjà profondément ‘agie’, profondément modifiée et transformée par l’homme. Actions et réactions perpétuelles. La formule : ‘relations des sociétés et du milieu’ vaut également pour les deux cas prétendus distincts. Car, dans ces relations, l’homme emprunte et restitue à la fois ; le milieu donne, mais reçoit aussi »26.
18Par rapport à l’intuition de Febvre, la définition plus récente d’un savant que les Anglo-Américains considèrent comme le pionnier de l’histoire de l’environnement, au moment où celle-ci commence à se constituer comme discipline à part entière, paraît comme un recul. Roderick Nash assigne, en effet, un champ extrêmement vaste à la recherche : Environmental history refers to the total contact of man with his habitat and includes everything from urban design to wilderness preservation. I regard it as a variety of intellectual history, an approach to understanding the history of thought27. Son parti pris culturaliste s’explique par le centre de gravité de ses propres recherches qui intègrent les vastes domaines de la perception et des représentations de la nature28.
19D’autres définitions récentes insistent, elles aussi, sur la part de l’homme en mettant l’accent sur l’imprévisibilité des conséquences de certaines entreprises humaines d’appropriation de la nature. C’est le cas par exemple de l’historien allemand de la forêt, Joachim Radkau : Historische Umweltforschung ordnet sich ein in die Erforschung der langfristigen Entwicklung der menschlichen Lebens-und Reproduktionsbedingungen. Sie untersucht, wie der Mensch diese Bedingungen selbst beeinflusste und auf Störungen reagierte. Dabei gilt die spezifische Aufmerksamkeit unbeabsichtigten Langzeitwirkungen menschlichen Handelns, bei denen synergetische Effekte und Kettenreaktionen mit Naturprozessen zum tragen kommen29.
20De son côté, Robert Delort s’en tient à une définition très simple, dans la foulée de la tradition de l’école géohistorique française. « L’histoire de l’environnement, ici fermement confondue avec ‘l’écohistoire’ (qui unit deux sciences bien individualisées), c’est d’abord le devenir de l’espace dans le temps ; plus précisément, la science (humaine) de l’espace dans le temps ; et, par dernière restriction, l’étude dans le passé des conditions naturelles et culturelles qui ont agi et réagi sur l’homme et avec l’homme »30.
21Toutes ces définitions privilégient l’étude des usages sociaux de la Nature. L’écohistoire (ou histoire de l’environnement) est donc « histoire de la nature, de l’homme, et de leurs rapports dans la succession des temps » (autre formule de Robert Delort). Cela signifie que l’histoire de l’environnement privilégie l’étude des mécanismes temporels des usages sociaux de la Nature. Faits sociaux et faits écologiques ont certes leur autonomie tout en agissant les uns sur les autres de manière dynamique et dialectique. C’est ce paradigme qu’un dicton kenyan exprime admirablement en mettant l’accent sur l’interactivité et l’autonomie des facteurs : « Les enfants, dit ce proverbe, sont heureux de jeter des pierres dans l’eau, mais cela peut causer de grands soucis à la famille des grenouilles ».
22Ces interactions dans la durée et les significations que les sociétés leur confèrent dans le temps sont donc l’objet d’une histoire de l’environnement. À chaque fois, l’homme reste la première des préoccupations. Et la formule célèbre de Marc Bloch de conserver toute sa vertu heuristique : « Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier »31.
237. L’étude de la variabilité des facteurs constitue la préoccupation première des historiens de l’environnement. Accoutumés à saisir les rythmes subtils du changement social, ils doivent également s’intéresser à la transformation des facteurs physiques et biologiques, parfois indépendamment de toute intervention de l’homme. Les maladies, par exemple, semblent avoir une vie propre, autonome de toute corrélation que nous nous plairions à suggérer (mettre notamment en rapport les rythmes de la virulence épidémique avec des cycles économiques). De même, si les effets perturbateurs des activités humaines sur l’environnement préoccupent largement notre époque encline à un certain sentiment de culpabilité face au patrimoine naturel, le rôle de l’environnement dans l’évolution physiologique de l’homme mérite plus qu’une simple mention à côté d’une histoire déjà mieux balisée des catastrophes naturelles32. Un certain nombre d’études s’efforcent aussi de reconstituer dans une perspective écologique l’agencement complexe sans cesse remanié et recomposé des données naturelles, biologiques, économiques et sociales33.
24Cependant, l’approche objective des faits sociaux et des faits écologiques ne suffit pas encore. Comment pourrait-on oublier à quel point les sociétés confèrent une signification de durée variable aux relations qu’elles tissent avec l’environnement. S’intéresser aux usages sociaux de la Nature consiste aussi à étudier la fabrication idéologique et pratique de l’environnement par et dans les sociétés. Ainsi, Robert Delort, dans sa thèse monumentale, consacrait déjà quelques pages non seulement à l’évolution climatique médiévale mais également à la perception subjective du froid34. Par ailleurs, il s’est toujours montré attentif à ce qu’il appelle les « constantes dans le regard que les Européens ont pu jeter sur leur milieu ». Tant le bestiaire que la flore ont été investis par une charge émotionnelle qui les pare de fonctions symboliques, autant de gages de bonheur, de santé ou de sécurité35. À l’échelle régionale, plusieurs recherches ont mis en évidence les mécanismes par lesquels les sociétés fabriquent les représentations du milieu dans lequel elles vivent. On peut suivre, par exemple, grâce à Serge Briffaud, la transformation de l’espace pyrénéen en spectacle (le paysage montagnard) et en territoire de l’action pour les voyageurs-découvreurs, les ingénieurs aménagistes et les forestiers36. L’intérêt d’une telle histoire de la perception de l’environnement provient du dialogue permanent entre l’analyse des connaissances factuelles de la montagne (qui évoluent bien sûr avec le temps) et les usages qui en découlent. De multiples acteurs sociaux sont impliqués dans le maniement des représentations de la montagne. Chacun d’entre eux a une vision de la réalité montagnarde où s’agencent des éléments objectifs et des appréciations plus subjectives. L’échelle d’appréciation (donc la manière de comprendre la réalité environnementale) diffère complètement selon les types de discours. Le choc de logiques territoriales très différentes selon qu’on a affaire à des notables locaux ou à des gestionnaires des ministères a également été bien mis en évidence, à propos de la Camargue, par le livre de Bernard Picon37. La désignation récente (au XXe siècle) de la Camargue comme « espace naturel » relève de conflits d’usages séculaires entre ceux qui ont domestiqué cette même nature (éleveurs, viticulteurs, riziculteurs et saliniers). C’est en cherchant à tirer le meilleur parti économique possible d’un espace a priori ingrat que les sociétés humaines ont mis en place un paysage aujourd’hui chargé du « symbole nature ». Comment mieux illustrer ce système complexe d’actions et réactions réciproques dont l’intelligibilité motive tout programme d’histoire de l’environnement ?
Notes de bas de page
1 R. Delort, L’Europe et l’environnement (à paraître).
2 Sur la conception actuelle que les historiens proposent de l’interdisciplinarité, voir B. Lepetit, Pour une pratique restreinte de l’interdisciplinarité, Revue de synthèse, 3 (1990), p. 331-338. Et aussi, sur l’ensemble de ces problèmes, Sciences de la nature, sciences de la société. Les passeurs de frontières, M. Jolivet dir., Paris, 1992.
3 L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, 1992.
4 Ibid., p. 180.
5 On lira aussi une critique acerbe du livre de Ferry sous la plume de J.-P. Deléage, L’écologie, humanisme de notre temps, Écologie politique, 5 (1993), p. 1-14.
6 G. Swift, Le pays des eaux, roman traduit de l’anglais, Paris, 1985, p. 76.
7 Auteur de livres de haute vulgarisation scientifique, comme par exemple La foire aux dinosaures, Paris, 1993.
8 Citation tirée d’un entretien accordé au journal Le Monde du 19-20 mars 1995, p. 13.
9 J.-P. Deléage, op. cit., p. 11.
10 R. Delort, op.cit., à paraître.
11 B. Lepetit, Passé, présent et avenir des modèles urbains d’auto-organisation, in B. Lepetit et D. Pumain, Temporalités urbaines, Paris, 1993, p. 113-134.
12 Cité par S. Antoine et AL., Écrits francophones et environnement 1548-1900, Paris, 1991, p. 242.
13 L. Ramond, De la végétation sur les montagnes, Annales du Muséum d’histoire naturelle, an IV, p. 404.
14 B. Lepetit, op.cit, p. 133.
15 On trouvera l’illustration de ce principe dans notre recherche empirique : F. Walter, Les Suisses et l’environnement. Une histoire du rapport à la nature du XVIIIe siècle à nos jours, Genève, 1990.
16 Sur l’ensemble des problèmes de méthode que pose l’articulation du temps de la nature et du temps des sociétés cf. F. Walter, L’historien et l’environnement : vers un nouveau paradigme, Natures, Sciences, Sociétés, 2 (1994), p. 31-39.
17 J.-Cl. Passeron, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, 1991.
18 Par exemple R. Delort, Introduction, in La France de l’an Mil, R. Delort dir., Paris, 1990, p. 25.
19 R. Delort, Les animaux ont une histoire, Paris, 1984, p. 94.
20 E. Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, 1967.
21 De ce point de vue, l’un de ses articles pourra surprendre par les concessions qu’il semble faire à une approche qu’il dénonce par ailleurs. Voir R. Delort, Überlegung zu einer historischen Ökologie. Eine Übersicht, Wissenschaftskolleg zu Berlin, 112 (1983/84), p. 49-62. À côté de ses recherches pionnières sur les animaux, Robert Delort a renouvelé aussi l’histoire des plantes. Un exemple avec R. Delort, Fibres textiles et plantes tinctoriales, in L’ambiente vegetale nell’alto medioevo, Settimane di studio del Centre italiano di studi sull’alto medioevo, XXXVII, Spolète, 1990, p. 821-861.
22 C. Pfister, Fluctuations climatiques et prix céréaliers en Europe du XVIe au XXe siècle, AESC., 43 (1988), p. 25-53 (citation de la p. 26).
23 M. Magny, Les fluctuations des lacs jurassiens et subalpins et l’histoire du climat au Moyen Âge, Histoire & Mesure, 8 (1993), p. 5-17 (citation de la p. 14).
24 La meilleure en langue française étant incontestablement celle de J.-P. Deléage, Histoire de l’écologie. Une science de l’homme, Paris, 1991.
25 Les traditions germaniques et anglo-saxonnes attribuent, de leur côté, la paternité du possibilisme à l’anthropologue américain Franz Boas.
26 L. Febvre, La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, 1970, p. 391 [première édition 1922].
27 R. Nash, The State of Environmental History, in The State of American History, H. J. Bass éd., Chicago, 1970, p. 249-260 (citation de la page 250).
28 Voir en particulier R. Nash, Wilderness and the American Mind, 3e éd., New Haven et Londres, 1982 [première édition 1967],
29 J. Radkau, Was ist Umweltgeschichte, in Umweltgeschichte heute : Neue Themen und Ansätze der Geschichtswissenschaft. Beiträge fur die Umwelt-Wissenschaft, Ch. Simon éd., Mannheim, 1993, p. 88.
30 R. Delort, Introduction, in Pour une histoire de l’environnement, C. Beck et R. Delort éd., Paris, 1993, p. 6.
31 M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, 6e éd., Paris, 1967, p. 4.
32 Un répertoire particulièrement riche de cas est fourni dans la longue introduction rédigée par Robert Delort pour l’ouvrage Les catastrophes naturelles dans l’Europe médiévale et moderne, B. Bennassar éd., Toulouse, 1996, p. 7-25.
33 Robert Delort en fournit une synthèse pour le Moyen Âge. Voir R. Delort, L’homme et le milieu, in Le Moyen Âge. Histoire illustrée de la vie quotidienne, Lausanne, 1972, p. 11-62. Pour un exemple régional, lire la belle étude de W. H. TeBrake, Medieval Frontier. Culture and Ecology in Rijnland, Texas A & M University Press, 1985. L’auteur qui privilégie la variable démographique montre l’enchaînement des transformations en Frise dès le XIe siècle et jusqu’au XVe siècle. L’espace de sable et de tourbières gagné par le peuplement doit être endigué et drainé. Des techniques de plus en plus efficaces, jusqu’à l’utilisation du moulin pour le pompage des eaux, interviennent dans cette mise en valeur.
34 Ce n’est là qu’une notation environnementale parmi des quantités d’autres dans cette somme d’écohistoire que représente R. Delort, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Âge (vers 1300 - vers 1450), Rome, 1978, t. 1, p. 495 et suiv.
35 Une vue d’ensemble dans R. Delort, Flore, bestiaire et paysage composent un imaginaire commun, in L’Esprit de l’Europe, t. 1, Paris, 1993, p. 220-228.
36 S. Briffaud, Naissance d’un paysage. La montagne pyrénéenne à la croisée des regards XVIe-XIXe siècle, Tarbes-Toulouse, 1994.
37 B. Picon, L’espace et le temps en Camargue, Arles, 1988.
Auteur
Université de Genève
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