Introduction de la quatrième partie
p. 371-373
Texte intégral
1Il importe à présent de saisir la portée des « messages » transmis par les pièces gothiques et de tenter de poser quelques jalons pour l’étude – bien difficile – de la réception de ces livrets, autrement dit leur place dans le système de communication1 de l’époque et leur interaction avec leur public.
2L’agir social de ces brochures n’a pas encore été étudié dans le mouvement de recherche mené depuis quelques décennies sur les moyens de communication et les feuilles volantes, telles les mazarinades considérées par Christian Jouhaud comme des moyens d’action2 ou encore les Flugschiften dont la définition qu’en a proposée l’équipe de Tübingen intègre l’intentionnalité de ces imprimés, leur volonté d’agir sur l’opinion3. De la même manière, les relaciones des sucesos ont été, selon Augustin Redondo, de puissants véhicules de médiation culturelle qui ont diffusé, en direction des couches populaires, un message idéologique visant à faire accepter la totale prééminence du prince catholique et de l’Église4.
3Toutes ces recherches historiques ont été stimulées par les travaux de Hans R. Jauss et de ses disciples sur la réception, bien qu’ils concernaient au premier chef le domaine littéraire5. Des linguistes, des sociologues et des anthropologues ont en effet proposé des réflexions et des méthodes d’analyse intéressantes pour qui veut cerner la capacité active d’un média (texte, image, discours, etc.) à moduler la position de ses récepteurs, ainsi que la manière dont ce média engage son public dans une action ou accompagne un fait social. John Austin et John Searle ont développé l’idée de « pragmatique illocutoire » : selon eux, parler, c’est non seulement échanger des informations mais aussi effectuer un acte régi par des règles précises, qui prétend transformer la situation du récepteur et modifier son système de croyances et/ou son attitude comportementale6. Estimant que tout discours cherche à agir sur son public, Ruth Amossy a mis en évidence les différents procédés d’argumentation et de persuasion dans les discours7. Reprenant les techniques socio-linguistiques d’analyse de discours, Patrick Charaudeau a étudié les modalités d’action de textes publicitaires sur leur public. La méthode qu’il a développée est intéressante pour l’analyse des formules titulaires et des textes des pièces gothiques8.
4De telles problématiques ont également été soulevées au sujet des images et de leur public par Hans Belting et, plus récemment par David S. Areford et par Alain Dierkens, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne9. S’inspirant de la définition de l’art formulée par Alfred Gell et sa notion d’agency10, ces derniers examinent la « performance » (ou « agentivité11 ») des images, c’est-à-dire leur capacité à engager le spectateur dans une action.
5Pour mener une telle étude sur la réception sociale de ces brochures, il faut ramener les quatre types de pièces à deux groupes. L’un concerne davantage les savoirs religieux et littéraires : les livrets de dévotion, ceux relevant de la littérature moralisante et pratique, ainsi que les « canards » s’adressent à l’âme et aux mœurs. L’autre intègre plutôt des contenus politiques, ces pièces d’actualité qui diffusent un savoir sur l’environnement politique et militaire contemporain et qui tendent (délibérément, implicitement ou inconsciemment) à façonner l’opinion.
Notes de bas de page
1 Le « système de communication » désigne un ensemble composé de médias, de langages et de codes acceptés. Il faut entendre ici la communication, au sens large du terme, comme l’ensemble des formes de transmission d’informations (connaissances, croyances, valeurs, normes…) dans une société. Cette communication se fait par l’intermédiaire d’un langage et de ses signes. Ce langage, qu’il soit ou non oralisé, écrit, verbal, est impliqué dans le contexte structurel et mental de la société. Et cette interaction du langage avec la mentalité collective (l’imaginaire collectif et les valeurs sociales admises) et la structure sociétale forme ce que les anthropologues et sociologues appelent le « système de communication » d’une société. Sur ce point, voir notamment : Martin Aurell (dir.), Convaincre et persuader : communication et propagande aux xiie et xiiie siècles, Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 2007 ; Jean-Philippe Genet, « Histoire et système de communication », dans Jean-Philippe Genet (dir.), L’histoire et les nouveaux publics dans l’Europe médiévale ( xiiie-xve siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 11-29 (citation p. 13) ; Jean Lohisse, Les systèmes de communication. Approche socio-anthropologique, Paris, Armand Colin, 1998 ; Les systèmes de communication, Paris, Institut de recherches sur les civilisations de l’Occident moderne, 1982.
2 Christian Jouhaud, Mazarinades. La fronde des mots, Paris, Aubier, 1985 ; Id., « Les libelles en France au xviie siècle : action et publication », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 90-91, 2003, p. 33-45.
3 Hans-Joachim Köhler définit ainsi la Flugschrift : Eine aus mehr als einem Blatt bestehende, selbständige, nichtperiodische und nicht gebundene Druckschrift, die sich mit dem Zeile der Agitation und/oder Propaganda an die gesamte Öffentlichkeit wendet. Hans-Joachim Köhler, « Die Flugschriften. Versuch der Präzisierung eines geläufigen Begriffs », dans Horst Rabe, Hansgeorg Molitor, Hans-Christoph Rublack (dir.), Festgabe für Ernst Walter Zeeden : zum 60. Geburstag am 14. Mai 1976, Munich, Aschendorff, 1976, p. 36-61 (citation p. 50).
4 Augustin Redondo, « Les “ relaciones de sucesos” dans l’Espagne du Siècle d’Or : un moyen privilégié de transmission culturelle », dans Les médiations culturelles (domaine ibérique et latino-américain). Actes du colloque organisé à la Sorbonne par le Grimesrep (Paris, 25-26-27 janvier 1988), Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 1989, p. 55-67.
5 Hans R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
6 John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970 ; John R. Searle, Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann, 1972.
7 Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction. Comment peut-on agir sur un public en orientant ses façons de voir, de penser ?, Paris, Nathan, 2000. Sur les stratégies discursives de persuasion, voir aussi Dominique Maingueneau, Initiation aux méthodes de l’analyse du discours : problèmes et perspectives, Paris, Hachette, 1979 ; Id., L’énonciation littéraire, t. 2, Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Dunod, 1995.
8 Patrick Charaudeau, Les conditions linguistiques d’une analyse du discours, mémoire de thèse dirigé par Bernard Pottier, université Paris IV, 1977.
9 David S. Areford, The Viewer and the Printed Image in Late Medieval Europe, Farnham/Burlington, Ashgate, 2010 ; Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy. A Primer in the Social History of Pictorial Style, Oxford, Oxford University Press, 1974 ; Hans Belting, L’image et son public au Moyen Âge, Paris, Gérard Montfort, 1998 ; Alain Dierkens, Gil Bartholeyns, Thomas Golsenne (dir.), La performance des images, Bruxelles, Université de Bruxelles, 2010 ; Marc Fumaroli, L’école du silence. Le sentiment des images au xviie siècle, Paris, Flammarion, 1994 ; David Freedberg, Le pouvoir des images, Paris, Gérard Monfort, 1998 ; Sabine Griese, « “Dirigierte Kommunikation”. Beobachtungen zu xylographischen Einblattdrucken und ihren Textsorten im 15. Jahrhundert », dans Harms Wolfgang (dir.), Das illustrierte Flugbatt in der Kultur der Frühen Neuzeit, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1998, p. 75-99.
10 Dans Art and Agency, paru de manière posthume en 1998, Alfred Gell prétend jeter les bases de la première véritable théorie anthropologique de l’art en faisant table rase des théories précédentes, notamment celle de Forge. Alfred Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998. Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini ont revisité la théorie d’Alfred Gell dans l’introduction du collectif Les cultures à l’œuvre. Rencontres en art, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2005.
11 Alain Dierkens, Gil Bartholeyns, Thomas Golsenne (dir.), La performance des images, op. cit., p. 10.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Marquer la ville
Signes, traces, empreintes du pouvoir (xiiie-xvie siècle)
Patrick Boucheron et Jean-Philippe Genet (dir.)
2013
Église et État, Église ou État ?
Les clercs et la genèse de l’État moderne
Christine Barralis, Jean-Patrice Boudet, Fabrice Delivré et al. (dir.)
2014
La vérité
Vérité et crédibilité : construire la vérité dans le système de communication de l’Occident (XIIIe-XVIIe siècle)
Jean-Philippe Genet (dir.)
2015
La cité et l’Empereur
Les Éduens dans l’Empire romain d’après les Panégyriques latins
Antony Hostein
2012
La délinquance matrimoniale
Couples en conflit et justice en Aragon (XVe-XVIe siècle)
Martine Charageat
2011
Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge
XLe Congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009)
Société des historiens médiévistes de l’Enseignement supérieur public (dir.)
2010
Une histoire provinciale
La Gaule narbonnaise de la fin du IIe siècle av. J.-C. au IIIe siècle ap. J.-C.
Michel Christol
2010
