Introduction de la deuxième partie
p. 155-157
Texte intégral
1On a vu la forme sous laquelle circulaient les pièces gothiques, ainsi que leurs modalités de production, il reste à décrire les différentes composantes de ce « répertoire » et à préciser les spécificités des principales classes de textes au-delà de leur hétérogénéité apparente. Pour canaliser le flot de ces textes, on doit les structurer en corpus. Se pose alors la question du classement à opérer pour ces documents. Quatre modèles de répertoires ont été appliqués à des livres imprimés :
- un classement fonctionnel par catégories du savoir (théologie, jurisprudence, belles lettres, sciences et arts). C’est le modèle adopté par Picot et Brunet, repris par A. Labarre pour définir la composition d’un inventaire après décès comportant des livres et par J.-D. Mellot pour classer la production imprimée rouennaise1 ;
- un classement combinant catégories du savoir et genres. C’est le modèle de Charles Nisard qui définit jusqu’à quatorze rubriques2 ;
- un classement par thèmes d’intérêt. C’est le modèle de Henri-Jean Martin, retenu par Ralph S. Boggs, puis repris par Geneviève Bollème et Robert Mandrou3. Ces derniers constituent des répertoires des principaux thèmes rencontrés dans les almanachs et dans les livres de la « Bibliothèque bleue », mais les notions de leur grille d’inventaire posent problème. Parce qu’elles sont empruntées à la culture « savante » dont ils donnent des doublets populaires, leurs catégories de classement renvoient au monde des historiens et ne permettent pas d’atteindre les mentalités et les sensibilités prétendument « populaires4 » comme ils l’escomptaient5 ;
- un classement par genres (Gattungen). Un tel classement par genres littéraires, adapté à une étude par coupes synchroniques, a été adopté par les historiens des Flugschriften (K. Schottenloher, J. Schwitalla, R. Wilhelm)6.
2Aucun de ces classements ne semble opératoire pour les pièces gothiques. Dans le classement de Picot, les pièces d’actualité sont par exemple éparpillées entre les différentes rubriques, tantôt regroupées avec des livrets hagiographiques sous l’étiquette « Histoire », tantôt placées dans les belles-lettres sous la rubrique « Poésie ». Ces classements plaquent des catégories du savoir sans tenir compte de la répartition (semi-)institutionnalisée des savoirs à l’époque de la production de ces livres et de ces livrets (une répartition qui n’est d’ailleurs pas immuable), à savoir le religieux, les arts, le juridique, la médecine, le politique et l’histoire. Plus délicat encore est le classement par genres littéraires, puisque les éléments paratextuels peuvent certes aiguiller l’historien dans l’élaboration de cette taxinomie, mais il n’est pas rare qu’une même œuvre soit susceptible de plusieurs désignations génériques. Dans sa classification des Flugschriften, R. Wilhelm est d’ailleurs conscient de cette contamination entre les genres (les historia en ottova rima, les avviso) et avoue cette difficulté à classer les « sous-genres » que sont les pronostications, les frottola-barzelleta, les lamentations, les chansons, les oraisons, les dialogues, etc.
3Dès lors, le classement qui semble le plus opératoire pour les pièces gothiques est une structuration des unités textuelles qui les composent, selon des catégories empiriques modernes qui prennent en compte l’intention des « auteurs7 » de ces textes. Se dégagent quatre groupes de brochures, dans des proportions fort variables (graph. 5) :
- les pièces d’actualité, qui divulguent des « nouvelles » politiques et militaires et, dans une moindre mesure, des faits divers ou religieux ;
- les livrets de dévotion, qui alimentent la piété et qui inculquent une « doctrine de saulvement » ;
- les brochures littéraires, qui délivrent un discours moralisant et/ou qui récréent ;
- les pièces sur les « manières de faire » (de Certeau), qui enseignent un savoir pratique et technique.
Graph. 5. Taxinomie des pièces gothiques
4Ces catégories s’adaptent dans une certaine mesure à la théorie des champs définie par Pierre Bourdieu et appliquée par Jean-Philippe Genet à l’étude du langage politique dans l’Angleterre des xive et xvie siècles8. Pour les pièces gothiques, on aurait trois champs dominants, à savoir les champs du politique, du religieux et du littéraire – proprement dit –, auxquels s’ajoute un petit corpus, le champ transversal de la littérature pratique.
5Les corpus ainsi constitués, il convient de les présenter quantitativement et qualitativement tout en prenant en compte leur contextualisation et de discerner, dans la mesure du possible, la logique de ces classes de textes à partir d’une analyse prosopographique des auteurs.
Notes de bas de page
1 Albert Labarre, Le livre dans la vie amiénoise du seizième siècle : l’enseignement des inventaires après décès, 1503-1576…, op. cit., p. 155-156 ; Jean-Dominique Mellot, L’édition rouennaise et ses marchés…, op. cit.
2 Catégories 1 & 2. almanachs, 3. sciences et arts (sciences occultes, divination), 4. facéties et calembours, 5. dialogues et catéchismes, 6. discours, éloges funèbres, sermons burlesques, 7. types et caractères, 8. vies, 9. religion et morale, 10. cantiques, 11. épistolaire, 12. linguistique, 13. éducation, 14. romans, nouvelles, contes. Charles Nisard, Histoire des livres populaires : ou de la littérature de colportage depuis l’origine de l’imprimerie jusqu’à l’établissement de la commission d’examen des livres de colportage : 30 juin 1852, Paris, G.-P. Maisonneuve, 1968 (2e éd.), 2 vol. Ch. Nisard est le premier à considérer les livres de la « Bibliothèque bleue » comme un objet d’étude. Son livre novateur constitue la première étude sur la littérature de colportage.
3 Ralph S. Boggs, « Folklore Classification », Southern Folklore Quart, 13, 1949, p. 161-226 ; Geneviève Bollème, La Bible bleue : anthologie d’une littérature « populaire », Paris, Flammarion, 1975 ; Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au xviie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1999 (3e éd.), 2 vol. ; Robert Mandrou, De la culture populaire aux xviie et xviiie siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964.
4 Dans un article acerbe, Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel mettent en cause les catégories de classement retenues par R. Mandrou, G. Bollème et M. Soriano. Ils pointent le problème de l’interprétation des textes populaires : celle-ci subit l’influence des courants de pensée dans lesquels les études sur la culture populaire s’inscrivent. Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel, « La beauté du mort : le concept de culture populaire », Politique aujourd’hui, 12, décembre 1970, p. 3-23.
5 Dan Ben-Amos a conclu à l’impossibilité de transformer les genres populaires en concepts scientifiques : ni l’approche thématique ou structurale, ni l’approche archétypale ou fonctionnelle ne lui paraissent concluantes. Dan Ben-Amos, « Catégories analytiques et genres populaires », Poétique, 19, 1974, p. 265-293.
6 Karl Schottenloher, Flugblatt und Zeitung, Ein Wegweiser durch das gedruckte Tagesschrifftum, t. 1, Von den Anfängen bis zum Jahre 1848, Munich, Klinkhardt et Biermann, 1985 (1re éd. 1922) ; Johannes Schwitalla, Flugschriften, op. cit. ; Raymund Wilhelm, Italienische Flugschriften…, op. cit.
7 La notion d’« auteur » est ambiguë. Elle est ici employée au sens de « scripteurs » des textes mis en imprimé, en opposition aux producteurs appartenant au monde de l’imprimerie.
8 Jean-Philippe Genet, La genèse de l’État moderne : culture et société politique en Angleterre, op. cit., chap. 9, « Champs », p. 261-305.
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