1L’étude des modalités de circulation « contrainte » des objets au haut Moyen Âge est inévitablement parasitée par les débats plus larges, toujours partiellement irrésolus, tournant autour de la nature marchande ou non marchande de la circulation des biens pendant cette période ; la circulation contrainte est une modalité seulement de ces échanges, ressortissant plus particulièrement à la seconde des catégories précitées1. Même si l’objet de ce texte est de se focaliser sur la circulation contrainte des seuls objets, ignorant les biens agricoles2 et la circulation « marchande » en tant que telle, il est évident que l’importance respective de la contrainte/réquisition par rapport au marché conditionne notre réflexion. La circulation contrainte prend en effet un relief particulier, comme « modalité » d’approvisionnement, si elle est une des voies les plus empruntées pour autoriser la circulation des objets hors des échanges marchands. Elle n’est pas la seule, bien sûr : le troc, le don ou le don-échange, très étudiés ces dernières années, sont d’autres modalités de circulation des objets qui échappent à la logique marchande et même strictement « économique », si l’on comprend cette dernière à l’aune des critères contemporains, en écartant « l’économie morale »3.

Cadres du débat

2Les cadres du débat sont controversés, et ceci depuis bien des années : en cherchant à situer l’état de la recherche sur la circulation marchande et non marchande des biens au haut Moyen Âge, on est confronté à des visions difficilement conciliables, entre le « primitivisme » économique qui minimise la part des échanges commerciaux et une vision « dynamique » de l’économie de cette période4. Ce débat, qui emprunte parfois encore le langage « daté » des controverses entre H. Pirenne et A. Dopsch5, est ardu à résoudre, dans la mesure où la pénurie de textes est la source même des difficultés ; les mentions de commerce – incontestables – relèveraient de l’exception pour certains, quand elles seraient la « norme » pour d’autres. Enfin, le rôle de la monnaie comme vecteur des transactions est lui-même débattu puisque celle-ci était sans doute loin d’être leur unique facilitateur. Pour sortir de ces débats, C. Wickham a récemment proposé des pistes de recherche encore largement à réaliser, qui permettront d’affiner notre perception de l’intensité de la circulation des biens. Nous reviendrons sur celles-ci dans notre conclusion6.

3La question proprement dite de la circulation contrainte des objets au haut Moyen Âge ne peut donc être envisagée que de manière partielle et insatisfaisante, puisqu’il est difficile de déterminer si celle-ci rencontre l’essentiel de la demande en produits artisanaux, à côté de l’autoproduction, ou si elle est au contraire marginale par rapport à cette dernière ou par rapport à d’autres modes de circulation strictement commerciaux ou qui répondent à des mécanismes sociaux. En bref, l’étude de la circulation contrainte est délicate et bute toujours, comme celle du commerce, sur « la question de l’intensité », ce qui handicape considérablement la réflexion. Celle-ci est ramenée à l’accumulation de mentions dans les textes sans possibilité de quantifier, ou à une analyse anthropologique descriptive peu soucieuse de mesurer exactement l’ampleur de la diffusion des comportements sociaux qu’elle met en avant7.

4Comment la circulation contrainte se manifeste-t-elle dans les sources alto-médiévales ? On la reconnaît dans différents cas de figure.

• De manière explicite, dans le butin de guerre qui alimente le patrimoine royal en richesses dont une part est redistribuée entre les Grands ou dirigée vers l’Église. On peut aussi mentionner comme sources de richesse les tributs qui marquent la soumission de peuplades voisines des Carolingiens ou, en sens contraire, les multiples levées qui grèvent la Francia occidentalis au profit des Vikings. À une échelle différente, on retrouve aussi la coercition dans des délits « classiques » de droit commun, comme le vol, le rapt et la rançon ou le pillage de tombes8.
• De manière plus subtile, dans les dons obligatoires qui rythment la vie sociale : on y comptera les échanges inégalitaires, croisés ou non, entre les souverains et leur entourage et entre les aristocrates et leurs suites ; les dons aux subalternes, à l’occasion d’une visite seigneuriale, ou les cadeaux coutumiers en faveur des Églises. Notons surtout les réquisitions de terres ou de biens, à la suite de la disgrâce temporaire d’un haut « fonctionnaire » carolingien, qui marque le « retour » à la couronne de biens aliénés.
• Entre ces deux extrêmes, dans les réquisitions plus directes opérées dans le cadre domanial qui mobilise non seulement le travail et des livraisons de denrées agricoles, mais prélève aussi des objets ou des matériaux ; mais aussi dans les amendes brutales qui frappent les libres tentant d’échapper au service militaire.
• Dans la mise en gage d’objets, pour assurer le paiement de prêts ou d’amendes.

5Il n’est pas possible de détailler tous ces points. Le quatrième, faute de compétences, ne sera pas directement étudié ici. On visera exclusivement les pillages consécutifs à une expédition militaire, sans insister sur le partage des butins ou le versement de tributs, parce qu’une autre contribution dans le présent volume s’attache à cette question. De manière plus générale, nous n’avons pas la prétention d’épuiser tous les aspects considérés, mais de proposer des remarques de méthode ou de suggérer la révision de certaines idées reçues.

Les pillages et les tributs

6L’historiographie a abondamment souligné l’importance considérable des prélèvements militaires qui alimenteront la « cassette » des souverains médiévaux, surtout carolingiens, mais aussi de leurs successeurs des dynasties saxonnes qui administreront la pars orientalis de l’empire. Les exemples rapportés par Frédégaire et plusieurs Annales9 sont éloquents, mentionnant les trésors ramenés par Charles Martel de ses campagnes contre les Alamans, ou arrachés aux Lombards par les guerres de Pépin III ou de Charlemagne. Il est à peine besoin de rappeler l’épisode célébrissime du trésor des Avars10, évoqué récemment par M. Hardt dans sa thèse sur les trésors. Partagé à la suite de la victoire des Carolingiens contre le Khan en 796, il devait être considérable. Si l’on ne soupçonne pas Éginhard d’exagération, cette campagne avait à elle seule rapporté plus de butin que toutes les autres réunies : le biographe estime à 15 chars la taille du convoi nécessaire à son retour11. Le même chiffre est donné par les Annales Nordhumbranis qui ajoutent que le convoi était tiré par un attelage de quatre bœufs12. D’autres exemples, comme le rapt du trésor des Saxons (795), achèvent de convaincre de l’importance de ces réquisitions. L’historiographie a d’ailleurs lié depuis longtemps le caractère récurent de l’itinérance militaire carolingienne (des campagnes initiées sur une base annuelle) à la préservation de la légitimité de la couronne. Celle-ci passait par la nécessaire redistribution d’une partie du patrimoine pillé, comme l’a rappelé T. Reuter dans un texte célèbre13.

7La question de recherche qui se pose n’est donc pas de savoir s’il y avait pillage, ou si ce pillage servait de base à une redistribution ultérieure. En effet, il est bien connu qu’une partie des biens pillés était réinjectée parmi les optimates sous forme de cadeaux formalisés ou à la suite d’un partage. Mais affirmer cela, ce n’est pas résoudre le problème de la signification économique et sociale du pillage et de sa redistribution, qui est à insérer d’ailleurs dans une réflexion plus large sur la signification économique de la violence et de la contrainte exercées aussi au sein même de l’empire carolingien14. Il faudrait idéalement, avant de faire du pillage un mode fondamental de circulation des richesses, savoir précisément si les bénéficiaires de ce pillage étaient nombreux et quelle était leur position sociale ; mesurer le destin des biens ainsi pillés – étaient-ils réinjectés dans d’autres circuits ? thésaurisés ? –, saisir dans quelle mesure le pillage était le moyen privilégié voire exclusif de se procurer des biens de prestige, etc. Voilà des questions essentielles et non résolues, auxquelles d’autres interrogations ont été préférées par l’analyse récente, comme les mécanismes anthropologiques d’échange et de création rituelle du lien social et politique.

8L’article de T. Reuter précité semble se débattre avec un paradoxe : d’un côté, montrer le caractère fondamental et structurel du pillage dans l’édifice politique mérovingien et carolingien ; de l’autre, évaluer le profil et le nombre des bénéficiaires des partages de butin. Or, T. Reuter a tendance à revoir ce chiffre à la baisse, en cantonnant ces derniers aux très puissants et surtout à leur entourage immédiat de « gros bras » composant une suite militaire15, de surcroît souvent mobilisés sur une base régionale dans le cadre d’opérations ciblées. Bref, les entreprises de conscription militaire généralisées auraient été une exception instaurée tardivement, plutôt que la règle16 ; le partage ou la redistribution de butin ne se serait donc adressés qu’à une frange relativement restreinte des « libres » carolingiens. Selon T. Reuter, c’est la stabilisation délibérée de l’empire carolingien17, avec l’arrêt des campagnes incessantes qui avaient rythmé le viii^e siècle18, qui aurait été la cause de la turbulence de cette classe de combattants quasi professionnels et un déclencheur des difficultés politiques connues par la Francia occidentalis après le partage de Verdun.

9Cette interprétation est toutefois mécaniste et pose des questions en l’état insolubles : est-on certain que le pillage était vraiment l’une des modalités essentielles de la construction du patrimoine des soldats qui composaient l’armée franque19 – lesquels ne sont d’ailleurs peut-être pas à identifier avec les « aristocrates », mais aussi avec une classe de combattants professionnels – ? Pour répondre à cette question de manière satisfaisante, il faudrait être capable de résoudre le problème, non solutionné et qui a mené à des débats sans fin, de l’assise du recrutement et de la taille de l’ost franc, ainsi que celui de la fréquence et de l’ampleur réelle des expéditions. La question est bien de savoir si le service militaire généralisé était une innovation tardive implémentée en contexte de crise – si oui, auparavant la conscription n’aurait concerné que les seuls « professionnels » de la guerre – ou s’il faut au contraire considérer les capitulaires tardifs adoucissant le service généralisé comme des inflexions d’un régime antérieur plus sévère dont la rigueur menaçait les pauvres libres eux aussi mobilisés. C’est, entre autres, l’hypothèse de J.-P. Devroey. Tant que cette question n’est pas résolue, le poids de la redistribution des biens razziés reste une énigme.

10Il est une autre raison de se défier de l’importance du pillage comme moteur fondamental de circulation des biens de prestige : il faut en effet nuancer l’état de « campagne permanente » dans l’empire carolingien : R. McKitterick a récemment souligné le caractère plutôt ponctuel de plusieurs « campagnes » carolingiennes, qui ressemblaient à des raids éclairs menés par des « commandos » plutôt qu’à de grandes expéditions, et a insisté sur la parfois faible durée de certaines entreprises20. Elle a surtout rappelé l’existence de périodes de paix assez longues pendant le règne de Charlemagne, qui ont précédé l’arrêt de l’expansionnisme carolingien.

11Enfin, pour évaluer le poids économique du pillage dans les fortunes aristocratiques (et pas seulement dans celle des « suites » non pourvues en terres), il faudrait être en mesure de caractériser le patrimoine foncier des élites laïques, le moins bien documenté faute d’inventaires21. On a mis en évidence depuis longtemps l’importance symbolique et économique de la possession de terres et de richesses dans l’exercice de la domination. La terre est source de prestige et de revenus parfois considérables. Mais la seigneurie laïque est une réalité mal connue dont l’existence est pourtant assurée. Avant de se ranger à l’idée d’une « classe » de prédateurs dépendant entièrement ou partiellement du pillage, il faudrait d’abord déterminer l’ampleur des ressources propres de l’aristocratie, notamment celles tirées des richesses foncières, pour évaluer dans quelle mesure le pillage était pour elle une ressource essentielle ou, au contraire, complémentaire. Ce n’est pas chose aisée, car l’on peut au mieux s’aider de quelques documents, comme des testaments, des rares dossiers ponctuels mieux fournis ou des attestations de quelques domaines peut-être esclavagistes ou rentiers, étudiés notamment par M.-J. Tits Dieuaide ou C. Wickham. Cette carence des sources doit précisément être un motif de prudence : fonder un modèle économique sur les mentions certes récurrentes de pillages dans les travaux des chroniqueurs, c’est bâtir sur du sable en l’absence d’une élucidation du cadre économique et social dans lequel ils s’inscrivaient. En tout cas, l’idée selon laquelle il y aurait eu, à la suite du tarissement du butin, un glissement des priorités des élites carolingiennes qui, privées d’un afflux de mobiliers précieux, se seraient désormais plus étroitement enracinées dans une domination terrienne marquée par la féodalité, est sans doute une affirmation trop catégorique, au regard de ce que l’on sait de la distribution des richesses foncières dans les périodes qui précédaient la « féodalisation »22. C’est, en d’autres termes, postuler un changement de mode plutôt que le prouver.

12Le paiement de tribut est une autre modalité de circulation coercitive, mieux étudiée et à l’impact sans doute moins contestable que le pillage. Que ce soit à l’époque mérovingienne et même carolingienne23, les Francs ont très régulièrement imposé le paiement de tributs à des peuplades voisines, avant que les successeurs de Charlemagne et particulièrement Charles le Chauve n’en soient eux-mêmes les victimes dans des circonstances bien connues : la seconde moitié du ix^e siècle a été marquée par les prélèvements réguliers qui visaient à répondre aux exigences des Vikings. La recherche s’est émancipée d’une historiographie « révisionniste » qui avait revu à la baisse les récits catastrophistes des chroniqueurs des monastères24. Les Vikings ont joué un rôle incontestable de pillards ; leurs tributs ont indirectement pesé sur toutes les strates de la population, au point même de susciter des révoltes politiques25.

13Ainsi, la pratique tributaire a contribué à faire rentrer/sortir de nombreuses richesses dans/hors le monde franc. Mais, là encore, la question de la quantification et de l’intensité se pose. Peut-être de manière moins aiguë que pour le pillage26, où la contribution des parts razziées à la circulation générale des objets est totalement impossible à estimer.

14En ce qui concerne les tributs, l’on dispose de quelques chiffres, à prendre évidemment avec la prudence qui s’impose27 : à l’époque mérovingienne, 12 000 sous d’or (soit 600 livres) payés par les Lombards sur une base annuelle ; 350 livres d’argent annuelles acquittés par le Bénévent, 50 livres par les Bretons (en 812 et 863-864), etc., tandis que certains tributs étaient payés de manière ponctuelle. Si les modalités de partage du butin du pillage sont ambiguës, le principal, sinon l’exclusif, bénéficiaire des prélèvements tributaires carolingiens a été le souverain. Or, dans certains cas, ces prélèvements tributaires ont effectivement représenté des sommes considérables. Ils ont pu signifier, en termes de mobilisation, une rentrée importante, avec les produits des tonlieux et marchés, les ressources du domaine royal, et ils ont pesé sans doute plus lourd que le pillage. La question est de savoir comment cette richesse a été remise en circulation par les souverains, et de mesurer le poids relatif de ces prélèvements dans la « fortune » royale. Là encore, la quantification est problématique.

15Comparons l’impact de ces levées aux contributions exigées par Charlemagne de ses vassaux et fidèles, en période de famine, en 792-79328. L’on peut affirmer que la somme demandée au Bénévent en 812 correspond en 792-793 à la contribution de 350 évêques, abbés ou comtes de premier plan, qui paient chacun une livre d’argent. Mais J.-P. Devroey rappelait que le prélèvement de 792-793 était lui-même faible, si on le comparait aux sommes levées par Charles le Chauve en 866 et 877 pour payer à son tour tribut aux Vikings. Celles-ci étaient de 10 à 13,3 fois plus élevées qu’en 792-793. Une conversion grossière permet d’estimer que les prélèvements demandés sur une base annuelle aux Bénéventais équivalaient en 866 puis en 877 à la contribution cumulée de 35 puis 26 Grands, et celle des Bretons à celle de cinq ou presque quatre proceres, selon les années29…

16Cette estimation ne compare que des redevances entre elles, ce qui ne permet au mieux que d’estimer des impacts relatifs. Il faudrait calculer le poids réel de ces levées par rapport à la vie économique de l’empire carolingien et notamment au poids des ressources des grands établissements ecclésiastiques. Tentons de le faire, à partir, malheureusement, de chiffres disparates qui n’ont qu’une valeur indicative. Si l’on s’inspire du tableau proposé par J.-P. Devroey sur la valeur moyenne du cens monétaire pesant sur un manse libre ou demi-libre (hors prélèvement en nature ou en travail), on obtient une redevance annuelle variant du simple au double, de 9 à 18 deniers, selon les périodes et les lieux. Il y a donc des discordances énormes, les loyers étant, peut-être, plus élevés dans les zones situées au cœur de l’empire franc30. Une estimation des rentrées en argent de Prüm, qui n’était pas la plus riche des grandes abbayes, la voit collecter entre 19 000 et 32 000 deniers annuellement, soit entre 79,1 et 133 livres31. Si une très grande abbaye carolingienne possédait, selon la catégorisation du concile d’Aix de 816, entre 3 000 et 8 000 manses, il faut lui attribuer des rentrées annuelles entre 112,5 et 300 livres d’argent – dans l’hypothèse d’un cens de 9 deniers –, ou entre 225 et 600 livres annuelles – dans l’hypothèse maximaliste où elle aurait 8 000 manses et collecterait sur chacun de ceux-ci un cens de 18 deniers32.

17Bien sûr, ces chiffres sont très théoriques : dans ce nombre de manses estimé, les exploitations dépendantes non libres ne contribuaient souvent pas en argent, mais par des efforts en nature ou en travail ; le total exprimé en 816 inclut sans doute aussi les superficies des réserves. Mais ces cens ne représentent pas non plus la totalité des revenus des établissements, lesquels pouvaient aussi réaliser une certaine quantité de leurs rentrées en nature sur le marché et puiser à d’autres sources. Bref, le prélèvement de 50 livres exigé des Bretons correspond très approximativement à un peu moins de la moitié des seuls cens en argent prélevés dans une grosse abbaye – estimée à 3 000 manses, dans l’hypothèse la moins favorable d’un cens à 9 deniers), et à un douzième des revenus en argent retirés à ses tenures par une richissime abbaye carolingienne – dans l’hypothèse maximaliste d’un patrimoine estimé à 8 000 manses et prélevant les cens au montant maximum de 18 deniers ; ce cas de figure ne peut se présenter que pour des établissements de premier plan comme Saint-Denis.

18Cela reste beaucoup d’argent bien sûr. Mais ce calcul même grossier permet aussi d’estimer que les 21 000 livres d’argent prélevés en trente-deux ans par les Vikings – chiffre calculé par J.-P. Devroey, utilisant les données de S. Coupland – correspondent finalement à une moyenne de 656 livres par an, soit 13 fois la somme exigée des seuls Bretons par les Francs sur une base annuelle. Ceci équivaut aussi à peu près au montant des seuls cens prélevés par une seule des plus importantes abbayes carolingiennes sur un exercice annuel, dans l’hypothèse maximaliste évoquée ci-dessus.

19Ainsi estimés, ces prélèvements restent importants, mais ils se répartissaient sur un certain nombre de tributaires dont l’identité est encore débattue33 ; s’ils ont frappé durement la Francia occidentalis, c’est sans doute parce qu’ils n’étaient pas récurrents, mais ont imposé une mobilisation relativement rapide de ressources importantes, particulièrement pour les deux grandes mobilisations de 866 et 877. Force est toutefois de constater, à la suite de S. Coupland34, que ces prélèvements n’ont sans doute pas épuisé les finances publiques ou la richesse totale de l’empire franc, mais ont peut-être simplement durement frappé les églises à intervalles irréguliers. La question fondamentale, et non résolue, est évidemment de savoir si ces églises répercutaient le poids de ces prélèvements sur leurs dépendants et/ou puisaient dans leur propre numéraire et trésor pour réaliser les demandes35.

20L’idée d’une Francia occidentalis exsangue à cause des tributs payés aux Vikings est sans doute outrancière. Tout comme l’est l’hypothèse de P. Grierson selon laquelle la multiplication des ateliers monétaires sous Charles le Chauve (et l’explosion du nombre de trouvailles numismatiques en fouilles) était due à la nécessité de frapper les pièces destinées à satisfaire les Danois, dans le cadre du Danegeld instauré dès 866. O. Bruand a pu montrer comment ce lien pouvait aussi être la conséquence de l’absence de réforme monétaire postérieure au règne de Charles le Chauve, ce qui n’aurait pas entraîné de refonte ou de nouvelle frappe des anciennes devises et donc permis un maintien des types monétaires nouvellement établis sous Charles le Chauve, à la différence de ceux de ses prédécesseurs36. En fait, la démonstration de P. Grierson était importante pour préserver la cohérence de sa théorie qui minimisait, dans son article « Commerce in the Dark Ages »37, la circulation monétaire. L’attribution d’une cause exogène et non commerciale à la soudaine diffusion des espèces confortait sa vision pessimiste de la vigueur des échanges économiques au haut Moyen Âge.

21Pourtant, en recoupant ces réflexions, primo, il apparaît que le poids des tributs, aussi important ai-t-il été, n’a très probablement pas vidé complètement la Francia occidentalis de toutes ses richesses, et ce même si les églises ont probablement lourdement été mises à contribution. Mais après tout, elles étaient les propriétaires les plus considérables. Secondo, il semble que la question problématique de l’usage répandu ou non de la monnaie à l’époque carolingienne et postérieure n’est qu’imparfaitement résolue, et que l’argument du tribut comme « multiplicateur » des frappes n’est plus tenable. La problématique du prélèvement forcé comme « moteur » principal de circulation au haut Moyen Âge bute donc encore sur la question de l’ampleur de la diffusion des autres pratiques.

Les dons

22À côté des pillages et tributs, bien d’autres modalités de circulation contrainte irriguent les échanges alto-médiévaux, les premiers alimentant d’ailleurs les secondes. À nouveau, ces prélèvements ont été essentiellement scrutés sous l’angle du vocabulaire ou de leurs modalités. Dans le prolongement des réflexions sur le don égalitaire ou inégalitaire, on a particulièrement étudié les « ruses » du vocabulaire et la manière dont il dissimulait ou non le caractère coercitif du don. Celui-ci, spontané ou contraint, est en effet présent à tous les étages dans la société alto-médiévale38. Les trésors d’église – un peu mieux connus que les richesses mobilières des laïcs – étaient largement alimentés par les dons des grands laïcs39 tandis que les grandes assemblées militaires et civiques sont le lieu d’échanges de cadeaux. Le premier donateur, c’est le souverain : pour entretenir le lien ou acquérir les fidélités, il concède des présents à ses dépendants ; il reçoit également des cadeaux plus modestes de ses obligés (des munuscula). Ici, la contrainte est sociale : pour le roi, se créer une suite de fidèles ; pour les obligés, rendre, symboliquement, selon le principe du don/contre-don inégalitaire élucidé par M. Mauss40, A. Weiner41 et M. Godelier42, ces obligés donnant au prorata de leurs moyens, tout en restant dans le rapport de soumission. Mais les bienfaits distribués n’étaient pas irrémédiablement cédés : les biens des obligés, terres, voire cadeaux – les textes ne sont pas assez explicites pour permettre de dire si les objets étaient également concernés –, pouvaient être repris par le roi, dans les cas de fidélités hésitantes des vassaux royaux. Ceci rappelle le lien consubstantiel entre ces biens mêmes et la notion d’obéissance qu’ils présupposent et est typique d’un monde médiéval où les vertus morales sont exprimées par le matériel. Ce retour de certains objets cédés par les autorités peut aussi survenir dans un contexte où la fidélité n’a pas été rompue et parfois peut même être tarifé strictement : ainsi, dans l’Angleterre anglo-saxonne, le heriot impose aux suivants de rétrocéder à leur mort aux autorités royales une certaine quantité d’armes ou objets, peut-être comme compensation d’une mise à disposition initiale, et cela parfois même des générations après la cession initiale consentie par le souverain43.

23Les dons constants s’alimentaient sans doute pour partie aux confiscations ou prises de guerre précitées, dans une proportion mal connue : ces dernières autorisaient la redistribution aux Grands du royaume carolingien et surtout aux homologues des rois. Une lettre bien connue envoyée par Charlemagne à Offa, roi de Mercie (après le 18 avril 796) est intéressante car elle montre cette intense circulation de présents provenant d’origines diverses : pierres noires à l’identité très discutée ; tissus frisons de taille standardisée… Charlemagne y envoie en outre à Offa une série d’objets sans doute pris dans le trésor des Avars44 : un ceinturon, un glaive hunnique et deux manteaux de soie (dirigere studuimus unum balteum et unum gladium Huniscum et duo pallia sirica). Les biens de prestige obtenus par pillages ou par achats, échanges ou même dons sont donc remis en circulation pour venir grossir les caisses des grands laïcs ou des ecclésiastiques. Il est difficile de savoir si, une fois cédés, ces objets pouvaient être à nouveau réinjectés dans d’autres mains par les bénéficiaires. Cela dépend des cas ; les objets sous contrainte sont aussi, comme le rappelle l’argumentaire qui inaugure ce volume, des objets parfois interdits de circulation.

24Dans le cas des églises, il y avait théoriquement thésaurisation du trésor ecclésiastique, qui pouvait être fort important dans certaines cathédrales ou abbayes, plus modeste dans les églises paroissiales. Sauf cas de force majeure ! Hincmar de Reims (806-882) fulmine contre les prêtres de paroisse qui mettent en gage les ornements ecclésiastiques45 ; on ne compte plus les récriminations des chroniques contre les abbés ou évêques mauvais gestionnaires qui dilapident le trésor de l’abbaye ou de leur diocèse. Ce sont des cas de mauvaises pratiques ; certaines circonstances dramatiques autorisent des expédients, comme faire fondre ou revendre des pièces du trésor, et ce dès l’époque mérovingienne, où le concile de Clichy (626-627) permet de réaliser les biens du trésor pour libérer des captifs46. Ceci doit demeurer l’exception : la rédaction d’inventaires de ces biens montre aussi le soin mis à leur conservation47. Il y a toute une histoire à écrire de la « sacralisation » progressive des biens d’Église, distinguant les cas d’aliénation légitime ou sacrilège et les processus qui transforment les temporalia en spiritualia48. Plusieurs jalons dans cette direction ont déjà été posés ; il faudrait les systématiser, et revoir les idées de Mgr Lesne qui remarquait déjà que ces trésors ecclésiastiques sont particulièrement sacrés, car ils faisaient partie des res ecclesiasticae, la portion des biens d’une communauté religieuse qui sont sacralisés par leur association étroite à la fonction spirituelle, comme les bâtiments conventuels ou ornements liturgiques ; ils sont donc distincts des predia et possessiones, terres et autres possessions, selon les termes du chroniqueur Hariulf49.

25L’inaliénabilité théorique des trésors ecclésiastiques a pour conséquence la restitution presque obligatoire par les souverains des biens qui leur auraient été enlevés, si ces derniers ont été en mesure de les récupérer, comme ces trésors razziés à Rome par les Avars et restitués par l’abbé Angilbert au nom de Charlemagne après la prise du Ring50. Le souverain carolingien pouvait difficilement construire la prospérité de ses Grands sur les dommages faits aux églises ; c’est le sens de la phrase d’Éginhard, qui explique le sac du trésor avar par la nécessité de « reprendre ce qui avait été injustement » pris par les « Huns » – ce qui nous montre les critiques potentielles qui pouvaient frapper le roi des Francs s’il n’avait procédé aux restitutions qui s’imposaient. Mais ceci ne protège évidemment pas pour la cause les églises d’exactions : leur richesse est un aiguillon suffisant pour faire oublier les interdits canoniques51.

26Le rapport des grands laïcs avec leur « trésor » accumulé et sa potentielle « inaliénabilité » doit quant à lui être éclairci en tenant compte de différences chronologiques : J.-P. Devroey, s’appuyant sur les réflexions d’A. Weiner a montré que, pendant la période mérovingienne, la royauté possédait un trésor mobilier familial dont certains objets étaient incessibles hors du lignage et qui participaient du prestige de celui-ci, au point qu’il était impensable de l’en faire sortir ; il a cité un exemple frappant : celui du trésor des Wisigoths, lesquels ont versé à Dagobert I^er la somme colossale de 200 000 solidi, pour conserver le bouclier de Sisenand, incessible car symbole prestigieux de leur pouvoir52. Ce système du « trésor » familial semble avoir cédé le pas à une autre organisation du patrimoine des lignages dirigeants dès l’accession au pouvoir des Pippinides, qui ont redistribué certaines richesses mobilières. Les grands Carolingiens possédaient nombre d’objets de prestige dont les modalités de partage étaient bien réglées53, mais nul doute toutefois que certains objets prestigieux resteront incessibles, comme les insignes du pouvoir par exemple.

Les réquisitions dans le cadre domanial

27Quittons le domaine des trésors d’église ou royaux et des dons inégalitaires entre Grands, qui ont été beaucoup étudiés par les écoles françaises et allemandes. Il nous paraît plus stimulant dans ces pages de scruter le contexte domanial qui a été largement négligé jusqu’ici par les spécialistes d’anthropologie historique, au profit de l’étude de la construction sociale des liens entre puissants ou obligés54. Le cadre domanial est extrêmement intéressant : s’y déploie d’abord une incontestable mobilisation en objets artisanaux qui dépasse sans doute en volume et signification les réquisitions militaires spectaculaires mentionnées plus haut. Il s’agit évidemment d’un autre type d’objets que les biens précieux qui sont relevés par les chroniqueurs dans leur narration de prises de guerre ou paiements de tributs ; ce sont des biens utilitaires et non d’apparat. Pour cette raison, ils n’ont pas cristallisé l’attention des chercheurs, sauf des archéologues qui étudient un site spécifique et s’interrogent sur le silence des objets et leur problématique circulation, ou dans le cadre des controverses sur l’agriculture carolingienne, à la suite des visions pessimistes d’un G. Duby ou d’un R. Fossier qui déploraient la pénurie d’outils performants dans les réserves seigneuriales55.

28Depuis lors, on s’accorde, comme le rappelait P. Toubert56, à considérer la présence d’objets artisanaux dans ce contexte comme étant assurée. On a moult preuves de la capacité des dominants à se procurer un certain nombre d’objets usuels par des prélèvements récurrents ou des ponctions plus épisodiques sur leurs paysans dépendants. Ces levées s’ajoutent à celles exprimées en produits agricoles ou en argent qui sont surtout étudiées par l’histoire agraire57. Les textes sont particulièrement prolixes sur la production de pièces de tissus, au point que l’image de gynécées carolingiens s’est imposée, de manière peut-être abusive58. Mais la production d’objets en métal est aussi bien attestée ; ceux-ci parviennent notamment aux dominants par le biais de prélèvements pesant, soit sur des exploitations agricoles « ordinaires », soit sur de véritables installations spécialisées établies parfois non loin d’un centre domanial ou dans des zones propices. Ainsi, comme le relève A. Verhulst, les polyptyques de Bobbio, de Wissembourg, de Lorsch, de Brescia, entre autres, renseignent sur ce type de fournitures59, tandis que la délivrance d’objets plus communs en os ou en bois (cuillers, assiettes, tonneaux, voliges, etc.) abonde dans les textes. Il n’y a là rien de bien neuf ; tout au plus faut-il se rappeler que ces prélèvements sur des dépendants, qu’ils soient spécialisés ou non dans un secteur particulier, n’épuisent pas l’hypothèse de l’existence d’une circulation commerciale visant entre autres les tissus, objets en métal – notamment les armes dont la revente a été prohibée à plusieurs reprises par les capitulaires carolingiens, comme cela est bien connu60 – ou la verrerie. Les modalités de circulation de la céramique – souvent produite dans un cadre rural à l’époque carolingienne plutôt qu’en milieu urbain ? – restent problématiques : celle-ci est absente des polyptyques, mais elle a sans doute été commercialisée, parfois depuis des centres de production massive, ou a circulé dans le cadre des réseaux domaniaux61. Le cadre domanial offre donc un lieu de prélèvement privilégié en objets utilitaires, en concurrence avec le recours à des ateliers plus ou moins immédiatement dépendants, et au commerce. Encore une fois, la complémentarité des moyens, et leur part respective dans l’approvisionnement en objets usuels ou de prestige, n’est pas élucidée.

29Mais la réflexion sur le cadre domanial a un autre intérêt, plus novateur : l’analyse du vocabulaire de la contrainte ou, à tout le moins, de la mobilisation de ressources dans le cadre domanial a encore de beaux jours devant elle. L. Kuchenbuch a ouvert la voie, en appliquant une analyse sémantique aux polyptyques carolingiens, dans un bel article intégré lui-même dans un stimulant volume sur lequel il faut revenir62 ; un colloque sur L’anthropologie du prélèvement seigneurial a prolongé cette réflexion63.

30Le grand domaine carolingien repose, comme on l’a déjà souligné, sur la coercition : l’association de ménages paysans installés sur des terres qu’ils cultivent en échange de redevances en nature ou en argent et/ou de corvées prestées notamment sur les terres du maître est inégalitaire. Bien sûr, il n’est pas interdit de voir dans cette relation entre paysan et grand propriétaire une connotation contractuelle, voire une notion de réciprocité64. Le service en nature et/ou en argent serait la « contrepartie » d’une concession de terres et du chasement – ce que les registres ne permettent pas de trancher ; on peut aussi considérer les redevances paysannes comme les compensations dues pour les avantages liés à l’intégration à la seigneurie ecclésiastique (protection et exemption du service militaire carolingien, par exemple) ; enfin, l’acquittement d’un cens a pour effet de consacrer les droits du « locataire » de la terre, surtout quand ce cens deviendra recognitif. Tout ceci est bien connu.

31Mais cette dimension contractuelle ne paraît que partiellement acceptable, tout au moins aux débuts du système ; il est vrai que l’on peut souscrire à un contrat poussé par la nécessité ou par la détresse économique, et donc que contrainte et contrat ne sont pas antinomiques. Mais, in fine, c’est un rapport de force, donc une relation asymétrique, qui se dessine derrière les obligations domaniales, avec une gradation subtile dans le ton plus ou moins comminatoire qui préside à la réquisition de redevances et cadeaux et sa justification. Les cens, objets et services en travail sont le résultat d’un don ou d’une offrande consentis par le paysan et les médiateurs de la seigneurie. Ils le sont de manière « spontanée », à la suite d’une demande « euphémisée » ou plus brutale65, ou sont dus sans « prière » préalable, mais en raison de l’expression de la puissance pure. Pour justifier les paiements, la gradation est sensible entre la manifestation du pouvoir de commandement (bannum), légitimement exercé ou usurpé – on ne rentrera pas dans ce débat –, le « bon plaisir » et la « demande » plus subtile qui sous-tend une réquisition particulière. C’est toute la grammaire implicite ou explicite de la domination qui s’exprime par ces nuances. Si l’on était capable d’en expliquer parfaitement le sens et la ventilation, on pourrait résoudre l’irritant débat entourant les origines de la « seigneurie banale » et les ressorts de sa genèse.

32Les réquisitions multiples en objets artisanaux passent par ces canaux, tout en épousant la gamme de nuances précitées. À côté des prélèvements sollicités explicitement par les dominants, existent ainsi quantité de dons plus ou moins spontanés : dona, eulogia, munus ou munuscula, exenia… autant de vocables qui désignent des dons consentis régulièrement par les Grands ou, dans le cadre domanial, par les paysans et les officiers. L’origine de ces dons, leur caractère obligatoire ou « libre », la manière dont ils se sont installés dans la pratique et se sont imposés par la « coutume » est problématique. Dans plusieurs cas, le don est simplement symbolique et volontairement modique, il « entretient le lien social », mais dans d’autres contextes, il est plus lourd, lorsqu’il est la contrepartie symbolique de l’exercice d’une charge importante : les dona ou munera consacrent à la fois la possession d’une charge prestigieuse, comme celle du judex, et en même temps matérialisent la « reconnaissance » par celui-ci de son infériorité hiérarchique66.

33Les polyptyques ont-ils des vertus éclairantes sur la manière dont les maîtres traduisent dans leur vocabulaire les subtils rapports de domination ? Le vocabulaire qui décrit l’acquittement des redevances paysannes, comme l’a montré L. Kuchenbuch, utilise beaucoup de verbes comme solvit ou reddit, appliqués au paysan ou même au manse qui est souvent l’unité de perception des charges. Parfois, ces expressions se rapportent à une exploitation qui est le sujet du verbe (mansus dat ou donat) ; dans ce cas, le vocabulaire nie le paysan donateur qui n’est pas considéré comme un agent pour ne s’intéresser qu’au résultat, le produit économique engrangé par le propriétaire : de ce manse, exeunt X denarii (« proviennent dix deniers »)… Dans les polyptyques, rares sont les expressions « donatives » – néologisme créé par L. Kuchenbuch pour qualifier la perception de redevances exprimées sur le mode du don – ; le verbe dare apparaît régulièrement (surtout à Saint-Remi) ; donare est plus rarement employé. L. Kuchenbuch observe que le vocable donare s’applique exclusivement aux « cadeaux » acquittés par des libres de plus haut statut ou des « médiateurs » (curés, maires, etc.). L’emploi de dare, sémantiquement très proche, paraît trahir la focalisation sur le transfert même d’un produit. L. Kuchenbuch voit dans l’usage du verbe donare une concession au statut plus important des donateurs contraints qui ne sont pas de simples paysans67. Ainsi, le terme donare, qui s’applique à l’époque carolingienne aux obligations des médiateurs ou des libres, a tendance à disparaître des textes aux x^e, xi^e et xii^e siècles ; L. Kuchenbuch y voit une corrélation entre la naissance de la « seigneurie banale » et l’inutilité de ménager les libres ou demi-libres ; maintenant que l’autorité des moyens ou petits seigneurs s’applique à un ensemble géographique où pouvoirs d’origine banale et économique s’entremêlent, il n’est plus nécessaire de recourir à des fictions langagières68. Nous voudrions partiellement amodier cette proposition intellectuellement séduisante mais mal assurée. Sans prétendre à un examen complet de tous les polyptyques69, un simple regard jeté sur plusieurs d’entre eux permet de relativiser les remarques de L. Kuchenbuch sur l’emploi de donare. Par exemple, remarquons qu’à Saint-Germain-des-Prés, la réquisition des palefroids était exprimée de manière indifférenciée par donare ou solvere70 ; surtout, donare y est employé de la même façon quel que soit le statut du donateur : si on le retrouve pour la réquisition de coûteux chevaux, notamment par des maires ou des églises, il peut aussi être utilisé pour le paiement d’un simple muid de vin par un manse servile auquel s’appliquent des corvées71. À Lobbes, les manses serviles donnent aussi (donant)72 ; à Saint-Maur-des-Fossés, dare et donare n’apparaissent pas, au profit de solvere qui s’applique de manière indifférenciée à toutes les catégories sociales ; à Saint-Remi de Reims, par contre, le mot est partout et désigne autant les titulaires de manses ingénuiles que les manses serviles qui doivent tout service73. Enfin, les sources plus tardives renferment encore donare, comme cet extrait de polyptyque (à situer vers 944-946) de l’abbaye Saint-Pierre-du-Mont-Blandin, à Gand74.

34En conclusion provisoire de ces réflexions rapides sur le vocabulaire de la contrainte domaniale, on peut d’une part considérer comme un acquis de la recherche l’importance de ce contexte pour la mobilisation d’objets artisanaux, sans doute surtout de facture plus sommaire ; d’autre part, appeler à la prudence quant à l’étude de la terminologie des réquisitions dans ce cadre domanial. La grille de lecture qui verrait un étagement dans la violence symbolique de la terminologie, laquelle serait fonction du statut social des interlocuteurs, ne se vérifie pas nécessairement dans les faits, ni celle qui voit cette violence évoluer dans le temps en fonction des réalités seigneuriales. Dare ou donare prennent des sens différents selon les contextes ou les formulaires appliqués aux enquêtes fondant les polyptyques, et le don apparaît bien, dans le cadre du « grand domaine » comme une forme de « réquisition » habituelle, à tout le moins équivalente au « paiement ». Enfin, l’on rappellera que les grands propriétaires ont longtemps cherché à garder sous contrôle les médiateurs comme les maires, en consignant scrupuleusement les corvées que ces derniers leur devaient et qui symbolisaient leur sujétion. On ne voit guère pourquoi ils auraient adouci d’un côté par le vocabulaire le caractère contraignant d’un régime qu’ils tenaient au contraire à perpétuer de l’autre.

Conclusion

35Il faut constater la difficile articulation de ces logiques coercitives avec les logiques marchandes, et leur signification économique et sociale ; l’économie et la société du haut Moyen Âge sont-elles notamment basées sur une circulation contrainte des objets, comme alternative à une économie de libre-échange, telle qu’on l’identifierait aujourd’hui ? Il est évident à l’observateur que le marché d’A. Smith n’est pas identifiable dans la société alto-médiévale. Grande est donc la tentation de voir dans les pratiques sociales du haut Moyen Âge une série de dispositifs autorisant la circulation des objets et des denrées en « alternative » au commerce : dons et contre-dons, prélèvements obligatoires, et/ou violence des pillages. Tous contribuent à remplir les caisses ou les greniers des Grands, et ne sont effectivement pas des modalités commerciales de circulation. Pourtant, ces prélèvements plus ou moins coercitifs autorisent aussi la marchandisation : C. Wickham a montré combien l’intensification du prélèvement agricole, notamment, et l’enrichissement des élites mérovingiennes et carolingiennes, entre 600 et 800, ont induit aussi un élargissement exceptionnel des cadres d’échanges, notamment commerciaux : les Grands, plus riches en biens agricoles, sont aussi soucieux d’affirmer leur statut et recherchent des biens de luxe, ou même des produits plus rares ; ils revendent leurs biens agricoles, ils achètent des biens artisanaux régionaux ou plus lointains75. Par une enquête d’une ampleur de vue exceptionnelle, C. Wickham – qui s’appuie là aussi sur des paradigmes inspirés partiellement par A. Dopsch –, a montré combien intensification du prélèvement, degré de complexité de la fabrication artisanale et intensité de la circulation, commerciale, régionale ou interrégionale, sont des phénomènes liés et parallèles ; les achats des élites rendus possibles par les prélèvements ne touchent pas que des produits étrangers de grand luxe, soies ou encens et fourrures, mais aussi des céramiques de bonne ou moyenne facture, ou bien sûr des objets artisanaux de grand prix fabriqués localement76.

36Ainsi, ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir que la contrainte, qui pourrait apparaître comme une alternative absolue au commerce, peut aussi nourrir et même rendre possible ce dernier. Ceci nous rappelle l’importance d’une vision intégrée des phénomènes économiques toujours liée à une analyse des mécanismes sociaux dont ils ne sont pas séparés : l’application de modèles simplistes à une société différente, qu’ils soient de l’ordre de l’économie ou de l’anthropologie, n’épuise pas la complexité de logiques diverses, parfois antagonistes, parfois complémentaires ; ces dernières sont toujours à resituer à partir des différents types de sources, confrontant discours du passé, modèles du présent, textes et archéologie, en n’oubliant pas de tenter de mesurer l’intensité et la fréquence de chacune des pratiques scrutées.