1Lorsque l’on considère la thématique de l’arrivée en ville appliquée aux gens de cour, le phénomène des entrées royales ou princières s’impose d’emblée comme la première manifestation à considérer1. Mises en scène de la première arrivée du prince ou du roi, ces entrées sont, au sein des relations entre cour et ville, un moment certes intensément théâtralisé et à forte résonnance politique, mais qui reste éphémère. La présence des courtisans dans le cadre urbain ne se limite pas à ces moments de représentation : elle s’inscrit dans la durée, et les gens de cour, migrant au gré des déplacements de leur maître, arrivent et s’intègrent à la ville de diverses manières.

2Le cas de la cour de Bourgogne à Paris à la fin du xiv^e et au début du xv^e siècle est particulièrement pertinent pour une étude de la migration en tant que phénomène curial. En effet, Paris est, depuis la fin du xiii^e siècle au plus tard, le lieu où se concentrent les cours princières et ecclésiastiques, dans le prolongement de l’affirmation de la ville comme capitale du royaume2. Un nombre conséquent de grands acquièrent donc des résidences en ville, emmenant leurs propres courtisans et serviteurs dans leur sillage. À la fin du xiv^e et au début du xv^e siècle, la vacance du pouvoir liée à la folie du roi accentue encore le rôle de Paris comme centre politique du royaume. Elle rend véritablement cruciale la présence dans la capitale de ceux qui entendent jouer un rôle dans le gouvernement royal, parmi lesquels les « princes des fleurs de lys » que sont les ducs de Bourgogne Philippe le Hardi et Jean sans Peur3. La tonalité politique de ces déplacements curiaux explique la fréquence et la durée de leurs séjours dans la capitale : Philippe le Hardi (1384-1404) a passé au total à Paris environ 25 % de son temps à la tête de la principauté bourguignonne (40 % au cours des dix dernières années de son règne), son fils et successeur Jean sans Peur (1404-1419) y séjournant environ 43 % de la durée de son principat, en ôtant les périodes où la capitale ne lui était pas accessible, de 1413 à 14184.

3Les ducs de Bourgogne sont cependant les seigneurs d’une principauté éloignée de l’Île-de-France. Ses centres de gravité sont en effet la Bourgogne et la Flandre, et elle comprend des territoires ne relevant pas même du royaume5. Dans ce contexte, les courtisans et serviteurs qui accompagnent les ducs sont bien, pour une partie d’entre eux du moins, des étrangers à Paris – par l’origine géographique, par le statut juridique, voire par la langue6. Cette extranéité légitime leur inclusion dans une problématique touchant à la migration. Enfin, les sources bien conservées concernant la cour de Bourgogne, en particulier la comptabilité générale de l’État bourguignon, confrontées aux sources parisiennes, permettent d’apprécier les conditions concrètes de la mobilité curiale. Dans cette perspective, on peut se demander quelles sont les conditions de l’arrivée en ville de la cour de Bourgogne à Paris à la fin du xiv^e et au début du xv^e siècle, et, d’une façon plus générale, ce que révèle cet exemple aulique des pratiques de mobilité vers la ville à la fin du Moyen Âge.

4On s’intéressera tout d’abord à la cour en tant qu’elle structure et encadre la mobilité de ses membres vers la ville. Dans un second temps, on envisagera comment les gens de cour fréquentent les gens de la ville en dehors du cadre curial. Sera enfin étudiée la façon dont certains courtisans et serviteurs ducaux s’intègrent véritablement à la société parisienne.

La cour, « structure de migration »

5L’itinérance est une caractéristique majeure des cours de la fin du Moyen Âge, et elle est en soi un mode d’exercice du pouvoir, comme en témoignent les différentes études portant sur les itinéraires royaux et princiers7. La cour de Bourgogne n’est donc pas exceptionnelle, si ce n’est éventuellement par l’ampleur de ses déplacements, et par la connaissance qu’en permet la comptabilité conservée. Le voyage comme mode de gouvernement induit une prise en charge par la cour du déplacement de ses membres, quelle que soit la destination de ce voyage – dans le cas présent, la ville, et, plus spécifiquement, Paris – : la cour motive, organise et encadre la migration de ses membres.

6En effet, le service curial motive l’arrivée des gens de la cour de Bourgogne à Paris, dans la mesure où les courtisans et serviteurs se déplacent pour servir le prince, que celui-ci soit d’ailleurs présent ou non dans la capitale. Tel secrétaire séjourne ainsi « par le commandement de mondit seigneur a Paris pour faire plusieurs besoignes que mondit seigneur lui avoit enchargiées8 ». Tel autre reçoit un don « pour lui aidier a supporter les frais qu’il lui convenoit faire a soy amenagier a Paris ou mondit seigneur l’a ordonné de demourer pour y poursuyvre ses besoignes9 ». Tel chambellan réside deux mois à Paris « devers mondit seigneur et par son commandement10 », etc. De ce fait, les gens de la cour, dont les déplacements sont motivés par les ordres ducaux, sont et restent extérieurs à la ville du fait de leur présence forcément passagère : au gré des déplacements ducaux, la cour multiplie les arrivées en ville – mais aussi les départs, y compris pour de courts séjours ou de courtes distances. Ce phénomène est particulièrement net pour Philippe le Hardi, qui se déplace de façon incessante en région parisienne : ces allées et venues peuvent être décrites par le terme de micro-mobilité11.

7Par ailleurs, les conditions du voyage ou du déplacement de la cour sont également déterminées au sein de la cour elle-même, et organisées par les services curiaux. Ces déplacements peuvent être plus ou moins coordonnés, en fonction notamment du type et de la durée de voyage. Ainsi, des déplacements groupés, ou du moins en convois parallèles, sont attestés sur de longues distances, par exemple entre la Flandre et Paris. Cependant, la cour de Bourgogne peut aussi voyager de façon éclatée, notamment en Île-de-France, dans le cadre de la micro-mobilité. On voit ainsi le personnel de l’échansonnerie ducale, venu pour la journée à Saint-Denis en compagnie de Philippe le Hardi, reprendre en ordre dispersé la route de Conflans, résidence ducale, une fois le service terminé12. L’arrivée de la cour en ville peut donc être plus ou moins massive, ou au contraire échelonnée, ce qui permet de poser la question de sa visibilité pour la population urbaine13. La mobilité des gens de cour est également organisée par le contrôle du nombre d’officiers présents – déterminé par des ordonnances de l’Hôtel14. Ce nombre varie, notamment en raison de l’adoption du service à tour, que la cour de Bourgogne met en pratique de façon assez précoce, sur le modèle royal15. Ce service à tour, qui suppose la succession de plusieurs titulaires à une même charge, impose des allées et venues pour les officiers de cour entre leur domicile ou fief, et le lieu où se trouve leur seigneur et maître – qui est donc souvent Paris. Les officiers sont ainsi dédommagés pour leurs voyages entre la cour et leur domicile16.

8La cour assure enfin l’encadrement matériel de l’arrivée en ville : lors du déplacement tout comme à l’arrivée, une part importante de la logistique – nourriture et logement – est prise en charge par les services domestiques du duc, à savoir l’Hôtel. Pour ce qui est de la nourriture, notons que jusqu’en 1445, les officiers servant à la cour sont nourris au sein de l’hôtel ducal17. Ce système d’entretien en nature, qui porte le nom de « livrée18 », est complété par le versement d’indemnités en numéraire destinées à l’entretien des chevaux19. Ce système explique l’importance des fournitures en denrées alimentaires exigées pour le fonctionnement de l’hôtel, puisque sous les deux premiers ducs Valois ce sont entre 150 et 250 personnes qui mangent ainsi chaque jour aux frais du duc. Les livraisons de viande ou de poisson sont ainsi affermées à des « bouchers et poulaillers de monseigneur », qui sont chargés de l’approvisionnement quel que soit le lieu de résidence de la cour20. L’arrivée en ville est aussi prise en charge en ce qui concerne le logement : les membres de la cour sont en partie logés dans les hôtels ducaux, que complètent des dépendances21. La comptabilité garde la trace de la location, par les officiers ducaux, à des artisans et marchands parisiens de mobilier (par exemple tréteaux et lits) et de vaisselle en quantité22. Les sources comptables témoignent de la prise en charge de tous les aspects matériels de la vie de la cour, par exemple lorsque le duc achète à Paris du vin « pour faire [les] dépenses de bouche » de certains de ses officiers qui logent dans son hôtel : le vin, le logement sont fournis en sus des gages ordinaires perçus par les officiers23.

9Ainsi, la cour, structure fondamentalement itinérante, qui fait à ce titre partie du phénomène migratoire à la fin du Moyen Âge, est aussi organisée de façon à avoir un fonctionnement indépendant du cadre géographique dans lequel elle se trouve. Ceci est lié à sa pratique d’une certaine forme de « migration collective ». On pourrait presque la décrire comme une institution « hors-sol », alimentant ainsi une représentation des mondes curial et urbain comme antagonistes24.

La migration en dehors du cadre curial

10Cependant, même si de nombreux aspects matériels de l’arrivée en ville des gens de la cour sont pris en charge par l’institution curiale et par l’Hôtel, la cour ne constitue pas le seul cadre ni le médium obligatoire de leur séjour en ville. À la marge de la société urbaine, dont ils se distinguent par leur identité curiale, les gens de cour sont en relation constante avec la ville.

11D’une part la cour n’est pas une structure fermée, mais un milieu relativement ouvert, perméable à la société de la ville qui l’accueille, et ce d’autant plus que ses séjours y sont longs. Les migrants eux-mêmes peuvent trouver à la cour asile, travail et logement. Des hommes en rupture de ban tentent de se faire une place au sein de la cour, tels ce « povre compaignon, vacabonde, varlet de cousturier et non pas noble, qui repairoit en la court dudit monseigneur le duc sans adveu d’aucun maistre », et que les maîtres d’Hôtel ducaux font arrêter pour suspicion de vol de vaisselle25. La population résidant à l’hôtel est fluctuante, mal connue des officiers de l’Hôtel eux-mêmes : les hôtels princiers sont de fait extrêmement poreux, et ouverts aux bas-fonds de la société26.

12D’autre part, l’Hôtel ne prend en charge qu’une partie, et non l’ensemble de la vie matérielle des membres de la cour. Les gens de cour ont ainsi des contacts avec la société urbaine qui ne sont pas médiatisés par le filtre de l’Hôtel. Des relations sont nouées avec les milieux économiques parisiens, pour certains officiers en raison de leurs fonctions au sein même de la cour, et pour d’autres en raison des nécessités de la vie quotidienne. Des officiers sont en effet chargés de négocier les achats ducaux auprès des marchands et artisans parisiens : des relations régulières sont alors entretenues, dont témoigne en négatif l’intégration de certains de ces marchands et artisans parisiens à l’Hôtel ducal, qui y reçoivent parfois des offices. Par ailleurs, la vie à la cour suppose un certain niveau de dépenses somptuaires, et si le vivre est en partie au moins fourni par l’Hôtel, un certain nombre de denrées ou fournitures sont achetées sur place, notamment au moyen des gages perçus sur une base journalière par les officiers. La vie à Paris est probablement dispendieuse : le duc fait régulièrement des dons à ses officiers pour les aider à « se défrayer de Paris », c’est-à-dire subvenir aux coûts engendrés par leurs séjours parisiens, facilitant ainsi leur vie dans la capitale27. De même, les gens de cour contractent des dettes envers des Parisiens : ces dettes apparaissent dans les sources lorsque le duc gratifie ses gens de dons pour les aider à s’en libérer28. Elles peuvent aussi parfois être l’occasion de confrontations violentes entre créanciers et débiteurs. Ainsi le sommelier de l’échansonnerie ducale Henri du Bois est emprisonné au Châtelet en mai 1392 suite à une rixe qui l’oppose à un de ses créanciers29. Il reste difficile, vu le silence quasi complet des sources, de cerner les relations économiques individuelles entre gens de cour et milieux économiques urbains. Lorsque des noms de fournisseurs apparaissent, courtisans et officiers semblent marqués par les habitudes ducales, se fournissant aux mêmes échoppes30.

13Les conditions du logement des membres de la cour permettent aussi les contacts individuels entre eux et les Parisiens. En effet, les hôtels ducaux ne peuvent héberger l’ensemble des serviteurs. Ceux-ci ont donc recours aux hôteliers parisiens, sollicités pour l’entretien des chevaux – les « attaches de chevaux31 » – ainsi que pour le logement d’officiers. Le chambellan ducal Jacques de Vergy réside dans une hôtellerie en 138632, le maître de la chambre aux deniers de la duchesse Guyot le Jay est logé en juin 1409 à l’hôtel du Mouton, rue aux Prêcheurs33. Certains ont recours à des chambres chez l’habitant : Jeannin, clerc de Jean de Saulx, chancelier du duc de Bourgogne, loue une chambre chez une certaine Loysete la Chevalière, rue des Petits Champs, sans que la logeuse soit présentée comme hôtelière34. Dans ce recours à des solutions de logement temporaires, d’appoint, les membres de la cour ne font que suivre l’exemple ducal : le duc lui-même séjourne à de nombreuses reprises à Paris dans des hôtels qui ne lui appartiennent pas, passant la nuit tantôt chez le roi, tantôt chez le duc de Berry ou encore chez l’évêque de Paris35. Le recours à l’hôtellerie, et donc aux solutions de logement provisoires, montre que l’installation définitive à Paris n’est pas un objectif recherché par les gens du duc, et ceci même pour des officiers très proches du prince, amenés à séjourner pour de très longues périodes dans la capitale. Ainsi, en avril 1410 (n. st.), Jean sans Peur gratifie son chancelier Jean de Saulx, seigneur de Courtivron, de la somme de 2 000 fr. pour ses services, et « pour ce que depuis iiii ou v ans ença qu’il a tenu son domicille en la ville de Paris pour occasion du service d’icellui seigneur et encore tient hostel a loyer, en quoy il a moult fraié du sien et despendu36 ».

14Enfin, Parisiens et gens de cour se fréquentent aussi hors du cadre curial dans des activités relevant de la sociabilité urbaine. La présence de membres de la cour de Bourgogne est repérable dans les tavernes, à proximité de l’hôtel d’Artois ou ailleurs en ville, à des fins de divertissement ou de service. En mai 1396, lorsque Philippe le Hardi dîne chez le roi, ses chevaliers et écuyers sont « en la taverne à la Moufle lez Saint-Pol37 » ; des petits officiers de l’Hôtel se retrouvent « en l’ostel ou pend l’enseigne du Paon, prez de Saint Eustace38 ». Des divertissements mettent en présence gens de cour et citadins : de jeunes Parisiens assistent à une partie de jeu de paume chez le chambellan ducal Guy de la Trémoille – et en profitent pour couper quelques bourses39 – ; il arrive au duc de perdre à ce même jeu contre un Parisien40. Des pratiques de dévotion communes sont parfois repérables : l’armurier de Jean sans Peur reçoit ainsi un don ducal pour « lui aidier a faire la feste des armuriers en l’eglise du Sepulcre a Paris le jour de la feste de saint Jeorge41 ».

15Ainsi, gens de la cour et gens de la ville se fréquentent de façon régulière, dans leurs activités économiques, dans leur logement, dans leurs activités de « loisirs ». La présence de la cour en ville ne se cantonne donc pas à l’espace de l’hôtel ducal, ni aux moments de représentation ou de cérémonies curiales. On peut se demander à quel point cette présence diffuse de la cour en ville est perçue par les Parisiens comme une présence spécifiquement curiale. De même que les arrivées et départs multiples et échelonnés de la cour en ville doivent émousser la perception qu’en ont les citadins, ces nombreux contacts entre monde de la cour et monde urbain atténuent sans doute la perception de cohésion interne qui se dégage de la cour en tant qu’institution.

De la fréquentation à l’intégration

16La fréquentation quotidienne de la société parisienne et la longueur des séjours ducaux amènent certains des membres de la cour à dépasser le stade de la simple fréquentation pour prendre part de façon active à la vie sociale parisienne. Cette intégration peut prendre différentes formes : économique, professionnelle, ou encore familiale.

17D’un point de vue professionnel, l’arrivée à Paris dans le sillage du duc de Bourgogne peut pour certains être le point de départ d’une carrière parisienne, au service du roi pour les officiers, dans la bourgeoisie parisienne pour les marchands, voire dans les deux sphères concomitamment. Un exemple peut être fourni par le cas de Jean Gaude42, chalonnais d’origine – peut-être apparenté à Philibert Gaude, qui approvisionne Philippe le Hardi en vin dans les années 1380-1390. Il apparaît dans la comptabilité ducale en 1402 comme écuyer de cuisine du duc, son poissonnier et son marchand de foin et d’avoine43. Dès 1403 il est présenté comme « Jean Gaude de Chalon, marchant demourant a Paris44 ». Réalisant de nombreuses transactions au service de Jean sans Peur, il est désigné en 1411 comme premier écuyer de cuisine du roi45, et en 1413 comme « bourgeois et marchant de Paris et premier escuier de cuisine du roy nostre sire et maitre des garnisons d’icelle46 ». Il devient ensuite maître et garde de l’artillerie royale. Il s’enrichit considérablement, comme le montrent les affaires évoquées dans les nombreux procès qu’il a devant le Parlement, et est impliqué dans la mise en gage de joyaux de la couronne sous le gouvernement armagnac. Ceci n’est pas sans susciter des inimitiés : le journal du Bourgeois de Paris, qui le présente comme « le pire de tous », explique qu’il fut l’une des victimes de l’entrée des Bourguignons à Paris en 141847. La cour de Bourgogne peut donc servir de marchepied pour l’entrée dans la société parisienne.

18L’intégration à la société parisienne peut aussi être marquée par l’achat d’un bien immobilier à Paris, servant ainsi de pied à terre lors des séjours ducaux. La comptabilité révèle ainsi qu’un certain nombre des grands serviteurs ducaux, mais aussi de petits officiers de l’hôtel, disposent de demeures à Paris. Ces demeures sont d’ailleurs parfois utilisées par le duc comme un prolongement de ses hôtels propres, lorsqu’il y vient pour dîner ou passer la nuit, ou lorsqu’il y loge certains de ses hôtes. Ces résidences sont connues notamment grâce aux dons en numéraire que fait le duc à certains de ses courtisans ou officiers : on recense 42 dons visant à les aider à acquérir une demeure dans la capitale au cours de la période étudiée (1363-1422). Les dons effectués pour faciliter un achat parisien représentent un quart du nombre total des gratifications en vue d’un achat immobilier repérées dans la comptabilité. Bien que ce nombre reste numériquement faible, il témoigne d’un enracinement indéniable de la cour de Bourgogne à Paris. Lorsque l’on peut situer ces maisons, le tropisme exercé par l’hôtel d’Artois est net48. Certains membres de la cour investissent sur le marché parisien non seulement pour se loger, mais dans une stratégie d’investissement personnel, par le biais de l’achat de rentes49, ce qui constitue un autre témoignage de leur implantation locale.

19Les séjours longs et réguliers des hommes de la cour de Bourgogne à Paris ont aussi pour conséquence la création de relations affectives et familiales. Deux types de relations suivies peuvent être repérés dans les sources : d’une part, et c’est le cas le plus évident, certains se marient (ou cherchent à se marier) au sein de la société parisienne. Renaud d’Azincourt, écuyer picard, tente ainsi en 1405 un rapt sur la personne de Jeanne Hemery, une épicière de la rue Saint-Denis50. Le trésorier ducal Joceran Frepier se marie à Paris vers 1410, ce qui n’est pas sans conséquence sur le paiement de ses gages, puisque l’administration ducale considère dès lors que sa résidence principale se trouve dans la capitale – ce qui n’était pas le cas auparavant, alors qu’il y était déjà propriétaire51. D’autre part, certains entretiennent des relations extra-maritales assez stables, se créant parfois à Paris un deuxième foyer, parallèle au foyer légitime laissé au pays. Outre le cas bien connu d’Enguerrand de Bournonville52, on peut citer d’autres exemples de ces relations suivies, au premier chef Jean sans Peur lui-même, qui est père d’un bâtard parisien53. Les sources montrent le caractère très récurrent de cette situation. Ainsi, un sergent à verge du Châtelet qui prend pour maîtresse une jeune femme, « laquelle Agnez par avant ce estoit amie d’un des familiers de notre tres chier et tres amé oncle le duc de Bourgogne, nommé Bernart », est dépeint comme craignant la vengeance de l’amant évincé54. Une certaine Ysabelet des Champions « durant son vesvaige, fu acointee d’un homme de court, qui aucune foiz l’aloit veoir en son hostel, et gesoit avec elle, et puis l’ayda a marier55 ». L’entregent des courtisans leur permet donc éventuellement d’assurer un beau mariage à leurs maîtresses, ce dont est consciente la logeuse du jeune clerc du chancelier de Bourgogne évoqué plus haut. Elle joue en en effet les entremetteuses, encourageant la jeune fille sur laquelle le clerc a jeté son dévolu : « se tu as voulenté de toy abandonner a homme, il te vaudroit mieulx avoir ce clerc qui vient ceans qui est biau jeunes homs et qui a bien de quoy te bien faire, que un homme de neant56 ». La différence des conditions peut cependant être considérée par certains comme un obstacle à certaines unions entre gens de la cour et citadins. Lorsque l’épicière courtisée par Renaud d’Azincourt s’inquiète du qu’en dira-t-on, on lui fait la réponse suivante : « les uns diroient qu’elle estoit la royne des espicières, et il estoit le beau Regnault, et qu’il seroient bien sortis. Les autres diroient qu’elle l’aroit prins afin qu’elle fust damoiseau et qu’elle alast au dessus57 ». Encouragées ou pas, ces relations affectives témoignent de l’enracinement de certains serviteurs du duc de Bourgogne à Paris.

20La question de l’intégration à la société urbaine se pose enfin à travers l’élection de sépulture. Il est malheureusement difficile de déterminer ce qui dans un enterrement à Paris relève du choix du défunt, dans la mesure où l’on ne dispose que très rarement d’éléments permettant d’affirmer que c’est bien la volonté du défunt qui s’exprime, et non pas les contingences liées au décès.

21En définitive, même si la migration curiale est avant tout un déplacement collectif, encadré et organisé comme tel, elle laisse de l’espace aux stratégies individuelles d’intégration à la ville d’accueil. Celles-ci, qui prennent sans doute naissance dans la fréquentation quotidienne, ou du moins régulière, de la société parisienne, empruntent les voies de l’acquisition foncière ou de l’intégration familiale. Cette intégration est parfois encouragée par le duc lui-même, à travers des dons en numéraire ou un appui à l’acquisition de charges ou de positions importantes dans la société parisienne. En effet, même en dehors de la période de la guerre civile, ces hommes sont sans doute des intermédiaires, des facilitateurs58, à l’interface entre cour et ville, dont les services sont requis et appréciés tant par les courtisans que par les citadins. La question de la pérennité de cette intégration doit cependant être posée : elle paraît en définitive relativement éphémère, si l’on considère le faible nombre des gens issus de la cour de Bourgogne demeurant toujours à Paris après la fin de la guerre civile en 1435 et le recentrage du pouvoir bourguignon sur les États du nord.

22On peut se demander si le faible enracinement, dans la durée, des gens du duc de Bourgogne à Paris n’est pas lié aux possibilités d’ascension sociale que laisse le service ducal en dehors de la capitale elle-même. L’intégration à Paris n’est en définitive que secondaire, liée aux circonstances politiques de la fin du xiv^e et du début du xv^e siècle. À partir du moment où l’État bourguignon se construit à l’écart de la capitale du royaume de France, les gens de la cour de Bourgogne se fixent dans d’autres villes, situées à proximité du pouvoir ducal, au cœur de la principauté59.