Médiéval et militant
|Prologue
Texte intégral
1C’est une glorieuse journée de mai, le soleil resplendit et les cloches de la cathédrale sonnent à toute volée. On a construit les lices pour les tournois, et les auberges ont ouvert grand leurs portes. Partout, c’est un va-et-vient de gens qui se promènent entre les boutiques des marchands, les vendeurs de pâtisseries, les jongleurs et les saltimbanques. Le premier magistrat, de petite taille mais à l’air solennel, est en train de s’habiller pour la cérémonie. Ses vêtements sont si amples qu’ils le font quasiment disparaître. Il porte une magnifique cape rouge vif et un grand collier, tient le bâton de commandement et cherche son beau chapeau à plumes. Après l’avoir enfin trouvé, il sort dans la rue accompagné de trompettes, d’hommes d’armes et d’arbalétriers.
2À quelques centaines de milles de là, un homme à la longue barbe vient à peine de finir le dessin d’un cavalier en cotte de mailles, avec une croix rouge sur la soubreveste. Il observe le résultat qui le satisfait. De l’autre côté des montagnes, un jeune homme au crâne rasé (mais on devine qu’il est blond) a revêtu exactement la même cotte que celle dessinée par l’homme barbu et s’est caché, aux aguets, dans l’enchevêtrement des buissons du sous-bois. Encore un peu plus loin, vers l’orient, un enfant aux yeux verts achète du pain. Il compte ses pièces et les remet au boulanger qui les regarde distraitement avant de les ranger en sécurité. Sur la pièce est représentée la tête d’un souverain qui porte une couronne de lys d’or. Quelque part, dans une autre région heureuse du monde, une jeune fille aux cheveux roux et à la veste blanche chante une ballade en s’accompagnant à la harpe : elle raconte une histoire d’amour, de mort et de passion. Encore plus loin, sur une terre quasiment proche du pôle, un groupe d’hommes boit de la bière en riant. Les guerriers portent des boucliers colorés et des casques avec des cornes ; les poteaux des tentes de leur campement sont sculptés de dragons. Ailleurs au-delà des mers, un orateur enflammé parle à la foule attentive massée sur la place : « Dieu le veut ! leur crie-t-il. Il est temps de prêcher la croisade pour sauver notre civilisation et pour la diffuser dans le monde. » Et puis voilà un homme qui erre dans les salles d’une université. Il attrape au vol des échappées de leçons et de conversations, et, à la fin, s’assied épuisé, la tête entre les mains, comme une gargouille de Notre-Dame.
3C’est une glorieuse journée de mai, mais en quelle année ? Le premier magistrat de la ville descend dans la rue entouré d’un essaim d’hommes en armes et puis monte en automobile pour rejoindre le cortège qui est sur le point de partir du « centre historique ». L’homme à la longue barbe scanne son dessin et le voit réapparaître sur l’ordinateur : il lui servira à faire des affiches. Le jeune caché joue joyeusement à la guerre dans la forêt avec ses copains. Quand il aura fini de jouer, il racontera son aventure enthousiasmante sur son blog. L’enfant qui achète le pain en le payant avec des « souverains » utilise des billets de banque de deux cents florins de la république de Hongrie. La jeune fille qui chante la ballade irlandaise est dérangée par la sonnerie inopportune d’un portable. Les Vikings aux casques cornus campent en Australie avec leurs canettes de bière pendant que l’orateur qui crie sur la place est en relation avec la moitié du monde grâce à la télévision et annonce la naissance d’un social network pour rassembler les nouveaux croisés. Le dernier personnage a emprunté les échangeurs autoroutiers et pris beaucoup d’avions pour rejoindre finalement le campus d’une université du Michigan, où il écoute un frétillement de mots, la tête entre les mains comme une gargouille. À travers des non-lieux anonymes et tous semblables, il est arrivé à un endroit où l’on parle d’une grande utopie. Cette utopie, c’est le Moyen Âge.
© Éditions de la Sorbonne, 2015