Liminaire

1Bien qu’écrit par un médiéviste, ce livre n’est pas un essai sur le Moyen Âge. Le Moyen Âge dont il parle est pourtant bien plus présent, dans l’Europe contemporaine, que celui des universitaires. Ce n’est pas une énigme qui se cache derrière ce paradoxe, mais un problème brûlant. Sous le titre percutant de Médiéval et militant. Penser le contemporain à travers le Moyen Âge, Tommaso di Carpegna Falconieri affronte en effet avec les armes de la réflexion historique la question encore peu étudiée en France de la représentation du Moyen Âge dans le monde contemporain et, surtout, de ses utilisations politiques. Les usages actuels du Moyen Âge sont en effet encore souvent considérés comme un problème secondaire, voire un non-problème, par les spécialistes. Erreur de perspective, dans la mesure où l’utilisation par le présent du Moyen Âge est née en même temps que son invention en tant qu’objet scientifique, et où ces deux aspects sont inséparables des origines romantiques de la notion. Erreur peut-être fondamentale, dans la mesure où le Moyen Âge n’a pas seulement servi, une fois pour toutes, de terreau à la formation des nationalismes européens du xix^e siècle : les événements qui se sont succédé en Europe centrale et orientale (guerres de l’ex-Yougoslavie, dérive nationaliste hongroise…) mais aussi occidentale (affirmation du catalanisme, indépendantisme écossais) le montrent, parfois tragiquement, parfois pacifiquement, depuis vingt-cinq ans. Le médiévalisme (notion qu’on pourrait synthétiser comme la projection dans le présent d’un ou plusieurs Moyen(s) Âge(s) idéalisés) est, après une éclipse toute relative dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, redevenu un réservoir de concepts, d’images et d’idées en tous genres dans le paysage politique de l’Europe, voire de la planète entière (si l’on songe aux représentations de la crise de l’islam comme croisade et jihâd, ou à l’influence du celtisme dans le monde anglophone et au-delà).

2Comment analyser ce phénomène aux racines multiples, dont les jeux de miroir nous projettent à l’infini entre un passé rêvé et les fantasmes du présent, tout en entretenant des liens confus, contradictoires et souvent conflictuels avec ce que nous pouvons savoir, scientifiquement, du Moyen Âge ? Comment éviter les associations simples pour redonner toute son ampleur à une tendance qui dépasse très largement les clivages politiques pour travailler en profondeur des pans entiers de nos sociétés et de leur réflexion politique ? Et quelle leçon tirer, pour les intellectuels en général et les historiens en particulier, de ce « dévoiement de l’histoire » qui semble séparer toujours plus la recherche académique réservée à une minorité de l’idée de Moyen Âge à portée de la majorité, qui peuple les milliers de « fêtes médiévales » à travers l’Europe ? À l’heure où une société française déchirée comme elle ne l’a peut-être jamais été depuis la Seconde Guerre mondiale s’affronte sur la redéfinition de ses racines chrétiennes ou laïques, se dispute l’interprétation des figures tutélaires telles que Jeanne d’Arc ou Saint Louis, nie ou exalte la part de l’islam dans la pensée européenne médiévale dans de véritables batailles idéologiques, il est sans doute temps de prendre conscience que nous ne ferons pas l’économie d’une réflexion sur des usages du passé non académiques qu’il n’est plus possible de rejeter, d’un geste de la main, comme des épiphénomènes négligeables, hors des tours d’ivoire universitaires. Un essai de comparatisme du médiévalisme à travers l’Europe et au-delà, car c’est bien de cela qu’il s’agit dans Médiéval et militant, peut nous apprendre beaucoup sur ce qui est en train de resurgir avec force dans la France déboussolée des années 2010, notamment (mais pas seulement) car l’Italie des crises idéologiques de l’après-guerre, des années de plomb et du berlusconisme a été l’un des laboratoires de ces idées.

3C’est en effet à partir d’une perspective à la fois italienne, enracinée dans les expériences politiques de la Péninsule, et mondiale, nourrie par la fréquentation des séminaires et colloques sur le médiévalisme qui se sont multipliés de la Hongrie aux États-Unis ces dernières années, et par une attention particulière portée aux formes prises par ces tendances en Europe du Nord et de l’Est que Tommaso di Carpegna Falconieri propose dans ces pages un parcours qui transcende les clivages attendus pour offrir une réflexion panoptique du médiévalisme. Moyen Âge de la droite (souvent extrême) et de la gauche (parfois alternative), de la contestation et des conservatismes, des nations et de l’Europe, de l’Église et des (néo)païens, de l’avant-et de l’après-guerre, de la guerre froide et des sociétés postmodernes de l’après-1989 et de l’après-2001, le réservoir conceptuel et métaphorique du médiévalisme se révèle au fil de ces pages bien plus qu’une machine à fantasmes ou un instrument rhétorique : l’une des matrices obscures qui, depuis déjà deux siècles, enfantent avec une force jamais démentie, pour le meilleur et pour le pire, l’Europe de demain.